Exposé de Felix von Pechmann et François Warnier de Wailly

Felix von Pechmann : Je suis ingénieur et j’ai travaillé dans le domaine des systèmes d’information avant de soutenir une thèse intitulée « L’ingénierie du déploiement d’une plateforme disruptive – Le cas du véhicule électrique », sous la direction de Christophe Midler. J’ai par la suite été nommé responsable du programme Bus électriques de la RATP, qui soulevait beaucoup de questions similaires à celles que j’avais étudiées pendant mon doctorat. Après avoir vécu les différentes phases d’initiation, d’apprentissage, de montée en puissance, de cadrage, de discussion du projet, j’ai passé le relais à François Warnier de Wailly, chargé d’assurer sa réalisation opérationnelle. Je dirige désormais le programme Information voyageur de la RATP.

François Warnier de Wailly : Je suis également ingénieur et, après un court passage dans l’automobile, j’ai intégré la RATP, où j’ai travaillé essentiellement pour le réseau de surface, d’abord à la maintenance, puis sur des projets d’innovation. J’ai ensuite été chargé de la maîtrise d’ouvrage du prolongement du tramway T2 entre La Défense et Bezons. Puis, je suis parti à Bordeaux, où j’ai eu le privilège de piloter pendant huit ans la maîtrise d’œuvre du tramway, un projet s’élevant à plus d’1 milliard d’euros et représentant une quarantaine de kilomètres de lignes, avec des enjeux d’insertion urbaine et de revalorisation des quartiers. Alors que ce chantier touchait à sa fin, la RATP m’a demandé d’accompagner le projet Bus 2025, puis, il y a quelques mois, d’en prendre la direction.

Les bus de la RATP

Felix von Pechmann : Avant la crise de la Covid-19, les 4 700 bus de la RATP, répartis sur 338 lignes ponctuées de 12 094 arrêts, parcouraient au total 179 millions de kilomètres et transportaient 1 milliard de voyageurs par an. On peut imaginer la complexité de la gestion d’un tel système de transport, de surcroît en milieu urbain très dense.

François Warnier de Wailly : À travers le programme Bus 2025, la RATP a engagé, depuis 2014, une grande transition énergétique et écologique. L’objectif est de diminuer de 50 % les émissions de carbone par rapport à 2015, mais aussi de réduire massivement les émissions de polluants locaux et les nuisances sonores engendrées par les bus diesel.

En 2025, 100 % de la flotte RATP sera constituée de bus propres, parmi lesquels on range les bus électriques, les bus hybrides (diesel et électrique) ainsi que les bus fonctionnant au bioGNV (biogaz naturel pour véhicule). Les bus hybrides disparaîtront ensuite peu à peu, approximativement vers 2035, car les derniers ont été achetés en 2020 et ils ont en général une durée de vie de quinze ans.

Le remplacement des bus diesel se fait à une cadence moyenne de 600 unités par an, avec des pointes à 700, ce qui n’était jamais arrivé à la RATP, où le renouvellement annuel avoisinait plutôt les 300 bus.

L’un des principaux défis du projet consiste à le mener sans perturber l’exploitation quotidienne du réseau et des 25 dépôts. Chacun d’entre eux accueille en moyenne 200 bus et entre 600 et 1 000 conducteurs. La plupart des dépôts n’ont pas connu de travaux majeurs depuis longtemps et, au cours des années à venir, ce sont 15 d’entre eux qui seront en chantier simultanément.

Cinq grands domaines d’étude

Felix von Pechmann : Face à un projet aussi colossal, par où commencer ? Nous avons décidé de le découper en cinq domaines d’étude.

Le premier concernait le choix entre les différentes énergies, avec une question qui taraudait tout le monde au départ : « Le passage au tout électrique ne risque-t-il pas de faire tomber le réseau d’Île-de-France ? » La puissance appelée d’un centre bus correspond en effet à la consommation de 10 000 ménages, soit l’équivalent de celle de la ville de Rochefort.

Le deuxième domaine d’étude portait sur la transformation des centres bus – essentiellement des parkings complétés par des ateliers de maintenance – en véritables installations industrielles répondant aux normes de sécurité incendie.

Le troisième concernait les systèmes d’information et de pilotage.

Puis venait la problématique des bus électriques eux-mêmes, pour lesquels il n’existait pas d’offre sur le marché. Nous avons dû communiquer auprès des industriels très en amont des premiers appels d’offres afin d’essayer de les motiver. L’une des difficultés spécifiques de la conception des bus électriques par rapport à celle des voitures électriques tient au positionnement des batteries. Dans une automobile, la batterie est généralement fixée sous le plancher, ce qui présente l’avantage de contribuer à une bonne tenue de route. Dans les autobus, cette solution est exclue, car les planchers doivent être très bas, afin de faciliter l’accès des personnes à mobilité réduite. On place donc les batteries à l’arrière ou sur le toit, ce qui a des impacts importants sur la structure du véhicule.

François Warnier de Wailly : Le poids, dans le paysage industriel français, de la RATP – qui achète chaque année autant d’autobus que l’ensemble des réseaux de transport du reste de la France – a cependant constitué un aiguillon pour les constructeurs français et européens.

Felix von Pechmann : Le dernier sujet d’étude était la question de l’exploitation et de la maintenance du futur système.

D’un simple changement d’énergie à une transformation complète

Ces cinq volets ont dû être menés de front. En effet, alors que le système existant était largement modulaire, à la fois parce que le diesel est une technologie mature (personne ne se demande quel embout choisir pour le réservoir à gazole, par exemple) et parce que les bus diesel ont une grande autonomie, il s’agissait de passer à un système beaucoup plus intégré, avec de nombreuses interactions entre les différentes composantes.

Par exemple, un bus électrique qui rentre très tard le soir au dépôt, et ne dispose que de trois heures pour recharger sa batterie, ne pourra peut-être pas rouler pendant la journée entière le lendemain, contrairement à un bus diesel, qui bénéficie d’une autonomie de deux jours et dont le réservoir peut être rempli en cinq minutes.

Concrètement, l’autonomie des bus électriques est de l’ordre de 200 kilomètres. Sachant que la vitesse moyenne des bus en intra-muros est de 8 kilomètres à l’heure et de 15 en petite couronne, une autonomie de 200 kilomètres permet de couvrir la journée, à condition de répartir intelligemment les courses entre les bus. En revanche, certaines lignes sont difficiles à couvrir avec de l’électrique, comme celle de Roissy, dont une partie passe par l’autoroute.

François Warnier de Wailly : Avec les deux contraintes principales liées aux bus électriques (une autonomie limitée et le besoin de nombreuses heures de recharge), le programme initial de “simple” transition énergétique – « On enlève le gazole et on met des batteries. » – est devenu un programme de transformation complète de l’exploitation.

Felix von Pechmann : Toutes les procédures établies depuis des décennies dans l’exploitation ont dû, pour le moins, être remises en question, voire, parfois, être complètement repensées.

Électricité ou bioGNV, comment choisir ?

Le premier grand débat a porté sur le choix de l’énergie avec laquelle rouleraient les futurs bus propres : électricité ou bioGNV ? Il a suscité des dizaines et probablement des centaines d’heures de réunions. Chacune des deux technologies présente, en effet, des avantages et des inconvénients.

Les bus électriques sont entièrement silencieux et ne provoquent aucune émission locale de polluants, contrairement aux bus fonctionnant au GNV. Les centres bus électriques sont plus faciles à aménager en centre urbain très dense, notamment à Paris intra-muros, alors que l’implantation d’un centre bus GNV, qui est une installation classée, nécessite souvent la réalisation d’une enquête publique. Pour certains des dépôts de bus, construits en souterrain, le recours au bioGNV était inenvisageable, de même que pour les lignes passant dans des tunnels.

La technologie des bus GNV présente aussi des avantages : elle est mature et robuste ; l’autonomie des bus GNV est comparable à celle des bus diesel et hybrides, avec un temps de charge proche ; enfin, leur coût est inférieur à celui des bus électriques.

François Warnier de Wailly : Un bus GNV coûte 300 000 euros (comme un bus diesel), alors que le prix d’un bus électrique est de 500 000 euros. De même, le coût de mutation d’un centre bus vers le GNV est de 15 millions d’euros, contre 30 millions d’euros pour une mutation vers l’électrique. Une partie de la différence s’explique par la règlementation sur la sécurité incendie, beaucoup plus lourde pour les centres bus convertis à l’électrique (surtout quand ils sont en intérieur) que pour les centres bus GNV, toujours situés en extérieur.

L’arbitrage entre les deux technologies s’est fait en fonction de plusieurs critères, dont le poids relatif pouvait varier selon le type de site. Au début du programme, l’objectif était de passer à 80 % de bus électriques sur l’ensemble de la région Île-de-France (qui compte environ 10 000 bus, dont 4 700 à Paris). En définitive, 13 centres bus de la RATP seront équipés à 100 % de bus électriques, essentiellement à Paris intra-muros et en proche couronne (Lagny, Corentin, Pleyel, Lilas, Belliard, Lebrun, Croix-Nivert, Malakoff, Point-du-Jour, Asnières, Charlebourg, Neuilly Bords de Marne, Vitry), et 12 centres bus seront aménagés pour accueillir des bus GNV (Créteil, Bussy, Massy, Nanterre, Thiais, Aubervilliers, Pavillons, Flandre, Ivry, Saint-Denis, Saint-Maur et Fontenay-aux-Roses). Un treizième centre bus GNV sera construit à Villiers-le-Bel.

L’ordonnancement des travaux

Les différentes phases de chaque sous-projet sont les pré-études, les études, les achats, l’adaptation du site, le début du déploiement des bus, la poursuite des travaux et la mise en service.

Pour définir l’ordonnancement des chantiers, nous avons choisi de nous roder sur les sites les plus faciles. Après l’aménagement de deux sites pilotes en électrique et d’un site en GNV, nous avons accéléré le rythme. Ceci nous conduit à mener un grand nombre de chantiers en parallèle, alors que nous traitons désormais des sites plus complexes.

L’aménagement d’un centre bus pour accueillir des bus électriques consiste à apporter sur place une puissance de 10 à 15 mégawatts, puis à installer un transformateur de 2 mégawatts et, enfin, à implanter une borne de recharge au pied de chaque bus. Les centres bus les plus récents, ceux par lesquels nous avons commencé, étaient déjà équipés de systèmes de sécurité incendie, en particulier de sprinklers. Pour ceux que nous reconfigurons actuellement, tout est à faire, notamment l’installation de réserves d’eau dont le volume total équivaut à celui de trois piscines olympiques… Tous ces aménagements prennent de la place et entraînent des travaux importants de génie civil.

Le cercle vertueux des décisions politiques

Felix von Pechmann : Le déploiement du projet a été largement facilité par le fait que les décideurs politiques ont clairement affiché leur stratégie de transition énergétique.

Le STIF (Syndicat des transports d’Île-de-France, devenu IdFM – Île-de-France Mobilités) a annoncé, dès 2013, sa volonté de mettre fin aux achats d’autobus diesel et de les remplacer par des bus hybrides.

De son côté, la RATP a lancé, en 2014, son programme Bus 2025, démarche qui, en retour, a sans doute facilité l’adoption par le Parlement, en 2015, de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte. Selon ce texte, les syndicats de transports publics ont l’obligation, dans le cadre du renouvellement de leur parc de véhicules, d’acquérir au moins 50 % d’autobus à faibles émissions dès 2020, et 100 % à partir de 2025.

En 2016, IdFM a renchéri en annonçant que, pour les zones urbaines les plus polluées, l’intégralité du parc serait composée de bus propres (comprenant des bus hybrides) dès 2025. C’était un objectif plus ambitieux, car il ne concernait pas seulement les bus nouvellement achetés, mais le parc complet des bus circulant dans ces zones.

En 2017, la ville de Paris a posé un nouveau jalon en établissant des restrictions de circulation pour les véhicules Crit’Air 5, puis, en 2019, pour les véhicules Crit’Air 4, avec des dérogations d’une durée de trois à cinq ans pour les véhicules de transport en commun.

Le bilan à date

François Warnier de Wailly : À l’heure actuelle, le projet Bus 2025 est “dans les clous” par rapport aux projections que m’a léguées Felix von Pechmann. 153 bus électriques et 240 bus au bioGNV ont déjà été déployés. Ils ont parcouru respectivement 7 millions de kilomètres et 22,4 millions de kilomètres, ce qui représente 45 700 tonnes d’émissions de gaz carbonique évitées.

Désormais, le défi va être d’accélérer le rythme, alors même que la tension sur les entreprises de travaux publics est très forte en Île-de-France, du fait des chantiers liés aux Jeux olympiques de 2024 et aux lignes du Grand Paris, sans parler du renchérissement des prix de l’acier et des composants électroniques en raison de la crise sanitaire.

Après cette présentation très institutionnelle du premier projet européen de transition énergétique d’une telle envergure, nous souhaitons vous faire partager une partie de ce qui s’est joué dans les coulisses, en distinguant trois cas de figure. Parmi tous les problèmes que nous avions anticipés, certains ont finalement été faciles à régler. D’autres ont exigé beaucoup plus d’énergie que prévu. Enfin, certains sujets, qui n’avaient pas forcément été identifiés au départ, ont pris une importance croissante au fil du projet.

Les sujets qui n’en étaient pas

Felix von Pechmann : Comme je l’ai indiqué, nos craintes sur d’éventuelles réticences, en interne, vis-à-vis de ce projet, ont été balayées par l’adoption de la loi relative à la transition énergétique, en août 2015. La loi étant passée, tout le monde a dû s’en accommoder bon gré mal gré.

On aurait aussi pu imaginer des résistances de la part des conducteurs, mais, comme le projet augmente massivement la proportion de bus neufs et améliore le confort de conduite, en particulier pour les bus électriques, nous n’avons pas rencontré de difficultés de ce côté.

François Warnier de Wailly : Une question a cependant été soulevée, celle du “dernier mètre”. À l’heure actuelle, quand un bus diesel rentre au dépôt, c’est l’agent de nettoyage qui se charge de remplir le réservoir. Avec les bus électriques, c’est le chauffeur qui, juste après avoir garé le véhicule, doit brancher la prise. Pour rassurer tout le monde, nous avons réalisé de nombreuses expérimentations, mais il s’est avéré que c’était, là encore, un non-sujet.

Felix von Pechmann : Les hypothèses avancées sur l’incapacité du réseau électrique local à supporter le surcroît de consommation ont conduit à réaliser des centaines, voire des milliers de simulations, dont les conclusions ont été partagées avec Enedis et RTE. Au vu des résultats, les craintes se sont avérées infondées et certains se sont même demandé pourquoi cette question avait été soulevée…

Nous nous attendions à ce que le mode de charge fasse aussi l’objet de nombreux débats. La RATP souhaitait que cette opération soit réalisée dans les dépôts, alors que les fabricants penchaient en faveur d’une recharge au terminus des lignes, ce qui leur aurait permis de recourir à des batteries plus légères, avec un moindre impact sur le châssis et sur toute la conception du véhicule. En revanche, cette solution rendait le déploiement beaucoup plus complexe, en nous obligeant à installer des poteaux de charge à tous les terminus. Nous avons réalisé un test en petite couronne, au parc de Saint-Cloud, avec un pantographe inversé qui descendait sur le bus, mais, à l’évidence, ce genre d’installation était difficile à envisager sur la place de l’Opéra, par exemple. Le débat a donc été tranché assez rapidement et la RATP a exigé que la recharge se fasse dans les dépôts.

Enfin, la question de l’autonomie des bus a également suscité des études, mais il est vite apparu que la solution consistait simplement à anticiper énormément, ce que la RATP sait parfaitement faire.

Les sujets qui ont exigé plus d’énergie que prévu

François Warnier de Wailly : La répartition entre bus électriques et bus GNV a donné lieu à énormément de débats et n’a été tranchée qu’en 2021, avec un partage à 50-50 – au lieu de 80 % d’électrique et 20 % de GNV, comme prévu initialement.

La question des protocoles de charge avait été identifiée dès le départ, d’autant que la RATP avait opéré un choix fondamental en décidant que tous les bus devraient être interopérables, c’est-à-dire pouvoir être rechargés dans n’importe quel dépôt. Il fallait donc veiller à faire converger tous les constructeurs vers le même protocole de charge. Malheureusement, celui qui a été retenu, le protocole européen, n’était pas encore complètement mature et ne l’est toujours pas. Chaque industriel l’interprète à sa façon et ils ont beaucoup de mal à s’ajuster entre eux, au point que la RATP a dû passer du statut de maître d’ouvrage à celui de maître d’œuvre pour obliger les constructeurs à se rencontrer afin de se mettre d’accord ! Nous avons même créé une plateforme d’essai et nous avons fait venir des experts internationaux pour jouer les juges de paix en vérifiant, à l’aide de logiciels de traçage, le fonctionnement de chaque modèle. En contrepartie, les difficultés rencontrées nous ont clairement fait monter en compétence dans ce domaine.

Felix von Pechmann : Le calibrage de la puissance des bornes a également demandé plus d’efforts que prévu. Nous avions initialement envisagé des bornes de 50 kilowatts, mais les simulations ont montré qu’une partie des bus repartiraient du dépôt sans être chargés à 100 % ou sans avoir pu passer par la maintenance, ce qui était inenvisageable. Nous sommes donc passés, en cours de projet, à une puissance de 100 kilowatts.

François Warnier de Wailly : Dès le départ, nous avions compris que le thème de la sécurité incendie n’était pas vraiment maîtrisé par les industriels et nous avons dû mener des négociations pour les obliger à réaliser des essais dans ce domaine. Par bonheur, un décret ministériel est venu encadrer cette question, mais il ne l’a pas réglée entièrement. Récemment, la BSPP (brigade des sapeurs-pompiers de Paris), qui dépend du ministère des Armées, a donné une interprétation du décret différente de la nôtre et nous avons dû nous résoudre à installer des poteaux incendie à l’extérieur des dépôts, sur la voirie, en faisant appel à des concessionnaires, ce qui va ajouter de la complexité et de nouveaux coûts aux projets.

Apprendre en marchant

Dans certains domaines, enfin, nous avons appris en marchant. En général, avant d’ouvrir au public une nouvelle ligne ferroviaire, on procède à une “marche à blanc”, sans voyageurs, afin de s’assurer que tout fonctionne en mode nominal. Nous avons dû expliquer que les systèmes électriques devaient impérativement être testés à travers des essais de puissance, des essais unitaires, etc. Le collectif a fini par admettre l’idée de procéder à une marche à blanc, à laquelle nous avons toutefois donné un autre nom, celui d’“observation et réglage fin”… Là encore, au-delà des petits agacements, c’est certainement un bénéfice, pour notre collectif, que de s’être approprié cette démarche.

Nous nous sommes également heurtés au fait que, pour les mécaniciens de la RATP, le fonctionnement des batteries était un domaine complètement nouveau. Les équipes d’ingénierie et de maintenance se sentaient d’autant plus démunies face au BMS (Battery Management System), le logiciel permettant de piloter les charges et décharges d’une batterie de véhicule électrique, que les constructeurs n’y comprenaient pas grand-chose non plus. Les constructeurs de bus sont en général des ensembliers : ils achètent une direction chez Valeo, un démarreur chez Bosch, un bloc batterie chez un autre fournisseur, sans savoir exactement comment cet élément va s’interfacer avec le reste du véhicule.

Felix von Pechmann : Les personnes qui s’en sortent le mieux pour la gestion du BMS sont celles ayant une grande expérience du traitement des données, car c’est parfois en analysant des fichiers log comportant des milliers de lignes que l’on comprend d’où vient la panne.

Les leçons de l’expérience

Pour finir, voici quelques leçons générales tirées de cette expérience.

La première de ces leçons est que, pour un projet de cette taille et avec un tel impact, l’apprentissage se fait en chambre, mais aussi dans la vraie vie. Les expérimentations menées en amont ont permis au collectif de se préparer aux diverses problématiques, mais celles-ci ont évolué et se sont transformées au fil de l’avancement du projet, en même temps que le système lui-même.

Deuxièmement, bien qu’il s’agisse d’un projet majeur par son impact sur l’organisation, nous avons pu travailler depuis une position relativement marginale au sein de l’entreprise, ce qui nous a laissé une grande liberté pour mener des expérimentations, constituer des équipes, comprendre et anticiper ce qui allait se passer.

François Warnier de Wailly : Je confirme qu’une des clés du succès a certainement été le fait que l’équipe initiale a pu travailler en chambre de façon largement indépendante, tout en ayant un accès relativement facile à la présidence de l’entreprise. De même, c’était un choix pertinent que de confier l’amont du projet à un chercheur, et son aval à un sénior qui avait déjà fait ses armes ailleurs.

Dans la phase de déploiement des projets unitaires, nous avons également eu la liberté d’embaucher des ingénieurs de 35 ans en moyenne, disposés à adopter un mode start-up au sein d’un grand groupe, ce qui permettait de “protéger” l’exploitation. La contrepartie est que ces ingénieurs, qui appartiennent à une génération très exigeante en matière de gestion des ressources humaines et qui sont très heureux de participer à la transition énergétique de Paris, ne comptent pas, pour autant, rester indéfiniment à la RATP. Le turnover qui en résulte marque une rupture avec les générations précédentes. Autrefois, une fois entrés dans la maison RATP, les ingénieurs passaient successivement par l’exploitation, la maintenance et toutes les autres activités, afin de capitaliser des compétences sur l’ensemble de la chaîne.

Un autre élément déterminant est le fait que le projet a bénéficié d’un consensus politique et technique, et que la loi a mis l’entreprise dans l’obligation de mener à bien sa transition énergétique.

Un dernier facteur de succès me paraît être le fait que « quand on veut, on peut ». Je me souviens d’avoir présenté un exposé, au retour d’un voyage d’étude en Chine, devant la direction de la RATP au grand complet : « Là-bas, la transition énergétique est terminée et les Chinois l’ont menée à bien en cinq ans. Nous allons faire de même, en cinq ans également. » Je crois que cela a constitué un petit électrochoc pour tout le monde que de prendre conscience qu’une mutation qui paraissait extrêmement lourde ne posait, en réalité, pas réellement de problème. La seule condition pour cela était d’accepter de se lancer sans savoir complètement comment les choses allaient se passer.

Débat

Des expérimentations in vivo

Un intervenant : Merci pour cet exposé qui nous prépare aux transitions majeures que nous allons vivre en Europe, du moins si nous voulons relever le défi du “zéro émission en 2050” !

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous sur la place à accorder aux expérimentations locales ex ante. Souvent, elles reviennent à inventer l’eau chaude, c’est-à-dire pas grand-chose. Ne serait-il pas plus efficace de tirer parti des apprentissages déjà effectués dans d’autres secteurs ou d’autres contextes ? Ce qui est nouveau pour le bus ne l’est pas forcément pour le tramway, et ce qui est innovant en Europe est tout à fait banal en Chine.

Par ailleurs, c’est généralement le passage à l’échelle, en vraie grandeur, qui révèle les problèmes liés au caractère systémique d’une mutation. C’est pourquoi le plus important me semble être d’accepter qu’il y ait de l’inconnu, de l’apprentissage et de l’innovation dans les phases de développement, au lieu de prétendre s’assurer que tout a été dérisqué avant d’appuyer sur le bouton.

Felix von Pechmann : Nous avons réalisé la plupart de nos expérimentations en conditions réelles. Que ce soit sur l’exploitation, l’autonomie, la charge, elles ont été menées sur des lignes en exploitation. Tous ces tests ont permis de préparer l’écosystème à ce qui allait se passer. Lors des premières phases, par exemple, chaque bus avait son propre type de prise électrique, et devait donc être rechargé sur une borne précise. Or, dans certains centres, en fin de journée, quand les derniers bus rentrent au dépôt, on ne peut plus accéder à toutes les places. Il était donc inimaginable que chaque bus soit affecté à une place spécifique. Tout cela est clairement apparu au cours des expérimentations.

François Warnier de Wailly : Il faut mesurer ce qu’a représenté cette transformation dans une entreprise qui gère 4 700 bus avec un véritable système d’horlogerie, optimisé et stabilisé depuis des décennies pour faire en sorte que, chaque jour, l’ensemble des lignes soient desservies. Ce genre de collectif éprouve de grandes difficultés à imaginer le changement. Seules des expérimentations réalisées en grandeur réelle lui permettent de prendre conscience de ce qui va se passer.

Le choix entre bus électrique et bus au bioGNV

Int. : L’arbitrage entre bus électriques et bus au bioGNV a-t-il pris en compte l’écart entre ces deux technologies, en matière d’émissions de carbone, sur l’ensemble du cycle de vie ?

F. von P. : Compte tenu de l’origine de l’électricité en France, et surtout du fait que la recharge des bus s’effectue la nuit, les émissions de carbone sont très faibles dans les deux cas. Les facteurs déterminants sont plutôt du côté des contraintes de sécurité incendie, du voisinage, ou encore de la capacité à implanter les installations nécessaires.

Int. : La climatisation a-t-elle été prévue dans les projections sur la consommation des bus électriques ?

F. W. de W. : Lors de la mise en service des premiers bus électriques, on a pu voir des choses étranges, comme de petites chaudières à gazole destinées au chauffage à l’intérieur des bus… Ces anomalies sont en train d’être résolues grâce à l’augmentation de la capacité des batteries, qui pourront ainsi assurer à la fois le chauffage et le rafraîchissement des bus.

F. von P. : En ce qui concerne la climatisation, le plus important est la perception d’un différentiel avec la température extérieure. Dans la mesure où l’on n’envisage pas de ramener la température intérieure à 5 degrés Celsius lorsqu’il fait 45 degrés dehors, la climatisation est compatible avec une batterie électrique.

Et l’hydrogène ?

Int. : Avez-vous envisagé l’option hydrogène pour la ligne qui dessert Roissy, où se trouve une station hydrogène ?

F. von P. : Nous l’avons envisagée, mais, malheureusement, cette technologie n’est pas encore tout à fait mature et les véhicules à hydrogène coûtent encore trop cher. De surcroît, sachant qu’il n’existe pas encore de réseau de distribution de l’hydrogène, nous avons calculé que, pour desservir un centre bus, il faudrait 27 camions d’hydrogène par jour, ce qui serait un non-sens. La question du stockage est encore plus épineuse, car, dans le cas d’un stockage sur place, les centres bus deviendraient des sites Seveso. C’est pourquoi, pour le moment, la ligne de Roissy sera desservie par des bus GNV.

F. W. de W. : Cela dit, beaucoup d’élus locaux et d’acteurs industriels souhaitent avancer dans ce domaine, qui fait d’ores et déjà l’objet de nombreuses expérimentations autour de Roissy.

Le choix de la recharge au dépôt

Int. : Vous avez imposé aux constructeurs le fait que la recharge s’opèrerait dans les centres bus uniquement. Avec le recul, pensez-vous que c’était le bon choix ? Est-ce celui qui a été retenu dans d’autres villes ?

F. W. de W. : Je suis amené à assurer, avec mon équipe, des missions de conseil auprès de villes françaises et étrangères qui sont en train de réfléchir à leur transition énergétique. Chaque fois, nous partons de la géographie et des contraintes locales pour définir le meilleur dispositif. Paris est une ville dense, avec peu de relief et des lignes qui représentent des courses de 150 à 200 kilomètres par jour, ce qui rend possible le recours à des bus électriques avec recharge pendant la nuit. La ville de Québec, au contraire, se caractérise par un grand étalement urbain et un relief prononcé, de sorte que la recharge nocturne ne serait pas suffisante, d’où la décision d’ajouter plusieurs points de recharge sur les lignes. Dernier exemple, pour le BHNS (bus à haut niveau de service) qui doit relier Bordeaux à Saint-Aubin-de-Médoc, la recharge se fera plutôt dans les pinèdes de Saint-Aubin que sur la place des Quinconces, qui est classée. Chaque fois, il faut partir de l’analyse du besoin et du service souhaité pour déterminer la solution technique.

L’ouverture à la concurrence

Int. : La perspective de voir un concurrent reprendre la gestion d’une partie des lignes de la RATP est-elle crédible ?

F. W. de W. : Je n’imagine pas que le travail colossal que représente une mise en concurrence puisse aboutir au statu quo.

F. von P. : En grande couronne, certaines lignes et certains dépôts ont déjà été attribués à des opérateurs différents des opérateurs actuels. C’est le jeu normal de la concurrence.

Int. : Quel est l’impact de cette ouverture à la concurrence sur le programme Bus 2025 ?

F. W. de W. : C’est très simple, j’ai pour mission de faire en sorte que tout soit vraiment terminé pour 2025, car il n’est pas envisageable de confier des dépôts en travaux à un nouvel exploitant. En matière de management d’équipe projet, le fait d’être obligé de respecter une date ferme, avec des pénalités en cas de retard, est un avantage certain, car cela permet de motiver les troupes…

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT