Exposé de Xavier Musca

Au début de la pandémie de Covid-19, un ami, sachant mon implication dans le monde bancaire et inquiet pour ses économies placées chez LCL, me demandait s’il n’était pas opportun de les transférer au Crédit Agricole. Cette anecdote préliminaire révèle que les Français sont très peu au fait de la structure des banques dans leur propre pays : ainsi, j’ai dû expliquer à mon interlocuteur qu’en ayant un compte chez LCL, ses économies étaient déjà au sein du groupe Crédit Agricole et donc qu’il n’avait pas de souci à se faire. Par ailleurs, cette anecdote reflète le sentiment que la crise économique que nous étions alors en train de vivre du fait de la pandémie allait inévitablement déboucher sur une crise de nature financière.

Cette inquiétude était en particulier nourrie par ce qui s’était passé au moment de la crise de la zone euro et par les conséquences de la crise financière de 2008. Elle alimentait un sentiment général de défiance, notamment en Europe, à l’encontre du secteur bancaire, et de fatalisme face à l’enchaînement, jugé inéluctable, d’une triple crise, d’abord sanitaire, puis économique et, finalement, financière. Comme nous le savons maintenant, cette crise financière n’a pas eu lieu, pour les raisons suivantes.

Des banques en bonne santé

Tout d’abord, les banques n’ont pas aujourd’hui un niveau préoccupant de non performing loans dans leur bilan, c’est-à-dire de créances détériorées sur des entreprises en mauvaise situation, et ce niveau est resté stable dans la plupart des pays, voire est en baisse, comme en Italie. Les seuls pays qui gardent un taux élevé, quoiqu’en baisse, sont la Grèce et le Portugal, cette situation étant davantage liée à la crise précédente qu’à celle de la Covid-19.

Cela traduit la bonne santé du secteur des entreprises dans l’ensemble de l’Europe. En 2020, le taux de faillites en France était de 40 % inférieur à la moyenne de long terme et, cette année, il l’est de 20 %. Évidemment, ceci est la conséquence directe des sommes extrêmement importantes que les États ont mises à la disposition des entreprises et du rôle que les banques ont joué en accordant largement les prêts demandés par leurs clients. Cela tient également au fait que, du point de vue financier, en particulier en France, la situation des entreprises était très solide et que cette crise n’a donc pas – loin de là – aggravé leur situation. Évidemment, d’un point de vue microéconomique, dans certains secteurs comme l’hôtellerie-restauration, le transport aérien, l’événementiel ou la culture, des entreprises peuvent être en grande difficulté, mais, au niveau macroéconomique, les entreprises ont bien résisté.

Cette résistance est due à la nature très singulière de cette crise qui n’est le résultat ni d’une surproduction, ni d’un choc économique lié, par exemple, au renchérissement des matières premières comme lors du choc pétrolier de 1973, ni d’une défaillance du secteur financier comme en 2008. Elle résulte en effet de la décision administrative, prise dans la plupart des pays, occidentaux ou émergents, de mettre à l’arrêt toute une série d’activités économiques pour des raisons de santé publique. Dans cette situation particulière où il n’y a pas de destruction de capital, où les liquidités sont abondantes et où les bilans demeurent solides dès lors qu’une partie des pertes est prise en charge par les États, on a constaté qu’aussitôt levées les interdictions administratives, l’économie est repartie avec une très grande vigueur. Tout le monde s’est donc trompé sur cette crise et, ipso facto, sur la situation des banques. Il faut reconnaître que les taux d’intérêts très bas mis en place par la Banque centrale européenne, les achats d’actifs amplifiés par cette même banque et les aides d’État ont largement aidé le secteur productif dans son ensemble, et donc, indirectement, le secteur bancaire, à faire face à cette situation inédite.

Désormais, le coût du risque, après avoir augmenté au début de la crise, se normalise et revient aux niveaux observés antérieurement. Il faut préciser que cette augmentation était purement comptable et ne reflétait pas la situation réelle des entreprises. La réglementation fait en effet obligation aux banques de provisionner ex ante les pertes qu’elles seraient susceptibles de subir sur la base de modèles fondés sur l’expérience des crises précédentes. Au début de la crise de la Covid-19 et face à la catastrophe annoncée, toutes les banques ont ainsi provisionné le coût d’un risque potentiellement très élevé. Or, comme ces pertes redoutées ne se sont pas matérialisées, les banques ont rapidement suspendu ces provisionnements et retrouvé leurs coûts du risque antérieurs.

On pourrait cependant craindre que des problèmes surviennent à l’avenir, les entreprises ayant vu bondir leur taux d’endettement brut durant cette crise. Là encore, il faut se méfier des chiffres. Si ce taux brut a effectivement augmenté, les entreprises ne se sont en revanche pas endettées en net. En France, depuis le début de cette crise, leur endettement net n’a crû que de 9 milliards d’euros, ce qui est négligeable. Confrontées au risque de la pandémie et face à un avenir incertain, elles ont en effet tiré sur leurs lignes de crédit et ont sollicité des prêts garantis par l’État (PGE), mais ces tirages n’ont pas servi à éponger des pertes. Le cash s’est donc accumulé sur les comptes bancaires et les banques se trouvent dans la situation d’avoir certes de très fortes créances vis-à-vis des entreprises, mais, dans le même temps, de voir leur encaisse augmenter de manière spectaculaire. À ce stade, il n’existe donc pas de risques liés aux bilans des entreprises.

L’activité a rebondi très fortement dès lors que le confinement a été levé et l’on constate qu’en 2021, les banques, tant européennes qu’américaines, enregistrent des résultats extrêmement positifs. Cette situation rassurante montre que le secteur bancaire n’est pas à ce jour menacé d’une crise imminente. Il l’est d’autant moins que le travail effectué depuis 2008 – ou 2012 dans les pays du Sud qui ont davantage été affectés par la crise de l’euro – a permis aux banques de largement renforcer leurs capitaux propres. Aujourd’hui, le niveau moyen de capital détenu par une banque française est trois fois supérieur à ce qu’il était avant 2008. Récemment, l’autorité bancaire européenne a réalisé un stress test simulant des conditions extrêmement défavorables sur plusieurs années pour l’activité économique, sans aides parallèles des États, afin de voir comment résisteraient les institutions bancaires. Les résultats de cette étude montrent que les banques européennes conserveraient, même dans le pire des scénarios, des marges de manœuvre significatives et des niveaux de capital supérieurs au minimum réglementaire. Ce sont là des données globales qui ne mettent pas à l’abri de difficultés ponctuelles locales, mais l’ensemble est plutôt très rassurant.

La situation des liquidités est également très favorable, les banques centrales les ayant largement distribuées, avant et pendant la crise. Les banques regorgent donc de liquidités, ce qui leur permettrait, le cas échéant, de faire face à d’éventuelles difficultés.

Une faiblesse fondamentale

Ce tableau peut sembler exagérément optimiste. Il ne faut cependant pas s’arrêter à ces chiffres et croire que le secteur bancaire est préservé de toutes difficultés. En effet, cette bonne santé des banques s’accompagne, au moins en Europe, d’une très mauvaise valorisation boursière. Pour n’importe quelle autre entreprise, on compare habituellement la valeur de ses fonds propres à sa valorisation boursière. Or, depuis 2008, les banques européennes sont dans une situation où, de manière récurrente, ce ratio, le price-to-book, est nettement inférieur à 1. Cela signifie que la valeur en Bourse d’une banque européenne est généralement très nettement inférieure à la valeur de ses fonds propres. Pour donner des ordres de grandeur, ce ratio est de 0,5 pour Société Générale, de 0,7 pour BNP Paribas, proche de 1 pour la holding Crédit Agricole SA (CASA) et il n’y a, à ce jour, qu’une seule banque européenne qui soit à plus de 1. Ces chiffres montrent qu’il y a, de manière structurelle, une sous-valorisation des banques européennes en Bourse.

Bien qu’il n’ait aucune incidence sur l’utilité que les banques peuvent avoir pour l’économie, ce phénomène purement boursier est préoccupant, car il est la marque d’une faiblesse beaucoup plus fondamentale.

D’une part, la valorisation relativement faible des banques européennes résulte de leur coefficient d’exploitation trop élevé, c’est-à-dire que les dépenses qu’elles doivent engager pour générer les revenus qui nourrissent leur activité sont trop importantes. En Europe, ce coefficient est généralement de 60 à 70 %, alors que dans les pays émergents, il est plutôt de 40 % et qu’il est clairement inférieur à 50 % pour les grandes banques américaines. Cette insuffisance structurelle de profitabilité et de compétitivité tient aussi au fait que ces banques n’atteignent pas la taille critique requise sur le marché mondial. Au début des années 1980, le Crédit Agricole était la première banque mondiale par la taille de son bilan. Aujourd’hui, selon le même critère, il n’est plus qu’à la dixième place et bien au-dessous encore si l’on devait prendre en compte sa rentabilité. Désormais, les banques les plus performantes sont chinoises ou américaines. Cette situation est en partie due au fait que l’Europe bancaire n’existe pas véritablement et que son secteur bancaire reste extrêmement morcelé. Cela s’explique par l’hétérogénéité profonde des marchés, le même prêt immobilier en France ou en Italie, par exemple, n’étant pas le même produit. Dès lors, les économies d’échelle et les synergies pouvant être réalisées par la fusion de deux banques appartenant à deux pays différents restent limitées et l’intérêt d’une telle fusion s’en trouve réduit.

D’autre part, dans la réglementation européenne, persistent des dispositions qui peuvent être considérées comme discriminatoires. Ainsi, une banque présente simultanément dans plusieurs pays, y compris au sein de la seule zone euro, est soumise à des obligations plus fortes que celle qui, avec le même bilan et les mêmes activités, n’exercerait ces dernières que dans un seul pays. En conséquence, il n’y a que très peu de banques de la zone euro présentes de façon significative dans plusieurs pays. C’est uniquement le cas de BNP Paribas, présente en France, en Belgique et en Italie, du Crédit Agricole, présent en France et en Italie, de Santander, présente en Espagne et au Portugal, et du groupe Unicrédit, présent en Italie et en Allemagne. C’est à la fois un problème macroéconomique en tant que tel, ces banques ne pouvant participer au recyclage des excédents d’épargne du Nord vers le Sud, et un signal de faiblesse puisqu’elles ne peuvent atteindre une taille suffisante pour concurrencer leurs grands homologues, américains notamment.

Cette faiblesse structurelle des banques européennes constitue également un risque pour l’avenir, car elles vont devoir affronter une série de chocs. Les premiers seront évidemment la sortie de la crise sanitaire, qui devrait normalement se traduire par un dégonflement progressif des liquidités dont ces banques disposent à leur passif, et la nécessité d’accompagner l’effort énorme d’investissement que demande la transition écologique. De manière globale, ces chocs ne seront pas ingérables pour les banques, mais elles ne doivent pas méconnaître les risques à venir.

Dans un contexte de taux très bas, les banques sont aujourd’hui aidées par la Banque centrale européenne (BCE), qui a mis en place des aides spécifiques en ne les pénalisant pas par des taux négatifs, voire en les sur-rémunérant dès lors qu’elles accordent des crédits supplémentaires. Si, dans la conjoncture actuelle, cette politique les aide à soutenir leurs résultats, il est clair que cet avantage disparaîtra lorsque les politiques monétaires se normaliseront et que les taux remonteront. Le solde de ces mouvements ne sera pas forcément en leur défaveur, mais aujourd’hui, elles n’ont pas besoin de solliciter les marchés pour financer leurs activités, puisque ces financements proviennent majoritairement de la BCE. Il en ira autrement dans un scénario de reprise économique.

Par ailleurs, dans cette période de crise, un certain nombre de banques, en particulier celles des pays du Sud, ont soutenu leurs revenus par des opérations dites de carry trade, ce qui signifie qu’elles ont utilisé l’argent de la BCE non seulement pour accorder des prêts à l’économie, mais aussi pour acheter des titres d’État. Obtenir un prêt de la banque centrale, à taux nul, voire négatif, pour le replacer en titres d’État, portugais, italiens ou grecs, à la rémunération très positive, constitue à l’évidence un soutien temporaire à leurs revenus. Cela cessera aussitôt que cette facilité sera remise en cause.

Plus globalement, les taux d’intérêt aujourd’hui extrêmement bas sont favorables à l’apparition de nombreuses bulles. La question se pose alors de savoir si, ou plus exactement quand, la modification de la politique monétaire provoquera sur les marchés des turbulences susceptibles de mettre en difficulté l’ensemble des activités financières.

Un tel scénario n’est pas totalement à exclure. Il y a quelques semaines, on apprenait ainsi avec stupeur que Crédit Suisse et Nomura, banques respectées et de stature internationale, avaient chacune perdu 2 milliards d’euros sur les spéculations malheureuses d’un fonds quasi inconnu, Archegos, auquel l’une et l’autre avaient accordé des prêts considérables. L’enquête a révélé que Crédit Suisse, pourtant réputé pour son sérieux, lui avait consenti des liquidités jusqu’à 50 milliards de dollars. Cela illustre le fait que l’existence d’une liquidité surabondante conduit certains acteurs à des comportements spéculatifs et que la sortie de cette politique monétaire extraordinairement favorable ne se fera pas sans accidents sérieux dans la sphère financière.

Des risques de déstabilisation

Les banques européennes étant peu valorisées, elles peinent à attirer les capitaux qui leur seront également nécessaires pour financer la transition énergétique et réaliser les investissements requis par la digitalisation de leur secteur. La crise de la Covid-19 a en effet créé une accélération, inattendue par son ampleur, de la digitalisation de l’économie, qui suppose en retour que les banques investissent massivement dans ce domaine, d’autant qu’elles sont confrontées, sur toute une série d’activités, à la concurrence de nouveaux acteurs. Ainsi, une entreprise néerlandaise peu connue du grand public, Adyen, spécialisée dans le paiement au bénéfice des grands retailers, a aujourd’hui une valeur en Bourse supérieure à celle de Commerzbank, de Deutsche Bank ou de Société Générale. Ces nouveaux acteurs sont en train de prendre pied sur les marchés traditionnels des banques qui, pour résister à ce mouvement, devront soit leur céder ces activités, soit y investir massivement.

Enfin, le dernier élément d’une éventuelle déstabilisation réside dans la menace, chaque jour plus précise, que représentent les cryptomonnaies. Il ne s’agit plus du bitcoin, qui n’a pas les caractéristiques d’une véritable monnaie, mais des cryptomonnaies privées, portées par des géants du numérique tel Facebook et ses 2 milliards de clients dans le monde. Si Mark Zuckerberg lance, comme il en a l’intention, sa propre cryptomonnaie, elle pourrait donc être utilisée par un nombre significatif de personnes et concurrencer les monnaies traditionnelles. Il existe également des projets de cryptomonnaies lancés par des États. Les Chinois, en particulier, sont assez avancés dans ce domaine. La BCE travaille aussi sur un tel projet.

Tous ces scénarios sont potentiellement déstabilisants pour les banques, dont le rôle, depuis deux siècles au moins, a été de produire de la monnaie sous la protection des États. Une situation dans laquelle la masse monétaire serait désormais directement produite par une banque centrale, comme ce fut le cas dans les temps préindustriels, sans que les banques puissent jouer leur rôle de pourvoyeur de monnaie auprès de l’ensemble du système économique serait un bouleversement considérable. Cela pourrait remettre en cause à la fois la solidité du système bancaire européen et sa capacité à accompagner les transformations nécessaires de l’économie.

Débat

Les PGE, une mission de service public

Un intervenant : Comment avez-vous géré l’afflux des demandes de PGE durant la crise sanitaire ?

Xavier Musca : Tout d’abord, la crise n’a pas eu d’impact négatif substantiel sur le bilan des banques. Elle a, au contraire, eu un impact positif sur leur image auprès du grand public qui avait pu oublier qu’elles avaient une utilité sociale, ce qu’elles ont démontré collectivement à cette occasion. Nombre de personnes ont en effet besoin de passer physiquement au guichet des banques, en particulier pour toucher leurs prestations sociales. Nous avons donc demandé à nos salariés de rendre ce service, ce qui n’a pas toujours été facile alors que régnaient les incertitudes quant à la maladie et que les masques manquaient.

À cette occasion, les banques ont également démontré leur agilité. Lorsqu’il nous a été demandé de mettre en place les PGE, les services informatiques de toutes les grandes banques françaises ont unanimement répondu qu’il leur faudrait plusieurs mois. Fermement incités à faire au plus vite, ils y sont finalement parvenus en trois semaines, ce qui illustre les ressources d’agilité que nous recherchons. Outre la mobilisation des salariés, c’est donc la digitalisation rapide des processus qui nous a permis de répondre efficacement à cette demande.

Pour la plupart des entreprises, notamment pour les PME, la décision a été prise de très largement distribuer les PGE sans être trop attentifs aux risques, d’une part, parce que l’État en assumait 90 % et, d’autre part, parce que nous estimions être investis d’une mission de service public. Les questions qui se sont posées ont plutôt porté sur les entreprises ayant fait l’objet de LBO. Il était en effet à craindre que ces entreprises, déjà très endettées, ne puissent parvenir à rembourser les PGE qui leur auraient été accordés trop facilement et qu’au moment de la mise en œuvre de la garantie de l’État, les banques se voient reprocher leur imprévoyance par la puissance publique. Nous avons donc été très attentifs à leur situation en demandant à l’État la possibilité de ne leur accorder de PGE que si leurs actionnaires abondaient simultanément au capital afin que des fonds spéculatifs, français ou étrangers, ne puissent profiter indûment de sa caution.

Int. : J’ai été impressionné par le soin apporté par les banques lors de la vérification des critères d’attribution exigés par l’État.

X. M. : Ce côté administratif, voire tatillon, tient au fait que les banques françaises ont eu la crainte, dans un contexte de grandes incertitudes quant aux effets de la pandémie, d’être accusées de laxisme. Très clairement, l’État nous avait tous avertis qu’il procéderait à des audits, mais nous craignions surtout les effets sur notre réputation d’éventuelles accusations de détournement de la manne publique. Ces aides de l’État, accordées à des clients qui avaient déjà des dettes auprès de nous, nous sécurisaient par ailleurs, en réduisant leur risque de défaillance à notre égard.

Une lecture défaillante de la conjoncture

Int. : Le déséquilibre entre le PIB mondial et la masse monétaire ne cesse de croître. À cela s’ajoute l’endettement des États, qui s’est encore aggravé à l’occasion de cette crise, et d’autres dont on parle moins, tel l’endettement colossal des étudiants américains. Par ailleurs, le système des 28 plus grosses banques mondiales, tel que décrit par François Morin1, constitue à lui seul un risque systémique, le too big to fail n’existant plus depuis 2008. Ces multiples facteurs de fragilité, s’ajoutant à ceux que vous décrivez, ne sont-ils pas la mèche d’une énorme bombe prête à exploser ?

X. M. : Ce risque me semble effectivement considérable, mais le prendre sous le seul angle des banques me paraîtrait erroné. En effet, c’est l’extension des multiples activités financières réalisées en dehors du système bancaire qui accroît ce risque, tandis que le capital des banques n’a cessé d’être renforcé, en particulier depuis 2008. Récemment, le fonds Black Rock, numéro un mondial de l’asset management, a annoncé avoir manqué de peu son objectif de 10 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion, à mettre en regard du résultat d’Amundi, filiale du groupe Crédit Agricole et premier asset manager français, qui ne réalise “que” 1 800 milliards d’actifs sous gestion. Le gonflement de la masse monétaire est effectivement sans rapport avec l’activité économique réelle, ce qui constitue indéniablement un risque systémique élevé. Néanmoins, ce risque est aujourd’hui très largement entre les mains d’acteurs essentiellement non bancaires, comme l’illustre la responsabilité du fonds spéculatif Archegos dans les déboires de Crédit Suisse et de Nomura.

Dans les années 1990, ont émergé de nouveaux acteurs : la Chine, évidemment, et les pays émergents, mais aussi, plus près de nous, les pays d’Europe de l’Est. Cela a entraîné des transferts d’activité et des délocalisations, ainsi qu’une exigence de rendement accru des capitaux propres investis. Une augmentation du chômage dans les pays développés en a résulté, associée à une extrême modération de l’inflation. Tous les banquiers centraux ont alors fait une lecture défaillante de cette conjoncture en concluant que nous étions dans une situation keynésienne d’insuffisance de la demande et, en conséquence, ont augmenté les liquidités offertes aux marchés.

Or, les actifs échangés sur les marchés internationaux étant soumis à la concurrence des pays émergents, ces liquidités se sont, à chaque fois, localisées sur des actifs non liquides. On a ainsi vu apparaître, un peu partout dans les pays développés, des spéculations d’abord sur les technologies d’Internet, puis sur l’immobilier, dont les actifs sont non délocalisables par essence. À chaque fois, ces bulles ont éclaté à l’occasion soit d’un ralentissement de la croissance, soit d’un durcissement des conditions monétaires. Les autorités n’ont alors eu d’autre solution que de fournir davantage de liquidités pour éviter un approfondissement des crises dont la succession rapide n’a cependant jamais permis d’en éponger le surcroît.

Cela ne signifie pas que les banques soient exemptes de tout reproche et qu’elles ne seraient pas touchées par les corrections violentes consécutives à une éventuelle crise, mais seulement que le déclenchement de celle-ci ne serait certainement pas de leur fait.

Ce que je reproche à la régulation financière depuis 2008, c’est qu’elle a consisté à croire que l’on pouvait se prémunir du risque de crise seulement par un encadrement rigoureux des banques. Si cet encadrement a effectivement été réalisé, il n’a cependant réglé en rien le problème de l’excès de liquidités. Ce que nous avons construit, comme l’aurait dit Marguerite Duras, c’est un barrage contre le Pacifique. Nous avons de plus en plus protégé les banques en tant qu’institutions, alors que le risque financier s’enracine ailleurs.

Int. : Patrick Arthus a récemment écrit que tous les liens de cause à effet échafaudés par les économistes étaient remis en cause et que les banques, n’ayant aujourd’hui plus de théorie pour les guider, s’en remettent toutes à un pragmatisme au jour le jour. N’est-ce pas périlleux ?

X. M. : Les banques centrales modernes obéissent à un mandat, explicite dans le cadre du traité de Maastricht, postulant qu’il existe une relation entre la quantité de monnaie et l’inflation des prix des biens et services. L’ensemble des théories qu’elles ont développées a alors visé à réguler les risques d’inflation, ou de déflation, avec les instruments dont elles disposaient déjà, essentiellement les taux d’intérêt, ou d’autres qu’elles ont créés à cet effet, tels les prêts directs aux banques ou les achats d’actifs d’État ou privés.

Or, la quasi-disparition de l’inflation et la multiplication des crises auxquelles elles sont désormais confrontées les ont de facto conduites à élargir leur mandat à d’autres sujets, comme la stabilité financière, tout en n’ayant pas complètement résolu celui de l’inflation des actifs. Beaucoup d’économistes sont aujourd’hui convaincus qu’une partie de l’excès de liquidités dans l’économie ne se traduit plus par la spirale inflationniste traditionnelle, mais dans la surévaluation de certains actifs.

La question est désormais de savoir si les banques centrales doivent ou non prendre en compte cette nouvelle donne dans leur politique et leurs actes. Or, à ce jour, elles ne le font pas, d’abord parce qu’évaluer un risque de bulle est un exercice délicat et, ensuite, parce que provoquer l’éclatement de cette bulle – et donc, indirectement, mettre en cause la stabilité financière globale dont elles sont les garantes – est une décision politiquement difficile. Si elles en venaient à abandonner leur politique de soutien massif, les chocs sur les marchés financiers qui s’ensuivraient pourraient être de grande ampleur. N’étant plus guidées par cette relation simple entre taux d’intérêt et inflation, elles en sont donc à évaluer les risques qui pèsent sur l’activité économique intrinsèque et ceux qui menacent la stabilité financière.

Elles le font avec d’autant plus de circonspection que les États eux-mêmes sont désormais de plus en plus dépendants de leurs décisions. En effet, le lien entre politique monétaire et politique budgétaire, que le traité de Maastricht et la théorie monétariste avaient voulu rompre, est, de facto, restauré. Ainsi, la BCE, même si elle nie que ce soit l’un de ses objectifs, maintient, par ses achats d’actifs, les écarts de taux entre l’Italie et l’Allemagne à un niveau plus faible que si le marché les fixait librement.

Qui est vert, qui ne l’est pas ?

Int. : Quel risque les banques courent-elles du fait d’actifs carbonés abandonnés par les investisseurs à cause de la transition énergétique ?

X. M. : Au regard d’un premier stress test effectué sur ce point par la BCE, ce risque paraît modéré s’agissant des banques françaises. Ce premier jugement favorable doit cependant être modéré par deux facteurs. Tout d’abord, cela dépend de la rapidité avec laquelle s’effectuera la transition énergétique. Ensuite, la plupart des banques ne disposent pas de données suffisantes, la majorité des entreprises présentes dans leur portefeuille n’étant pas encore astreintes à fournir des données détaillées sur leur exposition au carbone. Il est trop tôt pour avoir une évaluation précise de ce risque.

À ce jour, cela ne constitue donc pas un risque majeur pour le groupe Crédit Agricole. Le fait d’être une banque française ne nous a pas exposés, comme dans certains autres pays encore largement dépendants du charbon, à suivre des acteurs trop massivement investis dans ce secteur. Nous avons certes parmi nos clients des groupes comme ENGIE, TotalEnergies ou EDF, mais ce sont des acteurs déjà largement engagés dans leur transition, qui peuvent parfois être en difficulté dans la délivrance des promesses qu’ils ont faites aux marchés et aux acteurs publics, mais dont la santé financière en tant que telle n’est pas menacée.

Comme nous sommes aujourd’hui fortement incités à nous désengager progressivement de ces actifs carbonés à risque, nous mettons tous en place des stratégies consistant essentiellement à dialoguer avec les entreprises concernées. Ainsi, notre filiale Amundi a pris l’engagement, lorsqu’elle constitue des portefeuilles comprenant des sociétés pétrolières – puisque les en exclure totalement n’est pas réaliste –, d’augmenter la part de celles qui, comme TotalEnergies, investissent dans les énergies renouvelables, et de diminuer la part de celles qui ne sont pas vertueuses. Nous déformons ainsi progressivement le profil de nos portefeuilles, afin de suivre l’évolution de nos clients.

Int. : Un actionnaire activiste, le groupe Third Point, est récemment entré au capital de Shell dans le but d’obtenir une séparation entre les activités du Groupe dans les hydrocarbures et celles dans les énergies renouvelables. Si une telle séparation se généralisait, cela serait-il problématique pour les banques ?

X. M. : Tout d’abord, ce qui me gêne profondément, c’est que l’on demande aux investisseurs de jouer un rôle d’avant-garde en prenant parti sur un scénario de transition énergétique encore très incertain. La plupart des États sont en effet encore relativement flous sur les mesures qu’ils entendent adopter en la matière. Les banquiers s’engagent alors sur un processus de nature politique qui ne devrait pas être le leur. Paradoxalement, on se focalise aujourd’hui davantage sur le rôle des investisseurs, tel Third Point que vous évoquez, que sur les mesures concrètes prises par les États, alors qu’en 1973, face à la crise pétrolière, c’est l’État qui a décidé de lancer le programme nucléaire français sans se préoccuper de l’avis des banques.

Aujourd’hui, la part d’actifs authentiquement verts dans le portefeuille des banques françaises est d’environ 10 %, alors que les actifs carbonés ont un poids relatif bien plus important dans les banques allemandes. La bonne attitude consiste-t-elle alors à abandonner toute forme d’activité carbonée ? Ce qui est possible pour certains pure players de l’énergie verte ne l’est sans doute pas à l’échelle d’un pays, au moins à moyen terme. Notre stratégie ne peut donc être que celle d’une reconversion progressive, en utilisant le cash dégagé par les activités carbonées pour réaliser des investissements dans des énergies décarbonées.

Int. : Le risque majeur encouru en séparant les activités vertes d’une entreprise de ses activités entièrement noires est de voir ces dernières se développer de façon autonome, avec des capitaux privés venant de spéculateurs peu scrupuleux qui en tireront des taux de rendement plus élevés, mais échapperont à tout contrôle.

Par ailleurs, un certain nombre de banques, plutôt que d’évaluer par elles-mêmes à quel point un investissement est vert, ont préféré demander à la Commission européenne de le faire à leur place. Le conseil des ministres des finances s’en charge désormais, ce qui a pour inconvénients, d’une part, d’établir une taxonomie fondée sur des lieux communs et qui ne résout pas les problèmes complexes de la zone grise, et, d’autre part, de fragiliser les banques en les dépossédant d’un avantage compétitif fondé sur la connaissance fine de leurs clients.

X. M. : La séparation entre un monde de pure players verts et un monde de pure players noirs, ne me semble pas souhaitable, les uns ayant la faveur des banques et des investisseurs institutionnels, les autres tombant aux mains d’acteurs non régulés. Loin d’être théorique, cette situation se traduit déjà par nombre de financements auxquels les banques françaises renoncent. Ainsi, les investissements de TotalEnergies en Russie, comme le projet gazier de Yamal LNG, sont réalisés par des banques non pas françaises, mais chinoises et russes, du fait des sanctions imposées à ce pays par les États-Unis. De telles situations n’ont pas d’impact positif sur le climat.

La taxonomie n’arrive pas encore à régler les deux problèmes majeurs que sont le gaz et le nucléaire. En revanche, je ne regrette pas que cette taxonomie échappe au libre arbitre des banques et au jeu de la concurrence. En effet, si on laisse aux banques le soin de déterminer qui est vert et qui ne l’est pas, elles aligneront leurs comportements afin de se préserver de toute critique. Quels que soient alors leurs choix, j’ai du mal à accepter l’idée que, en France, ils puissent ne résulter que de la seule volonté de cinq ou six patrons de banques et non de celle des pouvoirs publics. Quelle serait en effet la légitimité de décisions impliquant que telle catégorie de la population subisse les coûts de la transition plutôt que telle autre, que tel investissement doive être réalisé et non tel autre ? Parce que je suis fondamentalement démocrate, je pense que ces sujets doivent être traités en amont.

Par ailleurs, quand des fonds très présents au capital de toutes les sociétés françaises cotées menaceront de se retirer d’une société si elle n’applique pas les règles qu’ils auront édictées, aura-t-elle d’autre choix que de s’y soumettre ? Je crains que non. Et ces fonds imposeront leur volonté de la même façon aux banques dont ils sont actionnaires si elles-mêmes n’imposent pas ces règles à leurs propres clients. Alors que toutes les grandes agences d’évaluation environnementale sont récemment passées sous contrôle américain sans que personne en Europe ne s’en émeuve, je n’ai nulle envie que la politique que nous menons soit dictée par les pressions, conjuguées ou contradictoires, d’ONG, d’agences de notation et de fonds qui ne sont soumis à aucun contrôle démocratique. À tout prendre, je préfère que ce soit la puissance publique qui nous dise à quoi nous devons nous référer.

Int. : Les banques ne manquent-elles pas de “bons” investissements verts ?

X. M. : Le Crédit Agricole a passé un accord gagnant-gagnant avec ENGIE afin que, lorsque ce dernier développe des énergies renouvelables, Predica, notre filiale d’assurance, participe systématiquement au capital de ces activités. Ceci étant, l’obstacle auquel nous nous heurtons n’est pas l’insuffisance de capitaux ou de liquidités, mais, dans les pays où nous sommes présents, le manque de développement d’activités vertes, principalement du fait de la lenteur des procédures d’appel d’offres et d’obtention des autorisations, comme l’illustre chez nous le cas des parcs éoliens en mer. Il n’y a donc effectivement pas, au regard de l’appétit considérable du marché, suffisamment d’actifs éligibles.

Gare aux GAFA !

Int. : Quel impact a la digitalisation sur une grande banque comme le Crédit Agricole ?

X. M. : La question de la digitalisation ne pose pas de problème de reconversion de notre personnel. Les banques françaises ont connu l’essentiel de leur développement dans les années 1970-1980 et la plupart des gens embauchés à cette époque prennent leur retraite. Le flux de départs naturels nous a donc évité d’être confrontés à des reconversions brutales. Si les postes peu qualifiés disparaissent, nous avons désormais besoin de beaucoup de spécialistes ayant des compétences rares sur le marché, qu’il s’agisse non seulement de la digitalisation, de l’analyse des investissements ou de la lutte contre la cybercriminalité, mais surtout du service à nos clients. La caractéristique essentielle de la digitalisation est, en effet, qu’elle banalise toute une série d’opérations effectuées en ligne qui sont devenues de pures commodités disponibles sans coûts et sans délais pour nos clients. Si elles veulent continuer à générer des revenus, les banques doivent donc développer leur fonction de conseil aux entreprises et aux particuliers, dans les domaines de la gestion de patrimoine, de la fiscalité, etc.

Il y a ensuite un risque concernant la sécurité qui s’avère particulièrement important pour nous qui vivons sur la confiance de nos déposants. Nous avons donc mis en œuvre des programmes très lourds pour nous protéger. Pour l’instant, le Crédit Agricole n’a pas connu d’incident majeur, mais le nombre et le raffinement des attaques ne cessent de croître. Certaines sont purement criminelles, d’autres relèvent de l’espionnage, industriel ou étatique, et se servent des banques pour entrer indirectement dans les systèmes informatiques de certaines entreprises, par exemple du secteur de la défense.

Le principal risque auquel nous sommes confrontés est cependant la désintermédiation. Pour une banque, la relation directe avec le client est essentielle, car elle permet de connaître ses besoins et de lui offrir des services adaptés. Or, de nouveaux acteurs en ligne ont développé des stratégies qui consistent à s’interposer entre le client et la banque. Pourtant, dans la plupart des cas, les services de paiement aux particuliers n’ont pas de rentabilité intrinsèque et les acteurs innovants sont aujourd’hui en pertes massives. Ils ne nous menacent donc pas aujourd’hui, mais, si demain ils tombent entre les mains des GAFA, ceux-ci utiliseront la relation qu’ils ont établie avec leurs clients et ils feront payer aux banques leur accès à cette ressource en se mettant en situation d’intermédiaires incontournables. C’est là le risque majeur de déstabilisation pour notre système. La solution est de maintenir, comme je l’ai dit, notre relation globale avec notre client.

1. François Morin, L’Hydre mondiale – L’oligopole bancaire, Lux, 2015.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE