Exposé de Nicolas Lévi

J’ai travaillé plus de vingt ans chez Orange. D’abord ingénieur commercial dans l’activité télécom B to B classique, je suis devenu le patron des activités relevant des objets connectés. J’ai ensuite été responsable des activités Roaming et Prépayé, et j’ai piloté le lancement de MVNO (Mobile Virtuel Network Operator), activité tournée vers les opérateurs virtuels qui, tel Free, utilisent le réseau Orange. Après cela, j’ai pris la direction des services financiers mobiles, activité nouvelle qui m’a amené à créer Orange Money en liaison avec les patrons des régions du monde où Orange est présent. Ensuite, devenu responsable des services financiers pour la France, qui gèrent le lancement des transferts internationaux via Orange Money, j’ai participé au rachat d’une banque, devenue Orange Bank, et au déploiement de son réseau commercial en France. On m’a alors demandé de faire de même en Afrique, ce qui m’a amené à lancer Orange Bank Africa, à travers le rachat d’un établissement bancaire en Côte d’Ivoire, sa transformation en banque digitale et son utilisation par Orange Money sur téléphone mobile.

Il y a trois ans, je suis arrivé au Maroc à la demande du groupe inwi, filiale de la holding royale Al Mada et numéro trois du secteur local des télécoms, afin de prendre la direction générale d’inwi money et de développer ses propres solutions de paiement mobile. À présent, j’ai créé ma propre activité de conseil afin d’aider ceux qui le souhaitent – banques, opérateurs ou fonds d’investissement – à se développer dans le domaine de la mobile money.

Genèse d’un succès

J’ai débuté dans la mobile money en 2007. À l’époque, ce domaine, très avant-gardiste, avait du mal à émerger en Europe. En revanche, tout le monde ou presque ayant désormais un téléphone mobile en Afrique, il me paraissait évident qu’il devait être possible d’y trouver des clients souhaitant réaliser des transferts d’argent à l’international. Ainsi, en Afrique subsaharienne, alors que 90 % des habitants disposaient d’un téléphone mobile, l’accès aux services bancaires restait quasi inexistant pour la plupart d’entre eux, car presque personne ne disposait de cartes de paiement. Un opérateur télécom pouvait-il combler ce besoin bancaire ?

Au Kenya, M-Pesa, start-up portée par Safaricom, l’un des opérateurs les plus importants du pays, avait déjà lancé le premier service de mobile money ; nous avons donc regardé avec intérêt ce qu’elle y avait fait. Nous nous sommes alors rendu compte qu’en Afrique subsaharienne, où Orange est très bien implanté, il existait aussi une réelle appétence de la population pour des solutions numériques ou à distance, alors que les banques locales étaient peu intéressées par cette clientèle à faibles revenus. Pourtant, les gens avaient besoin de sécurité, traverser le pays avec du cash sur soi s’avérant parfois problématique. De plus, les transferts d’argent, à l’intérieur du pays ou à l’international, par le biais des acteurs classiques tels Western Union ou MoneyGram, sont très onéreux. En conséquence, les transferts d’argent dépendaient d’intermédiaires plus ou moins fiables – amis ou commerçants – acceptant de s’en charger à l’occasion de leurs propres déplacements.

Il est vite devenu évident que le téléphone mobile pouvait apporter une réponse fiable dans tous les cas de figure. En effet, dès que le client a déposé, dans le point Orange Money le plus proche de chez lui ou de son travail, le cash qu’il veut transférer, ce dernier est transformé en monnaie électronique pouvant être portée par un simple téléphone mobile 2G et instantanément créditée sur le mobile du destinataire. Il suffit pour cela d’avoir créé un compte (wallet), ce qui se fait très facilement. Les transferts d’écritures étant immédiats, le bénéficiaire peut alors retirer tout ou partie de l’argent reçu, à tout moment, dans le point Orange Money le plus proche – souvent au bout de sa rue –, que cet argent provienne de la ville ou de l’étranger.

Un nouveau métier

À partir du moment où le réseau de distribution existe, le téléphone répond parfaitement aux besoins des populations. Avec Marc Rennard, à l’époque directeur général d’Orange Afrique, nous avons donc décidé de monter un vrai service de mobile money que nous avons appelé Orange Money. Le premier enjeu a été de convaincre les pays visés d’autoriser cette activité chez eux, notamment pour nous permettre de recruter le réseau de distribution – enjeu crucial, car une telle activité n’a de valeur que si chacun peut déposer ou retirer son cash au plus près de chez lui. Ainsi, nous avions besoin des opérateurs télécoms locaux afin de transformer leur propre réseau en réseau de distribution de mobile money. Sur ce point, le rôle de Marc Rennard a été décisif en imposant des objectifs extrêmement forts aux directeurs généraux de Orange dans chacun des pays où l’entreprise était présente.

Le deuxième enjeu a été de trouver une plateforme capable de traiter sans délais une quantité croissante de transactions. Afin de mieux contrôler les aspects sécuritaires et la qualité de service, nous avons décidé de faire reposer le service sur une seule et même plateforme pour tous les pays. Orange couvre aujourd’hui 17 pays, tous gérés par cette seule plateforme fournie par un prestataire indien, que nous avons adaptée à nos spécifications.

Notre troisième enjeu a été d’inscrire cette nouvelle activité dans le cadre d’une réglementation, aspect que nous avions quelque peu sous-estimé au début. Régulateurs du secteur bancaire, les banquiers centraux sont en effet extrêmement exigeants, beaucoup plus que les régulateurs des télécoms à qui nous avons affaire habituellement, et ils ne traitent guère qu’avec d’autres acteurs du monde bancaire. Il nous a donc fallu créer dans chaque pays un partenariat avec une banque, en l’occurrence BNP Paribas, qui a joué pour nous le rôle de garant auprès de chaque banque centrale ainsi que d’intermédiaire – à charge pour nous de traiter tous les aspects opérationnels.

Ce métier étant nouveau pour nous, les questions de compliance et de sécurité ont été beaucoup plus contraignantes que ce à quoi nous étions habitués. Il nous a fallu recruter beaucoup de nouvelles compétences, venues notamment du secteur bancaire, tout en maintenant l’équilibre avec celles, plus classiques pour nous, issues du secteur des télécoms. L’expertise ainsi acquise en Côte d’Ivoire à partir de décembre 2008, en matière d’infrastructures, d’architecture, de compliance et de proposition de valeur pour le client était dès lors prête à être transférée à d’autres pays. Cet ensemble de compétences nouvelles et anciennes nous a permis de démarrer en moins de deux ans au Sénégal, au Mali, au Cameroun et à Madagascar.

Le réseau d’agents, clé de voûte de la mobile money

Nous avons ensuite mis davantage de temps avant de décoller dans d’autres pays. Il faut en effet toujours se rappeler que, dans le domaine de la mobile money, la proximité est essentielle. Nous tablions initialement sur un besoin global de 300 à 400 points de cash in/cash out par pays, mais nous nous somme vite rendu compte qu’il fallait nous positionner sur une échelle radicalement différente, avec plusieurs dizaines de milliers de ces points de distribution. C’était la condition du succès. Cela a été le ressort d’un formidable apprentissage, mais également celui de la prise de conscience que d’importants investissements étaient nécessaires pour développer cette activité. Elle ne pouvait donc durablement rester en marge des autres métiers d’Orange. Il nous fallait créer des équipes, souvent conséquentes, afin d’aller “recruter” ces milliers de points de distribution indispensables pour que la proposition de valeur réponde aux besoins réels des populations. Le meilleur service, la meilleure offre, etc., ne servent à rien si vous n’êtes pas en permanence là où il faut, c’est-à-dire en bas de chez vos clients ! Les acteurs qui ne l’ont pas compris, notamment les banques, ont tous échoué par la suite. Ils ont cru que ce n’était qu’un métier de la banque parmi d’autres, qu’ils y arriveraient avec leurs solutions habituelles et quelques centaines de points de distribution…

Durant cette première phase, nous avons construit le service, les compétences et les équipes, mais le succès n’a réellement commencé à être au rendez-vous qu’en 2011, au début de la deuxième phase, et ce grâce aux dizaines de personnes dans chaque pays qui, au fil des jours, ont réussi à recruter 20 000 points de vente – le taux de transformation moyen étant de 20 %.

Si, pour le vendeur, il est relativement facile de recruter un client, éventuellement en l’accompagnant pour faire ses premières transactions, il est ensuite plus compliqué d’en faire un client actif. Ce n’est que lorsque notre réseau s’est développé que nous nous sommes aperçus qu’il existait une corrélation entre le nombre de points de distribution et le nombre de transactions réalisées par les clients réellement actifs. Pour que le système fonctionne, il faut en effet que les vendeurs du réseau de distribution soient suffisamment motivés, qu’ils gagnent suffisamment d’argent pour y trouver leur intérêt et qu’ils aient suivi assez de formations pour bien comprendre leur rôle. Comme il s’agit d’activités réglementées, parallèlement, il doit y avoir suffisamment de contrôles pour que ces vendeurs ne fassent pas n’importe quoi. Tout cela a pris du temps, mais, dès lors que le réseau a été compétent, les taux de croissance des transactions se sont mis à tripler de mois en mois. Alors qu’en 2010 nous n’avions que 2 millions de clients réalisant au total 1 million de transactions, quatre ans plus tard, nous en avions 25 millions réalisant 200 millions de transactions !

Les directeurs généraux des pays, voyant leur chiffre d’affaires croître grâce à cette activité, ont progressivement investi davantage dans le réseau de distribution afin d’augmenter les synergies entre le secteur des télécommunications et la mobile money, et d’accélérer encore cette croissance. Désormais, dans les pays d’Afrique subsaharienne, il est plus avantageux pour le client de payer ses achats directement avec Orange Money que d’aller retirer du cash dans un point de vente. De son côté, Orange fait plus d’économies qu’en passant par son réseau de distribution, les agents n’étant plus rémunérés pour ces opérations de retrait. Tout le monde y a donc vite trouvé son intérêt et le nombre de transactions a spectaculairement évolué. En 2018, 30 milliards d’euros transitaient par le système et généraient 350 millions d’euros de chiffre d’affaires. Ce n’était donc plus une activité anecdotique ni seulement un service à forte valeur ajoutée, mais bien une source de croissance du chiffre d’affaires de l’opérateur télécom. D’ailleurs, en 2020, en atteignant près d’1 milliard d’euros, le chiffre d’affaires de M-Pesa au Kenya a, pour la première fois, dépassé celui de Safaricom.

Par ailleurs, les études que nous avons menées ont montré qu’un client à la fois d’Orange Money et d’Orange Télécom générait pour ce dernier un revenu moyen supérieur de 20 % à celui des autres clients. Cette évolution est identique chez tous les autres opérateurs africains, qui perçoivent désormais cette activité comme un relais de croissance incontournable, au cœur de leur stratégie. MTN Group – premier opérateur télécom africain du point de vue des revenus et du nombre d’abonnés mobiles en 2016 – a ainsi lancé MTN Money avec le même succès. Airtel – filiale de l’entreprise indienne Bharti Airtel, présente dans une vingtaine de pays d’Afrique – a fait de même en lançant Airtel Money.

De l’offre de crédit à la création d’une banque

Désormais, la question de l’étape suivante se pose. Lorsque l’on considère les besoins des clients auxquels les banques ne répondent que très peu en Afrique subsaharienne, il apparaît que l’obtention de crédits y est difficile. Seules les tontines, systèmes de crédits familiaux, fonctionnent de façon satisfaisante, quoique limitée. Les systèmes de microfinance, quant à eux, pratiquent à la fois des taux souvent élevés et une sélection des clients.

Grâce aux datas générées par l’utilisation des téléphones, nous commençons à mieux connaître le client d’Orange Money, ses pratiques, ses habitudes, la balance moyenne de son compte, etc., toutes informations essentielles dont les banques ne disposent pas pour permettre l’octroi d’un crédit, mais que nous savons recueillir. Là où, en Afrique, seuls 10 à 15 % des demandeurs parvenaient à obtenir un crédit, cette connaissance fine de nos clients nous a permis de prendre des risques mesurés en accordant à 50 ou 60 % des demandeurs un crédit de manière simple et immédiate. Cela change tout, en ayant à la fois une vraie portée sociale pour les particuliers et les entrepreneurs, et un rôle positif pour l’économie des pays concernés, les transactions passant par Orange Money se substituant progressivement à celles passant par le secteur informel. L’image de ces pays auprès des instances internationales s’en trouve ainsi améliorée.

Nous nous sommes donc lancés dans la microfinance, d’abord avec la population de Madagascar, en nous associant à des instituts spécialisés de ce domaine pour l’octroi des crédits et en nous réservant la gestion de la data et la distribution aux clients à travers Orange Money. En deux ans, plus de 2 millions de crédits ont été octroyés dans ce pays, ce qui représente une moyenne de 10 crédits par client, la moitié des 400 000 clients d’Orange Money n’en ayant souscrit aucun. Ils sont généralement d’un montant de 50 à 80 euros et sont aussitôt investis pour la bonne marche de l’activité du bénéficiaire, ce qui prouve la réalité du besoin.

Dans un second temps, en raison de ce premier succès, nous avons décidé d’aller jusqu’à la création d’une banque, afin de réaliser toutes les opérations par nous-mêmes. Nous avons donc racheté une banque filiale du groupe africain de bancassurance NSIA, que nous avons transformée en banque totalement digitale, dédiée à la production de crédits et de produits d’épargne uniquement distribués via Orange Money. Cela nous permet de récupérer 100 % de la valeur ainsi générée et, surtout, d’avoir une maîtrise totale de l’octroi des crédits.

L’arrivée de la mobile money dans le secteur de la banque a totalement changé la donne. En un an, le succès a été au rendez-vous avec 600 000 clients ayant bénéficié d’un total de 1,5 million d’euros de crédits sur la seule Côte d’Ivoire. Sur les 28 millions d’habitants que compte ce pays, 15 millions sont désormais des utilisateurs de la mobile money, tous opérateurs confondus, alors qu’auparavant, seuls 80 000 d’entre eux avaient accès aux services bancaires. Ce bouleversement est extrêmement positif pour les pays qui y participent.

Face à cette évolution, Orange Money a dû se restructurer, en cessant d’être un département de l’opérateur pour en devenir une filiale, afin que ses activités puissent être directement régulées par les autorités bancaires. Nous nous sommes séparés des banques qui nous avaient permis de démarrer pour devenir nous-mêmes émetteurs de monnaie électronique et mieux maîtriser les questions de sécurité. Cela s’est fait en partie sous l’impulsion des banques centrales, celles-ci s’étant rendu compte que le rôle de nos partenaires, qui servaient d’interface, était très limité.

Pour l’opérateur de télécom que nous étions, ce changement de paradigme, ces nouvelles compétences et ces nouveaux services nous ont fait entrer de plain-pied dans les métiers de la banque. Entre 2010 et 2018, nous sommes passés de rien à 30 milliards d’euros de transactions dans les pays où nous étions présents et ces derniers sont passés de 3 millions à 30 millions de personnes accédant à des services bancaires.

La mobile money et le Maroc

Le Maroc est un pays dans lequel 65 % des 38 millions d’habitants ont un compte bancaire, mais où seuls 30 % l’utilisent effectivement. C’est ensuite un pays de transferts nationaux, mais également internationaux, les travailleurs expatriés rapatriant environ 7 milliards d’euros par an depuis les pays d’Europe. C’est enfin un pays très diversifié, avec des classes moyenne et supérieure urbaines et une population rurale très éloignée des points d’accès et des services bancaires. Ces trois critères sociologiques sont les facteurs clés pour prédire le succès d’une offre de mobile money. C’est aussi pour ces raisons d’intérêt général que la banque centrale marocaine a voulu créer des conditions favorables, selon elle, à l’éclosion d’une telle activité, qu’elle appelle mobile payment. Le système mis en place repose sur divers paliers de sécurité en fonction du montant des opérations, les plus petites ne nécessitant aucun justificatif, les opérations intermédiaires imposant la présentation d’une pièce d’identité et les plus importantes exigeant en plus un justificatif de domicile, ce qui peut être considéré comme une forte contrainte au Maroc.

Cela me paraît avoir été un frein que d’imposer des contraintes et des règles avant même que cette activité ne puisse s’exprimer librement et que l’on en comprenne les divers enjeux. Ce contrôle avant le commencement aboutit souvent à un échec en détournant les gens de la monnaie digitale. Alors qu’en Afrique subsaharienne, il suffit de rencontrer un représentant de l’opérateur et de justifier de son identité pour signer le contrat et ouvrir son point de mobile money, les pays du Maghreb et du Moyen-Orient comme l’Égypte, la Jordanie, ou encore le Maroc ont imposé des contraintes fortes au recrutement des agents des points de vente, ce qui a souvent débouché sur des tentatives avortées. Au Maroc, la méfiance des petits commerçants vis-à-vis de tout ce qui relève d’une possible traçabilité a été, jusqu’à ce jour, un obstacle majeur à la création d’un réseau de distribution. Enfin, la banque centrale impose que le système de mobile money soit connecté avec le système de validation et de sécurisation des cartes bancaires, contrainte importante pour les nouveaux établissements de paiement.

Les contraintes et l’importance des investissements à réaliser pesant sur cette activité l’ont, pour l’instant, empêchée d’éclore. Pour être rentable, il faudrait 1 million de transactions par mois et, pour générer ce nombre de transactions, 10 000 points de cash répartis dans tout le pays. Bien qu’inwi money ait mis en œuvre des moyens extrêmement importants et déployé beaucoup d’énergie, nous ne sommes parvenus en dix-huit mois qu’à 200 000 transactions par mois, avec seulement un peu plus d’un millier de points.

Je reste persuadé que les conditions pour que la mobile money soit un succès au Maroc existent et que la proposition de valeur reste très intéressante pour les usagers potentiels. Il appartient maintenant aux pouvoirs publics marocains de faire évoluer la doctrine et de pousser à l’usage, notamment via le versement d’aides ou de prestations au client final en mobile money. Ce discours commence à être entendu et va être amené à se déployer.

Changement de paradigme

Les opérateurs de la mobile money en Afrique sont aujourd’hui en train de subir un changement des marchés extrêmement violent. Face aux succès spectaculaires des opérateurs télécoms qui ont initialement dominé le marché, des appétits nouveaux se sont révélés.

Des banques s’y sont essayées, mais sans succès, n’ayant ni l’état d’esprit requis, ni les offres, ni les capacités à créer le réseau. Les GAFA, de leur côté, ne semblent pas encore intéressés.

En revanche, des fonds d’investissement s’intéressent à ce secteur et ont commencé à mettre beaucoup d’argent pour investir dans des acteurs en place et emporter ce marché. Là où, afin que leur activité soit rentable, les opérateurs pionniers de la mobile money effectuent des transferts d’argent en prélevant un pourcentage de 2 ou 3 % sur chaque opération de dépôt ou de retrait, les fonds d’investissement substituent un business model fondé sur l’acquisition massive de clients. Des acteurs comme Wave ou S-money ont commencé à émerger, d’abord au Sénégal, puis en Côte d’Ivoire et en Ouganda, en ne prélevant qu’1 % de frais, et ce, uniquement sur les retraits – le reste étant gratuit –, et en rémunérant mieux les réseaux de distribution afin de casser le modèle économique des opérateurs. En quelques mois, une vraie modification du champ concurrentiel s’est opérée sur le marché sénégalais, et ce sera également bientôt le cas sur le marché ivoirien.

Le fonds américain qui supporte Wave a mis d’emblée 700 millions d’euros sur la table et mène, avec ses semblables, un véritable blitzkrieg afin de nettoyer le marché et de dominer cette activité tout en renvoyant à une date ultérieure la question sur les moyens de la rentabiliser.

Répondre à cette offensive est extrêmement compliqué pour les opérateurs historiques. Les raisons sont multiples : baisser les tarifs mettrait la rentabilité des activités sous pression et leur capacité à poursuivre des opérations de dumping pour se défendre est insuffisante, car d’autres investissements, comme la fibre, sont gourmands, jugés prioritaires et absorbent donc une partie des possibilités financières. Certains, comme Airtel, ont senti le vent tourner en Afrique de l’Ouest et ont décidé de séparer leur activité mobile money de leur activité télécom, afin d’en céder 49 % au fonds américain TPG et au groupe Mastercard, entre autres, ce qui au demeurant valorise la société à 2,5 milliards d’euros, soit 10 fois son chiffre d’affaires. MTN a également annoncé avoir valorisé à 5 milliards d’euros son activité mobile money, sans avoir encore ouvert son capital, tandis que M-Pesa valorise la sienne à 14 milliards d’euros.

Le marché est ainsi en train de glisser d’un marché de services vers un marché essentiellement financier. Sauf à risquer d’être éliminé, cela implique pour les opérateurs télécoms de trouver la parade. L’histoire est donc très loin d’être terminée.

Débat

Développement de la mobile money chez Orange

Un intervenant : Comment une telle innovation a-t-elle pu se développer de manière presque clandestine, sous les radars du groupe Orange si l’on en croit les propos tenus par Marc Rennard lors de son intervention à l’École de Paris1 ?

Nicolas Lévi : Au début, Marc Rennard et moi faisions partie du peu de personnes qui croyaient en cette innovation. De 2008 à 2014, les revenus étaient insuffisants par rapport aux investissements et ce n’est qu’à partir de 2015 que l’activité a vraiment explosé. Néanmoins, il nous fallait protéger cette innovation naissante et, pendant un temps, ne pas divulguer les chiffres, en particulier aux marchés financiers. De plus, l’activité n’était pas isolée et il était réellement difficile de discerner quels étaient les investissements spécifiques destinés à Orange Money. À partir de la séparation des activités, la communication financière est devenue une obligation réglementaire, mais les chiffres étaient alors devenus enviables.

Int. : Les différences culturelles ont-elles joué un rôle dans le développement d’Orange Money d’un pays à l’autre ?

N. L. : Nous nous sommes effectivement demandé, par exemple, si n’avoir qu’une seule plateforme pour tous ces pays, aux sociologies et aux comportements différents, était une bonne idée. En réalité, la plateforme ne fait que du transactionnel avec cinq fonctionnalités majeures (créer un compte, compte accepté, argent rentré en lien avec le marchand ou l’agent, transfert d’argent effectué, argent retiré). Il s’agit de besoins universels et fondamentaux et, d’ailleurs, cela fonctionne sur le même modèle aux Philippines, en Birmanie ou au Cambodge. En revanche, la manière de marketer les services et de recruter le réseau de distribution, entre autres, dépend de la situation locale et reste du ressort des filiales locales.

Int. : Alors que la microfinance classique n’offre que des taux de crédit très élevés, de l’ordre de 20 % par an, quel taux pratiquez-vous ? Êtes-vous vraiment beaucoup plus vertueux ?

N. L. : Il n’y a pas que le taux qui soit un problème, il y a aussi la durée minimale de prêt qui renchérit le coût total du crédit. Le taux de crédit d’Orange Bank ne dépasse pas 15 % et permet des remboursements beaucoup plus rapides, sans durée minimale imposée, ce qui est plus acceptable pour les clients. Orange n’est pas une institution caritative et elle a besoin de gagner de l’argent, mais cela ne l’empêche pas d’avoir un réel impact sur l’inclusion financière en n’ayant pas à rougir de la comparaison avec les spécialistes de la microfinance.

Faire émerger la mobile money au Maroc

Int. : Chez inwi money, comment avez-vous suscité l’acceptation de vos services par les usagers au Maroc ?

N. L. : En premier lieu, il s’agit d’un vrai service rendu aux gens, qui répond à leurs besoins réels. Le marketing de l’offre a donc été relativement simple. Il a été plus compliqué de trouver comment transformer une marque d’opérateur en une marque en laquelle on puisse avoir confiance pour gérer son argent. L’un des avantages majeurs de la mobile money est que vous n’avez pas besoin d’ouvrir un compte en banque, facteur rédhibitoire pour ces populations ayant une défiance envers les banquiers. Dès lors, la comparaison jouait en notre faveur ! Ensuite, inwi money a mis en place une communication très explicative, très tournée vers le terrain et la proximité avec le client, par exemple en allant sur les marchés pour présenter son offre. Enfin, dès la création du réseau de distribution, les agents ont vite compris, et sans trop d’explications, que plus le réseau serait actif, mieux ils seraient payés.

Int. : Quelles sont désormais les perspectives de développement de la mobile money au Maroc ?

N. L. : Clairement, la mobile money n’a pas encore émergé. Pour réaliser de l’inclusion financière, il faut instaurer une extrême proximité avec le service, particulièrement pour les populations vivant en zones rurales. Si le client doit faire des dizaines de kilomètres pour accéder à ce service, il n’en retirera aucun avantage ; c’est pourquoi, s’il n’y a pas de réseau, il n’y a ni clients ni transactions ! Il est impossible de sortir de cette logique, partagée par tous les opérateurs de ce type de service. Il est donc nécessaire que les autorités comprennent que la signature d’un simple contrat et la présentation d’une pièce d’identité par l’agent en point de vente permettrait à cette activité – qui n’est que du cash in/cash out et pas encore du paiement mobile – de décoller. Selon moi, tout restera possible dès lors que cette hypothèque sera levée.

Int. : L’État marocain a-t-il demandé le partage des informations sur les flux financiers des utilisateurs ?

N. L. : Tous les opérateurs sont tenus à un reporting destiné à la banque centrale. Nous lui donnons donc chaque mois toutes nos informations sur le nombre de clients, de transactions, de comptes de paiement actifs...

Int. : Cette aventure est un bel effort pour résoudre le problème que posent les clients à faibles revenus et, en ce sens, c’est une démarche fort sympathique. Néanmoins, un certain nombre d’acteurs bancaires liés à la holding royale tirent des revenus très importants des transferts transnationaux. Il y a peut-être là un conflit d’intérêt. On ne voit dès lors pas comment cette posture pourrait évoluer en votre faveur.

N. L. : La mobile money concurrence aussi, et peut-être surtout, des établissements, comme Western Union, qui réalisent une part importante de leur chiffre d’affaires avec les transferts internationaux de particulier à particulier. Il y a donc là une possibilité pour inwi money ou d’autres de prendre des parts de marché sans menacer le système en place.

Int. : Je fais l’hypothèse qu’il est plus facile d’installer vos activités dans des pays où l’État n’est pas fortement structuré et qu’à l’inverse, c’est plus compliqué dans des pays structurés comme le Maroc. Qu’en pensez-vous ?

N. L. : Vous avez sans doute raison. Dans un État où les banques sont déjà extrêmement fortes, c’est effectivement plus compliqué. La position des banques est un facteur déterminant, plus encore que celle des banques centrales. L’effet de surprise joue également un rôle. Les pays de culture anglo-saxonne comme le Kenya, étant plus dans une culture d’entrepreneuriat, ont sans doute laissé plus facilement les entreprises éclore avant de les réglementer.

Int. : Y a-t-il d’autres pays que le Maroc où l’implantation de la mobile money a été un échec ?

N. L. : Malgré tous nos efforts, cela n’a encore marché ni dans les pays du Maghreb ni dans ceux du Moyen-Orient, comme l’Égypte ou la Jordanie, peut-être pour les mêmes raisons qu’au Maroc. En matière de paiement mobile par QR code, comme au Maroc, nous avons également fait beaucoup de tentatives d’équipement des marchands avec des terminaux mobiles. Elles ont coûté cher, mais n’ont jamais vraiment marché à l’échelle escomptée. Globalement, la mobile money reste cependant un énorme succès. On ne peut pas dire autre chose.

Int. : Pourquoi la banque centrale du Maroc encourage-t-elle le secteur de la mobile money ?

N. L. : Pour elle, à la lumière des benchmarks qui lui sont présentés, la mobile money a pour intérêt majeur de générer de l’inclusion financière et de permettre l’accès de tous à des services de paiement – en particulier mobile – et de crédit. Elle a donc développé une réglementation spécifique, moins stricte que la réglementation bancaire, afin d’en assurer le bon développement. Dès lors, si les choses ne se mettent pas en place comme elle le souhaite, c’est que, de son point de vue, les opérateurs n’y mettent pas assez de moyens. Il faut donc que ce soient les banques qui s’en chargent. Je pense qu’à la base, il y a une incompréhension. Les autorités mélangent la mobile money, qui remplace le cash dans les transferts, et le paiement mobile (mobile payment). Or, payer son soda chez l’épicier du coin avec un smartphone, qu’il faut préalablement avoir crédité depuis un compte bancaire en passant par le système d’interchange bancaire, n’est pas un besoin client et fonctionne rarement.

Quelles perspectives face aux nouveaux concurrents ?

Int. : Pour répondre aux nouveaux concurrents qui, grâce à des moyens financiers considérables, se lancent dans des politiques d’acquisition de clients à perte, se battre sur les prix est-il la seule réponse ? Ne vaudrait-il mieux pas développer des offres innovantes afin de se différencier ?

N. L. : Les services de ces nouveaux arrivants sont au moins aussi bons sinon meilleurs et, surtout, beaucoup moins chers. Les africains, comme tous les autres consommateurs, comprennent vite ces deux éléments de la compétitivité d’une offre.

Selon moi, il y a trois façons de répondre à ces acteurs. La première, et peut-être la plus sûre, est de jouer le même jeu qu’eux, donc de se doter de moyens équivalents. Pour cela, la seule façon de faire pour des opérateurs par ailleurs occupés à investir massivement dans la fibre est de filialiser et d’ouvrir le capital de la filiale.

La deuxième façon serait de renforcer les synergies avec l’opérateur télécom et donc de jouer sur l’avantage pour lui d’être un opérateur de la mobile money, piste qui semble délaissée par la plupart des acteurs historiques.

Enfin, la troisième façon de répondre est effectivement par l’innovation, mais si les clients n’ont besoin que de transferts d’argent à moindre coût, quelle innovation les convaincra de rester ?

On peut également déplacer le champ de bataille en devenant une banque, ce que Wave et consorts auront du mal à faire et que Orange a réussi en créant Orange Bank. On peut aussi tenter de se positionner sur du e-commerce ou de la distribution de produits télévisuels, ou tenter de devenir un tiers de confiance dans les transferts de minicontrats, ce qui, là aussi, serait bien plus compliqué pour un acteur comme Wave que pour Orange, qui a une forte capacité à gérer des micro-partenariats.

Pour moi, changer de terrain reste néanmoins une solution plus risquée que de se battre sur un terrain connu que l’on domine, et sur lequel on est à armes égales.

Int. : Vous n’évoquez pas la possibilité de transferts entre opérateurs. Stéphane Richard, PDG d’Orange, a cependant récemment annoncé la création d’une joint-venture avec MTN au Mali afin de permettre ce genre de transactions. Pourquoi une telle réticence à mutualiser cette activité ?

N. L. : Cette réticence à longtemps été réelle, la plupart des opérateurs considérant que c’était un moyen de retenir leurs clients et d’accroître leurs parts de marché. Orange considère, à l’inverse, que faire de l’interopérabilité augmente les transactions, donc la profitabilité de l’activité. Je pense cependant que cela risque d’être compliqué à cause des banques centrales, qui vont vouloir que l’interopérabilité soit régulée et qu’elle passe par leur propre système de gestion. Là encore, il est préférable d’attendre que les choses mûrissent plutôt que d’imposer cette interopérabilité comme une contrainte de base.

Int. : Inwi money a-t-elle des alternatives stratégiques ?

N. L. : Je ne suis plus chez inwi money, je ne peux donc poser qu’un avis personnel et extérieur. Sur les 2 millions de comptes mobile money au Maroc, inwi money en gérait 800 000, soit environ 40 % du marché, ce qui en faisait le second leader du marché derrière Wafacash, la filiale de l’Attijariwafa Bank. Ceci étant, une plateforme de mobile money coûte cher, de même que les équipes chargées de la compliance et de la sécurité. De plus, pour accompagner le développement, il faut, notamment, investir dans le marketing. Pour parvenir à l’équilibre, il faut générer des revenus et, pour cela, dépasser le million de comptes. Cela reste difficile, faute d’avoir le réseau suffisant pour le moment.

Int. : Quand on voit le taux de croissance vertigineux basé sur l’effet de réseau et le niveau de datas collectées sur les clients, on ne peut pas ne pas penser au succès des GAFA. Pourquoi parle-t-on tout le temps des GAFA et jamais des SAMO (Safaricom, Airtel, MTN, Orange) ?

N. L. : C’est une vraie question. Les marchés financiers ne comprennent pas que ce sont désormais des acteurs de la data et plus seulement des opérateurs de tuyaux.

1. « Investissement dans des start-up africaines, développement d’Orange Money : sources d’inspiration pour l’innovation européenne d’Orange », séminaire Transformations numériques, séance du 25 novembre 2019.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE