Exposé de Dominique Buttin

L’entreprise Radiall a été fondée en 1952 par deux frères, Lucien et Yvon Gattaz. Elle conçoit, développe et fabrique des connecteurs ainsi que les composants associés destinés à des applications électroniques. Le Groupe emploie aujourd’hui 3 000 personnes, dont 45 % en France, les autres se répartissant entre l’Italie, l’Amérique du Nord (avec trois implantations aux États-Unis et une au Mexique) et l’Asie (avec un site à Shanghai et un autre à Bangalore). Le Groupe possède également diverses filiales commerciales à travers le monde. En 2020, son chiffre d’affaires était de 300 millions d’euros, dont 90 % réalisés à l’international.

J’ai rejoint Radiall en 1995, en tant que directeur du marketing chargé de développer une activité de connecteurs multicontacts destinés à l’aéronautique. Le marché principal pour ces produits se trouvant aux États-Unis, nous avons racheté une entreprise à Phoenix, en Arizona, dont j’ai pris la direction commerciale de 1999 à 2002. Au fil des ans, nous avons réussi à devenir le premier fournisseur de Boeing en composants d’interconnexion. À mon retour, Pierre Gattaz m’a confié la direction de la division Aéronautique et Défense. Quelques années plus tard, je suis retourné pour deux ans aux États-Unis, cette fois sur la côte Est, à la suite du rachat d’une deuxième entreprise, destinée à nous aider à conquérir le marché de la défense américain.

Peu après mon retour en France, Pierre Gattaz, ayant été élu président du Medef (Mouvement des entreprises de France) en 2013, m’a demandé de prendre la direction générale du Groupe. Avant lui, son père, Yvon Gattaz, avait également confié l’intérim à son directeur général lorsqu’il avait pris la tête du CNPF (Conseil national du patronat français, remplacé par le Medef). Pendant son mandat, Pierre Gattaz s’est réservé la définition des orientations stratégiques et m’a confié la totalité de l’opérationnel.

Une impérieuse nécessité d’évoluer

Comme il avait été élu pour un mandat de cinq ans, je m’étais donné cette période pour faire de Radiall une entreprise plus agile, capable de s’adapter à un monde en pleine mutation. En effet, l’attachement viscéral des salariés à leur entreprise et leur confiance dans la famille propriétaire pouvaient leur donner l’impression d’être dans un cocon protecteur et les faire manquer d’initiative face à l’imprévu, ce qui risquait de nuire à la capacité d’adaptation de l’entreprise face aux évolutions de son environnement.

L’un de nos principaux défis était d’attirer et de retenir des jeunes. Je suis père de quatre enfants et, au moment où j’ai pris la direction de Radiall, ils entraient sur le marché du travail. Leurs interrogations étaient très différentes des miennes à leur âge. Je me suis demandé s’ils envisageraient de travailler chez Radiall et j’ai été obligé de répondre : « Peut-être pas… » Les jeunes sont en quête de sens et certains font des choix radicaux qui les emmènent vers d’autres horizons que celui des entreprises. Cette tendance, qui était assez nouvelle en 2013, n’a fait que se renforcer depuis la crise sanitaire. Désormais, sur un marché du travail très tendu, si une entreprise n’est pas capable de répondre à ce besoin de sens, elle ne réussira tout simplement pas à garder ses salariés.

J’étais également frappé par le phénomène de l’ubérisation, terme apparu en 2014. Tout le monde parlait de disruption, de désintermédiation, de remise en cause des modèles d’affaires. Certes, dans notre activité B to B, nous n’étions pas directement concernés, mais il était clair que, tôt ou tard, nous devrions, nous aussi, faire face à des transformations majeures. Comme l’a souligné Peter Drucker1 : « Le plus grand danger, dans les moments de turbulence, ce n’est pas la turbulence ; c’est d’agir avec la logique d’hier. » Comment les modèles d’organisation classiques pourraient-ils résister aux attentes d’individus connectés à un environnement de plus en plus complexe et requérant une adaptation permanente ?

Enfin, j’étais convaincu que, face à ces transformations économiques et sociétales, je n’étais pas capable d’apporter une réponse par moi-même, mais que, compte tenu des richesses humaines présentes au sein de Radiall, nous saurions, collectivement, trouver cette réponse et nous adapter à toutes ces évolutions.

Un inspirateur, Frédéric Laloux

Au cours des deux premières années de mon mandat, j’ai fait beaucoup de recherches sur Internet et j’y ai découvert une vidéo de Frédéric Laloux présentant son ouvrage Reinventing organizations, qui m’a fortement interpellé. Il y retraçait l’évolution des organisations au fil du temps et soulignait qu’à chaque époque, les entreprises avaient dû réinventer leur propre modèle afin de répondre aux nouveaux défis auxquels elles étaient confrontées. J’ai apprécié l’idée qu’il ne s’agissait pas de forcer l’entreprise à entrer dans un cadre défini d’avance, mais, au contraire, de l’ouvrir à la créativité. C’est dans cet esprit que j’ai lancé le projet Radiall 2025.

Le projet Radiall 2025

Le lancement de ce projet a eu lieu en 2015, à l’occasion du séminaire annuel de l’entreprise, qui rassemblait une centaine de managers. J’avais également invité de jeunes salariés représentant la génération des milléniaux, afin qu’ils puissent nous challenger. Après leur avoir exposé mon souhait d’inventer ensemble un nouveau modèle pour Radiall, je leur ai proposé de constituer des groupes de travail sur cinq thématiques qui me paraissaient essentielles : innovation, agilité, transformation numérique, usine du futur et culture de l’entreprise. L’objectif était d’identifier des pistes d’actions.

Je leur ai fait part de quatre convictions fortes. La première est que l’innovation n’est pas un événement ponctuel : elle repose sur un environnement favorable à la créativité de tous les membres de l’entreprise, y compris le personnel des ateliers. De ce point de vue, j’avais été marqué par le concept d’entreprise apprenante développé par Michelin. Ayant constaté que tous les projets de transformation partis d’en haut avaient échoué, les dirigeants étaient allés voir les opérateurs pour leur demander de quoi ils avaient envie et ce qu’il fallait faire à leur avis !

Ma deuxième conviction concernait l’usine du futur, concept qui venait d’émerger et dont on nous promettait qu’il allait révolutionner la façon de produire. En l’occurrence, les volumes produits par Radiall semblaient peu adaptés à l’automatisation telle qu’on la conçoit habituellement. Nous devions donc imaginer une forme d’automatisation agile, flexible et intégrant le facteur humain. Au lieu de chercher à exclure l’homme de la production, il fallait lui retirer les tâches les plus contraignantes grâce à la cobotisation (collaboration homme-robot) et le conserver, au contraire, comme pièce maîtresse du dispositif.

Une autre conviction fondamentale portait sur le fait que la collaboration devait se vivre à tous les niveaux de l’organisation et que si le numérique était un outil pour y parvenir, il n’était pas une fin en soi. Il devait nous permettre de casser les silos, de développer la fertilisation croisée et de renforcer nos expertises.

La dernière conviction dont j’ai fait part aux managers rejoignait le thème de l’attractivité : si nous voulions que chacun donne le meilleur de lui-même, il fallait que l’entreprise soit un lieu où l’on se sent bien, où il fait bon travailler, où l’on est libre de donner tout ce que l’on a envie de partager, où l’initiative est favorisée. Je leur ai expliqué que je ne voulais plus entendre la phrase : « Chez Radiall, c’est pas possible. » Cette formule était liée à l’image préconçue d’une entreprise familiale, hiérarchique, avec des règles imposées. J’ai souligné que, bien souvent, ce sont les collaborateurs eux-mêmes qui s’autocensurent, se mettent des barrières et craignent d’échouer. C’est pourquoi je les invitais à se sentir complètement libres, sans redouter le regard des autres.

La rédaction d’un livre blanc

Les groupes de travail se sont mis en place et leur premier résultat a été le plaisir que les participants ont éprouvé à faire connaissance avec de nouvelles personnes et à partager des choses ensemble. En effet, au niveau international, les commerciaux travaillent avec les commerciaux, les ingénieurs avec les ingénieurs, les financiers avec les financiers, et ainsi de suite. Dans ces groupes de travail, les différents métiers et nationalités étaient mêlés.

Leurs réflexions ont abouti, au bout d’un an, à la rédaction, par 58 contributeurs, d’un livre blanc qui listait 33 pistes d’action relevant des cinq thématiques proposées. Ce document a été remis à l’ensemble du personnel et nous avons proposé aux salariés qui le souhaitaient de piocher dans ces propositions pour les mettre en œuvre localement, voire de proposer d’autres actions, ou même des thématiques supplémentaires.

De fait, une sixième thématique a émergé très fortement, celle de l’environnement. J’appartiens à une génération pour laquelle l’environnement compte déjà beaucoup, mais c’est encore davantage le cas pour les jeunes d’aujourd’hui. Tous les sites de Radiall se sont donc dotés de groupes de travail sur ce thème, rassemblés au sein d’un mouvement appelé Green Radiall. Ces groupes ont porté de nombreuses initiatives locales, comme le développement du covoiturage ou une opération de plantation de 1 000 arbres dans la ville d’Obregón, au Mexique. Certes, il ne s’agit pas de grands projets, mais cette dynamique permet néanmoins à chacun d’agir au sein de Radiall pour mettre en œuvre les valeurs qui l’animent et, ainsi, avoir un impact plus grand sur la transformation du monde.

Cette dernière formulation peut paraître un peu ambitieuse, mais, dans une société où les partis politiques, les religions et toutes les organisations qui ont structuré notre histoire sont plus ou moins discrédités, l’entreprise apparaît comme un terrain de jeu nouveau et intéressant. C’est particulièrement vrai pour les salariés de Radiall, dans la mesure où ils sont très attachés à leur entreprise.

La réalisation des projets

Quand nous relisons le livre blanc aujourd’hui, nous mesurons le chemin parcouru : 90 % des propositions qu’il contient ont donné lieu à des réalisations concrètes, ce qui est crucial pour la crédibilité de la démarche. Là encore, il ne s’agissait pas de gros projets, mais du cumul de petites initiatives qui montrent que nous avançons et que chacun participe à la transformation.

L’innovation

Sur le thème de l’innovation, par exemple, l’un des sites a décidé de mettre en valeur les innovations locales dans tous les domaines, qu’elles concernent des produits, des processus ou même des aspects financiers avec, notamment, une innovation sur un modèle de prix de revient adapté au lean manufacturing. Dix projets ont fait l’objet de démonstrations lors des deux éditions des Rencontres de l’innovation, qui ont accueilli 300 visiteurs au total, parmi lesquels des opérateurs fiers de découvrir ce qui s’était inventé sur leur site.

Une autre initiative est le séminaire Start Us Up, un “innovathon” destiné à aider les salariés à créer leur propre start-up. Pendant 48 heures, ils étaient accompagnés pour tester leurs idées, prototyper leurs projets, présenter leurs solutions devant des sponsors. Au total, 26 projets ont été présentés lors des deux éditions de cette opération et, si leur mise en œuvre s’est avérée compliquée, cela a néanmoins permis de développer la culture entrepreneuriale au sein du Groupe.

Des salles de créativité appelées Eurêka ont également été aménagées dans trois sites, au plus près des îlots de production afin de faciliter l’accès au plus grand nombre. Elles sont ouvertes à tous ceux qui ont “un petit caillou dans la chaussure” ou un grand projet à développer, et des personnes les accompagnent pour les aider à concrétiser leurs idées.

L’agilité

L’une des pistes suggérées par le livre blanc consistait à créer des tribus, c’est-à-dire des mini-entreprises pour lancer des produits nouveaux de façon plus agile. L’un des collaborateurs s’est emparé de l’idée et a créé sa tribu, Octis, dans laquelle nous avons détaché des ressources en marketing, R&D, industrialisation et achats. Avec son équipe, il a développé toute une gamme de produits, en partenariat étroit avec des clients comme Nokia ou Ericsson. Chaque prototype successif suscitait des réactions qui étaient aussitôt prises en compte, en empruntant des raccourcis par rapport aux processus habituels, d’autant plus contraints que nous travaillons pour l’aéronautique et la défense. Cette démarche a séduit nos clients, en particulier Nokia, qui a fait de notre produit son standard.

Les talents

La démarche Vis ma vie, qui n’est pas propre à Radiall, consiste à inviter les collaborateurs volontaires à se plonger, pendant trois heures, dans l’univers de travail d’un de leurs collègues. Cela peut aider quelqu’un de la logistique, par exemple, à mieux comprendre les contraintes pesant sur les opérateurs, et réciproquement. Plus de 100 personnes y ont participé.

Dans le même domaine, nous nous sommes inspirés des Ted Talks pour créer des Radiall Talks. Nous avons ainsi proposé à ceux qui le souhaitaient de témoigner, devant leurs collègues, des expériences qu’ils avaient vécues au sein de Radiall. Les quatre éditions des Radiall Talks, organisées sur différents sites entre 12 heures et 14 heures, ont permis à 18 personnes de s’exprimer, devant une audience de plus de 80 participants chaque fois. Nous les avions formées au préalable à la prise de parole en public et nous les avons filmées afin de partager les vidéos sur la plateforme collaborative de Radiall. Ces témoignages, souvent émouvants, permettaient de prendre conscience de la richesse de ce qui se vit au sein de l’entreprise.

La culture d’entreprise

Le dernier exemple concerne la culture d’entreprise. L’un des sites a organisé une journée de la Fierté : fierté d’appartenir à Radiall, de contribuer, par nos usines, à la vie des communautés dans lesquelles nous sommes implantés et, plus largement, de participer à la construction d’un monde meilleur. Quand des collaborateurs montent ce type d’opération, c’est extrêmement puissant ! D’autres sites ont repris l’idée par la suite.

Facilitateurs et ambassadeurs

Ces différents projets n’auraient pas pu être menés à bien sans les 42 facilitateurs qui sont intervenus auprès de 40 groupes de travail, puis les 19 ambassadeurs chargés de faire rayonner le projet Radiall 2025 sur leur site et d’embarquer les collaborateurs dans la transformation. Bien sûr, tout le monde n’a pas suivi. Il ne s’agit pas de prétendre que tout a été facile, mais, lorsque le mouvement part de la base, la dynamique et l’appropriation sont beaucoup plus fortes que lorsque le management formule des injonctions.

Dans le même esprit, constatant qu’une partie des collaborateurs ne se servaient pas des outils numériques mis à leur disposition, nous avons créé un dispositif de formation en confiant à des volontaires, appelés digital ambassadors, le soin de familiariser leurs collaborateurs à ces outils. Eux-mêmes n’étaient pas forcément des experts du numérique, mais ont accepté de se former pour, ensuite, former leurs collègues.

Faire vivre la communauté de ces ambassadeurs de la transformation a été particulièrement compliqué pendant la crise sanitaire, avec le télétravail et l’impossibilité de se rencontrer physiquement. Un outil que nous avions mis en place avant le confinement s’est avéré précieux pour cela, le dispositif des Cafés Radiall 2025. Une fois par mois, dans chacun des sites, autour de la machine à café, nous donnions la parole à des personnes qui avaient participé à une initiative de transformation. Le fait de partager ce que l’on a vécu avec ses collègues est source de fierté et renforce le sentiment d’appartenance. Pendant la période de télétravail, ces rendez-vous se sont poursuivis en visioconférence, ce qui a permis de maintenir la dynamique de transformation.

De la mission de l’entreprise à sa raison d’être

En parallèle des initiatives de transformation sur les sites, nous avons redéfini les fondamentaux du Groupe dans une démarche collaborative.

Une mission : la simplification

En 2016, nous avons constaté que notre principale source d’innovation dans nos produits résidait dans la simplification de mise en œuvre que nous apportions à nos clients. Nous avons décidé de faire de la simplification l’axe fort de notre mission d’entreprise. Dans une ETI (entreprise de taille intermédiaire) comme la nôtre, gérer les différents sites à travers le monde, ainsi que la diversité des technologies et des lignes de produits est extrêmement complexe. Si nous ne sommes pas capables de simplifier les processus – ce qui passe par le fait d’accorder davantage d’autonomie localement –, nous ne saurons pas nous adapter aux évolutions de notre environnement. La simplification s’applique également à nos relations avec nos clients et aux solutions que nous leur proposons pour faciliter leur travail, parfois avant même qu’ils ne nous les aient demandées.

Quatre nouvelles valeurs

En 2017, nous avons revu les valeurs de l’entreprise, formulées vingt-cinq ans plus tôt par le comité de direction et désormais un peu décalées par rapport à ce que vivent nos équipes au quotidien. Nous avons également adopté une démarche collaborative, à travers des ateliers auxquels 150 volontaires ont participé. Ils ont proposé quatre nouvelles valeurs : Oser l’audace, Faire simple, Être authentique, Grandir ensemble. Notre culture d’entreprise est très forte, mais, jusque-là, nous avions du mal à mettre des mots sur nos valeurs, ce qui rendait difficile de capitaliser sur ces dernières.

Parmi ces quatre valeurs, deux sont des “valeurs d’ancrage”, inscrites dans l’histoire : Être authentique, c’est-à-dire “être en vérité avec soi-même”, et Grandir ensemble, qui fait référence à l’importance donnée à la formation et au développement individuel. Personnellement, quand j’ai rejoint Radiall, jamais je n’aurais imaginé que je partirais à deux reprises aux États-Unis avec toute ma famille, et encore moins que je prendrais un jour la direction du Groupe. Cette entreprise m’a clairement permis de grandir, et c’est le cas de nombre de mes collègues, comme des salariés de la plupart des entreprises patrimoniales.

Les deux autres valeurs sont “aspirationnelles”, en ce sens qu’elles tracent un chemin pour l’avenir. La formule Oser l’audace est volontairement redondante car, bien que nous ayons envie d’innover, nous sommes toujours confrontés à ce frein intérieur que j’ai évoqué. Elle se veut une invitation à prendre des risques. Enfin, la dernière valeur, Faire simple, souligne la nécessité, identifiée dès le début, de simplifier notre organisation et notre fonctionnement si nous voulons être plus agiles et réactifs.

En 2018, nous sommes passés à la phase d’activation des valeurs : chaque manager devait proposer à son équipe d’en choisir une et de travailler dessus dans le cadre d’ateliers collectifs. L’un des défis majeurs des démarches de transformation d’entreprise consiste à embarquer les managers intermédiaires. Ces ateliers ont constitué une formidable opportunité pour ces derniers de dialoguer avec leurs équipes.

Une raison d’être

Tout ce cheminement nous a conduits, en 2019, à la formulation de notre raison d’être, c’est-à-dire de la contribution que nous souhaitons apporter au monde, chose que je n’avais pas du tout imaginée au départ. Mon idée première était de formuler une vision, mais, même si une vision ne se réduit pas à un chiffre d’affaires, elle reste un horizon relativement défini. Or, au fil de cette démarche, nous avons compris que, comme le veut la formule, la vie est un chemin et non une destination. C’est pourquoi nous avons décidé de modifier le nom de notre projet de transformation, Radiall 2025, devenu désormais Imagine Bigger, Imagine Blue. Nous avons retiré la notion d’échéance, car nous avons pris conscience que dans une transformation, il y a un début, mais pas de fin : c’est une dynamique permanente.

Il est important, en revanche, de disposer d’un cadre pour agir, et ce cadre est apporté par la raison d’être. Là encore, nous avons recouru à un processus bottom-up, à travers la méthode de la théorie U, promue par Otto Scharmer2, une démarche de créativité consistant à aller chercher en nous-même ce qui nous anime, ce qui nous fait vibrer, ce qui nous donne envie de nous lever tous les matins, et à s’en servir pour formuler collectivement des axes de motivation communs. Les quatre axes mis au jour à l’issue de cette démarche sont le souhait très fort d’innover ; la volonté de développer les talents par la formation et la transmission des savoir-faire ; l’envie d’appartenir à une communauté en nous inscrivant dans nos territoires et en exerçant notre responsabilité vis-à-vis de ces derniers ; et enfin la préservation de l’environnement, axe que je n’avais pas identifié comme critique au départ et qui s’est avéré primordial.

Ces quatre axes se regroupent autour de notre raison d’être, Creating connections that matter, qui joue sur le double sens de connections, entre, d’une part, les connecteurs établissant des liaisons physiques entre des produits ou des systèmes et, d’autre part, les interconnexions humaines qui se créent avec nos clients, nos fournisseurs, nos territoires et notre environnement. Dans une étude de BearingPoint sur l’engagement des jeunes générations, on peut ainsi lire : « L’engagement est le supplément d’âme que les collaborateurs donnent à leur mission ; la raison d’être est le supplément d’âme que les entreprises se donnent. » Je pense que l’on devrait inverser cette affirmation en la formulant ainsi : « La raison d’être est le supplément d’âme que les entreprises se donnent et qui permet aux collaborateurs de s’engager et d’apporter leur propre supplément d’âme, qui va permettre à l’entreprise de se développer. »

Le passage de relais

Depuis le 1er septembre 2021, dans la perspective de mon prochain départ à la retraite, j’ai transmis mes responsabilités de directeur général à un collaborateur avec lequel je travaille depuis plus de vingt ans, Luc Kaës, et je reste à ses côtés pour quelques mois encore. L’un de ses défis sera de s’approprier ce projet de transformation, forcément marqué par mon empreinte personnelle.

Par ailleurs, en 2022, nous allons lancer Explorers, un programme de neuf mois, ouvert à tous les collaborateurs de l’entreprise, qui vise, à partir de méthodologies inspirées de l’entrepreneuriat, à accélérer l’émergence d’idées sur le développement de notre activité, l’ancrage de nos engagements RSE (responsabilité sociétale des entreprises) et l’amélioration de notre performance. Nous allons également organiser un ensemble d’ateliers pour passer à l’action sur les quatre thématiques de notre raison d’être, afin de continuer à vivre cette belle expérience au service de la réussite humaine et économique de Radiall, les deux étant intimement liées.

1. Professeur, consultant américain en management d’entreprise, auteur et théoricien. Il est à l’origine de nombreux concepts utilisés dans le monde de l’entreprise, comme l’esprit d’entreprise et l’innovation systématique.

2. Maître de conférences à la Sloan School of Management du Massachusetts Institute of Technology et cofondateur du Presencing Institute. Il préside le programme MIT IDEAS pour l’innovation intersectorielle.


Débat

L’intelligence collective à l’international

Un intervenant : Comment fonctionnaient les groupes de travail internationaux ? Les gens se déplaçaient-ils physiquement ?

Dominique Buttin : Lors du séminaire fondateur, j’avais identifié des leaders pour chacun des thèmes et les participants se sont regroupés librement autour de ces personnes, en fonction des thèmes qui les intéressaient. Le travail s’est poursuivi essentiellement à distance, avec notre système interne de visioconférence. La principale difficulté était le décalage horaire entre la Chine et la côte ouest des États-Unis, mais le plaisir de se retrouver était tel que certains n’hésitaient pas à se lever pour travailler la nuit !

Le choix des thèmes initiaux

Int. : Les thèmes que vous avez proposés au départ étaient très généraux et assez décalés par rapport à la réalité quotidienne. Les participants n’ont-ils pas eu l’impression qu’on leur donnait des sujets de philo ?

D. B. : C’était délibéré. L’objectif était de les surprendre, de les faire sortir de leur zone de confort. La première étape a consisté à définir collectivement le sujet et, pour chacun, à exprimer ses convictions personnelles par rapport à ces thématiques. Ensuite, tous ont réfléchi à des applications concrètes.

Les ambassadeurs digitaux

Int. : Le temps consacré par les ambassadeurs digitaux à la formation de leurs collègues était-il pris sur leur temps de travail ?

D. B. : Cela fait partie des premières questions que les collaborateurs me posaient : « De combien de temps dispose-t-on ? Quel est le budget ? » Je leur répondais : « Vous n’avez pas de temps supplémentaire ni de budget. » L’objectif était de développer la culture entrepreneuriale : « Prenez l’initiative, et si ce que vous proposez tient la route et crée de la valeur, alors on vous donnera du temps et de l’argent. »

Le retour sur investissement

Int. : Votre expérience me rappelle une démarche de qualité totale menée chez PSA au milieu des années 1990, dans laquelle nous avions abordé des questions très voisines de celles que vous avez mises en avant.

D. B. : Nous avons également mené une démarche de qualité totale chez Radiall par le passé, avec notamment la formation de l’ensemble du personnel à la résolution de problèmes. La limite de l’exercice était l’obligation de résultats. Il m’a semblé important de ne pas “pervertir” la démarche de transformation, aussi n’avons-nous pas fixé d’avance des objectifs chiffrés.

Int. : Avez-vous, néanmoins, pu mesurer un retour sur investissement ?

D. B. : Il est difficile de mesurer ce qui relève de l’humain ou de la culture. En revanche, peut-être n’est-ce pas un hasard si Radiall a connu ses meilleurs résultats entre 2014 et 2019, jusqu’à la crise sanitaire ? Peut-être aussi les marchés étaient-ils particulièrement porteurs sur cette période ?

Int. : De mauvais esprits pourraient soutenir que c’est parce que l’entreprise était profitable que vous avez pu mener ce programme…

D. B. : C’est incontestable.

Int. : À défaut de mesurer le retour sur investissement, avez-vous mené des enquêtes de satisfaction ?

D. B. : Oui et, au moment où la crise sanitaire nous faisait perdre 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, elles m’ont mis du baume au cœur, car elles étaient extrêmement positives. Bien sûr, il y a toujours des mécontents, mais la grande majorité des collaborateurs sont très heureux de tout ce que nous avons fait ensemble.

Pas de consultants

Int. : Vous êtes-vous fait accompagner par des consultants pour mener cette opération de transformation ?

D. B. : Ponctuellement, pour l’organisation de séminaires ou d’événements particuliers, nous avons fait appel à des consultants, mais, pour le reste, je ne le souhaitais pas. D’une part, je n’avais pas les idées claires sur ce que nous allions faire, mais simplement l’intuition qu’il fallait bouger, nous inscrire dans une dynamique. D’autre part, je ne voulais pas que l’on nous propose un modèle tout prêt qui aurait pu devenir un carcan. J’avais été marqué par l’idée de Frédéric Laloux selon laquelle c’était à l’entreprise de se réinventer elle-même, quitte à ce que cela génère un peu de confusion et de flou au départ. Enfin, je ne souhaitais pas avoir une facture de 300 000 euros à justifier par un retour sur investissement…

Un parcours atypique

Int. : Pouvez-vous nous indiquer quel a été votre parcours avant ce poste ? Cela nous aiderait à comprendre pourquoi vous avez adopté ce genre de démarche.

D. B. : Mon parcours est atypique, car je ne suis pas ingénieur. J’ai un BTS Commerce international complété par une maîtrise en échanges internationaux. Par la suite, j’ai suivi l’Executive MBA de HEC, programme qui m’a servi à étayer beaucoup de mes intuitions et m’a apporté de la légitimité et de l’assurance pour les mettre en œuvre. Je me suis aussi beaucoup appuyé sur mon expérience familiale : mon père était conseiller juridique dans des grands groupes internationaux et, quand j’étais enfant, j’ai vécu à l’étranger. Enfin, je suis animé par des convictions chrétiennes.

Int. : Savez-vous pourquoi vous avez été choisi par Pierre Gattaz pour assurer son intérim ?

D. B. : L’entreprise comprenait deux grandes divisions à l’époque, et je dirigeais celle qui fonctionnait le mieux ! Par ailleurs, j’avais démontré ma capacité à mener à bien les missions qui m’étaient confiées. Il aurait également pu faire appel à quelqu’un d’extérieur, mais les entreprises familiales ont souvent tendance à privilégier le recrutement interne.

Comment concilier l’ancien et le nouveau ?

Int. : Comment avez-vous réussi à concilier les nouveaux processus avec ceux qui n’avaient pas évolué de la même façon ni à la même vitesse ?

D. B. : Dans un univers extrêmement structuré et normé comme l’industrie des composants, la liberté d’action est étroite. Nous avons eu des débats internes sur la façon de concilier l’agilité avec le respect des référentiels exigé par nos clients. Nous avons remis à plat tout notre processus de gestion de projet et nous avons identifié les jalons pour lesquels certaines obligations pouvaient être court-circuitées, à condition que ce soit fait en conscience, et nous avons formé tous les bureaux d’étude à prendre en compte cette possibilité.

Les crises

Int. : La crise sanitaire liée à la Covid-19 vous a-t-elle obligés à licencier ?

D. B. : Nous réalisions 45 % de notre chiffre d’affaires dans l’aéronautique et cette part a été divisée par deux lors de cette crise. Notre chiffre d’affaires global était de 400 millions d’euros en 2019 et il est tombé à 300 millions d’euros en 2020. Le chômage partiel n’a pas suffi à compenser, d’autant que beaucoup de nos usines sont situées hors de France. Nous avons été obligés de réduire nos effectifs de 20 % en moyenne (en comptant les intérimaires), et de 50 % au Mexique. C’est très douloureux pour une entreprise comme Radiall, qui accorde beaucoup d’importance à l’humain et dont les salariés lui sont très attachés. Cela dit, le travail mené au cours des années précédentes a créé un climat de confiance qui a sans doute permis de gérer cette situation de la meilleure façon possible. En particulier, j’ai pris l’habitude de présenter une fois par mois, pendant la crise, un webinaire sur la situation de l’entreprise. Cette volonté de transparence nous a beaucoup aidés. Ces webinaires se poursuivent, d’ailleurs, à raison d’un par trimestre.

Int. : L’entreprise avait-elle déjà subi des chocs économiques auparavant ?

D. B. : Lorsque Pierre Gattaz a pris la direction du Groupe, en 1992, celui-ci sortait d’une crise de l’industrie de la défense et de l’aéronautique. Il a développé le secteur des télécoms et nous avons perdu 40 % du chiffre d’affaires durant la crise de ce secteur en 2001 et 2002. Ces différents chocs nous ont conduits, chaque fois, à nous repositionner, mais sans remettre en question notre mode de fonctionnement. C’est au contraire ce que j’ai voulu faire avec Radiall 2025.

L’impact sur les jeunes

Int. : En définitive, cette démarche de transformation vous a-t-elle permis d’attirer davantage de jeunes ?

D. B. : Les milléniaux ont tendance à changer d’entreprise tous les trois ou quatre ans. Chez Radiall, nous réussissons à garder la majorité d’entre eux. Ils s’y sentent bien, car ils disposent de suffisamment d’espaces de liberté et de créativité. En revanche, nous avons toujours autant de difficultés à attirer des jeunes recrues, faute d’être suffisamment connus. C’est un problème auquel sont confrontées toutes les ETI.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT