Exposé de Laura Létourneau


J’ai publié en 2017, avec Clément Bertholet, un livre tiré de notre mémoire de fin d’études à l’École des mines, intitulé Ubérisons l’État ! Avant que d’autres ne s’en chargent. Constatant l’ubérisation croissante des services publics par les GAFAM, nous proposions le modèle d’un “État plateforme” pour y remédier1.

J’ai d’abord été recrutée par l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) pour mettre ce modèle en œuvre. Puis j’ai été sollicitée par le ministère des Solidarités et de la Santé. La plupart de mes amis me disaient : « Ne va pas dans la santé publique, ça va être l’enfer. C’est trop complexe, trop politique, trop fragmenté, intransformable… Tu vas passer ton temps à te prendre des coups de couteau dans le dos et tu n’arriveras à rien ! »

C’est alors que, tout à fait par hasard, j’ai fait la rencontre de Dominique Pon. Il connaissait l’ancien directeur de cabinet d’Agnès Buzyn, Raymond Le Moign, qui était à la tête du CHU (centre hospitalier universitaire) de Toulouse, tandis que lui-même dirigeait la clinique Pasteur, également à Toulouse. Tous deux s’appréciaient et Raymond Le Moign avait demandé à Dominique Pon de procéder à un état des lieux sur le numérique dans la santé en France, dans le cadre du plan Ma santé 2022, lancé par Agnès Buzyn.

Le rapport « Accélérer le virage numérique »

En septembre 2018, Dominique Pon a rendu son rapport « Accélérer le virage numérique », rédigé avec Annelore Coury. Le constat était plutôt déprimant. De fait, il suffit d’être hospitalisé pour se rendre compte que nous n’avons pas accès à nos données et que le dossier médical partagé (DMP), créé en 2004 (avant le premier iPhone…), est toujours désespérément vide. Certains hôpitaux mettent à la disposition de leurs patients des services de préadmission en ligne ou d’autres services numériques, mais, en raison de la faible sécurisation des systèmes d’information, ceux-ci sont parfois victimes de cyberattaques, engendrant des fuites importantes de données. Par ailleurs, les services numériques actuels des acteurs du soin ne sont pas suffisamment interopérables pour permettre d’instaurer ce que l’on appelle le parcours santé, c’est-à-dire la circulation d’un compte rendu d’analyses biologiques entre le laboratoire, le médecin traitant, l’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), ou encore le centre de rééducation.

Au-delà des données de santé, les services e-santé sur le marché sont encore balbutiants, même s’ils se multiplient progressivement. Doctolib est le plus connu, mais il en existe beaucoup d’autres, dans le domaine de la télésurveillance, des dispositifs médicaux connectés, des téléconsultations, des algorithmes à base d’intelligence artificielle permettant de mieux détecter les cancers, etc. Il convient de favoriser leur émergence et de s’assurer qu’ils respectent les règles d’interopérabilité, de sécurité, d’éthique…

Un attelage improbable

Même si l’état des lieux était déprimant, nous nous voulions optimistes : « Remontons-nous les manches ! C’est à nous, pouvoirs publics, DSI hospitalières, éditeurs de logiciel, “startupers”, professionnels de santé, associations de patients, de nous prendre en main et de construire une véritable e-santé en France ! »

Nous nous sommes rendu compte que nous partagions la vision d’un État plateforme, même si Dominique Pon présentait ce concept un peu différemment. Il se référait à la gouvernance des villes, dans lesquelles les pouvoirs publics assurent deux fonctions principales : établir des règles (code de la route, code de l’urbanisme…) et créer des infrastructures permettant l’échange et le partage (routes, ponts, réseau d’égouts…). Ils laissent aux acteurs privés ou de la société civile le soin de construire des immeubles et de les raccorder aux différents réseaux et n’interviennent dans ce domaine que ponctuellement, par exemple pour bâtir des HLM lorsqu’un besoin n’est pas satisfait. Il en va de même pour nous, acteurs publics en charge du numérique en santé : nous devons établir des règles et construire des infrastructures de base pour “urbaniser” les systèmes d’information en santé, mais pas développer à la place des acteurs de terrain tous les services numériques imaginables depuis le 7e arrondissement de Paris.

Non seulement nous partagions la même conception du rôle de l’État, mais nous avions envie de défendre les mêmes valeurs au sein de la puissance publique. Je me suis dit : « À deux, cela se tente » et, au début de l’année 2019, nous avons été nommés ensemble au ministère de la Santé, un peu comme si nous nous étions associés pour créer une start-up. Nous n’avions pas grand-chose à perdre : « Au pire, si ça ne fonctionne pas, dans trois mois on fera autre chose. » En définitive, cela fait presque trois ans que nous travaillons ensemble.

Des responsabilités partagées

Le rapport « Accélérer le virage numérique » commençait par souligner l’extraordinaire fragmentation des services s’occupant du numérique dans la santé, entre les directions d’administration centrale du ministère, l’Assurance maladie, l’ANS (Agence du numérique en santé), l’ATIH (Agence technique de l’information sur l’hospitalisation), l’ANAP (Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médicosociaux), la HAS (Haute autorité de santé), le GIE SESAM-Vitale, l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé), la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie), la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés), l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information), auxquelles s’ajoutent les ARS (agences régionales de santé), les GRADeS (groupements régionaux d’appui au développement de la e-santé) et les acteurs de la santé proprement dits (3 000 hôpitaux et 48 000 établissements médicosociaux). Du côté du secteur privé, les éditeurs de logiciel étaient très fragmentés également.

Le rapport pointait l’incapacité de cette multitude d’acteurs à se coordonner pour construire une vision du numérique en santé, se fixer des objectifs, élaborer une feuille de route et la mettre en œuvre.

Il mettait également les éditeurs de logiciel devant leurs responsabilités. Faute, il est vrai, de normes et de règles claires et pragmatiques d’interopérabilité fixées par les pouvoirs publics, chacun développe son propre système, souvent propriétaire, rendant ainsi ses clients captifs. Pour le dire de façon un peu caricaturale, leur modèle d’affaires repose souvent sur le fait qu’un hôpital met dix ans à changer de logiciel et que les modifications à but d’interopérabilité lui sont facturées cher, au détriment d’innovations qui apporteraient une réelle valeur ajoutée aux chirurgiens ou aux infirmières.

Le rapport n’hésitait pas non plus à évoquer le fait que les professionnels de santé sont très mal formés aux enjeux du numérique et qu’ils ont encore souvent une trop faible culture de la collaboration. Lorsqu’on leur propose un outil numérique pour les aider à travailler ensemble, il est parfois difficile de trouver un collectif préétabli qui puisse accueillir cet outil. Ils se montrent également parfois réticents à partager les données avec les patients, par peur du nomadisme médical ou par crainte de voir leur responsabilité engagée. Enfin, ils montrent souvent peu d’appétence pour le numérique, ce que, par ailleurs, on peut comprendre, sachant qu’ils passent une bonne part de leur journée à s’arracher les cheveux devant des logiciels qui sont très peu ergonomiques, par comparaison avec ceux qu’ils utilisent dans leur vie privée.

Une feuille de route

Dès notre prise de poste, nous nous sommes attelés à l’élaboration d’une feuille de route, que nous avons rendue publique en avril 2019.

Celle-ci commence par rappeler que le numérique, pas plus que l’innovation, n’est une fin en soi, mais seulement un moyen incontournable pour transformer le système de santé et aller vers ce que l’on appelle la médecine 5P : préventive, personnalisée, prédictive, participative et basée sur des preuves.

Elle affirme, par ailleurs, que nous ne voulons pas d’un système hyper-capitaliste, comme aux États-Unis, ou dédié au contrôle des individus, comme en Chine. Conformément aux valeurs de notre pays, le numérique en santé doit être à la fois éthique, souverain et citoyen.

Le document présente ensuite les cinq grandes orientations qui composent la feuille de route : renforcer la gouvernance du numérique en santé, intensifier la sécurité et l’interopérabilité, accélérer le déploiement des services numériques socles, déployer au niveau national des plateformes numériques de santé, soutenir l’innovation et favoriser l’engagement des acteurs. Elles sont déclinées en trente actions.

Un projet représenté comme une maison

Dans un esprit pédagogique, nous avons repris la métaphore urbanistique proposée par Dominique Pon et présenté ces cinq grandes orientations sous la forme d’une maison, avec ses fondations et les réseaux souterrains qui la desservent.

Les référentiels socles

Tout en bas du schéma, on trouve les “fondations de la maison”, avec ce que nous avons appelé les référentiels socles, qui sont l’équivalent du code de la route ou du code de l’urbanisme. Ces référentiels sont organisés en trois grands thèmes (éthique, sécurité, interopérabilité) avec, pour chaque thème, des documents de référence – « Hébergeurs de données de santé », « Politique générale de sécurité des systèmes d’information de santé » (PGSSI-S), « Cadre d’interopérabilité des systèmes d’information de santé » (CI-SIS) –, des bases de données – l’annuaire Identité nationale de santé destiné à répertorier l’ensemble des usagers du système de santé, l’annuaire RPPS+ qui recense tous les professionnels de santé avec leurs diplômes et les droits d’accès à l’information, ou encore l’annuaire des hôpitaux FINESS+ –, et enfin des outils, notamment d’identification, comme FranceConnect et ApCV (une application liée à la carte vitale, qui sortira fin 2022).

Les services socles

Au-dessus des référentiels socles sont représentés les cinq services socles. Le premier est une messagerie sécurisée destinée aux professionnels et aux citoyens. À l’heure actuelle, votre banquier vous écrit avec une application sécurisée, mais votre médecin vous envoie le renouvellement de votre ordonnance via Gmail ou WhatsApp, ce qui est un peu étrange ! Le deuxième service socle est le DMP, qui doit en principe contenir les données de santé, les comptes rendus d’hospitalisation, les antécédents, les allergies, etc. Lancé en 2004, il a fait l’objet de multiples rapports de la Cour des comptes pour essayer de comprendre pourquoi il ne fonctionnait pas…

Les services socles comprennent également l’agenda partagé – qui n’est pas destiné à remplacer Doctolib, mais à donner une vision consolidée de tous les rendez-vous passés et futurs pris sur les différentes plateformes (Doctolib, Maiia, KelDoc…) –, la e-prescription et différents outils de coordination.

La maison

Au-dessus des services socles figure la “maison”, qui accueille les deux plateformes numériques principales, positionnées en miroir : d’un côté, Mon espace santé, destiné aux citoyens, et de l’autre, le Bouquet de services, destiné aux professionnels de santé.

La plateforme Mon espace santé est actuellement testée dans trois départements français et sera progressivement généralisée sur tout le territoire à partir de janvier 2022. Accessible depuis les smartphones, elle comprendra trois services natifs (DMP, messagerie sécurisée citoyenne et agenda partagé), mais également, ce qui est inédit et disruptif, une sorte de petit “App Store”, c’est-à-dire un catalogue d’applications numériques qui auront été référencées par les pouvoirs publics à condition qu’elles respectent les fondations de la maison, c’est-à-dire qu’elles soient éthiques, sécurisées et interopérables. Avec l’accord du patient, ces applications pourront se connecter en lecture et en écriture au dossier médical et à l’agenda. Il pourra s’agir, par exemple, de Doctolib, mais aussi de la balance connectée de Withings, ou encore de l’application de méditation Petit BamBou.

Au “toit” de la maison correspond le Health Data Hub, une plateforme de données “pseudonymisées” dédiée à la recherche, qui pourra également être utilisée par des entreprises pour entraîner les algorithmes d’intelligence artificielle.

Les nuages

Au-dessus de la maison, sont représentés des nuages symbolisant différents outils de régulation, avec à la fois des “carottes” (financement, soutien à l’innovation) et des “bâtons” (évaluation). Le rôle de l’État plateforme n’est pas seulement de faire en sorte que les applications numériques respectent les règles et se raccordent aux infrastructures. Notre ambition est d’être des pionniers en matière de santé en Europe et, idéalement, dans le monde. Pour cela, nous devons soutenir nos entrepreneurs et faire émerger des industriels innovants et souverains. C’est pourquoi nous travaillons en lien étroit avec Bercy et Bpifrance sur tous ces sujets.

Un dernier nuage, auquel nous sommes très attachés, est intitulé engagement. Pour que l’ensemble du dispositif se mette en route et fonctionne, nous devons réussir à mobiliser tous les acteurs de terrain, ce qui passe par le fait de les former au numérique en santé et de faire en sorte qu’ils s’approprient cette feuille de route. Nous avons rédigé des documents détaillés, comme la « Doctrine technique du numérique en santé » (janvier 2020), un ouvrage de 200 pages qui est un peu notre bible, ou encore la « Trajectoire du numérique en santé adaptée pour le secteur médicosocial ». Nous avons également créé un outil d’auto-évaluation de la maturité et de la trajectoire de convergence vis-à-vis de la doctrine nationale en e-santé.

Par ailleurs, nous avons organisé, dès le mois de mai 2019, des concertations publiques et lancé une plateforme numérique, Participez !. Nous avons ensuite entrepris un tour de France des régions qui s’est déroulé entre septembre 2019 et février 2020. L’objectif était de rencontrer les “vrais gens”, de partager avec eux l’état des lieux, de leur présenter la feuille de route, de l’adapter en fonction de leurs retours et de valoriser de belles réalisations locales. Ces rencontres ont été transmises en direct et sur les réseaux sociaux, ce qui nous a permis, dès la fin de l’année 2019, de fédérer les énergies pour avancer sur les différents sujets du numérique en santé.

Renforcer la gouvernance du numérique en santé

La première orientation de la feuille de route consistait à renforcer la gouvernance du numérique en santé.

La Délégation ministérielle au numérique en santé

Pour éviter de créer une énième agence, nous avons préféré transformer une entité qui existait déjà et en faire le chef d’orchestre qui assurerait la coordination de tous les autres acteurs, sous le nom de Délégation ministérielle au numérique en santé (DNS). Cela passait par le fait de rattacher cette entité directement au ministre, d’augmenter son plafond d’emplois et de lui allouer un budget conséquent. À la fin de l’année 2019, la DNS comptait quinze personnes, et nous serons bientôt une quarantaine. Son budget était proche de zéro et il s’élève désormais à 14 millions d’euros annuels environ.

L’Agence du numérique en santé

Nous avons, par ailleurs, refondu la gouvernance de l’ancienne ASIP-Santé (Agence des systèmes d’information partagés de santé). Les membres de ce GIP (groupement d’intérêt public), divers acteurs publics, réussissaient rarement à se mettre d’accord, en sorte que l’ASIP-Santé était ballotée entre ordres et contrordres, ne remplissait pas les attentes de ses membres et que beaucoup de nos interlocuteurs nous disaient qu’elle ne « servait à rien ». Nous nous sommes assurés d’obtenir la majorité des voix à l’assemblée générale, ce qui nous a permis de lui fixer une stratégie claire, de renommer cette entité Agence du numérique en santé, de réinternaliser le personnel concerné, ainsi que de désigner un nouveau président et une nouvelle directrice pour moderniser l’agence.

L’ANS est désormais notre bras armé opérationnel, chargé d’élaborer les fondations de la maison (les règles d’éthique, de sécurité et d’interopérabilité) en coopération avec tous les autres acteurs. Elle est passée de 120 à 230 personnes et son budget a augmenté de 30 %. Ce résultat nous a demandé une grande persévérance.

Le Conseil du numérique en santé

Une fois la gouvernance renforcée en interne, nous nous sommes attelés à ce qui était encore plus important, à savoir la gouvernance avec les acteurs externes.

Tous les six mois, nous réunissons le Conseil du numérique en santé, ouvert à tous, et notamment aux parties prenantes institutionnelles, publiques et privées de la e-santé. À l’occasion de cette grand-messe, nous rendons collectivement compte de tout ce qui a été fait au cours du semestre précédent et annonçons ce qui va l’être au cours du semestre suivant.

Lors de la publication de la feuille de route, en avril 2019, les membres de ce conseil s’étaient montrés convaincus de la stratégie, mais assez sceptiques sur notre capacité collective à la mettre en œuvre. Or, dès la deuxième rencontre, qui a eu lieu à la fin de l’année 2019 et au cours de laquelle nous avons présenté les livrables déjà réalisés, les participants ont pris conscience qu’à condition de nous mettre tous au service d’une même “cathédrale”, nous pouvions sortir de l’espèce de mouvement brownien qui prévalait jusqu’alors, et dans lequel chacun dépensait énormément d’énergie sans obtenir aucun résultat.

Des comités intégrant des citoyens tirés au sort

Ces moments de restitution sont très importants, mais le véritable travail se fait ailleurs, dans les comités dédiés à chacune des grandes parties prenantes (citoyens, professionnels de santé, structures, industriels, territoires), qui nous permettent de coconstruire tous nos projets.

Le fait de consulter les professionnels de santé, les structures et les territoires allait de soi. S’adresser aux industriels était moins classique, mais sachant que ce sont eux qui, concrètement, “fabriquent” le numérique en santé sur le terrain, il nous paraissait indispensable de les connaître et de les réguler. Cela dit, la véritable innovation a consisté à faire participer les citoyens à toutes les décisions, et pas seulement à travers des associations de patients, mais en tirant des citoyens au sort, comme cela a été fait pour la Convention citoyenne pour le climat.

Ces citoyens, au nombre de 30 environ, sont représentatifs des différentes catégories sociales de la population française et, naturellement, les chômeurs et les retraités sont plus nombreux parmi eux que les cadres supérieurs. Moyennant une formation qui leur est délivrée par de nombreux experts du secteur (pouvoirs publics, CNIL, ANSSI, industriels, professionnels de santé, associations de patients, etc.), ils émettent des avis extrêmement intéressants, qui nous permettent d’entendre la voix de l’intérêt général, au-delà de celles d’autres parties prenantes qui s’expriment plus souvent, comme les hôpitaux ou les professionnels de santé. Les ateliers citoyens, organisés dès le début de l’année 2019, ont été progressivement structurés pour devenir un comité citoyen qui a été instauré en juin 2021 et a vocation à être pérennisé. En janvier 2022, se tiendront des Assises citoyennes du numérique en santé, animées par Michel Cymes, lors desquelles les citoyens nous remettront officiellement leur rapport.

L’impact de la Covid-19

À l’heure actuelle, nous avons réalisé à peu près 80 % de la construction de la maison, et c’est excitant d’être sur le point de voir sortir de terre tout ce que nous avons collectivement préparé !

Pendant la pandémie de la Covid-19, nous avons passé notre temps à nous dire : « Si l’identité nationale de santé (INS) avait déjà été déployée, le gouvernement aurait eu moins de mal à dédoublonner les cas dans telle ou telle région », « Si la messagerie sécurisée citoyenne avait déjà existé, l’Assurance maladie aurait pu entrer en contact avec les patients autrement que par téléphone pour le contact tracing », etc. En même temps, certaines de nos réalisations ont clairement été facilitées par l’irruption de la pandémie.

L’identité nationale de santé

L’ambition de l’INS est de permettre d’identifier chaque patient de façon fiable. Alors que cette question intéressait peu, elle est soudain devenue stratégique avec la Covid-19. Tout le monde s’est en effet rendu compte qu’il était très difficile de dédoublonner les données lors de la remontée des résultats des tests PCR, sachant que les patients n’étaient pas identifiés de la même façon dans les différents systèmes d’information des laboratoires.

Le SI-DEP

Le SI-DEP (Système d’information national de dépistage populationnel de la Covid-19) est destiné à collecter en temps réel, de façon exhaustive et automatique, les données des 4 500 laboratoires de biologie de France, afin de suivre l’évolution des épidémies autrement que par des tableaux Excel envoyés chaque semaine, de façon non sécurisée, par ces laboratoires. Alors que, depuis huit ans, ce dispositif ne parvenait pas à se mettre en place pour le suivi de maladies infectieuses comme la dengue ou le chikungunya, nous avons eu trois semaines pour y parvenir dans le cas de la Covid-19, sans quoi il aurait été impossible de respecter la date de déconfinement annoncée par le président de la République.

Pour relever ce défi, nous avons activé des leviers qui n’avaient jamais été mobilisés auparavant. Le premier a consisté à travailler en lien étroit avec les laboratoires et leurs éditeurs de logiciel, en mode commando, week-ends compris, comme si nous étions collègues au sein d’un même service.

Le deuxième levier a été le fait de traiter en direct avec les éditeurs de logiciel. En principe, lorsque l’on veut remplacer le système d’information d’un hôpital pour qu’il puisse se connecter au DMP, il faut faire attribuer le budget à la Caisse des dépôts, qui le transmet à l’ARS, qui le transmet à la DSI de l’hôpital, qui externalise souvent le travail auprès d’une grande entreprise de services du numérique parce qu’elle n’a pas les moyens de le réaliser en interne, laquelle négocie avec l’éditeur de logiciel, qui facture souvent son travail cher et impose un délai de plusieurs années. Après avoir identifié les principaux éditeurs de logiciel, nous avons défini avec eux, en un week-end, les spécifications du logiciel, et nous les avons rémunérés directement. Depuis, nous avons construit avec les juristes de Bercy et du ministère de la Santé, au prix d’un long “thriller” auquel a pris part le Conseil d’État, la possibilité de répliquer ce dispositif dans le droit commun, afin de pouvoir continuer, à l’avenir, à rémunérer les éditeurs directement pour le compte d’un tiers.

Troisièmement, nous avons décidé d’activer non seulement la carotte, mais aussi le bâton. Les laboratoires se sont vu attribuer des crédits supplémentaires par test PCR pour alimenter la base SI-DEP. Néanmoins, au-delà de ce bonus, l’alimentation du SI-DEP a conditionné l’intégralité du remboursement du test PCR.

Pro Santé Connect

La Covid-19 a également joué un rôle d’accélérateur pour la diffusion de Pro Santé Connect, qui permet aux professionnels de santé d’accéder aux systèmes d’information avec des droits différents selon qu’ils sont infirmiers, sages-femmes, brancardiers ou chirurgiens. Nous avons intégré Pro Santé Connect aux deux systèmes d’information clés de la pandémie, à savoir le SI-DEP et Vaccin Covid, ce qui a incité les professionnels de santé à s’équiper massivement. Cela pourra désormais être utile pour bien d’autres problématiques de santé.

La télémédecine

La Covid-19 nous a fait gagner cinq ans en matière d’acculturation à la télémédecine, tant du côté des patients que de celui des professionnels de santé. L’augmentation de la pratique a été d’un facteur 3 pour les patients et 3,5 pour les professionnels, avec un taux de satisfaction de plus de 79 % pour les premiers et de 75 % pour les seconds.

Les initiatives privées

La pandémie a également montré que la société civile était capable de proposer très rapidement des applications qui pouvaient avoir un impact massif, comme Covidliste, Vite Ma Dose ! ou BriserLaChaîne. De notre côté, nous avons joué notre rôle d’État plateforme en facilitant leur déploiement, que ce soit en les mettant en relation avec les ARS, ou encore en les faisant accompagner par la CNIL et l’ANSSI pour la sécurisation de leurs services. Nous leur avons également fourni des “briques” qui leur permettaient de se concentrer sur leur valeur ajoutée métier. Par exemple, nous avons placé des données d’annuaires (des centres de vaccination, de dépistages…) en open data. Nous avons aussi fourni aux créateurs de Covidliste la brique Pro Santé Connect, qui leur a permis, en deux jours, de donner la possibilité à tous les professionnels de santé des centres de vaccination de s’identifier dans Vaccin Covid, l’application de suivi de la vaccination, sans que Covidliste ait besoin de vérifier au préalable s’ils étaient bien qualifiés pour procéder aux vaccinations.

Grâce à ces avancées, nous avons obtenu un budget de 2 milliards d’euros dans le cadre du Ségur de la santé, pour le déploiement des fondations de la maison, et plus de 650 millions d’euros supplémentaires pour le soutien à l’innovation. Ces budgets nous ont été alloués dans le cadre du plan France Relance, et il est évident que nous ne les aurions pas obtenus en dehors de la pandémie.

D’autres exemples d’avancées

D’autres progrès ont pu être réalisés sans bénéficier particulièrement du contexte de la pandémie.

Lutter contre la fracture numérique

En matière d’éthique, par exemple, nous avons décidé de prendre à bras-le-corps la question de la fracture numérique, qui est très grave. En effet, 50 % de nos concitoyens rencontrent des difficultés pour effectuer des démarches en ligne, soit parce qu’ils ne possèdent pas les équipements nécessaires, soit faute de formation. Pour répondre à ce défi, nous sommes en train de développer un réseau massif d’ambassadeurs, des personnes qui seront sur le terrain pour aider les Français à utiliser Mon espace santé, à comprendre à quoi sert cet outil et quels sont les enjeux liés à l’accès à leurs données personnelles.

Mesurer et réduire l’impact écologique du numérique en santé

Une autre question éthique concerne le développement durable. Nous cherchons à développer le numérique pour que les gens soient mieux soignés, mais il ne faudrait pas que, ce faisant, nous contribuions à polluer l’environnement et à dégrader ainsi la santé de nos concitoyens. Il est donc de notre responsabilité de réduire autant que possible l’empreinte carbone du numérique en santé. Pour ce faire, nous avons tout d’abord fait réaliser le premier rapport (à notre connaissance) sur l’impact écologique du numérique en santé. Puis nous avons construit plusieurs outils, par exemple un écoscore qui sera imposé à tous les services numériques souhaitant être référencés dans le catalogue de Mon espace santé. Non seulement ils devront être sécurisés et interopérables, mais ils devront afficher, dans le catalogue, leur écoscore, afin que ce dernier puisse servir de critère de choix à ceux qui le souhaiteront.

Accompagner les entreprises

Le Guichet national de l’innovation et des usages en e-Santé (G_NIUS) est destiné à permettre aux entrepreneurs de trouver leur chemin dans l’univers très complexe de la santé numérique, de comprendre à quel organisme s’adresser, ou encore quelles règles respecter. Ce guichet est coordonné par la DNS et alimenté par tous les partenaires. Il propose des parcours guidés, par exemple pour aider un industriel à mettre en œuvre l’INS. Ce n’est pas un projet très coûteux, mais il est absolument indispensable pour le déploiement du numérique en santé.

L’appropriation par les acteurs de terrain

Nous sommes conscients que nous n’allons pas résoudre d’un seul coup tous les problèmes techniques. Nous avons cependant décidé de ne pas attendre que tout soit parfait et d’avoir, par exemple, atteint l’interopérabilité sémantique pour nous lancer.

Nous sommes adeptes des “petits pas rapides”, à travers une série de projets concrets que nous mettons en œuvre en France dès maintenant et que nous allons pouvoir porter au niveau européen en profitant de la présidence française de l’Union européenne pendant les six prochains mois.

En octobre 2021, nous avons été très heureux que le magazine DSIH, dédié à la e-santé, fasse sa couverture avec le titre « Ségur, les grands petits pas du numérique », ce qui signifiait qu’il s’appropriait notre formule. L’éditorial, intitulé « Alors, ils l’ont fait… », se félicitait des avancées réalisées ensemble : « Et voilà, nous y sommes, le Ségur numérique a pris le large. Depuis le 1er septembre 2021, les établissements de santé, TOUS les établissements de santé, peuvent candidater à ce programme survitaminé. [...] Le chantier a été rondement mené, en un peu plus d’un an, avec le concours des responsables d’établissements, les directeurs des SI et les éditeurs. [...] Peut-être, en parcourant le livre de bord [du Ségur], pourra-t-on lire en dernière page : “Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.” »

Je garde aussi le souvenir d’une chanson sur le thème du Ségur numérique, composée et interprétée sur scène par un groupe de biologistes, ce qui peut paraître anecdotique, mais témoigne du fait que le processus a été réellement coconstruit – et je suis convaincue que c’est ce qui explique son succès.

1. Laura Létourneau et Clément Bertholet, « Ubériser l’État ? », séminaire Vie des affaires, séance du 21 avril 2017.


Débat

Le point sur Mon espace santé

Un intervenant : Où en est réellement aujourd’hui le DMP ?

Laura Létourneau : Le dossier médical partagé s’appelait, à l’origine, le dossier médical personnel. En caricaturant un peu, il était devenu un outil destiné essentiellement aux professionnels de santé. L’interface censée permettre au patient de stocker ses propres documents – ne serait-ce qu’ajouter sa photo – était trop compliquée et personne ne l’utilisait. Nous avons énormément travaillé avec l’Assurance maladie pour la rendre ergonomique et donner ainsi au patient “les clés du camion”.

Par ailleurs, le DMP était devenu une sorte de progiciel obèse qui comprenait non seulement le stockage sécurisé des données de santé, mais aussi toutes sortes de services numériques. Nous l’avons repositionné dans les fondations de la maison : il sert désormais uniquement à stocker les données médicales de façon sécurisée, ce qui est déjà énorme, et les services complémentaires émergeant dans le privé et correspondant à nos standards pourront s’y connecter en lecture et en écriture via des API (application programming interface) si le patient le décide.

Le défi va maintenant être de mettre à jour la centaine de milliers de logiciels utilisés par les hôpitaux, les médecins, les kinésithérapeutes, les infirmiers, les pharmaciens, etc. pour qu’ils puissent se connecter au DMP. Cela va prendre du temps et demander un gros effort de communication, sachant que cela fait quinze ans que ce projet piétine et que, par ailleurs, il pourrait être victime des polémiques apparues sur le passe sanitaire. Néanmoins, c’est en cours et en bonne voie grâce aux 2 milliards d’euros du Ségur de la santé et aux leviers de régulation innovants inspirés du SI-DEP.

Cela dit, nous n’avons pas d’autre choix que de réussir, sans quoi nous savons déjà quelle sera l’alternative : une application développée par Apple, qui stockerait les données chez lui, avec ses propres règles d’interopérabilité, de sécurité, d’éthique, et qui exercerait sa régulation sur les industriels français. Est-ce cela que nous voulons ? Si nous échouons à mettre en œuvre Mon espace santé, c’est pourtant ce que nous aurons. Les planètes sont aujourd’hui alignées pour que le projet soit un succès collectif.

Doctolib, service ou plateforme ?

Int. : Doctolib, qui est un énorme succès français, n’incarne-t-il pas ce que vous cherchez à combattre, à savoir l’ubérisation de l’État dans le domaine de la santé ? Aujourd’hui, il est pratiquement impossible de se faire vacciner sans prendre rendez-vous via Doctolib.

L. L. : Nous échangeons tous les deux jours avec Doctolib et nous passons notre temps à définir nos rôles respectifs. Doctolib est un service, ce n’est pas la plateforme d’État. Ils sont ravis que nous nous chargions de collecter les données et que, en revanche, le DMP soit ouvert en lecture et en écriture à leurs services à valeur ajoutée si le patient en est d’accord.

Certains États ont fait le choix de se doter de leur propre application de prise de rendez-vous. Nous considérons qu’il vaut mieux nous appuyer sur des acteurs français qui ont déjà créé la leur et disposent d’une armée de commerciaux pour la déployer sur le territoire et former les professionnels de santé. Nous avons également signé un partenariat avec les concurrents français de Doctolib, KelDoc et Maiia, afin de ne pas dépendre d’un seul acteur, et on peut regretter que les médias n’évoquent généralement que Doctolib.

Il y a un risque de dépendre d’un acteur privé qui pourrait devenir de plus en plus difficile à réguler. En même temps, sachant que nous passons notre temps à nous plaindre de ne pas avoir d’alternatives à Microsoft ou à Amazon pour l’hébergement des données, il peut paraître logique d’encourager l’émergence et le développement de licornes françaises via la commande publique…

Comment assurer la pérennité du processus ?

Int. : Comment allez-vous vous assurer de la pérennité du développement du numérique en santé si, comme je l’imagine, vous ne restez pas indéfiniment au ministère de la Santé ?

L. L. : Le numérique en santé n’est pas un sujet aussi polémique que la tarification à l’activité, les hôpitaux de proximité ou les déserts médicaux. Tout le monde est à peu près d’accord sur le fait « quon ne va pas y couper » et « qu’il faut y aller », à condition, bien sûr, de respecter les grands principes éthiques que j’ai évoqués. De plus, et c’est sans doute le principal résultat de nos efforts, notre démarche bénéficie d’un soutien massif des acteurs externes au ministère. La première fois que nous avons rencontré le ministre Olivier Véran, il nous a dit : « Je ne vous connais pas, mais tout le monde me dit du bien des travaux que vous portez : les parlementaires, les syndicats de médecins, les associations de patients, etc. Continuez donc sur la même voie ! »

Nous consacrons énormément de temps à écouter nos partenaires, à prendre en compte leurs revendications, à négocier avec eux, à leur demander d’exprimer leur soutien publiquement. Les ministres et les conseillers ministériels passent, mais nos partenaires sont toujours là et assurent une certaine forme de continuité et de pérennité des politiques publiques…

Enrôler les énarques et les élus

Int. : Je suis ingénieur et j’avoue que je me perds un peu dans la complexité du système que vous avez à gérer. J’imagine que c’est peut-être encore plus difficile à comprendre pour des énarques et des élus. Comment avez-vous réussi à les enrôler ?

L. L. : Le premier défi a été de nous familiariser nous-mêmes avec cet empilement de structures et avec la complexité technique et juridique du sujet, qui est infernale ! Une fois que nous avons compris à quoi servaient toutes ces entités et d’où venaient les blocages, nous avions fait la plus grande partie du travail. Il restait ensuite à convaincre les décideurs pour obtenir des budgets.

Int. : Cela a dû représenter un énorme effort de pédagogie !

L. L. : J’estime que c’est exactement la mission d’un ingénieur du Corps des mines : comprendre des sujets complexes et les expliquer avec pédagogie. Cela dit, la crise de la Covid-19 nous a bien aidés. Pour l’INS, par exemple, nous ne parvenions pas à obtenir 100 000 euros, mais, une fois qu’il s’est avéré que le nombre de malades pourrait être surestimé de 30 % dans certaines régions du fait de l’absence d’INS, nous avons obtenu 2 milliards d’euros – pas uniquement pour l’INS…

Autre exemple, pour diverses raisons, les infirmiers ne figuraient pas dans l’annuaire RPPS, qui recense les professionnels de santé. Quand la vaccination a démarré et qu’il est devenu évident qu’il faudrait mobiliser non seulement les médecins, mais les infirmiers et même les pharmaciens, tout le monde a pris conscience que, faute de figurer dans l’annuaire RPPS, les infirmiers ne pourraient pas se connecter au système d’information sur les vaccinations, ce qui risquait de compromettre la lutte contre la plus grande pandémie des cent dernières années. La situation s’est alors débloquée.

Int. : En définitive, peut-être que sans la crise de la Covid-19, vous n’auriez pas réussi ?

L. L. : Les acteurs de terrain concernés étaient déjà mobilisés et enthousiastes, grâce, notamment, au tour de France des régions. La crise de la Covid-19 nous a certainement aidés, mais elle nous a également valu une énorme surcharge de travail. Nous avons dû bâtir quinze systèmes d’information en un an, tout en respectant à la semaine près le calendrier annoncé dans la feuille de route…

Int. : Je forme l’hypothèse que vos interlocuteurs des ministères n’ont toujours pas compris, techniquement, ce que vous faisiez, mais que, constatant que tout le monde est derrière vous, ils ne peuvent pas tellement vous demander de procéder autrement. Inversement, lorsque tout le monde est d’accord, il devient moins urgent de se faire comprendre.

L. L. : Effectivement, aujourd’hui, on nous fait davantage confiance par défaut !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT