Exposé de Michel Sarrat

Le métier de GT solutions est le transport routier de marchandises. Le Groupe emploie 2 000 salariés, dont 1 600 sont des conducteurs, pour un chiffre d’affaires d’environ 220 millions d’euros. Nos clients sont essentiellement de grandes entreprises comme Michelin, Saint-Gobain ou Bridgestone, qui nous sous-traitent tout ou partie de leur fonction de transport. Ceci nous conduit à nous intégrer de façon très intime à leur propre organisation. Nos conducteurs sont souvent le seul contact humain entre nos clients et leurs propres clients, et constituent, de ce point de vue, un maillon critique dans le dispositif.

Les leçons de lépreuve

Vous connaissez l’expression popularisée par Jacques Chirac : « Les emmerdes, ça vole toujours en escadrille. » En 2011, aux ennuis habituels d’une entreprise, c’est-à-dire de mauvais résultats, des impayés chez plusieurs gros clients, un plan social lié à un dépôt de bilan d’un de ces derniers, se sont ajoutés des événements plus éprouvants encore, dans la mesure où ils touchaient à la santé de plusieurs d’entre nous. En l’espace de quelques mois, le directeur d’une de nos filiales a subi ce que l’on appelle aujourd’hui un burn-out, un de ses collègues a survécu de justesse à un grave infarctus, notre directeur technique est décédé d’un cancer, mon frère Éric, avec qui je dirige le groupe familial, a appris qu’il avait lui aussi un cancer et notre directeur financier a subi à son tour un accident vasculaire cérébral.

Nous sommes sortis de cette période complètement éreintés et, avec l’équipe de direction, nous nous sommes demandé quels enseignements tirer des événements que nous venions de vivre. Nous avons compris que nous allions devoir remanier en profondeur le fonctionnement de notre entreprise, très centralisée et sans doute trop hiérarchisée, afin de redonner du pouvoir aux équipes de terrain. En effet, une entreprise ne s’inscrit dans la durée que si elle réussit à maintenir une dynamique de créativité et d’innovation. Or, une organisation qui ne repose que sur une logique hiérarchique et sur le rôle central donné au chef est incroyablement “limitante” et ne peut produire que de la routine. Nous allions, par conséquent, devoir passer d’un management reposant sur l’obéissance, et parfois même sur la crainte, à une dynamique faite d’autonomie, de confiance et de responsabilité.

En prenant au sérieux ces enseignements, nous nous sommes engagés, sans en être vraiment conscients, dans la réinvention de notre entreprise, c’est-à-dire de tout ce qui constitue le vivre et le travailler ensemble au quotidien.

Trois initiatives déterminantes

Nous étions convaincus de la nécessité de mettre en œuvre le principe de subsidiarité et de donner beaucoup plus de place aux opérateurs, mais par où commencer ? Trois initiatives ont joué un rôle vraiment déterminant.

La libération de la parole

Nous avons, tout d’abord, décidé de libérer la parole. Dès 2012, nous avons invité l’ensemble des salariés à participer à des réunions au cours desquelles ils pourraient s’exprimer sur leur travail et dire comment ils vivaient l’entreprise.

Pour que la parole soit libre, il fallait que ces discussions se tiennent en dehors du temps de travail et, par conséquent, sans rémunération, afin que le principe de subordination ne s’applique pas. Compte tenu de l’organisation de nos prestations auprès de nos clients, les réunions ne pouvaient avoir lieu que le samedi. Nous en avons organisé une dizaine, dans toute la France, et plus d’un salarié sur deux a sacrifié un samedi pour y participer. Cette forte participation a constitué un signe extrêmement encourageant pour nous. Manifestement, le désir de transformation n’était pas porté seulement par quelques dirigeants, mais par une proportion significative des membres de l’entreprise.

Au début de chaque réunion, je présentais le sens de la démarche à travers une intervention d’une dizaine de minutes, puis, pendant plus de trois heures, j’écoutais les différents échanges, questions, propositions et argumentations, ce qui était passionnant. En lui-même, ce dispositif était de nature à faire comprendre aux participants que le changement était déjà à l’œuvre.

Une information plus transparente

Dans les entreprises classiques, le comité de direction est une sorte de “Soviet suprême” où toutes les grandes décisions se prennent en secret, ce qui alimente continuellement les rumeurs dans les couloirs. L’un de nous a proposé que, chaque mois, quelques jours après la réunion du comité de direction, toutes les personnes du siège qui le souhaitaient puissent assister à une présentation des décisions prises par le comité.

Ces exposés se déroulaient de façon très informelle, sur l’un des paliers du bâtiment. Les participants y assistaient soit debout, soit assis par terre ou sur les marches de l’escalier. Lorsqu’une décision était confidentielle (acquisition, négociation avec un client important, etc.), nous annoncions aux salariés que les informations correspondantes leur seraient données dès que la confidentialité serait levée. Cette mesure très simple a, elle aussi, été un signe très concret que quelque chose était en train de bouger dans l’entreprise.

La suppression dun poste de management

En 2013, nous avons décidé daccorder davantage de moyens à l’innovation et, après une démarche de maturation, j’ai proposé à notre responsable des ressources humaines de prendre en charge la direction de l’innovation, ce qui supposait qu’il renonce à son poste précédent. Inspiré par quelque chose qui était de l’ordre de l’intuition, j’ai annoncé qu’il ne serait pas remplacé, alors que l’entreprise comptait déjà 1 300 salariés. J’estimais que ses proches collaborateurs étaient mûrs pour expérimenter une forme d’autonomie et animer eux-mêmes le service des ressources humaines. Je n’ai pas mesuré à quel point cette décision allait, par ricochet, modifier la posture de nombreuses personnes dans l’entreprise.

Lexpérience de lautonomie pour les équipes de conducteurs

C’est sur la base de ces initiatives que nous avons pu lancer de premières expériences d’équipes autonomes de conducteurs. Pour les mettre en place, je me suis beaucoup appuyé sur mes échanges avec Bertrand Ballarin (Michelin), Dominique Buttin (Radiall), ou encore Patrice Bonte (ALETIA), ce qui m’a aidé à ne pas trop avoir l’impression d’être un extraterrestre...

Nous avons appliqué les quelques principes suivants : la décision est prise par ceux qui la mettent en œuvre, les problèmes sont réglés par ceux qui les rencontrent, l’équipe participe à la définition des objectifs, le rôle des managers et des services support est d’aider les acteurs dans leur prise de décision et dans leurs actions.

Les premières expériences ont porté sur le planning de travail et le calendrier des congés, désormais établis sans en référer systématiquement au chef d’équipe. La gestion des rendez-vous de maintenance des véhicules est également assurée par les conducteurs eux-mêmes, qui se chargent aussi de vérifier les factures. En cas d’aléas (un conducteur malade, un véhicule en panne), l’équipe des conducteurs recherche la solution la plus adaptée et c’est seulement s’ils n’en trouvent pas ou ne disposent pas des moyens de faire face qu’ils se tournent vers leur chef.

Les effets de la responsabilisation

Quand on dit de quelqu’un que « c’est un bon conducteur » ou « c’est une bonne comptable », on risque de le réduire à son métier ou, pire, à son statut social. Trop souvent encore, lorsque nos conducteurs effectuent une livraison chez un client, ils subissent des remarques comme : « Toi, tu n’es qu’un tourneur de volant, tu n’as rien à dire. » Quand on procède de cette façon, non seulement on enferme la personne dans une vision réductrice, mais on induit, dans toute l’entreprise, des représentations limitantes.

Lorsque, au contraire, on adopte une vision holistique de la personne et de toutes ses potentialités, et que l’on mobilise l’intelligence collective avec sincérité et en employant les bons outils et les bons processus, les salariés vivent une forme de requalification de leur travail. Ils se sentent davantage acteurs de la vie et de la réussite de l’entreprise. Quand on leur donne la possibilité d’échanger sur des sujets professionnels dont ils maîtrisent les enjeux, ils deviennent capables de proposer des axes d’amélioration. Nous avons ainsi expérimenté à quel point l’autonomie était un levier d’efficacité, de réactivité et de simplification, dans des organisations souvent affaiblies par les mécanismes de défiance. Dans les moments difficiles, elle est également facteur de résilience.

Bien sûr, des erreurs ont parfois été commises, ce qui nous a permis d’affiner le modèle. Nous avons, notamment, compris qu’il est indispensable de préciser très clairement quel est le périmètre d’autonomie, et que responsabiliser, ce n’est pas seulement donner du pouvoir et de l’autonomie, mais aussi demander des comptes sur l’action menée.

Avant la transformation, la responsabilité de l’innovation, de la bonne marche de l’entreprise et de son développement était l’apanage de la direction et de l’encadrement. Au fur et à mesure que le sentiment de responsabilité a été plus largement partagé au sein de l’entreprise, ces objectifs ont reposé sur un plus grand nombre de personnes. En retour, le fait de permettre aux collaborateurs d’avoir une meilleure maîtrise de leur activité au quotidien les a conduits à trouver plus de sens à leur travail et à y prendre davantage goût.

Élaborer une vision collective

Dans la foulée des réunions de lancement, un groupe de travail s’est constitué, au sein de la direction, sur la façon d’améliorer la lisibilité de notre stratégie, tant en interne qu’auprès de nos clients. L’objectif était tout à fait louable et les participants très motivés. Pourtant, je sentais que nous passions à côté de quelque chose d’essentiel. La dynamique déjà engagée dans l’entreprise m’a permis de comprendre d’où venait le problème : ce groupe était constitué uniquement de cadres dirigeants. Manifestement, nous étions toujours dans la représentation d’une entreprise verticale, avec un pouvoir descendant et des chefs expliquant à chacun ce qu’il devait faire.

Nous nous sommes alors posé la question suivante : allions-nous élaborer le nouveau projet d’entreprise comme nous l’avions toujours fait, c’est-à-dire entre nous, puis le diffuser au sein des équipes ou, au contraire, prendre le risque de le construire avec un grand nombre de personnes ? C’est cette deuxième option qui a été retenue. Je dois dire que, pour l’équipe de direction, c’était un acte de courage, car, d’une certaine façon, cela revenait pour elle à se déposséder d’une responsabilité passionnante et porteuse d’enjeux importants pour l’entreprise.

Nous avons préparé avec soin la journée de lancement, qui devait également se tenir un samedi, puisqu’elle devait réunir des représentants de tous les métiers de l’entreprise et de toutes les régions dans lesquelles nous sommes implantés. Parmi les 120 représentants, les deux tiers étaient des conducteurs, des mécaniciens et des employés. Les cadres dirigeants étaient également présents, de même que quelques actionnaires familiaux.

Nous avions choisi de nous retrouver dans un hôtel à Orly afin de simplifier au maximum les déplacements. La disposition de la salle reflétait l’objectif de cette journée : pas d’estrade avec un pupitre et des rangées de chaises pour le public, mais des tables rondes de huit personnes. Les moments de travail en petits groupes alternaient avec les phases de restitution générale. Au sein de chaque groupe, une personne se chargeait de faire la synthèse et une application nous permettait d’identifier les mots-clés et de tracer les lignes de force de tous ces échanges.

Les personnes s’exprimaient avec beaucoup de sérieux, d’engagement, parfois aussi d’émotion. À la fin de la journée, nous avions rassemblé un nombre considérable de propositions sur la façon de formuler la mission de l’entreprise, sur les valeurs qui nous rassemblent, sur l’ambition qui nous anime.

Dans les jours suivants, a commencé un travail très ardu pour transformer cette masse de données en une synthèse fidèle et lisible par tous. Ce travail a été animé par un professionnel, mais réalisé, là encore, avec des personnes issues de toute l’entreprise. Enfin, il a été validé par l’équipe de direction et les actionnaires familiaux, sans que leur intervention modifie le résultat du processus, qui convenait à tout le monde.

Explorer les fondements sur lesquels bâtir lavenir

Deux ans plus tard, nous avons repris la même dynamique pour mener une réflexion, cette fois, avec l’ensemble des salariés. L’objectif était d’explorer les fondements sur lesquels nous voulions bâtir l’avenir de l’entreprise.

Dans toutes les filiales, des équipes se sont constituées pour travailler sur des sujets concernant les clients, les fournisseurs, l’environnement, l’organisation du travail, l’international, etc. Un séminaire de deux jours, qui a réuni 140 représentants de toute l’entreprise, nous a permis, à partir de toutes les réflexions menées au préalable, d’élaborer une vision de développement autour d’axes stratégiques. Cela a été un moment fabuleux, qui a vraiment permis de poser des fondations pour la suite.

J’en ai tiré la conviction que la conduite du processus est au moins aussi importante que le résultat de ce dernier, à la fois pour les personnes qui y participent et pour la dynamique de l’entreprise.

Limpact sur les cadres

La plupart des cadres s’impliquent fortement dans l’entreprise et donnent le meilleur d’eux-mêmes, en particulier ceux qui y ont effectué toute leur carrière. Leur demander d’associer les équipiers à leurs décisions peut être déstabilisant par rapport à la représentation qu’ils avaient de leur rôle. Par ailleurs, il y a quelque chose de paradoxal dans le fait de solliciter leur adhésion au processus de transformation alors que celui-ci repose, par définition, sur la liberté individuelle.

Très vite, avec l’aide de Patrice Bonte, nous avons proposé à nos cadres un parcours comprenant cinq séminaires de deux jours répartis sur quinze mois. C’est délibérément que je n’emploie pas à ce propos le terme de formation. En effet, il s’agissait moins de former ces personnes que de leur permettre de partager leur vécu de la transformation et d’aligner leur dynamique de changement personnel avec celles de leurs collègues et de l’entreprise. Ce qui se passait dans ces groupes de travail, qui étaient animés par un professionnel, était protégé par la confidentialité. Ce dispositif a été l’un des facteurs majeurs de la réussite de notre démarche de transformation.

Limpact sur les dirigeants

Comme dans beaucoup d’entreprises, notre comité de direction ne brillait pas particulièrement par la simplicité et l’humilité des échanges, ni par la pratique du travail collaboratif. Ses membres assumaient de lourdes responsabilités, étaient très engagés au service de l’entreprise et pouvaient avoir la tentation de se prendre pour des surhommes. Or, quand on adopte le principe de subsidiarité et que l’on cherche à donner davantage d’autonomie à tous les membres de l’entreprise, ce profil trouve de moins en moins sa place.

J’étais parfois peiné de voir combien certains membres de l’équipe de direction, qui adhéraient intellectuellement à la démarche, avaient du mal à l’assumer sur le plan émotionnel. Quand j’ai senti que le moment était venu, j’ai organisé un séminaire dont le but était d’apprendre à mieux travailler ensemble dans cette entreprise en pleine transformation. Au cours de cette journée, chacun d’entre nous a entendu ses collègues exprimer tour à tour la façon dont ils le percevaient et ce qu’ils attendaient de lui. Je vous laisse imaginer ce qu’une telle démarche peut avoir de sensible, de difficile, voire de douloureux pour certains. Il faut à la fois beaucoup d’engagement, d’authenticité et de bienveillance pour que ce processus se déroule bien. En revanche les résultats en matière d’alliance entre nous, ont été à la hauteur de la difficulté de l’exercice.

Quelques mois plus tard, nous nous sommes lancés dans une démarche encore plus originale : les membres de l’équipe de direction, dans le cadre d’un processus collectif qui se concluait par une décision individuelle, ont, chacun, fixé l’évolution de leur rémunération. Selon Michel Audiard, « quand on parle pognon, à partir d’un certain chiffre, tout le monde écoute ». En l’occurrence, il ne s’agissait pas de l’argent des autres, mais de son propre argent…

De nouvelles instances de gouvernance

Toute cette démarche nous a permis, en 2017, au cours d’un séminaire réunissant les membres du comité de direction, les directeurs de filiales, les directeurs commerciaux et les représentants des grandes fonctions de l’entreprise, de mettre fin au comité de direction dans sa forme habituelle et d’inventer des instances de gouvernance plus adaptées au principe de subsidiarité qui se déployait dans l’entreprise.

Auparavant, lorsque l’on rejoignait l’entreprise à un certain niveau de poste, on devenait automatiquement membre du comité de direction. Cette année-là, nous recrutions un nouveau directeur financier et nous avons expliqué aux candidats que celui qui serait choisi ne ferait pas partie du comité de direction, car il n’y en avait plus. L’un d’eux a commenté d’un « Ah oui ? Ah oui ? C’est intéressant ! » On percevait clairement qu’il était estomaqué et que cela ne répondait pas à ses attentes. Une autre candidate, après nous avoir écoutés, nous a dit : « Très bien, et en ce qui concerne la circulation de l’information financière, comment voyez-vous les choses ? » C’est elle que nous avons sélectionnée, car elle posait la bonne question !

À la place du comité de direction, nous avons créé une instance opérationnelle appelée le comité des leaders, qui se réunit tous les trois mois. Y participent deux représentants des directeurs de filiales, deux représentants des responsables de service choisis chaque année par leurs pairs, les leaders des quatre axes stratégiques (International, Autonomie et responsabilité des conducteurs, Innover avec les clients, Bien-être au travail), désignés pour deux ans, ainsi que mon fils, qui était à l’époque le futur directeur général, et moi-même, afin d’assurer la continuité.

Une autre instance, très importante, a été créée au même moment : les groupes de pairs, qui rassemblent les directeurs de filiales entre eux, les responsables de maintenance entre eux, les chefs de service entre eux, etc. Ils se retrouvent à la fois pour échanger leurs bonnes pratiques et pour faire du codéveloppement. Ces instances ne sont pas décisionnelles, mais peuvent saisir les autres organes en cas de besoin.

Quand mon fils a pris la direction générale, il a choisi de créer une instance plus opérationnelle qui se réunit tous les 15 jours, à la fois pour suivre les projets transversaux et pour mesurer la performance.

Les décisions d’investissements classiques, comme les achats de camions, sont prises par le directeur technique et le directeur financier ou, dans le cas de projets plus importants, avec le directeur général. Les investissements de type acquisition d’entreprise sont décidés par le directeur général en lien avec le conseil d’administration.

Je suis désormais président du conseil d’administration et je n’exerce plus de fonctions opérationnelles. Je me charge de l’animation des actionnaires familiaux et salariés.

Limpact sur le patron

Dans ce genre de transformation, le patron de l’entreprise joue un rôle moteur, mais il constitue nécessairement aussi la principale limite du changement. Il est venu un moment où j’ai dû, moi aussi, me laisser transformer. Le patron ne peut pas rester au-dessus de la mêlée : il fait partie de l’équipe.

Après l’année 2011, qui avait été si terrible pour nous, je garde un bon souvenir des premiers mois de 2012 : nous reprenions la main, nous lancions de nouveaux projets. C’est de façon tout à fait inattendue qu’au cours de l’été 2012, j’ai vécu une expérience spirituelle très forte qui m’a permis d’accéder à une forme de confiance, de paix et de sérénité que je ne connaissais pas jusqu’alors. J’avais toujours mené ma carrière professionnelle en capitalisant sur ce que j’avais appris et sur ce que je maîtrisais, ce qui avait généré en moi un ego très fort, mais s’accompagnait d’une angoisse permanente. Au cours de l’année 2011, confronté à la souffrance et à la détresse de personnes très proches, j’avais pris conscience de mes propres limites et de ma vulnérabilité. Ceci m’a conduit, à l’été 2012, à accepter paradoxalement de lâcher prise, de renoncer à tout maîtriser et de m’ouvrir à la confiance.

J’ignorais que cette expérience de lâcher-prise est quasiment un point de passage obligé dans ce type de démarche. La transformation en profondeur de l’entreprise passe à la fois par l’adhésion et par l’investissement des membres de l’entreprise, ce qui implique leur propre transformation. Ils ont besoin pour cela de s’appuyer sur des méthodes et des process, mais aussi et surtout sur un dirigeant qui montre le cap en vivant lui-même cette transformation, tout au long d’un chemin qui s’invente chaque jour.


Débat

La mobilisation des salariés

Un intervenant : Vous vous êtes félicité de la mobilisation des salariés dès les premières réunions organisées en 2012. Sans doute les traumatismes de l’année 2011 expliquent-ils ce bon taux de participation ? Les gens ne sont pas forcément venus en étant convaincus qu’ils allaient prendre part aux décisions, mais peut-être seulement poussés par l’inquiétude et l’émotion collective.

Michel Sarrat : Les difficultés économiques de l’entreprise et les problèmes de santé rencontrés par certains dirigeants n’étaient réellement connus que du comité de direction et des cadres très proches. La mobilisation des salariés doit plutôt être imputée à la culture de l’engagement qui prévaut, depuis longtemps, dans notre entreprise.

La réaction des syndicats

Int. : Quelles ont été les réactions des syndicats, généralement assez musclées dans le secteur du transport ?

M. S. : Nous sommes organisés en filiales dont les effectifs peuvent aller de 100 à 300 personnes. Toutes disposaient, à l’époque, d’un comité d’entreprise, devenu depuis un CSE (comité social et économique). Nous avons une tradition de fonctionnement réel des instances représentatives du personnel, même s’il peut arriver que les choses soient plus difficiles dans l’une ou l’autre des filiales. Ce bon climat n’est sans doute pas étranger au fait que, depuis une trentaine d’années, nous proposons aux salariés qui le souhaitent de devenir actionnaires de l’entreprise, de façon tout à fait libre et volontaire. Selon les époques, un salarié sur deux ou sur trois prend des participations.

Lors d’une des réunions de lancement de la transformation, en 2012, l’un des membres du comité d’entreprise, délégué du syndicat Force Ouvrière, est venu me demander : « Et nous, qu’est-ce qu’on devient là-dedans ? » Il se trouve que le nom initial de la démarche était Grandir tous ensemble. Je lui ai répondu : « Dans Grandir tous ensemble, il y a tous, donc il y aussi vous, les représentants du personnel et membres des syndicats. Vous allez y jouer pleinement votre rôle. »

Int. : À aucun moment les salariés n’ont-ils eu l’impression d’une manipulation ?

M. S. : Lorsque ce genre de démarche est entrepris dans un but de manipulation, cela se sent très vite, et les conducteurs routiers savent exprimer leur mécontentement avec énergie…

Quelques anciens, qui étaient pourtant très impliqués dans l’entreprise, ont, il est vrai, exprimé un certain scepticisme : « On a déjà connu les cercles de qualité, toutes ces lubies du patron. On ne nous la fait plus ! » Ce sont eux que nous avons eu le plus de mal à convaincre que le changement était vraiment nécessaire et adapté à la période que nous vivions.

J’ai reçu un autre témoignage de mécontentement qui, paradoxalement, m’a fait plaisir. Un jour, l’un des cadres m’a informé qu’il était partant pour devenir leader sur l’un des axes stratégiques. Comme il correspondait parfaitement au profil recherché, je lui ai donné le poste. Quelque temps après, l’une des personnes qui avaient travaillé sur le processus de nomination des leaders vient me voir : « Je ne conteste pas le choix de cette personne pour cet axe stratégique. Mais tu n’as pas respecté le processus de décision sur lequel nous nous étions mis d’accord, et ça, pour moi, c’est difficile à accepter. » Quelques années plus tôt, je me serais mis en colère, mais, ce jour-là, j’ai ressenti une grande joie. Si un salarié se sentait libre de me reprocher de ne pas avoir respecté le processus fixé ensemble, cela prouvait que nous avions commencé à faire du chemin !

La transformation du patron

Int. : Ma question se veut bienveillante, même si elle peut paraître provocatrice. En vous écoutant, j’ai le sentiment que c’est essentiellement vous et vos dirigeants qui vous êtes transformés, plutôt que l’entreprise elle-même. Celle-ci ne s’est-elle pas tout simplement adaptée au changement de style de la direction ?

M. S. : Il est certain que le dirigeant ne peut pas faire l’économie de s’intégrer lui-même à la transformation qu’il veut entreprendre. Par ailleurs, lorsque la stratégie de l’entreprise et les fondamentaux sont bons, la transformation du dirigeant peut suffire à tout changer.

L’inverse est malheureusement vrai aussi. J’ai connu le directeur de branche d’un grand groupe, qui avait conduit une transformation remarquable grâce au soutien de l’un des dirigeants. Lorsque ce dernier a été remplacé par une personne qui n’était pas du tout sensible à ce type d’approche, le directeur a essayé de protéger ce qu’il avait fait, mais cela s’est soldé pour lui par un burn-out et un arrêt de travail de huit mois…

Un long chemin et une culture déjà ancienne

Int. : Dans le fond, n’avez-vous pas simplement cédé à une mode, celle des “entreprises libérées” ?

M. S. : Vous avez dû noter que je n’ai pas employé cette expression, bien que j’aie beaucoup d’estime pour Isaac Getz. Elle peut donner l’impression qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour transformer l’entreprise. Or, il s’agit plutôt d’« un long chemin vers la liberté », pour reprendre le titre de l’autobiographie de Nelson Mandela.

La transformation d’une entreprise comporte des moments très difficiles, en particulier pour les managers. Ils doivent permettre à leurs équipiers de monter en autonomie, ce qui suppose de lâcher prise, mais également accompagner le mouvement et faire en sorte que celui-ci aboutisse. Ces injonctions paradoxales les mettent dans une situation extrêmement inconfortable.

Int. : Avant la série d’événements qui vous ont décidé à entreprendre la transformation de l’entreprise, aviez-vous déjà été sensibilisé aux capacités de dépassement de soi que peut générer l’autonomie accordée aux collaborateurs ?

M. S. : Un jour où je venais de faire une présentation comme celle d’aujourd’hui, un jeune homme est venu me voir et m’a dit : « Ce que vous venez de raconter n’a rien de nouveau pour moi. Mon grand-père a travaillé dans votre entreprise et il me décrivait déjà le même fonctionnement. » Effectivement, son grand-père avait effectué tout un parcours dans l’entreprise, en étant d’abord conducteur, puis technicien, puis formateur, et il avait terminé en tant que patron de l’exploitation. Il existe manifestement, dans notre culture interne, des germes qui viennent de très loin. Personnellement, j’ai également été influencé par le Centre des jeunes dirigeants et par le Mouvement des entrepreneurs et dirigeants chrétiens. J’ai ainsi été préparé à une évolution dans laquelle les événements de 2011 ont joué le rôle d’un catalyseur.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT