- La SARL Normandie Métallurgie
- Premier rachat de société
- Se former, ne pas compter son temps, faire des économies
- La création de la holding Éfinor
- Devenir fournisseur de rang 1
- Une cellule grands projets
- Éfinor devient une société commerciale
- La diversification dans le naval et dans le digital
- Éfinor aujourd’hui
- Un travail d’équipe
- Comment redresse-t-on une société ?
- Le choix des nouveaux secteurs à explorer
- L’intégration verticale
- L’internationalisation
- Relativiser le rôle des diplômes
- Mixer les talents
- Le recrutement
- Et la suite ?
Exposé de Fabrice Lepotier
J’ai 55 ans et j’ai créé ma première société à l’âge de 22 ans, en 1988. Avec mon CAP de chaudronnier, j’avais trouvé du travail dès la sortie du lycée professionnel, à 18 ans. Quatre ans plus tard, après avoir effectué mon service militaire, j’ai décidé de m’établir à mon compte et de vendre des heures de travail à des établissements de chaudronnerie ou aux chantiers navals des environs. À l’époque, ceux-ci foisonnaient dans la région de Cherbourg, entre les deux centrales nucléaires en exploitation, l’usine de retraitement de combustible de La Hague, dont le chantier, en cours de réalisation, était l’un des plus importants au monde, et l’arsenal où se construisaient des sous-marins nucléaires.
Je n’avais que trois ans d’expérience, mais j’étais courageux. Quand je me suis présenté à la chambre de commerce pour m’informer des démarches administratives relatives à la création de mon entreprise, mon interlocuteur m’a dit : « Pourquoi vous lancer là-dedans ? Trouvez-vous une place dans une boîte de chaudronnerie, vous gagnerez bien votre vie. Ne créez surtout pas une entreprise, il y en a bien assez comme cela ! » Je lui ai répondu que je n’étais pas venu lui demander ce que je devais faire, mais comment je devais le faire.
La SARL Normandie Métallurgie
Je me suis donc lancé comme artisan et, assez rapidement, j’ai compris que je devais structurer ma petite entreprise et la transformer en SARL (société à responsabilité limitée). On m’a alors donné l’un des conseils les plus précieux de ma carrière : me faire accompagner par un cabinet d’expertise comptable reconnu. C’est ainsi que, dès le démarrage de mon activité, je me suis fait aider par KPMG. L’agence a détaché un stagiaire chargé de m’apprendre les rudiments de la comptabilité. Aujourd’hui, il dirige le bureau KPMG de Cherbourg et, lors de réunions publiques, je prends un malin plaisir à dire que c’est moi qui l’ai formé, tellement les cas de figure étaient variés à l’époque !
J’ai donné à ma SARL le nom de Normandie Métallurgie et, dès la première année, j’ai réalisé un chiffre d’affaires équivalant à 200 000 euros, avec une belle rentabilité. Ceci m’a permis d’embaucher peu à peu plusieurs salariés et de les former pour qu’ils se chargent de réaliser les travaux en atelier pendant que j’allais prospecter ou établir des devis. J’ai loué un bâtiment de 400 mètres carrés, dans lequel j’ai installé mon atelier de production, et acheté un petit lot de machines pour 80 000 francs, grâce à un prêt de la banque qui gérait mon compte personnel depuis quelques années.
En quatre ans, j’ai monté une équipe d’une dizaine de collaborateurs. Nous intervenions en sous-traitance pour des sociétés du grand chantier de La Hague et j’ai diversifié mes activités en obtenant des petits contrats auprès de quelques collectivités locales.
Premier rachat de société
Au bout de neuf ans, l’un de mes concurrents dans le domaine de la chaudronnerie est venu me trouver. Sa société, Sema, s’apprêtait à mettre la clé sous la porte, à la suite d’un redressement fiscal associé à un gros impayé de la part d’un sous-traitant des Chantiers de l’Atlantique. J’ai sollicité mon expert-comptable pour m’aider à constituer un dossier de reprise d’entreprise et j’ai pu la reprendre pour 1 franc symbolique. Le passif était de 1,8 million de francs, mais, heureusement, mon entreprise avait déjà accumulé de la trésorerie ; étant en permanence au four et au moulin, je n’avais pas le temps de dépenser de l’argent en loisirs ou vacances !
À l’époque, Sema employait 40 salariés, mais elle avait connu des années fastes, à plus de 100 salariés. Elle était bien mieux structurée que mon entreprise, avec notamment un encadrement et un système d’assurance qualité. Le fait d’être en contact avec des cadres m’a permis de prendre de la hauteur par rapport à mon métier et à mon entreprise. En retour, j’ai pu faire bénéficier Sema des bonnes pratiques que j’avais mises en place dans ma société. Dans la mesure où je pouvais désormais confier la responsabilité opérationnelle à un directeur, j’ai consacré davantage de temps à la réflexion, notamment en ce qui concerne le business model de mon entreprise, et à la prospection.
Se former, ne pas compter son temps, faire des économies
J’ai décidé d’améliorer ma formation et, le samedi, j’allais suivre des cours organisés par la chambre de commerce ou par l’université, aussi bien en comptabilité, en management, en gouvernance, qu’en psychologie. Ce temps passé en formation était, bien sûr, un peu au détriment de ma vie familiale, mais, en dépit de cette lourde charge de travail que je m’imposais, nous avons réussi à passer de bons moments ensemble.
Quand on démarre à partir de rien, comme moi, on n’a pas vraiment le choix. Je suis issu d’une famille de 7 enfants. Mon père était éboueur et ma mère, femme au foyer. En aucun cas, ils ne pouvaient m’aider à développer mon entreprise et encore moins à la financer. Je ne souhaitais pas non plus faire appel à des investisseurs extérieurs. Tout a donc reposé sur les fonds propres de la société. Je laissais systématiquement les bénéfices dans l’entreprise et je me versais un salaire très modeste, permettant juste de nourrir ma famille et de nous loger. Ceci ne m’a pas empêché de me construire une belle maison dès 1992, en donnant beaucoup de moi-même. Quand vous n’avez pas de capital au départ, vous compensez par le temps, les économies et l’huile de coude. Tout cela vous permet de consolider votre entreprise un peu plus chaque année.
La création de la holding Éfinor
L’un de mes clients était le groupe Safran, nommé Snecma à l’époque. À la suite du rachat de Sema, ce client m’a convoqué pour m’alerter sur le fait que cette entreprise réalisait 40 % de son chiffre d’affaires avec lui, que c’était trop risqué et qu’il fallait envisager une diversification du portefeuille client. N’ayant pas envie de réduire mon chiffre d’affaires, je lui ai proposé d’accroître au contraire le volume de commandes annuel qu’il nous confiait, en me donnant du travail non seulement sur le site pour lequel nous étions référencés, mais sur deux autres sites de la région parisienne, où nous n’étions pas encore présents. En contrepartie, je m’engageais à doubler mon chiffre d’affaires auprès d’autres entreprises.
J’avais des vues sur Mouteau Nicolle, une belle chaudronnerie de la région parisienne qui réalisait déjà du profit et allait m’apporter la diversification tant espérée. Je précise que ma motivation première n’a jamais été de grandir pour grandir, mais seulement d’assurer la pérennité de ce que j’avais déjà créé et de respecter les engagements de développement pris auprès de mes clients. Acquérir une troisième entreprise me permettait, en l’occurrence, de donner davantage de stabilité et de visibilité aux deux premières.
Mon expert-comptable et mon avocat en droit des sociétés, constatant que certaines de mes entreprises avaient du capital et d’autres, surtout de la dette, m’ont suggéré de créer une société holding afin d’unifier la trésorerie, ce que j’ai fait en 2000. J’ai nommé la holding Éfinor – pour Établissement financier de Normandie – et j’en ai fait la “banque” des autres sociétés. Elle s’est avérée constituer un formidable outil de développement.
Devenir fournisseur de rang 1
Entre-temps, en 1997, j’avais créé une société de services pour proposer de l’assistance technique dans le domaine du pétrolier offshore, notamment pour ce qui était l’une des spécialités de Cherbourg à l’époque, la fabrication des jackets et des plateformes pétrolières pour la recherche et l’exploitation de gisements offshore de pétrole ou de gaz. Deux ans plus tard, en raison d’un manque d’activité, j’ai transformé son objet social pour la convertir en société de travail intérimaire. Je l’ai développée rapidement, au point que, dès 2002, elle comprenait deux agences supplémentaires, à Toulouse et en région parisienne, et employait 400 collaborateurs. Cette activité était cependant très consommatrice de temps et de trésorerie. Au bout de trois ans, j’ai décidé de la vendre afin de me concentrer sur mon ADN, le travail du métal. Cette vente a permis un apport appréciable de trésorerie.
Je me retrouvais à la tête de trois entreprises prospères, avec une holding dotée de cash. Je me suis alors fixé une nouvelle ambition : devenir fournisseur de rang 1. Le statut de sous-traitant est en effet inconfortable. On est souvent entre le marteau et l’enclume, avec des contrats signés au dernier moment, sous la pression des délais et des coûts. Cela dit, pour prétendre devenir fournisseur de rang 1, je devais apporter quelque chose de plus par rapport aux autres sous-traitants. J’ai alors décidé de me doter d’une société d’ingénierie et de services de maintenance, afin de pouvoir offrir une prestation globale aux grands donneurs d’ordre.
Mettant en application une recette qui m’avait déjà bien réussi – créer une première société dans ma région natale, puis, une fois qu’elle fonctionnait convenablement, la dupliquer dans d’autres grands bassins industriels –, j’ai fondé Euridis ingénierie à Cherbourg, puis déployé d’autres agences à Aix-en-Provence (près du site du CEA de Cadarache), à Toulouse, en région parisienne, puis à Marseille, Lyon, Nancy et Lorient. Tout cela a été réalisé en quelques années seulement : au bout de six ans, ces différentes sociétés employaient au total 200 personnes en ingénierie.
En 2009, j’ai créé Éfinor Services, une société de maintenance destinée à compléter l’offre proposée aux donneurs d’ordre. J’ai ensuite structuré le Groupe autour de trois pôles : ingénierie, manufacturing et services.
Une cellule grands projets
En 2007, nous avons gagné des contrats significatifs pour l’EPR de Flamanville, avec notamment la construction des piscines de stockage des combustibles et de la salle de commande. En effet, nous bénéficiions déjà d’une bonne réputation et le plan de relance électronucléaire nécessitait des références dans le domaine, qui devenaient de plus en plus rares.
Ces grands contrats ont toutefois failli nous être fatals. En 2009, j’ai organisé des réunions de crise avec mes clients, mettant en évidence la défaillance de ces contrats. Non seulement les chiffrages avaient été établis sur des bases statistiques, mais ils étaient devenus obsolètes du fait de l’évolution des codes de construction. Nous étions en train de nous faire déborder par les coûts et allions tout droit vers notre perte, comme l’ensemble des sociétés intervenant sur ce grand chantier. Nous avons pu renégocier les contrats et les mener à bien en gagnant un peu d’argent ou, tout au moins, en n’en perdant pas. En parallèle, nous avons fourni des équipements complexes pour les chaufferies nucléaires de porte-avions et de sous-marins, ou encore des emballages de transport de combustibles pour le nucléaire.
De cette époque, j’ai retenu une leçon importante, à savoir que la gestion d’aussi gros contrats nécessitait un changement de braquet. J’ai donc doté la holding du Groupe d’une cellule dédiée aux grands projets. Elle nous a permis de répondre aux nouveaux appels d’offres en maîtrisant mieux les risques. Ces grands projets nous ont apporté maîtrise et visibilité sur notre carnet de commandes, ce qui est essentiel dans la vie d’une entreprise. Si l’on se contente de “faire des coups”, on ne peut pas aller très loin. La visibilité permet de s’organiser et d’investir dans l’outil de travail, mais aussi dans l’humain, afin de progresser continuellement et de devenir le meilleur. C’est pourquoi, avec l’exigence de diversification, la recherche de visibilité a toujours été un axe privilégié de mon travail au quotidien.
Éfinor devient une société commerciale
Avec la multiplication des sociétés au sein du Groupe, nos clients se sentaient parfois un peu perdus. Ceci m’a conduit à transformer l’objet social de la holding pour en faire une entité commerciale à laquelle ont été rattachées toutes les fonctions transversales : ressources humaines, service Q4SRE (qualité, sûreté nucléaire, santé, sécurité, sécurité de l’information, radioprotection, environnement), service juridique, système d’information, service financier, service communication et cellule grands projets.
De plus, l’ensemble de l’activité a été structurée en trois pôles thématiques : le naval, le pétrole-gaz et le nucléaire.
La diversification dans le naval et dans le digital
Dès l’époque où nous étions sous-traitants, nous avons travaillé pour Naval Group et rapidement obtenu sa confiance. Après l’avoir accompagné sur les sites de Lorient, Brest et Toulon, nous sommes devenus l’un de ses partenaires stratégiques.
Toujours soucieux de diversifier mes activités pour limiter le risque, j’ai décidé, en 2016, de réaliser l’acquisition d’Allais, un chantier naval cherbourgeois en difficulté. Cette entreprise était le leader mondial des surfers, de petits bateaux rapides en aluminium, mesurant entre 15 et 35 mètres, qui assurent le transport des professionnels vers les sites offshores et desservent les différentes plateformes au sein d’un même champ pétrolifère ou gazier. Avec l’effondrement des prix du pétrole en 2015, elle avait dû déposer le bilan.
Dans toute opération de rachat, il faut se demander en quoi la nouvelle société permettra de consolider le Groupe et de le développer. L’acquisition des chantiers Allais m’a permis à la fois de bénéficier d’un outil industriel hors normes et d’accueillir un savoir-faire unique, que nous avons su appliquer aux domaines de l’environnement, du transport de passagers, de la pêche et du militaire.
Pour conforter le développement de cette entité, nous avons fait l’acquisition d’un deuxième petit chantier naval, situé en Bretagne, spécialisé dans la construction de bateaux de dépollution et de nettoyage portuaire. Ces bateaux dépollueurs sont capables de récupérer les hydrocarbures après le naufrage d’un pétrolier, de recueillir les déchets plastiques flottants et/ou de filtrer les microplastiques dans les océans. Les deux sociétés travaillent désormais ensemble : les bateaux de 10 mètres et moins sont fabriqués dans le petit chantier naval breton et ceux de plus de 10 mètres, dans le chantier cherbourgeois. Cela nous permet de fournir plus de 300 clients dans 100 pays différents et d’accumuler les commandes sur plus de deux ans.
Nous nous sommes également diversifiés dans le digital, avec le développement de plateformes élévatrices de grandes dimensions qui servent, par exemple, à déplacer les cockpits d’avions dans les ateliers de fabrication, ou encore à transporter des éléments nucléaires dans les casemates. Ces appareils autoguidés peuvent porter des charges allant jusqu’à plus de 100 tonnes.
Éfinor aujourd’hui
L’entreprise que j’ai fondée en 1988 emploie aujourd’hui près d’un millier de personnes. Elle est devenue un acteur industriel capable de produire des équipements très complexes, dont l’excellence est reconnue aussi bien en France qu’à l’étranger. En 2016 et en 2017, nous avons obtenu des contrats importants pour la fourniture de piscines, de salles de commandes et de simulateurs de conduite pour les réacteurs nucléaires de Hinkley Point, en Angleterre. Nous avons également remporté des marchés pour les centrales chinoises de Taishan. Je garde le souvenir d’un contrat signé sur une table de 10 mètres de long, avec une douzaine de Chinois dont aucun ne parlait français : grand moment de solitude !
Notre chiffre d’affaires – 115 millions d’euros en 2021 – se répartit principalement entre l’énergie et le naval, à raison de 40 % pour chacun de ces deux secteurs, avec des variations de 5 à 10 % en fonction des années. Au sein de la partie énergie, le pétrole-gaz représente 10 % environ. Les 20 % restant recouvrent des activités très diversifiées. Nos contrats avec Naval Group représentent 27 % de notre chiffre d’affaires, et je surveille ce taux comme le lait sur le feu. La situation ne paraît cependant pas trop risquée, dans la mesure où notre Groupe connaît une croissance continue.
Un travail d’équipe
Je n’ai pas accompli ce parcours seul. Si j’ai réussi, avec les compétences dont je disposais au départ, à développer cette entreprise de cette façon, c’est parce que j’ai su m’entourer de personnes disposant de capacités remarquables, aussi bien dans le domaine technique que dans celui de la gestion, des ressources humaines, de la communication, ou encore de l’informatique. C’est ce travail d’équipe qui a fait la réussite de notre Groupe.
Je voudrais aussi souligner que ce développement sur trente ans peut paraître fulgurant, mais que les dix premières années ont été extrêmement longues, difficiles et usantes. Ma journée de travail actuelle est bien plus légère que celle d’il y a trente ans… J’ai appris à quitter le bureau plus tôt le soir, à partir en week-end, et même à prendre des vacances sans en avoir honte !
Débat
Comment redresse-t-on une société ?
Un intervenant : Votre réussite est vraiment impressionnante ! À vous écouter, on a l’impression que tout est simple. Il suffit d’être travailleur et de savoir s’entourer. Mais si c’était vrai, on verrait beaucoup plus d’entreprises comme la vôtre…
Int. : Pour ma part, je m’interroge sur votre recette pour redresser les sociétés en difficulté. Comment réussissez-vous à les transformer en entreprises rentables ?
Fabrice Lepotier : Quand je rachète une société, je commence par aller sur place. J’observe comment les gens travaillent et je leur pose des questions sur ce qui alimente leurs journées. J’essaie d’appréhender au mieux leur charge de travail. J’écoute aussi ce qu’ils ont à me dire pour “prendre la température”. Souvent, les entreprises en difficulté ont subi plusieurs changements de gouvernance et les équipes sont démotivées, ce qui peut se comprendre. Chaque entreprise a sa propre histoire.
Ensuite, nous apportons les bonnes pratiques mises en place dans les autres centres de profit.
La transformation doit s’opérer rapidement. Si je constate que quelqu’un n’est pas à sa place, je lui explique que nous allons revoir son poste. Néanmoins, je ne suis ni un coupeur de têtes, ni un fossoyeur d’entreprises. Sur la trentaine de sociétés qui ont fait partie du Groupe – certaines ayant fusionné depuis –, j’en ai acheté la moitié et j’ai créé les autres.
Enfin, je dois préciser que je n’ai pas toujours réussi à redresser les sociétés en question. Certaines opérations ont été catastrophiques, comme le rachat d’une petite entreprise pour lequel je n’avais pas pris suffisamment de précautions, justement parce qu’elle était de petite taille, et qui m’a coûté beaucoup d’argent ! De la même manière qu’un enfant qui se brûle les doigts regarde ensuite plus attentivement où il les pose, j’ai été plus prudent par la suite.
Int. : Vous rendez-vous toujours personnellement sur place ?
F. L. : Je fais ma propre expertise à chaque rachat. Pour la suite, j’ai des relais sur place qui introduisent les bonnes pratiques. Parfois, nous nous appuyons sur des cabinets d’audit afin d’affiner certains détails.
Le choix des nouveaux secteurs à explorer
Int. : Une partie de votre savoir-faire semble résider dans le choix des marchés sur lesquels vous cherchez à vous développer.
F. L. : Lorsque je veux aborder de nouveaux marchés ou secteurs géographiques, je commence par l’acquisition d’une société active sur ce marché ou dans ce secteur, car il est très difficile de partir de zéro, et la méconnaissance d’un domaine peut coûter très cher. Une fois la cible de développement définie, nous ouvrons grand les yeux et les oreilles, en mobilisant nos équipes et, parfois, nos partenaires.
Int. : Comment avez-vous procédé pour vous lancer dans la construction navale, par exemple ?
F. L. : Lorsque nous avons acquis le chantier naval cherbourgeois, mon entreprise était déjà référente dans la sous-traitance navale. Nous employions donc dans notre Groupe tous les profils exerçant sur un chantier naval – ingénieurs, chaudronniers, soudeurs, électriciens, tuyauteurs, intégrateurs. Je savais que cette entreprise n’avait plus aucune commande et que je devrais l’emmener sur de nouveaux marchés, mais je savais aussi que mon propre carnet de commandes était plein et nous permettrait d’absorber les heures disponibles des 50 salariés à reprendre. Dès le lendemain du rachat, nous avons pu donner du travail aux 50 salariés conservés, sur les 75 que comptait l’entreprise au moment du rachat. Par la suite, nous avons réembauché une partie de ceux qui avaient perdu leur travail.
En d’autres termes, nous connaissions déjà le métier de la construction navale et, plutôt que d’en rester à la sous-traitance, nous souhaitions désormais fabriquer nos propres produits, même si c’est beaucoup plus risqué dans la mesure où l’on prend l’entière responsabilité de ce que l’on vend. Mon point faible était, et reste encore aujourd’hui, l’approche commerciale, qui est très spécifique à ce domaine. L’essentiel de nos ventes se fait via le bouche à oreille, le démarchage commercial par les équipes en interne et les réseaux sociaux.
L’intégration verticale
Int. : L’évolution de votre entreprise se caractérise par un double mouvement de diversification et d’intégration verticale. Des clients comme EDF ou Naval Group doivent probablement apprécier que vous rassembliez toutes les compétences dont ils peuvent avoir besoin ?
F. L. : Il est effectivement important de pouvoir montrer que l’on maîtrise l’ensemble de la chaîne de valeur. En revanche, il faut aussi conserver un panel de sous-traitants et d’intérimaires, pour le cas où la charge de travail diminuerait. Je cherche à couvrir 70 % du chiffre d’affaires en interne, et je fais réaliser les 30 % restants par des prestataires extérieurs à l’entreprise.
L’internationalisation
Int. : Comment avez-vous abordé le développement à l’international ?
F. L. : J’ai commencé par suivre certains clients à l’étranger, aussi bien des énergéticiens que des constructeurs navals, ce qui m’a permis de me familiariser avec le commerce international en étant un peu protégé par leurs organisations.
Désormais, nous vendons nous-mêmes nos produits à l’étranger, ce qui est assez complexe, notamment en dehors de l’espace Schengen. De plus, il faut trouver des outils de financement et des garanties financières, car la plupart des clients étrangers ne paient rien tant que le produit n’a pas été livré. Il faut également apprendre à transporter les produits, à les dédouaner, etc.
Pour ce qui est de l’aspect commercial, nous ne participons pas beaucoup aux salons internationaux. Nous faisons en sorte d’avoir une assez bonne exposition sur Internet et les acheteurs cherchant un emballage de transport nucléaire, une piscine nucléaire, un bateau de type surfer ou un bateau dépollueur arrivent assez vite sur notre site.
Int. : Comment avez-vous préparé votre négociation avec les partenaires chinois ?
F. L. : En Chine, il est important que le PDG soit présent en personne, mais j’étais accompagné par mon directeur général et par mon directeur export, qui étaient beaucoup plus à l’aise que moi. L’essentiel est de se montrer humble, de respecter ses clients et, bien sûr, d’avoir une organisation parfaite et de démontrer que l’on va savoir réaliser le contrat.
Int. : L’une des grandes difficultés du commerce en Chine semble être la multiplicité des interlocuteurs auxquels il faut s’adresser.
F. L. : Effectivement, ce sont souvent des décisions à quatre têtes : l’industriel, la région, l’État et le Parti.
Pour faciliter notre développement à l’étranger, je me suis constitué un réseau d’agents connaissant bien les différents pays. Dans le domaine de la construction navale pour le Moyen-Orient, par exemple, je m’appuie sur l’un des anciens dirigeants d’une grande entreprise française présente sur place. Il ne s’agit pas d’embaucher des régiments de commerciaux, mais d’intéresser des sachants aux objectifs que l’on se fixe.
Relativiser le rôle des diplômes
Int. : Vous intervenez dans des domaines où les ingénieurs sont légion. Le fait de n’avoir qu’un CAP ne vous a-t-il jamais posé de problème ?
F. L. : Dans les débuts, j’évitais de le mentionner, car, effectivement, dans le milieu industriel, ceux qui occupent des postes à responsabilités sont presque tous issus de grandes écoles. Cela dit, j’ai déjà rencontré beaucoup de chefs d’entreprises autodidactes, comme moi. L’un d’entre eux me disait : « C’est comme ça, il faut de tout pour faire un monde. Eux, ils sont ingénieurs, nous on a le CAP, mais on n’est pas plus con que les autres et on avance tous la main dans la main. » D’ailleurs, j’embauche beaucoup d’ingénieurs…
Mixer les talents
Int. : Les sociétés de votre Groupe sont à la fois diverses et complémentaires. Cherchez-vous à mixer les talents entre elles ?
F. L. : En effet, je procède à des “greffes” en envoyant certains collaborateurs travailler dans d’autres régions avec leurs collègues du Groupe. J’organise aussi des transferts de savoir-faire, et même de commandes : si Cherbourg a du travail et que Lorient n’en a pas, je m’arrange pour que Cherbourg envoie des affaires à Lorient, et vice versa. L’objectif est toujours le même, assurer la stabilité et la pérennité de l’ensemble.
Le recrutement
Int. : Beaucoup d’industriels rencontrent des difficultés à recruter des soudeurs. Est-ce votre cas ?
F. L. : Le problème n’est pas que l’on ne trouve plus de soudeurs, mais qu’il en faut de plus en plus et que, par ailleurs, on trouve des soudeurs qui soudent et d’autres qui soudent mal… C’est pourquoi, depuis quelques années, on observe une forte inflation sur les salaires des bons soudeurs. Pour les garder, il faut les rémunérer entre 2 000 et 3 000 euros par mois, ce qui nécessite de faire attention à l’organisation de l’atelier de façon à optimiser l’utilisation des compétences de chacun.
Int. : Disposez-vous d’un outil de formation interne ?
F. L. : Nous assurons des formations, même pour des soudeurs déjà expérimentés, car certains de nos contrats exigent des qualifications extrêmement pointues. Pour le reste, nous nous appuyons sur les centres de formation existants et nous accueillons, chaque année, environ 150 apprentis.
En 2014, j’ai été élu président de l’UIMM de la Manche et j’ai découvert, à cette occasion, que l’outil de formation perdait 300 000 euros par an, ce qui semblait n’émouvoir personne. J’ai manifesté mon mécontentement devant le conseil d’administration, ce qui a eu pour effet de provoquer la démission du président de l’outil de formation en question.
Malgré ma charge de travail, je me suis résigné à prendre la présidence de cette structure et, selon mon habitude, j’ai commencé par me promener dans les bureaux pour voir comment les gens travaillaient. Je me suis permis d’ouvrir des portes et j’ai constaté que certaines armoires étaient complètement vides…
On m’a expliqué que je ne pouvais pas procéder dans un syndicat professionnel ou un outil de formation territorial comme dans une entreprise. J’ai répondu que j’avais été élu pour mener à bien une mission, que j’allais la réaliser comme je l’entendais et que, si cela ne donnait pas satisfaction, on me remercierait et un autre prendrait ma place. Je me suis donc séparé de certaines personnes et j’ai constitué une nouvelle équipe pour redresser cette structure.
Aujourd’hui, aussi bien dans la Manche que dans l’Orne et le Calvados, nous avons tous les centres de formation dont nous avons besoin pour fournir des opérateurs de ligne, des chaudronniers, des soudeurs ou des méthaniers. Il y a quelques semaines encore, j’ai scellé la première pierre d’un campus de formation à Cherbourg, juste avant de laisser ma place à la présidence des centres de formation.
Et la suite ?
Int. : Quelle est votre vision pour votre Groupe à cinq ou dix ans ?
F. L. : Je compte me retirer d’ici cinq ans, car j’aimerais bien aller courir ou jouer au golf un peu plus souvent, et regarder les entreprises que j’ai créées continuer à se développer, mais sans moi. Je m’y prépare depuis trois ou quatre ans déjà, en travaillant avec le top management sur la forme que pourrait prendre la cession de l’entreprise.
Int. : Cela n’inquiète-t-il pas vos collaborateurs ?
F. L. : Ils sont suffisamment brillants pour se débrouiller sans moi. Il ne faut pas croire que c’est le patron qui tient la boutique ! Je ne suis qu’un maillon de la chaîne. J’ai donné l’impulsion initiale, mais les forces vives sont dans l’entreprise.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Élisabeth BOURGUINAT