Exposé de Danielle Attias


Diplômée d’ESCP Business School et docteure en économie, j’ai été consultante, puis collaboratrice d’entreprises internationales du secteur des télécoms et des médias. J’ai ensuite rejoint France Télévisions pour m’occuper de son projet de vidéo à la demande par abonnement (SVOD – subscription video on demand) qui, après avoir beaucoup avancé, a muté pour devenir Salto. Cela fait désormais plus de quatre années que je travaille à l’émergence de cette plateforme et nous faisons face à de nombreux défis.

Le marché de la SVOD

L’impact de Netflix sur les usages en France ne débute qu’en 2018, quand cette plateforme atteint un taux de pénétration de 20 %, évoluant ainsi de façon très similaire à ce que l’on constate dans d’autres pays depuis sa création. Ce taux de pénétration de 20 % est celui qu’un rapport de Morgan Stanley fixe comme étant le seuil à partir duquel la durée d’écoute individuelle des grandes chaînes de télévision commence à chuter.

Or, aujourd’hui, la part de marché de Netflix avoisine 37 % en France et la pénétration de la SVOD, 50 %, alors que cette dernière atteint désormais 80 % aux États-Unis. Dès 2019, les diffuseurs français commencent à s’alarmer de cette menace sur l’activité de mass market des chaînes traditionnelles, les tarifs des plateformes étant plus accessibles au grand public que ceux de la télévision payante.

Les projections dessinent un rapport de force brutal entre les acteurs de la télévision et ceux de la SVOD. Aujourd’hui, le marché de la SVOD représente, en France, environ 2 milliards d’euros et devrait doubler d’ici 2025. C’est donc un marché très conséquent en comparaison de l’activité des diffuseurs traditionnels (France télévisions, TF1, M6), qui opèrent sur un marché de la publicité télévisée s’élevant à environ 3 milliards d’euro et alimentent la création française à hauteur de 0,8 milliard d’euros.

Le décret relatif aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) du 22 juin 2021 assujettit les grands acteurs étrangers aux mêmes règles de contribution au financement d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles françaises que celles s’appliquant aux acteurs nationaux, soit 20 % de leur chiffre d’affaires réalisé en France. Cela devrait représenter, d’ici 2025, un quasi-doublement du financement de la création française, ce qui constitue un bouleversement de l’écosystème de ce secteur.

Le potentiel de croissance du marché de la SVOD reste important en France, tant en matière de pénétration que d’abonnements multiples. Aujourd’hui, on considère que les Français ont un peu moins de deux abonnements par foyer et le multi-abonnement est une pratique en plein développement. On constate que ce marché est capté aux trois quarts par les grandes plateformes internationales, Netflix constituant l’offre pivot autour de laquelle les utilisateurs en additionnent une ou plusieurs autres, au premier rang desquelles on trouve Prime Vidéo et Disney+. Le reste du marché est ensuite partagé entre plusieurs acteurs dont Salto, OCS et Canal+ Séries. Aux États-Unis, il est remarquable que la plateforme Hulu, qui y est un peu l’équivalent de Salto, représente 15 % des parts de marché, ce qui prouve qu’un acteur issu des grands diffuseurs traditionnels peut aussi trouver sa place face aux géants en proposant une offre majoritairement proche de l’univers télévisuel classique.

Si l’on se réfère à l’évolution de la presse, on constate que ce secteur a dû trouver des activités lucratives complémentaires à la publicité. En effet, à un moment donné, survient une fragilisation du modèle traditionnel qui induit une transformation progressive vers un business numérique. Dans cette industrie, ce moment de flottement a été assez long, puisque la publicité numérique n’a pas su, ou pu, devenir un relais de croissance suffisant pour faire face aux dépenses de rédaction et d’imprimerie. Les principaux acteurs considèrent aujourd’hui qu’ils ont achevé leur transformation numérique, leur marge provenant majoritairement des abonnements numériques. Dans l’audiovisuel, nous ne sommes encore qu’au début de cette évolution.

En France, le potentiel de marché de la vidéo à la demande financée par la publicité (AVOD – advertising video on demand) reste moindre que celui de la SVOD. Ces deux segments d’un même marché vont probablement pouvoir coexister, mais avec des dynamiques distinctes.

Au Royaume-Uni et aux États-Unis, qui ont respectivement entre deux et cinq ans d’avance sur nous, l’usage des plateformes s’ancre encore davantage dans le quotidien. En 2020, au Royaume-Uni, sur les 6 heures 21 minutes de visionnage de vidéos quotidien des 16-34 ans, la consommation des produits des diffuseurs classiques (télévision en direct, en replay, BVOD1) ne représente qu’un tiers du total. La SVOD représente un autre tiers de ce temps passé sur les écrans, suivie par YouTube, pour un quart, le solde étant partagé entre les autres supports vidéo, sur écrans de télévision ou autres, les DVD et les jeux. L’intérêt des plus jeunes pour les contenus proposés par les diffuseurs classiques se réduit donc très sensiblement.

Aux États-Unis, on constate le même phénomène d’hyper-concentration du visionnage, toutes tranches d’âge confondues, autour de quelques acteurs, les “Big5”, que sont, dans l’ordre, Netflix, YouTube, Hulu, Prime Vidéo et Disney+. Dans l’univers du digital, en particulier celui des smartphones, on connaît bien ce phénomène de concentration de l’usage, mais il concerne un maximum de trois applications pour un domaine donné, que ce soit l’information ou tout autre sujet. C’est différent dans l’univers de la vidéo, compte tenu des exclusivités et du fait que les catalogues ne sont pas reproductibles.

Sans chercher à remplacer Netflix, notre ambition pour Salto est qu’elle devienne la plateforme française au sein de ces Big5. En effet, nous considérons que, dans cet univers connecté, un acteur local qui propose des contenus et une programmation pensés pour un public local est nécessaire.

Qu’est-ce que Salto ?

Tout d’abord, Salto est une société autonome, née de l’ambition de trois grands groupes audiovisuels : TF1, France Télévisions et M6. L’accord de création a été signé le 15 juin 2018, l’autorisation de l’Autorité de la concurrence (ADLC) a été donnée en août 2019 et le lancement auprès du grand public a eu lieu le 20 octobre 2020.

L’activité de Salto est très encadrée par les engagements pris par les maisons mères auprès de l’ADLC qui, sur un marché donné, régule l’accès de tous les acteurs afin d’exclure tout abus de position dominante. En l’état des définitions de marché existantes, les risques identifiés par l’ADLC lors de l’instruction de notre dossier ont été nombreux.

Ses trois maisons mères opérant sur un même marché et étant considérées comme dominantes, le premier engagement que Salto a dû prendre a été de s’interdire toute coordination avec elles, quel qu’en soit le sujet, sensible ou anodin, et de n’utiliser aucun de leurs services supports. Cela induit une complexité importante dans notre gouvernance, scrutée par un mandataire qui s’assure du strict respect de nos engagements.

Le deuxième risque découle du fait que nos trois actionnaires sont les principaux éditeurs de chaînes télévisuelles en clair, avec un fort pouvoir sur le marché des droits audiovisuels. En réponse aux craintes manifestées par les producteurs et distributeurs français, Salto s’est engagée à limiter les effets de levier sur ses achats de droits en utilisant pour cela seulement ses ressources propres, sans recourir à ses maisons mères. Aujourd’hui, nous avons donc notre propre activité, nous nous positionnons seuls sur ce marché, les contrats des uns et des autres sont séparés et ont leur propre valorisation, et nous respectons des quotas d’approvisionnement sur les œuvres en provenance de nos maisons mères.

Nos actionnaires sont considérés comme des interlocuteurs incontournables pour les distributeurs, notamment pour les fournisseurs d’accès à Internet qui proposent des offres de télévision au sein de leurs offres triple play. Tout ce qui concerne les conditions de distribution du signal et des services associés de nos maisons mères est extrêmement encadré. Ainsi, nous n’avons pas accès au prix réel auquel elles les vendent. Ces transactions passent par le biais d’un intermédiaire qui supervise les contrats, les audite et nous transmet un prix de marché agrégé. Salto bénéficie strictement des conditions de marché.

Nos maisons mères étant de très grosses vendeuses d’espaces publicitaires pour la télévision, nous avons, là aussi, pris des engagements qui interdisent à Salto d’être promue sur leurs antennes en tant que distributeur, mais l’autorisent à y faire la promotion de ses programmes.

Enfin, comme elles sont les principales acheteuses de droits pour certaines catégories d’œuvres, en particulier celles d’expression originale française (EOF), nous ne pouvons pas mutualiser nos obligations. Sur ce point aussi, Salto est un acteur totalement autonome et nous allons bientôt signer une convention en ce sens avec l’Arcom.

Dans ce contexte particulier, tout se traite donc de manière totalement disjointe et selon des conditions de marché strictement appliquées. C’était le prix à payer pour pouvoir créer Salto. Nous avons pris le parti d’absorber au mieux cette complexité juridico-administrative, afin que le fonctionnement opérationnel d’acquisition d’abonnés et de programmes en soit le moins possible impacté. Face à la concurrence des grandes plateformes qui n’y sont pas soumises, certaines de ces contraintes sont facilement gérables, d’autres le sont moins. Nos engagements ont été pris pour les cinq années à venir, certains pourront donc éventuellement être renégociés, notamment si la législation ou la situation du marché évolue de manière significative.

L’offre de Salto

La promesse de Salto est celle d’une offre populaire, pensée pour un public français, ancrée dans ses repères culturels et spécifiquement motivée par l’aspect local.

Salto est la plateforme qui propose dans son catalogue la plus belle offre de fiction française. On y retrouve les grandes marques et les grands héros français qui, auparavant, passée la limite d’exploitation en replay, n’étaient plus disponibles. Certaines séries françaises se retrouvent alors parfois sur les plateformes globales, telle la série à succès Dix pour cent, devenue une “œuvre Netflix”, de même que la série espagnole La Casa de papel. Avec Salto, les grands diffuseurs télévisuels qui financent la création bénéficient d’une nouvelle opportunité d’exploitation. Nous avons également beaucoup travaillé sur la notion de première exclusivité en créant des fenêtres d’avant-première, afin de pouvoir diffuser en intégralité, quelques semaines ou mois avant leur diffusion à la télévision, des œuvres inédites, selon le mode de consommation propre à la VOD.

Nous avons aussi développé une offre spécifique. Tout d’abord, des événements ont largement émaillé notre première année avec, par exemple, la mise en ligne des retrouvailles filmées des personnages de la série Friends ou des films de la saga Harry Potter, ainsi que la mise en ligne de ces films et de ceux de la saga James Bond, de la série And Just Like That… (suite de la série Sex and the city), etc. Ces événements ont permis à Salto de se positionner en tant que marque crédible sur le marché. Nous avons aussi acheté quantité de séries inédites, tant européennes qu’américaines, et des intégrales de séries cultes qui permettent notamment de maintenir l’engagement de nos abonnés.

Nous proposons également de donner un temps d’avance aux fans en leur offrant les prochains épisodes de tous leurs feuilletons quotidiens et émissions de téléréalité préférés plusieurs jours avant leur diffusion à la télévision.

Enfin, Salto propose un bouquet d’une trentaine de chaînes de la TNT ou de chaînes thématiques, en direct ou en replay.

Cette offre est donc constituée de trois parties : une première liée à la distribution de chaînes ; une seconde liée à des marques, vivantes sur les antennes, mais proposées sur Salto en intégralité et avec toutes les fonctionnalités et la fluidité propres aux plateformes ; et une troisième propre à la VOD, avec un catalogue d’œuvres très variées, notamment françaises.

Le constat que 80 des 100 plus gros succès de la SVOD, hors sport et information, étaient des fictions françaises a été l’un des étonnements majeurs qui ont préludé à la création de Salto. Or, sur Netflix, comme sur toutes les autres grandes plateformes, les contenus spécifiquement français, noyés dans une offre surabondante et sans mise en valeur particulière, ne trouvaient pas leur public. Notre première bonne surprise a donc été de constater que les programmes EOF – qui constituent les deux tiers du catalogue de Salto – représentaient 77 % de la consommation de nos abonnés.

Nous avons également eu à cœur d’avoir une approche très éditorialisée et très ancrée dans le quotidien. Il y a, chez Salto, nombre de programmes quotidiens – téléréalités et fictions quotidiennes – disponibles deux jours à l’avance. Par ailleurs, grâce au replay, Salto propose aussi de l’information, des magazines, des documentaires, etc., éléments qui ne représentent certes pas l’essentiel de la consommation, mais couvrent l’ensemble des thématiques qui touchent les Français.

Salto est un service accessible au plus grand nombre. Sur un marché où les prix ne cessent d’augmenter, l’offre de Salto démarre à 6,99 euros. Disney+, également lancée en 2020, a déjà augmenté son tarif de 2 euros, pour atteindre 8,99 euros, en orientant davantage son catalogue vers un public plus adulte, ce qui le met au même niveau que Netflix, qui a également régulièrement augmenté ses prix. Salto a, en revanche, maintenu le premier mois d’abonnement gratuit – pratique de plus en plus rare sur ce marché –, afin de préserver le principe d’une offre généreuse et populaire.

Après avoir été surpris une première fois par la part majoritaire des programmes EOF dans la consommation de nos abonnés, nous l’avons été une seconde fois en constatant que, par comparaison avec les autres acteurs du marché, nous attirions beaucoup de jeunes. En effet, près de 60 % de nos utilisateurs ont entre 15 et 34 ans. En ce qui concerne leur usage, ces jeunes utilisateurs sont de plus très actifs, avec un temps de consommation comparable à celui des grandes plateformes, soit plus de deux heures quotidiennes.

En 2021, Salto a capté environ 20 % de la croissance du marché, ce qui la place dans le trio de tête. Lors du quatrième trimestre 2021, nous avons eu une très belle programmation et une forte dynamique, et nous avons été l’un des deux seuls acteurs qui ont continué à croître alors que le marché marquait le pas sur cette même période.

L’importance stratégique de l’équipement du client

Si les utilisateurs s’abonnent majoritairement via Internet, 80 % de la consommation de SVOD se fait sur leur téléviseur. Pour Salto comme pour toutes les autres plateformes, l’accès au téléviseur est donc une bataille clé. Or, on sait la place que prennent les opérateurs de télécoms, comme Orange, SFR ou Free, dans la consommation de la télévision, dont les deux tiers passent désormais par leurs box, le reste se partageant entre la TNT, pour 20 %, et les univers dits par contournement (OTT over-the-top service) – hors offre du fournisseur d’accès à Internet –, en forte croissance.

Ces univers OTT sont des services de contenus audiovisuels diffusés directement par Internet sur les téléviseurs des téléspectateurs, sans passer par les traditionnelles box des fournisseurs internet. Les consommateurs peuvent ainsi accéder à un service OTT à travers divers appareils connectés à Internet, tels que des consoles de jeux (comme la PlayStation 4, la Wii U ou la Xbox One), des boîtiers spécifiques (comme Apple TV), des smartphones (Android, iPhone ou Windows Phone), des tablettes ou des téléviseurs intelligents équipés de dispositifs propriétaires (comme Samsung ou LG). La compétition entre opérateurs télécoms et internet locaux et ces acteurs de l’OTT, mondiaux, a débuté il y quelques années et n’est toujours pas régulée.

Les grandes plateformes internationales comme Netflix ont pu se rapprocher des constructeurs comme Samsung – le numéro un mondial – afin de négocier un positionnement privilégié de leur plateforme sur l’interface des téléviseurs et l’ajout d’un bouton sur la télécommande, une place de choix pour séduire le téléspectateur zappeur. Ce type d’accord est coûteux et hors de portée pour Salto.

Alors qu’il est essentiel, pour Salto, de toucher les utilisateurs via leur téléviseur, il ne lui est toujours pas possible de se déployer davantage chez les opérateurs télécoms. Free, en particulier, a fortement contesté la création de Salto auprès du Conseil d’État, en intentant un recours contre la décision de l’ADLC qui a duré presque deux années, avant d’être rejeté. Avec les autres opérateurs, les négociations sont très lentes. À ce stade, Salto est donc essentiellement diffusée sur la Bbox Bouygues Telecom et en OTT dans les environnements d’Apple et de Google. Elle est également présente sur les téléviseurs intelligents de Samsung, de LG et de Hisense, et sur Amazon Fire TV.

Les challenges

Nos évolutions à venir s’inscrivent dans un contexte de forte asymétrie concurrentielle sur le marché amont des droits. Tout d’abord, l’application du décret SMAD, qui oblige les acteurs français dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 million d’euros à investir dans les EOF, n’est que facultatif pour les acteurs implantés hors de France, comme Netflix. Les plus gros d’entre eux ont, certes, signé la convention correspondant à ce décret, mais ils ne subissent pas les mêmes contraintes que les acteurs locaux, seul 1 % de leurs investissements y étant conditionné. Nous sommes donc attentifs aux conditions de sa mise en œuvre effective. En second lieu, sur la quasi-totalité de leur catalogue de programmes, ces acteurs internationaux peuvent poursuivre une politique d’exclusivité totale et de détention longue des droits, sur tous les territoires, contrairement aux acteurs français qui ne peuvent prétendre qu’à une période de droits de trente-six mois.

En aval, on constate que les opérateurs télécoms nationaux de services de télévision distribuent les offres, désormais incontournables, de toutes les plateformes globales dans les meilleures conditions d’exposition. Pour un acteur local, la difficulté est alors d’obtenir de ces opérateurs des conditions d’exposition identiques.

Le dernier sujet de challenge touche à la potentielle fusion entre deux de nos actionnaires, TF1 et M6. Les représentants de nos actionnaires, s’exprimant devant la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration dans les médias en France, ont présenté Salto comme étant un outil essentiel du développement de nos maisons mères sur le marché de la VOD. À ce stade, il n’est toutefois pas possible de prévoir les suites de cette fusion, dans le cas où elle serait finalement autorisée, d’ici la fin de l’année 2022.


Débat

Une naissance sous contraintes

Un intervenant : Au regard du peu de risques que Salto fait courir à ses concurrents, sur quoi l’ADLC a-t-elle fondé son jugement pour vous imposer des contraintes aussi strictes ? N’a-t-elle pas jugé en fonction d’une possible entente entre diffuseurs plutôt qu’en fonction de l’évolution du marché ?

Danielle Attias : Dès 2019, l’ADLC s’était inquiétée du déséquilibre engendré par l’arrivée des plateformes et des moyens dont pourraient disposer les diffuseurs. Elle s’est appuyée sur les définitions existantes des marchés sur lesquels nous opérons. Durant l’instruction du dossier, diverses craintes sont remontées via les tests de marché et elle a jugé, en fonction de ces retours, de l’impact possible de notre projet. Les opérateurs télécoms ont, en particulier, été très vigilants afin que les conditions offertes à Salto ne soient pas discriminatoires et ne créent pas de déséquilibre sur leur marché.

En matière de droits sur les programmes EOF, l’autorité a jugé que les acteurs à l’origine de Salto étaient dominants et qu’il leur serait donc loisible d’imposer à un producteur français des conditions de marché inacceptables. Depuis, en particulier avec le décret SMAD, le contexte a beaucoup évolué. Envisager de nouvelles définitions de marchés aurait considérablement allongé l’instruction du dossier par l’ADLC. Pour prendre place plus rapidement sur le marché, nous avons accepté que la décision soit prise en l’état des définitions de marché existantes.

Int. : Pourquoi a-t-il fallu dix années de négociations pour parvenir à créer Salto ? Comment s’organise désormais la gouvernance entre les trois actionnaires ?

D. A. : Le point de bascule a surgi quand les dirigeants et les actionnaires de nos trois maisons mères ont conjointement pressenti le danger que représentent les plateformes pour leur activité traditionnelle. Quant à la gouvernance de Salto, la bonne entente entre les trois actionnaires, très motivés pour concrétiser ce projet, a toujours prévalu en son sein. Ce n’est pas une mince réussite, compte-tenu des contraintes de l’ADLC avec lesquelles nous devons composer et qui limitent les informations que nous pouvons faire remonter à nos actionnaires, ce qui est parfois très frustrant pour eux comme pour nous.

Int. : Comment s’explique l’attitude à votre égard d’Orange ou de SFR ?

D. A. : L’intégration d’une plateforme dans leur offre est un projet technologique complexe qui peut prendre plus d’une année avant d’aboutir. Pour l’instant, ils semblent considérer que les acteurs internationaux sont prioritaires.

Int. : Pourquoi Canal+, qui développe myCANAL de son côté et produit des EOF de qualité, n’a-t-il pas participé à la création de Salto ?

D. A. : Salto est le résultat de dix années de discussions autour de configurations variées pour créer un acteur français de la SVOD. Réunir trois acteurs autour de ce projet n’a déjà pas été simple ! Mais surtout, Canal+ est positionné sur le segment haut du marché, avec des tarifs plus élevés que ceux de Salto et avec un public différent. Par ailleurs, son positionnement stratégique se tourne de plus en plus vers une offre de distributeur incluant les plateformes internationales.

Int. : Utilisez-vous les réseaux de diffusion de contenu (CDN – content delivery networks2) comme le font les grandes plateformes ?

D. A. : Nous utilisons effectivement les moyens technologiques que sont les CDN par le biais de Bedrock, spécialiste du streaming et filiale de M6 et RTL. Cependant, certains acteurs comme Netflix nouent des accords privilégiés avec des CDN afin de garantir la meilleure qualité de streaming pour leurs contenus, ce qui n’est, à ce stade, pas à la portée de Salto.

Int. : Qui sont les salariés de Salto ?

D. A. : Salto emploie aujourd’hui une cinquantaine de salariés, dont la moyenne d’âge est de 30 ans. Ils sont répartis en quatre pôles : les contenus (acquisition des programmes, gestion des droits et anti-piratage) ; le marketing (produit, offre, communication) et la data ; l’expérience client (travail sur le cycle de vie du client et les projets technologiques) ; et enfin, le secrétariat général (services supports, gestion de la gouvernance). Le secrétariat général, que je dirige, veille notamment à rendre la complexité de notre environnement aussi transparente que possible pour les opérationnels.

Enfin, l’essentiel de la partie technologique est adossé à Bedrock. La filiale a ses propres choix technologiques et réalise notre plateforme, ainsi que d’autres appartenant à RTL Group en Europe.

Int. : D’où vient le nom de Salto ?

D. A. : Lors de la signature de l’accord, il nous fallait trouver un nom de marque attractif. Salto était l’une des marques de nos maisons mères protégées à l’échelle européenne et disponibles. C’est elle qui a fait l’unanimité.

Vers des créations européennes ?

Int. : Un développement de Salto au plan européen, tel celui d’ARTE, est-il envisageable ?

D. A. : Durant son audition devant le Sénat, Thomas Rabe, le président de Bertelsmann (actionnaire principal du groupe M6), a affirmé sa conviction, partagée par de nombreux acteurs européens, que les marchés de la télévision sont très locaux. Les plateformes ont concrétisé l’appétence que peut avoir une part du public pour une offre internationale – dans les faits majoritairement américaine –, mais les autres parts consomment très majoritairement des productions locales.

À ce stade, les contenus européens grand public voyageant d’un pays à l’autre sont peu nombreux. En revanche, il existe quantité de sujets, notamment B to B, sur lesquels une collaboration est possible, en particulier en matière de technologie et, peut-être, de coproduction et d’investissement. En jouant intelligemment des synergies avec les diffuseurs locaux, il est donc possible de faire émerger des pratiques rentables à une échelle locale et de réaliser des économies d’échelle sur certains sujets à dimension européenne.

Int. : Comment les producteurs sont-ils rémunérés par Salto ?

D. A. : Cela se fait selon deux types de modalités. Soit nous achetons, de manière autonome, les droits d’exploitation de l’œuvre à des prix de marché, négociés de gré à gré avec son producteur ; soit cet achat est réalisé par nos maisons mères, qui nous revendent ensuite les droits. Dans ce cas, nous n’avons pas connaissance des conditions dans lesquelles elles les ont acquis et nous les traitons alors comme des ayants droits.

Quant aux grandes plateformes, lorsqu’elles produisent en France, elles sont soumises aux mêmes règles que nous, fixées par le décret SMAD. Cela ne représente cependant qu’une infime proportion de leur activité. Pour le reste de leur catalogue, elles sont détentrices de 100 % des droits, sans aucune limite. L’asymétrie concurrentielle avec ces acteurs est indéniable.

Int. : Aura-t-on un jour des créations Salto ?

D. A. : Probablement. Aujourd’hui, tous les grands studios américains, tels que Disney et Warner, développent leur propre plateforme en y intégrant en exclusivité leur catalogue, qu’ils retirent donc des autres plateformes. Netflix subit ce phénomène de plein fouet et n’a eu d’autre choix que de devenir à son tour un studio en développant sa propre stratégie de création, qui couvre désormais plus de 50 % de son offre. À une échelle locale, nous sommes confrontés à la même problématique. Nous avons déjà coproduit, avec nos actionnaires, des œuvres comme Germinal et quelques documentaires. À ce stade, cela reste modeste, mais notre production d’inédits est appelée à se développer, car notre public est plus jeune que celui des fictions proposées par nos maisons mères. Cela requiert néanmoins des moyens importants.

S’adapter aux codes de la SVOD

Int. : Vous voilà maintenant avec une majorité de votre clientèle bien plus jeune que prévue, celle que tout le monde rêve de capter. Comment intégrez-vous cette divine surprise ?

D. A. : Le marché de la SVOD est construit autour de la notion d’acquisition des abonnés. Puisque nous sommes des offres sans engagement, les taux d’attrition sont très élevés et la question de la rétention des abonnés est au cœur de nos préoccupations. Les abonnés les plus jeunes sont opportunistes, ils vont et viennent, ils ont tous les codes de cette activité et savent bien en jouer. Ils entrent et sortent en fonction de ce qu’ils souhaitent voir. Alors que nous n’existons que depuis un an, nous identifions des cohortes de gens qui sont déjà venus s’abonner et se désabonner trois fois chez nous ! Cela induit pour nous une autre façon de travailler, plus exigeante qu’avec une clientèle stable.

1. Le concept de broadcaster video on demand adapte le modèle AVOD au contenu exclusivement télévisuel, consommé en ligne.

2. Groupe de serveurs géographiquement distribués qui accélèrent la diffusion de contenu web en le rapprochant de là où se trouvent les utilisateurs.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE