Exposé d’Aude Nyadanu

Avant de vous présenter mon aventure “intrapreneuriale” et le corporate hacking que j’ai été amenée à pratiquer dans le contexte de la crise de la Covid-19, alors que je travaillais à l’AP-HP, je voudrais revenir sur mon rapport à la désobéissance tout au long de mon parcours. Mes expériences m’ont permis de comprendre en quoi la désobéissance pouvait avoir des vertus créatives et salvatrices.

La vocation du soin

Dès mon plus jeune âge, j’ai toujours voulu devenir “inventeuse de médicaments”, comme je disais alors. Rien n’était plus important pour moi que de soigner des malades. J’ai donc passé un doctorat en chimie organique à 25 ans, après l’École polytechnique, en travaillant sur la recherche et la production de principes actifs pour les médicaments.

Au cours de mon doctorat, j’ai constaté que les femmes étaient peu nombreuses à faire de la recherche scientifique. J’ai alors contacté une association qui avait pour vocation d’envoyer des lycéennes dans des laboratoires de recherche pour un stage d’une semaine, afin qu’elles puissent mieux se projeter dans une carrière de chercheuse lors de leur orientation scolaire.

Les vertus créatives de l’ignorance

En 2016, j’ai accueilli deux jeunes filles dans mon laboratoire. Puisqu’il s’agissait d’un stage de découverte, je les ai encouragées à me poser toutes les questions qui leur venaient à l’esprit, même les plus saugrenues. Or, certaines de leurs questions ont remis en cause des habitudes, des automatismes qu’on m’avait transmis ou que j’avais acquis au cours des précédentes années.

Je butais depuis plusieurs semaines sur une manipulation. Je devais purifier un produit très instable en le faisant passer dans une colonne de silice, mais je n’arrivais pas, malgré de multiples tentatives, à faire la manipulation suffisamment vite pour qu’il ne se dégrade pas. C’est alors qu’une des lycéennes m’a demandé pourquoi je devais faire passer le produit dans une colonne de silice. En effet, la colonne freinait la descente, alors que le produit aurait pu passer très vite sur les plaques de silice que je lui avais montrées la veille. Je lui ai expliqué que les plaques servaient à analyser les produits alors que la colonne servait à les purifier. Néanmoins, sa remarque a attiré mon attention sur un point : les deux dispositifs étaient constitués du même principe actif, la silice. Une petite investigation m’a permis de découvrir qu’on pouvait utiliser des plaques en silice pour la purification ; simplement, personne ne le faisait dans mon laboratoire. C’est donc le questionnement des jeunes lycéennes et la remise en cause des pratiques qui s’ensuivit qui m’ont permis de résoudre un problème insoluble, même pour mon directeur de thèse.

Désobéir pour innover

Le même cas de figure s’était produit l’année d’avant, avec d’autres lycéennes. Cette récurrence a amorcé ma réflexion sur les liens entre l’innovation et l’ignorance. Les lycéennes ignoraient tout des habitudes et des automatismes qu’on m’avait inculqués. Pour autant, elles aidaient à résoudre des problèmes en posant les bonnes questions, qui pouvaient amener de nouvelles manières de faire. Selon moi, l’ignorance leur octroyait le pouvoir d’innover.

J’ai poursuivi cette réflexion à partir de la citation de Michel Millot : « Il n’y a pas d’innovation sans désobéissance. » Les lycéennes avaient innové en proposant d’enfreindre des règles qu’elles ne connaissaient pas. Elles avaient donc innové en désobéissant. J’en ai déduit que le meilleur moyen de désobéir est de ne pas savoir qu’il y a des règles.

Trouver sa voie dans le soin

J’étais profondément attirée par la dimension humaine du soin. La recherche sur les médicaments ne pouvait satisfaire cette attirance. J’en ai longuement discuté avec ma mère qui avait été infirmière en pédiatrie. Ayant beaucoup œuvré pour que les enfants hospitalisés se sentent mieux, elle m’a fait ressentir à quel point l’aide au soin des malades en milieu hospitalier m’attirait.

J’avais découvert ma voie, mais je devais trouver ma place. J’ignorais tout du milieu hospitalier, ignorance dont j’allais me servir pour améliorer le quotidien des personnes à l’hôpital. J’allais en effet utiliser le pouvoir de l’ignorance pour proposer des innovations. Je me suis alors formée à l’expérience du patient et au parcours de soin.

Je devais trouver le moyen de participer à des projets d’innovation en milieu hospitalier, sachant que je n’avais pas reçu de formation dans le domaine de la santé, que j’allais être en contact avec des professionnels de santé très occupés et que les interactions ne pourraient avoir lieu que sur des plages de temps limitées.

Les créathons Lowpital

Les hackathons1 étaient alors très en vogue. L’idée m’est venue de détourner ce concept en lançant les “créathons Lowpital”. Les créathons sont des événements ouverts au grand public. Ils réunissent des volontaires souhaitant consacrer du temps et de l’énergie à l’amélioration du quotidien des personnes à l’hôpital : des patients, des aidants familiaux ou des soignants. Ces événements sont abrités par la société que j’ai fondée, Lowpital. Ils reprennent chacun les trois phases classiques du design thinking : immersion, brainstorming, itération par essai-erreur.

Les volontaires s’immergent pendant trois jours à l’intérieur d’un service hospitalier. Des discussions avec les patients et les soignants permettent de comprendre le fonctionnement du service, de recueillir les vécus et les ressentis, et d’identifier des problématiques de manière précise.

Par exemple, on constate qu’en diabétologie, les patients disposent de nombreux outils numériques, mais que ces outils ne sont pas utilisés par les patients âgés, parce qu’ils sont peu à l’aise avec le numérique. Dès lors, que fait-on pour les personnes âgées en diabétologie ?

Une fois ces problèmes recensés, nous réalisons un brainstorming avec les volontaires pour les résoudre. Pour que les solutions proposées puissent être concrétisées, nous faisons venir des experts, des partenaires, des mentors. Selon les cas, ils peuvent provenir du milieu hospitalier, de l’industrie de la santé, des institutions publiques telles que l’Agence régionale de santé (ARS), ou encore du monde des start-up.

Quatre créathons ont eu lieu depuis 2017. En tout, plus de 220 personnes se sont rassemblées pour définir 33 projets qui ont abouti à 33 immersions. Un thème est retenu chaque année : les deux premières éditions ont porté sur la vie au quotidien et l’autonomie. Depuis deux ans, nous avons abordé des sujets dont on parle peu ou qui sont tabous : la santé mentale en 2019 et, en mars 2021, la santé sexuelle des femmes, en partenariat avec la chaire de l’Unesco Santé sexuelle et Droits humains, abritée par Université de Paris.

Les solutions produites par les créathons sont frugales. Elles témoignent de ma vision lorsque j’ai créé Lowpital, dont le nom reprend l’idée de low-tech. Ma priorité depuis le début, ce sont les projets à fort impact, simples, rapides et peu coûteux à réaliser, qui ne cèdent pas à la tentation high-tech de devenir complexes et longs, en incluant par exemple des algorithmes ou de l’intelligence artificielle.

Quelques réalisations issues des créathons

La Quête du Phénix

La Quête du Phénix a vu le jour en 2018. Nous nous sommes immergés dans le service d’endocrinologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, en particulier dans le service spécialisé dans la transition des jeunes adultes. Les enfants sont intégralement pris en charge par le service de pédiatrie, mais, à l’approche de la majorité, ils doivent progressivement apprendre à se prendre en charge pour devenir autonomes. Or, ils sont à un âge où ils sont traversés par toutes sortes d’autres préoccupations que d’apprendre à se soigner. L’objectif de ce service est d’éviter qu’il y ait une rupture dans le parcours de soin. Il fournit des conseils sur l’alimentation et des exercices physiques à travers des ateliers pédagogiques, mais il a du mal à retenir durablement l’intérêt des jeunes patients.

La Quête du Phénix est un jeu de société qui propose des défis. Les joueurs sont invités, par exemple, à réaliser un repas pour la famille ou à aller se promener avec leur meilleur ami. Le concept du jeu a plu aux patients du service et nous avons ajusté les défis à leur demande, pour qu’ils soient plus incitatifs. L’engagement dans les ateliers a significativement augmenté avec ce jeu.

Carn’abin

Carn’abin a été développée dans le cadre du créathon sur la santé mentale en 2019. Un groupe s’est immergé dans le service de psychiatrie à l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil. Il a constaté que les nouveaux internes se sentaient perdus quand ils arrivaient dans ce service. Par exemple, ils ne savaient pas quel cardiologue appeler en cas de crise cardiaque en psychiatrie, ils ne savaient pas sur quels centres médico-psychologiques orienter les patients quand ils sortent de l’hôpital, etc. Cet apprentissage se renouvelait systématiquement, faute de transmission aux internes suivants.

L’application Carn’abin permet à l’interne de consigner toutes les informations qu’il juge utiles lors de son stage. Les contenus passent alors de main en main. Le nouvel interne se connecte à l’application et actualise, modifie, enrichit les informations existantes. L’AP-HP étoffe aujourd’hui Carn’abin de fonctionnalités plus poussées, qui concernent notamment la dimension organisationnelle du travail des internes, comme les échanges de garde.

L’Amazone

L’Amazone est le fruit du créathon sur la santé sexuelle des femmes. Il s’adresse aux femmes victimes de violences sexuelles lors de leur parcours de migration. Pourquoi ces femmes ne vont-elles pas à l’hôpital dès leur arrivée en France, pour demander une prise en charge ? L’immersion a permis de comprendre qu’elles attendent d’avoir d’abord obtenu le droit d’asile. Pour l’obtenir, elles doivent écrire leur récit, qui constitue une pièce à caractère juridique pour leurs avocats. Or, il est très difficile de faire ce récit quand on a subi des violences sexuelles ou des mutilations, et cela prend du temps. Leur accès aux soins est retardé par ces deux décalages qui s’enchaînent.

L’Amazone, développé avec des psychologues, est un carnet doté d’une carte géographique. Dans un contexte d’atelier d’écriture avec des psychologues, ces femmes écrivent petit à petit leur parcours migratoire, au fur et à mesure qu’elles réussissent à surmonter l’épreuve des souvenirs ou que ceux-ci refont surface.

L’application de cette démarche d’innovation à l’AP-HP

Quand l’AP-HP m’a demandé de la rejoindre, elle lançait une réflexion sur les méthodes à mettre en place pour développer les initiatives innovantes au sein de l’hôpital et soutenir les professionnels qui ont identifié un problème dans leur service ou qui souhaitent optimiser son organisation.

L’AP-HP m’a intégrée à l’équipe dédiée à l’innovation organisationnelle et numérique. Je les ai rejoints à mi-temps, de manière à continuer de gérer Lowpital. L’administration hospitalière avait de fortes attentes en matière d’innovation. Elle avait recruté une équipe de jeunes aux profils un peu détonants pour résoudre rapidement les problématiques émergentes, à l’aide d’idées un peu folles, mais, tout du moins, efficaces.

La crise de la Covid-19

Je me suis consacrée à la question du volontariat hors soins pendant la crise sanitaire. Cela s’est produit de manière un peu fortuite. Je faisais partie d’un groupe d’anciens polytechniciens sur Facebook. Le 15 mars 2020, juste avant le premier confinement, je découvre le message d’un élève qui ne pouvait plus partir faire son stage à l’étranger. Conscient que les semaines à venir allaient être compliquées, il était à la recherche d’organisations, d’entreprises qui accueilleraient des volontaires pour s’occuper de tâches annexes. À l’AP-HP, nous commencions à être débordés, nous manquions déjà d’infirmières, la situation devenait de plus en plus compliquée, même du côté de l’administration.

Dès que je lui ai répondu que nous serions intéressés, d’autres personnes du groupe se sont portées volontaires. J’ai fait part de cet enthousiasme à ma supérieure, qui m’a demandé de recenser leurs noms, coordonnées et compétences, de manière à pouvoir les contacter selon les besoins. J’ai envoyé cette demande d’informations sur Facebook et j’ai reçu un nombre impressionnant de candidatures dès le lendemain.

Trouver le bon outil pour recenser les volontaires

Un tableur Excel était inapproprié pour recenser les volontaires. Il prenait trop de temps à remplir et il était difficile à exploiter. J’ai donc créé un formulaire sur Google Forms. Les postulants remplissaient eux-mêmes le formulaire et les données étaient directement compilées sous forme d’un tableur. Or Google Forms est une page Internet ouverte et je n’avais pas prêté assez d’attention à ce point. Le formulaire a été rapidement relayé sur les réseaux sociaux et, au bout d’une semaine, il avait recueilli plus de 10 000 inscriptions. Parmi elles, ma direction n’était plus en mesure d’effectuer un tri pour sélectionner des candidats.

J’ai alors créé un Slack2. Chaque canal sur Slack regroupe l’ensemble des échanges sur un sujet de conversation. J’ai adapté l’outil en allouant une mission par canal. Les volontaires sélectionnaient les missions qui les intéressaient, découvraient les compétences requises et postulaient. Tout était déjà trié, il n’y avait plus qu’à choisir.

Faciliter le recueil des missions au sein de l’AP-HP

Nous devions nous faire connaître au sein de l’AP-HP, convaincre des personnes débordées par la crise sanitaire de nous adresser les offres de mission. Nous avons mis en place un service téléphonique : les personnes nous décrivaient leur besoin, nous rédigions les missions et nous les mettions en ligne. Nous avons aussi recruté des modérateurs parmi les bénévoles pour gérer les missions et l’afflux des messages. Je me suis retrouvée à la tête d’une mini start-up, composée d’une équipe de 18 personnes, qui gérait 20 000 personnes au bout d’un mois.

Désobéir pour mieux servir

Le projet d’appel à bénévoles avait démarré de façon un peu confidentielle entre polytechniciens. Je n’avais pas demandé une autorisation préalable à ma hiérarchie ni contacté la direction de la communication avant de publier le questionnaire sur Google Forms. Je savais que ces démarches prendraient trop de temps.

Devant l’urgence sanitaire, devant le nombre croissant de personnes en réanimation et face à l’ampleur du nombre de bénévoles, j’ai paré au plus pressé, quitte à ne pas respecter les codes ou les règles. Je préférais réparer très rapidement les éventuels dégâts que ces entorses pouvaient occasionner.

Moins de quatre jours après mon premier appel à bénévoles sur Facebook, j’ai contacté le service juridique pour qu’il m’aide à formaliser le recrutement des bénévoles à travers un document à signer. J’ai contacté le délégué à la protection des données (DPO) du règlement européen sur la protection des données (RGPD) pour qu’il m’aide à régler les problèmes relatifs aux données personnelles : en créant la plateforme Google Forms, j’avais recueilli ce type de données sur mon compte Google personnel, ce qui représente une infraction à la réglementation.

L’AP-HP avait créé un numéro vert pour recruter des soignants à titre bénévole. Cette offre très populaire sur les réseaux sociaux a généré un très grand nombre d’appels de non-soignants. J’ai acheté, avec mes deniers, l’adresse internet volontaires-aphp.fr. Elle était facile à dicter au téléphone pour rediriger les non-soignants. Je présumais aussi que le département de la communication l’intégrerait très rapidement dans le site de l’AP-HP.

Je savais que je pouvais désobéir. En réalité, j’étais déjà en partance de l’AP-HP en février, j’avais reporté ma démission pour apporter mon aide dans la lutte contre la Covid-19. Les risques étaient limités sur le plan juridique et je pouvais défendre mes actions au nom de la cause supérieure qu’elles servaient : la lutte contre la crise sanitaire.

L’incendie des réseaux sociaux et des médias

Entre-temps les réseaux sociaux avaient relayé l’information selon laquelle l’AP-HP recrutait des volontaires. Mon nom et mes coordonnées étaient mentionnés. Ma boîte e-mail a été très vite saturée de candidatures hétéroclites et je n’arrivais plus à distinguer les e-mails importants des autres. Puis j’ai été informée que mon initiative était citée avec mon nom sur BFMTV, alors qu’aucun journaliste ne m’avait contactée.

Je n’étais pas en mesure de gérer cet incendie, j’étais littéralement débordée. Le département de la communication a eu des difficultés à reprendre le contrôle de la situation. Cela a retardé d’autant plus la création d’un site Internet officiel que je réclamais afin de tout y transférer.

Un centre d’appel pour recruter des milliers de soignants

L’AP-HP avait mis en place une plateforme pour recruter les soignants. Un très grand nombre de postulants s’y était inscrit. La directrice des ressources humaines était débordée, elle n’avait pas le temps de contacter les candidats, de procéder aux vérifications nécessaires et d’organiser leur transport et hébergement pour leur entretien d’embauche. Et il y avait une urgence absolue à les recruter au plus vite.

Un haut dirigeant de l’AP-HP m’a contactée. Il souhaitait que je trouve des volontaires parmi les 20 000 bénévoles non-soignants pour appeler les candidats, les présélectionner et organiser leur venue. En moins d’une journée, nous disposions de 50 volontaires. En moins de deux jours, le centre d’appel était monté. Néanmoins, il nous manquait le plateau et les équipements des téléopérateurs. Le centre d’appel virtuel d’une start-up dédiée à l’aide au déménagement était inutilisé en raison du confinement : il a été mis à notre disposition. Au bout de dix semaines, 120 téléopérateurs utilisaient cet outil en ligne pour passer les appels. Des milliers de soignants ont pu être recrutés très rapidement.

Savoir qu’on a eu raison de désobéir

Fin mars, il ne restait plus qu’une poignée de lits en réanimation sur l’ensemble des 39 hôpitaux de l’AP-HP. Si nous n’avions pas réussi à recruter les bénévoles aussi rapidement, les hôpitaux n’auraient peut-être pas été en capacité d’accueillir des malades atteints de la Covid-19 en réanimation et de les sauver. J’ai alors su que nous avions eu raison d’avancer sans demander les autorisations.

Nous avons reçu les félicitations d’un des plus hauts directeurs de l’AP-HP. Il nous a demandé comment il pouvait nous aider. Je lui ai alors fait part de l’incendie sur les réseaux sociaux et dans les médias, de ma tentative de l’éteindre et de l’attitude du département de la communication. Tout a fini par rentrer dans l’ordre, mais j’ai eu très peur pendant une quinzaine de jours.

Nous avions calé nos besoins de recrutement sur la durée de l’état d’urgence sanitaire. Après le confinement, en juillet, nous avons fermé le Slack et nous avons supprimé les données personnelles, conformément au RGPD.

Il me tenait à cœur de remercier personnellement tous les bénévoles. Je devais m’assurer que cela serait fait avant de partir. Avec ma collègue, nous avions décidé de créer et d’envoyer un “diplôme de volontaire non-soignant de l’AP-HP” aux 20 000 bénévoles. Il était nominatif et nous l’avons signé en y ajoutant un petit mot de remerciement. Il fallait deux jours pour un envoi personnalisé et un jour pour que la direction de la communication s’en aperçoive. Cette dernière, furieuse, a bloqué les 5 000 derniers envois. Elle a remplacé le diplôme par un “certificat d’inscription de bénévole à l’AP-HP” qui a été envoyé sans mot de remerciement ni personnalisation. Certains des bénévoles qui s’étaient investis corps et âme lors des missions l’ont reçu. Ma frustration n’en a été que plus grande.

Bilan

20 000 personnes se sont portées volontaires. Nous avons recruté 1 300 bénévoles qui ont participé à 190 missions. Parmi elles, 22 étaient externes à l’AP-HP, car nous avions décidé d’ouvrir notre plateforme de bénévolat à d’autres organismes de santé. Un groupement d’EHPAD, des hôpitaux privés à but non lucratif, ou même le ministère de la Santé en ont bénéficié, tout comme 24 hôpitaux de l’AP-HP, ce qui a représenté un énorme soutien.

Les questions que cette expérience soulève

À mon arrivée à l’AP-HP, je souhaitais mettre à sa disposition des projets conçus lors de précédents créathons qu’il suffisait de reprendre. On m’a soupçonnée de servir un intérêt personnel caché, car personne ne comprenait qu’on puisse proposer des projets gratuitement. J’ai suscité de la méfiance. Dès que je proposais une idée un peu originale, la première question portait sur le risque, celle du bénéfice était secondaire. Personne ne s’est jamais préoccupé de ce que pouvait ressentir un collaborateur si son idée était refusée. Les décideurs ne raisonnaient que sur la base des risques que pouvait représenter un projet, jamais sur les risques générés par le fait de ne rien faire. Comment l’initiative peut-elle fleurir dans un contexte de défiance des décideurs envers les employés ? Les “intrapreneurs” ne sont-ils pas alors obligés de transgresser, de contourner les règles, pour lancer et faire accepter les projets une fois que la preuve de leur viabilité aura été faite ? Comment penser une organisation qui puisse donner aux intrapreneurs l’autorisation de désobéir sans mettre en danger l’entreprise ?

1. Marathon de programmation : événement durant lequel des groupes de développeurs volontaires se réunissent pendant une période de temps donnée, afin de travailler sur des projets de programmation informatique de manière collaborative.

2. Slack est une plateforme multicanale d’information et de discussion instantanée. Station F l’utilise, par exemple, pour communiquer plus efficacement avec ses 3 000 à 4 000 membres.

Débat

Les missions d’innovation organisationnelle et numérique à l’AP-HP

Un intervenant : Vous aviez été recrutée pour travailler sur les questions d’innovation organisationnelle et numérique. En quoi cela consistait-il exactement ?

Aude Nyadanu : Je devais détecter les professionnels de santé ayant de bonnes idées, les accompagner dans la réalisation de leur projet et valoriser les résultats pour que ces idées soient reprises et partagées. L’ARS Île-de-France était à l’origine de ce projet. Elle avait financé l’AP-HP pour définir des méthodes, les expérimenter à petite échelle avant de les déployer sur l’ensemble de la région.

Il fallait trouver un système d’accompagnement des projets innovants. Nous avions rédigé un guide de l’entrepreneur avec des méthodes et des astuces, et commencé à tester nos méthodes d’accompagnement. Par exemple, pour un projet en gériatrie à l’hôpital Charles-Foix à Ivry-sur-Seine, nous pensions qu’il fallait informer les personnes âgées qui sortaient pour qu’elles ne fassent pas une nouvelle chute à domicile. L’immersion nous a permis de comprendre qu’il fallait réorienter le projet. Le problème provenait en fait des aidants familiaux. Ils n’avaient le temps ni d’aménager le domicile ni de trouver une aide à domicile avant la sortie des personnes âgées de l’hôpital. Nous avons mis en place tout un système d’accompagnement des aidants familiaux, pour faciliter et accélérer leurs démarches.

Nous avions aussi créé une plateforme d’innovation participative qui permettait aux membres du personnel de l’AP-HP de déposer leurs projets d’innovation, afin de les faire remonter au siège. La crise de la Covid-19 a suspendu ce projet, mais mon équipe a beaucoup avancé dessus depuis.

Avec l’arrivée de la Covid-19, j’ai participé à la mise en place de l’application Hoptisoins. L’objectif était de faciliter la vie quotidienne des professionnels de l’AP-HP débordés et épuisés. Cette application leur proposait des avantages en matière de transport ou des livraisons prioritaires, mais aussi des exercices de méditation pour leur bien-être.

Ma force est de réfléchir depuis l’extérieur et d’apporter des solutions créatives. Une fois celles-ci mises en place, je me sens inutile.

J’ai ensuite rejoint la cellule ressources humaines, puis, au mois d’avril, Covisan, une cellule de crise en cours de création au sein de l’AP-HP. Son objectif était de détecter la Covid-19 sur le terrain afin de casser les chaînes de transmission. Plus de 800 personnes participaient à ce programme, elles dépistaient les personnes à domicile, ou même à l’hôtel à l’aide de tests PCR. Nous avons défini le mode de recrutement des 800 intervenants sur le terrain.

Tenir en situation de crise

Int. : Comment avez-vous réussi à tenir et à mener tous ces projets de front ?

A. N. : Une fois lancé, Covisan a pris beaucoup d’ampleur. Le directeur de la cellule n’était littéralement plus là, accaparé par les relations extérieures. Je me suis retrouvée à diriger le fonctionnement interne de la cellule. Je n’étais cependant pas décisionnaire. Je devais trouver des solutions, les faire approuver et, parfois, on ne me répondait pas. Je m’occupais du Slack des bénévoles en parallèle. C’était intenable. J’ai alerté mes managers sur mon état d’épuisement à plusieurs reprises, en leur demandant de me décharger de certaines de mes missions. Ma hiérarchie m’a rétorqué que je me débrouillais très bien et rappelé que nous étions en situation de crise. Elle savait combien la lutte contre la Covid-19 me tenait à cœur. Me préserver, préserver ma santé n’était pas une priorité. Pourtant, j’ai eu beaucoup de problèmes personnels pendant cette période, dont le décès de ma grand-mère – j’étais la seule membre de la famille à pouvoir organiser les obsèques.

J’aurais dû me protéger. J’ai accepté cette situation parce que je suis jeune et que j’étais persuadée que nous jouions un rôle crucial pour sauver des vies.

Depuis, je me pose beaucoup de questions sur le management des personnes créatives. Désireuses de créer, elles s’engagent très loin dans leur projet. Doit-on les laisser faire ? Doit-on leur dégager du temps pour leur projet ? Comment s’assurer qu’elles ne seront pas noyées sous le travail ? Ces questions s’adressent aussi aux jeunes qui s’embarquent sans retenue dans leurs projets professionnels, emportés par leur enthousiasme.

Int. : Qu’en pense votre mère, qui était infirmière en hôpital ?

A. N. : Ma mère adhère totalement à toutes mes actions. Elle a aussi un tempérament de troublemaker. Pendant sa vie active, elle lançait de son propre chef des projets en interne à l’hôpital. Elle les a financés par fundraising, en passant par La Voix du Nord. J’ai hérité de ce caractère volontaire. J’ai aussi appris de mon père très autoritaire à désobéir, pour pouvoir vivre pleinement mon enfance.

Gérer les volontaires

Int. : Comment avez-vous géré la frustration des volontaires qui n’ont pas été retenus en mission ? Comment avez-vous répondu aux exigences des bénévoles, qui pouvaient demander un temps partiel, une compensation financière ou une embauche à terme ?

A. N. : Mon objectif était que l’AP-HP ait des ressources humaines immédiatement disponibles et en nombre suffisant pour pouvoir répondre à tout nouveau besoin dans l’instant. J’expliquais aux mécontents que leur frustration était moins grave que la crise sanitaire et que rien ne les obligeait à rester.

Les volontaires qui n’étaient pas en mission pouvaient aussi avoir un rôle important à jouer. Avec ce groupe de 20 000 personnes, nous disposions d’une grande puissance de feu en matière de communication. Je leur ai demandé de diffuser des informations sur leurs réseaux sociaux, comme un numéro d’appel destiné à recruter les soignants. Le lendemain, ce numéro était saturé d’appels.

J’ai aussi été amenée à bannir des bénévoles du Slack parce qu’ils ne respectaient pas les règles. Nous avions, en effet, 3 000 data scientists sur le Slack et l’un des bénévoles utilisait en fait la plateforme pour essayer de recruter ces profils très recherchés. Nous avons rapidement trouvé les parades à toutes ces dérives, qui étaient somme toute marginales.

Le bénévolat ne peut toutefois pas durer éternellement. Certains bénévoles s’étant fortement investis ont ensuite été embauchés en CDD. Cela était d’ailleurs stratégiquement plus logique, étant donné le rôle crucial qu’ils jouaient. Je ne connais malheureusement pas le nombre exact des embauches en CDD, mais il y en a eu au moins quelques dizaines.

Les conditions pour reproduire le corporate hacking à l’hôpital

Int. : Vous avez fait du corporate hacking dans des conditions très particulières. Quelles seraient les conditions pour que les méthodes du corporate hacking soient transposées dans des institutions comme les hôpitaux en période plus calme ?

A. N. : De mon point de vue, l’hôpital offre de nombreux contextes propices au corporate hacking en période calme, mais à plus petite échelle que ce qui a été fait durant la pandémie de Covid-19. On pourrait décider de modifier l’organisation de son équipe, de modifier des process habituels sans demander les autorisations au préalable. Je pense que la direction accepterait ce type d’initiatives a posteriori si les résultats sont concluants.

Plusieurs questions doivent être résolues par la direction pour intégrer le corporate hacking au sein d’une organisation. Si la direction veut l’officialiser, elle doit autoriser l’intrapreneur à désobéir. Quel est alors le champ de liberté qu’elle est prête à laisser aux intrapreneurs innovants ? Doit-on les punir ou, au contraire, valoriser leur talent, en leur dédiant un espace spécifique qui ne mette pas l’organisation en danger ? J’ai été passionnée par le cas de Buurtzorg, que relate Fréderic Laloux dans son livre Reinventing organizations. Buurtzorg est une organisation d’infirmières à domicile aux Pays-Bas qui connaît un vif succès. Les infirmières rejoignent des équipes autonomes, où il n’y a pas de chef. Elles sont libres de s’organiser entre elles. Aujourd’hui, Buurtzorg s’arroge plus de la moitié du marché. Ce modèle peut-il être répliqué ?

Int. : Tout s’est terminé avec votre départ. Comment faire en sorte que ça ne dépende pas d’une personne donnée et que les apports du corporate hacking soient pérennisés ?

A. N. : Trois ou quatre personnes de mon équipe de modérateurs bénévoles auraient pu prendre ma place, mais il fallait absolument que ce soit une personne de l’AP-HP. Seule une telle personne pouvait rendre cette démarche suffisamment crédible pour que l’interne de l’AP-HP lui adresse des missions et que les volontaires postulent. J’ai suggéré à l’AP-HP d’embaucher un community manager qui aurait permis de fédérer, d’animer et d’activer les communautés innovantes. Ils n’en ont pas compris l’intérêt. Si l’AP-HP avait embauché ce community manager, si j’avais pu l’introduire officiellement et faire la passation, si l’AP-HP avait utilisé mon mode d’emploi, ça aurait pu continuer. Mais ils ne l’ont pas fait, pour des raisons qui m’échappent.

D’une manière générale, l’AP-HP et moi n’étions pas sur la même longueur d’ondes. Par exemple, pour susciter les innovations, je voulais faire des appels à idées. On me répondait qu’il fallait faire des appels à projets. Avec les appels à projets, on sélectionne des projets sous une forme déjà très finalisée, proposés par des personnes qui ont confiance en elles et qui disposent de l’appui de leur chef de service. Or, des personnes plus humbles, moins reconnues, peuvent avoir des idées ou des embryons de projets très puissants. Les appels à idées permettent de détecter ces signaux faibles. Ils ont été refusés par crainte de créer un appel d’air et de générer des frustrations.

Lowpital aujourd’hui

Int. : En quoi consiste l’activité de Lowpital aujourd’hui ? Quels sont vos projets de développement ?

A. N. : À l’origine, l’activité de Lowpital portait uniquement sur les créathons. Aujourd’hui, nous continuons à organiser un créathon par an, mais l’essentiel de l’activité de Lowpital porte sur du conseil. Nous travaillons pour des laboratoires, des cliniques, des start-up qui ont des projets d’innovation dans le domaine de la prise en charge du patient ou de la qualité de vie au travail du personnel de santé. Nous appliquons les méthodes d’immersion et de coconstruction du créathon et nous nous arrêtons une fois que la solution est validée. Je ne participe pas à la production de l’outil. Ces missions occupent les trois quarts de mon temps et je dispose d’une équipe de 6 personnes.

J’éprouve une grande satisfaction quand le porteur du projet côté client prend l’outil en main, l’utilise et se dit qu’il a été capable de le concevoir. Cela lui procure de l’assurance et l’envie de porter ce projet ou d’autres projets de santé dans son entreprise, dans son hôpital ou ailleurs. En cela, notre conseil ressemble à de la formation : nous aidons nos interlocuteurs à s’affranchir de leur manque d’assurance et de leur manque de méthodes pour devenir des intrapreneurs.

Le projet 109

Je lance actuellement de nouvelles pistes pour accélérer la transformation de notre système de santé. Je souhaite pérenniser l’expérience qui a eu lieu à l’AP-HP, à savoir faire venir des agitateurs extérieurs à l’hôpital pour le transformer de l’intérieur.

Mon projet s’appelle 109, un jeu de mots avec sang neuf. Nous allons aider des professionnels à se reconvertir dans le monde de la santé. Il faut, d’une part, les familiariser avec les acteurs, l’écosystème, le langage de la santé et, d’autre part, les aider à définir leur projet, à se positionner.

Une coach, que j’ai déjà mobilisée, va les aider à creuser leurs motivations pour affiner leur projet. Elle va aussi les former à la gestion de projet, au leadership, afin de maximiser leurs chances de réussite dans des milieux très rigides. Des témoins complèteront cette formation par des exemples concrets de transformation vécus en milieu hospitalier. Je prévois aussi une phase d’immersion à l’hôpital sous forme de missions courtes de deux semaines, sur des thématiques précises. Il pourrait s’agir, par exemple, de réaliser un mooc de formations pour un hôpital.

Cet apport de compétences en flux continu à l’hôpital permettrait de créer un cercle vertueux, en montrant aux directeurs des ressources humaines des hôpitaux que cela vaut la peine de recruter des profils auxquels ils n’auraient jamais pensé. 109 est la suite logique de l’expérience des volontaires à l’AP-HP. Elle pourrait apporter une grande valeur ajoutée des deux côtés : les personnes désireuses de trouver un sens à leur travail peuvent mettre leurs compétences au service d’un acteur de la santé et l’acteur de la santé peut, de son côté, monter en compétences en recrutant ces nouveaux profils. Le principal intérêt de 109 est de pérenniser non pas des projets, mais de la diversité.

Partager l’expérience de l’AP-HP avec le plus grand nombre

Je voudrai aussi partager ce que nous avons réalisé à l’hôpital, car cela peut servir à d’autres personnes. J’ai participé à la rédaction d’un ouvrage collectif, Crise Covid et organisation du système de santé, qui sera publié aux Presses des mines en juillet. Je cherche une structure d’enseignement pour valoriser cette expérience sous un angle de recherche en sciences de gestion et je suis preneuse de toute bonne idée pour diffuser cette expérience au plus grand nombre.

J’ai aussi lancé un podcast, Les Transformateurs, sur Deezer, Spotify et sur le site de Lowpital. Il recueille les témoignages de personnes en milieu hospitalier ou dans les centres de santé, qui ont mis en place de petites ou de grandes actions. J’espère que ces nombreux témoignages consultables gratuitement en ligne contribueront à faire bouger l’organisation hospitalière.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Erik UNGER