Exposé de Philippe Jouanny

Les entreprises de propreté assurent le nettoyage et l’hygiène des bureaux, des commerces, de l’industrie, ou encore des écoles et des hôpitaux. Cette activité, qui relève d’une convention collective spécifique, ne doit pas être confondue avec celle des femmes de ménage, qui interviennent chez les particuliers, ni avec le nettoiement de la voirie, qui est géré par les collectivités territoriales.

Au total, le secteur de la propreté emploie 550 000 salariés. Ceux-ci sont pourtant assez peu visibles, dans la mesure où ils interviennent en dehors du temps d’utilisation des locaux qu’ils nettoient, c’est-à-dire généralement entre 5 heures et 8 heures du matin, puis entre 17 heures et 21 heures (seulement 0,3 % des salariés travaillent au-delà de 21 heures). Ils ont cependant été récemment mis en lumière lorsqu’ils ont été présentés par le Gouvernement, et même par le président de la République, comme constituant la « deuxième ligne des métiers essentiels » dans la lutte contre la pandémie de Covid-19.

Le secteur de la propreté comprend 12 000 entreprises, réparties selon un maillage très serré sur l’ensemble du territoire national. Leur chiffre d’affaires global s’élève à 16 milliards d’euros par an. Parmi ces entreprises, 70 % sont des TPE (très petites entreprises) et 90 % de ces dernières sont dirigées par d’anciens salariés de la branche. C’est une particularité dont nous sommes fiers : les métiers de la propreté offrent un ascenseur social très performant. Parmi les 30 % restant, une dizaine de grandes entreprises emploient entre 50 000 et 60 000 salariés, et les autres sont des PME (petites et moyennes entreprises) et des ETI (entreprises de taille intermédiaire).

Le Monde de la propreté

La Fédération des entreprises de propreté emploie 70 personnes réparties entre sa structure nationale et ses chambres régionales. Elle gère par ailleurs 7 structures spécialisées, l’ensemble constituant ce que nous appelons le Monde de la propreté.

Parmi les structures spécialisées, on peut tout d’abord citer notre entité de formation initiale et continue, l’INHNI (Institut national de l’hygiène et du nettoyage industriel). Au-delà des obligations légales des employeurs, un accord de branche signé avec les partenaires sociaux prévoit que les entreprises de propreté cotisent 0,5 % de leur masse salariale pour la formation de leurs salariés, ce qui permet à la Fédération d’investir, chaque année, plus de 100 millions d’euros dans ce domaine. L’INHNI comprend notamment 9 CFA (centres de formation des apprentis) répartis sur tout le territoire et accueille chaque année 3 000 jeunes en formation, du CAP (certificat d’aptitude professionnelle) jusqu’au bac +5. Au total, il emploie 280 personnes.

Le Fare Propreté, un fonds dédié à la politique de responsabilité sociétale et environnementale, collecte une cotisation obligatoire correspondant à 0,15 % de la masse salariale des entreprises de propreté. Ce budget sert à financer divers projets de branche, négociés avec les partenaires sociaux tous les quatre ans. Il s’agit, par exemple, de lutter contre l’illettrisme, de proposer des formations donnant accès à des CQP (certificats de qualification professionnelle), ou encore de financer le logement des apprentis ou leur permis de conduire.

Le CTIP (Centre technique international de la propreté) est une cellule de recherche et développement qui réalise des études sur les produits, les machines et les méthodes, au service des PME. À l’occasion de la pandémie, le CTIP a été régulièrement sollicité par nos ministères de tutelle, qui nous demandaient des guides sur la façon d’assurer l’hygiène dans les locaux.

Qualipropre est un office de qualification professionnelle des entreprises de propreté, chargé de certifier qu’une entreprise est apte à réaliser des prestations correspondant à des critères spécifiques.

Au total, le Monde de la propreté emploie 350 salariés, auxquels s’ajoutent les chefs d’entreprises élus au sein de la Fédération, qui sont des bénévoles et dont je fais partie. Certains présidents de chambres régionales gèrent 400 ou 500 adhérents. Pour ma part, je préside un conseil d’administration composé des présidents des 9 chambres régionales et des 3 collèges catégoriels correspondant aux petites, aux moyennes et aux grandes entreprises. Au sein de chaque région, nous avons en effet un représentant des TPE et un représentant des PME (les grandes entreprises étant généralement nationales).

Le choix du développement durable

Dès 2008, c’est-à-dire avant même le premier Grenelle de l’environnement, notre secteur s’est lancé dans la promotion du développement durable. Compte tenu de la diversité de nos entreprises, en particulier du point de vue de leur taille, je vous laisse imaginer le défi que cela représentait !

Nous avons procédé sur la base du volontariat. Comme nous n’étions pas encore structurés pour mener ce genre d’opération, nous nous sommes appuyés sur les plus grosses entreprises de la Fédération, dont certaines avaient déjà commencé à s’intéresser au développement durable, et nous avons également associé à la réflexion certains des clients et fournisseurs de nos entreprises.

Les délégations régionales ont mis en place des clubs de chefs d’entreprises mobilisés par cette thématique et, dans ce secteur extrêmement concurrentiel, je dois dire qu’il était assez surprenant de les voir discuter ensemble et partager leurs idées ainsi que leurs pratiques.

Assez vite, nous avons identifié 51 actions concrètes à mettre en œuvre. Pour convaincre les entreprises de les adopter, nous leur avons proposé un programme de huit jours de formation, destiné aux dirigeants, aux salariés, mais également aux clients des entreprises, et entièrement financé par la Fédération. C’est à cette époque qu’a été créé le Fare Propreté, pour prendre en charge cette formation, avec un reste à charge symbolique. Au total, en huit ans, 380 000 salariés issus de 2 000 entreprises ont été formés à la démarche du développement durable.

Ce processus nous a conduits à faire évoluer la gamme des produits utilisés. Nous avons travaillé pendant plusieurs années en synergie avec nos fournisseurs et, aujourd’hui, 95 % des produits mis en œuvre par nos entreprises sont écocertifiés.

Nos méthodes de travail ont également changé, en particulier avec l’arrivée d’un objet très banal, le chiffon en microfibres. Quand j’ai initié la démarche de développement durable dans ma propre entreprise, j’achetais chaque mois une tonne de chiffons à Emmaüs et je devais ensuite les déployer auprès de l’ensemble de mes clients en région parisienne, ce qui représentait une grande complexité logistique, mais également des émissions de carbone non négligeables. Aujourd’hui, je n’utilise plus que 150 kilogrammes de chiffons en microfibres par mois et, de surcroît, ils offrent une qualité de prestation largement supérieure à celle du chiffon traditionnel.

Du développement durable à la RSE

Peu à peu, la démarche de développement durable a évolué vers une politique de RSE (responsabilité sociétale des entreprises). Il y a deux ans, nous avons initié une réflexion en partenariat avec l’AFNOR (Association française de normalisation) qui a abouti à l’élaboration d’un référentiel sectoriel de la RSE. Celui-ci est effectif depuis février 2021 et nos entreprises s’en emparent, toujours sur la base du volontariat, avec beaucoup d’intérêt, et même d’entrain.

Notre objectif est de proposer à nos clients une démarche globale, qui aille au-delà de l’écologie et s’intéresse aussi au social, en sachant que 85 % du prix de nos prestations correspondent aux salaires et aux charges, et que, sur les dix dernières années, la propreté a créé 100 000 emplois net.

Nous souhaitons proposer à nos clients des innovations dans ce domaine, sans pour autant mettre en péril l’équation économique de notre secteur, dans la mesure où nos marges sont très faibles – de l’ordre de 3 %.

Le temps partiel, trompe-lœil et réalité

Si notre secteur crée massivement des emplois, il s’agit, pour la plupart, de temps partiels, en raison de la contrainte, que nous imposent nos clients, d’intervenir très tôt le matin et en fin de journée. Cette question est l’une de nos préoccupations majeures dans le cadre de la démarche RSE.

Une partie de la pratique massive du temps partiel, qui est reprochée à notre secteur, procède de l’un des avantages que les partenaires sociaux ont réussi à obtenir au fil du temps, à savoir la garantie d’emploi. Prenons l’exemple d’un salarié qui travaille dans l’entreprise de propreté X. Le matin, il nettoie les locaux du client A, et le soir, ceux du client B. Si l’entreprise X perd le marché du client B et que c’est désormais l’entreprise Y qui sert ce client, l’article 7 de notre convention collective prévoit que le salarié continuera, malgré tout, à travailler pour les clients A et B ; en revanche, il sera rémunéré par l’entreprise X pour le client A et par l’entreprise Y pour le client B. La garantie d’emploi le protège de toute modification de son contrat de travail : bien qu’il change d’employeur, le lieu de travail reste le même, de même que la rémunération, le statut, les avantages acquis à titre individuel ou collectif. En revanche, cette disposition entraîne un biais statistique, dans la mesure où ce salarié, qui travaillait jusqu’alors à plein temps, occupe désormais deux emplois à temps partiel.

Au-delà de ce biais statistique, le temps partiel et le travail fragmenté, avec une interruption de sept heures en milieu de journée, constituent toutefois une réalité très prégnante dans notre secteur d’activité. Nous nous efforçons de la faire évoluer depuis une dizaine d’années déjà.

Pour un travail en journée et en continu

L’une des innovations dont nous faisons la promotion dans le cadre de la démarche RSE, et qui est l’une des priorités du Fare, consiste à privilégier le travail en journée et en continu. La notion de travail en journée renvoie à l’objectif de réaliser les prestations sur des horaires dits de bureau, compatibles avec une vie familiale et sociale. Celle de travail en continu correspond à la volonté de défragmenter le travail. Ces deux options offrent à la fois une utilité sociale pour les salariés et une utilité en matière d’efficacité du service pour les clients.

Lutilité sociale pour le salarié

Les expériences que nous avons déjà menées montrent que démarrer la journée de travail à 7 heures plutôt qu’à 5 heures du matin change radicalement les conditions de transport des salariés de la propreté, notamment dans les grandes métropoles. Compte tenu de leur faible rémunération, la plupart d’entre eux vivent dans des banlieues lointaines. Pour être présent à 5 heures du matin sur leur lieu de travail, ils doivent parfois parcourir de longues distances à pied ou à vélo avant de rejoindre le premier RER, métro ou bus, car beaucoup ne disposent ni d’un permis de conduire ni d’une voiture. Par ailleurs, travailler en continu leur permet d’exercer leur métier à plein temps sans la longue interruption de milieu de journée.

À ceci s’ajoute la reconnaissance sociale que permet une relation personnelle entre l’agent de propreté et l’utilisateur final des locaux qu’il entretient. En effet, ce dernier est davantage susceptible de percevoir la qualité de la prestation de l’agent et peut lui exprimer sa satisfaction, ce qui est très structurant, psychologiquement.

Lutilité en matière de service pour le client

La présence de l’utilisateur pendant que l’agent de propreté effectue sa prestation permet également d’adapter celle-ci aux besoins réels de l’utilisateur. Par exemple, supposons que je doive nettoyer votre bureau et que, selon le cahier des charges, je doive dépoussiérer les meubles, essuyer le clavier d’ordinateur et vider la corbeille. Comme vous êtes présent dans le bureau, vous pouvez me signaler que, plutôt que de nettoyer le clavier, vous préféreriez que je désinfecte votre téléphone. Pour moi, cela ne change rien, mais pour vous, ce sera plus satisfaisant, car ma prestation répondra mieux à votre besoin. Au passage, je serai également satisfait parce que vous m’aurez parlé et que je me serai senti utile en répondant à votre demande.

La faisabilité technique

Nous sommes aujourd’hui en capacité technique d’assurer le nettoyage des locaux en journée et en continu sans gêner la production. C’est déjà le cas dans de nombreux établissements, comme les usines ou les hôpitaux, qui ne cessent jamais leur activité. Non seulement nous disposons désormais de matériels adaptés, par exemple des aspirateurs dont le volume sonore est extrêmement faible, mais nous savons former nos salariés aux savoir-faire et savoir-être qui leur sont nécessaires pour réaliser ce type d’intervention.

Des réticences à vaincre

Dans les pays scandinaves, 80 % des prestations sont désormais réalisées en journée et en continu. En France, nous en sommes loin. Nous organisons prochainement une Conférence de progrès sous la forme d’une table ronde à laquelle participeront Élisabeth Borne, ministre du Travail, et Alain Griset, ministre délégué chargé des PME, pour continuer à promouvoir cette innovation.

Cela dit, tous les salariés de la propreté n’y sont pas favorables, car certains ont adopté une organisation personnelle, professionnelle ou familiale qui repose sur des horaires décalés. Le fait que beaucoup d’entre eux cumulent plusieurs temps partiels auprès de divers employeurs rend toute modification de leur organisation très compliquée. C’est pourquoi le passage au travail en journée et en continu leur est seulement proposé et non imposé, en leur apportant un accompagnement pour les aider à trouver des solutions.

Leffet Covid-19

L’un des effets positifs de la pandémie de Covid-19 a été de rendre davantage visibles les agents de propreté. Eux aussi, comme les soignants et les caissières, ont été applaudis pendant le premier confinement. On les a présentés comme la “deuxième ligne”, mais, en réalité, ils étaient généralement les premiers sur place, le matin, dans les hôpitaux, les EHPAD, les transports publics, les supermarchés, bien avant les médecins, les infirmières, les chauffeurs de bus ou les caissières. Vous n’imaginez pas l’effet très mobilisateur et gratifiant qu’a eu cette visibilité nouvelle pour nos salariés, ainsi que le fait de se sentir utiles et reconnus dans leur participation à l’effort collectif pour lutter contre la pandémie. Il y a quelques jours, dans le cadre de mon activité de président, je visitais l’une des agences d’une grande entreprise de nettoyage. Sur un panneau, les salariés qui nettoient les halls d’immeubles, les cages d’escalier et les locaux à poubelles avaient collé une série de post-it récupérés sur leurs lieux de travail, avec des messages du type : « Merci pour votre travail. » C’était tout le contraire du “mur des cons”…

La pandémie a également remis au goût du jour la notion d’hygiène qui, pour des raisons d’économie, avait peu à peu disparu des cahiers des charges, au bénéfice de la seule propreté. Non seulement nos clients nous ont demandé de désinfecter les tables, les poignées des portes, etc., mais ils ont souhaité que ce soit fait en journée, sous les yeux de leurs salariés, afin de les rassurer. Ceci va dans le sens de l’évolution que nous appelons de nos vœux et, de fait, certains clients ont d’ores et déjà modifié leur cahier des charges en nous demandant désormais d’intervenir en journée et/ou en continu.

Aux acteurs publics de donner lexemple !

Pour accélérer cette évolution, nous attendons des acteurs publics qu’ils donnent l’exemple. En effet, la commande publique représente 25 % des 16 milliards d’euros de chiffre d’affaires de notre secteur. Nous avons tous entendu le président de la République déplorer le fait que les travailleurs de la propreté ne sont pas assez bien rémunérés, que leurs emplois sont précaires et leurs conditions de travail peu acceptables, mais, dans le même temps, c’est-à-dire au 1er janvier 2021, l’acheteur public a décidé de baisser de 10 % le coût de nos prestations, sans modification du cahier des charges ! On ne peut pas nous demander d’améliorer les conditions de travail et la rémunération des agents de propreté et, dans le même temps, considérer la propreté comme une variable d’ajustement budgétaire…

Nous espérons que la crise sanitaire et la mise en valeur des agents de propreté vont nous permettre d’avancer dans ce domaine également. Nous avons veillé, pour la Conférence de progrès que nous sommes en train de préparer, à inviter les tierces parties généralement absentes de ce genre de rencontre, à savoir les acheteurs publics.

Débat

Adopter une politique RSE augmente-t-il les coûts de lentreprise ?

Un intervenant : Une entreprise de propreté mettant en œuvre une politique active de RSE voit-elle ses coûts augmenter par rapport à un concurrent qui ne le fait pas ?

Philippe Jouanny : C’est difficile à dire. Lorsque nous avons initié la démarche de développement durable, cela a entraîné des surcoûts liés, notamment, au développement de nouveaux produits dentretien et au passage d’une chimie classique à une chimie verte. Avec l’augmentation des volumes d’achats, ces surcoûts se sont atténués.

Le passage au travail en journée et en continu peut également provoquer des surcoûts, lorsque l’entreprise de propreté et son client ne réfléchissent pas ensemble à l’organisation de la journée de travail. Par exemple, si l’agent de propreté doit nettoyer un bureau, que celui-ci s’avère être occupé et qu’il doit aller en nettoyer un autre avant de revenir au premier, cela engendre une perte de temps qui, lorsque le phénomène se renouvelle toute la journée, peut devenir significative et se traduire par un surcoût.

La place de la RSE dans les critères de choix des acheteurs

Int. : Quelle est la place accordée à la RSE dans les critères de choix des directions Achats des grands groupes ? Le label RFAR (Relations fournisseurs et achats responsables) a-t-il des effets concrets sur le terrain ?

P. J. : La notion de RSE est généralement présente dans les critères de choix des acheteurs. En définissant notre référentiel avec l’AFNOR, nous avons voulu répondre au besoin de nos entreprises et de leurs clients de s’assurer qu’il ne s’agisse pas que de green washing.

Cela dit, la RSE ne compte généralement que pour 5 % de la notation finale, le critère du prix représentant plus de 60 % de celle-ci, ce qui est inadmissible. De plus, ces 5 % recouvrent quatre critères différents. Autant dire que chacun d’eux est relativement peu significatif pour lacheteur.

Nous sommes en train de préparer une charte qui sera signée officiellement avec les ministres lors de la Conférence de progrès, afin d’intégrer davantage de critères liés à la RSE dans les notations.

Int. : Les entreprises clientes mettant en avant la RSE dans leur communication lui accordent-elles une pondération supérieure à 5 % dans leurs achats de prestations de nettoyage ?

P. J. : Pour vous répondre, je vais déposer temporairement ma casquette de président de la FEP et m’exprimer à titre personnel. Je suis très sévère à l’égard de certaines entreprises dont les sites Internet mettent en avant de grands et beaux principes de RSE et dont les acheteurs ne vous disent pas un mot de cette notion. J’avoue ne voir aucune différence de comportement entre ces entreprises et celles qui ne mentionnent pas la RSE.

Au passage, est-il normal que, dans la négociation de ces contrats, nous n’ayons affaire quà des acheteurs, alors que la main-d’œuvre représente 85 % du montant du contrat et va entraîner l’entrée quotidienne de 25, 50, 100, 200 salariés dans lentreprise cliente ? Comment se fait-il que ces contrats dépendent uniquement des acheteurs et non de la direction des ressources humaines ou de la RSE de nos clients ?

La RSE sur le terrain

Int. : J’ai participé, avec le Médiateur des entreprises et l’association Club Génération Responsable, à un travail d’analyse sur la façon dont le label RFAR et les démarches RSE sectorielles pouvaient se corréler. Le premier atelier était destiné à décortiquer la démarche RSE des grandes enseignes, le deuxième à étudier la façon dont les principes RSE étaient déclinés au niveau des points de vente. Au cours des débats, un jeune acheteur a pris la parole : « Tout cela est passionnant et j’y adhère complètement, mais ces grandes orientations ne sont pas modélisées dans nos méthodes d’achats et encore moins dans nos objectifs, qui portent exclusivement sur notre capacité à faire baisser les prix. »

P. J. : J’ai également expérimenté ce genre de décalage en tant que chef d’entreprise. J’avais réussi à vendre à l’acheteur d’un grand groupe de distribution alimentaire le fait d’opérer un tri sélectif dans l’ensemble des magasins où nous intervenions. Lorsque je prenais contact avec les gérants des magasins, je leur proposais d’élaborer ensemble la logistique du tri : « Préférez-vous effectuer le tri dans les différents locaux, ou plutôt dans un point de collecte central ? » L’un de mes interlocuteurs m’a répondu : « Vous avez peut-être vu ça avec les Achats, mais, dans mon magasin, il n’y a pas de tri. Vous oubliez ça et, à la place, vous allez me nettoyer deux heures de plus la cafétéria. » Or, ce magasin produisait 1 tonne de déchets par jour…

Le recours à la médiation

Int. : Vous est-il arrivé de recourir à une médiation vis-à-vis d’un acheteur public ?

P. J. : Pendant la pandémie, nos équipes juridiques ont passé leur temps à saisir le médiateur de la République pour obtenir que les acheteurs publics et parapublics (dans le secteur des transports ferroviaires, par exemple) honorent leurs factures à l’échéance prévue. Pour m’exprimer de façon politiquement correcte, je dirais que dans ce domaine de la médiation, l’État a parfaitement joué son rôle…

La RSE, un facteur dattractivité ?

Int. : La RSE peut-elle constituer un facteur d’attractivité ou de rétention des talents pour les entreprises de propreté ?

P. J. : Dans les enquêtes que nous menons régulièrement en interne, la notion de RSE est très valorisée par les jeunes générations. Elle apporte du sens à leur travail et ils y sont sensibles. C’est ce qui nous a permis de déployer ce genre d’approche auprès de 380 000 salariés de façon relativement facile.

Certaines réactions m’ont même donné à réfléchir. Lorsque j’ai lancé la démarche de développement durable dans mon entreprise, j’ai pris mon bâton de pèlerin pour essayer de convaincre mes 500 salariés de mettre en œuvre les pratiques correspondantes. Un jour où j’expliquais à un groupe de représentants syndicaux l’importance de ne pas laisser les robinets ouverts inutilement, l’un d’entre eux m’a répondu : « Monsieur Jouanny, vous croyez qu’on vous a attendu pour ça ? Quand je retourne dans mon pays, je dois faire 1 kilomètre à pied pour aller chercher un seau d’eau. Je sais ce que ça veut dire, économiser l’eau… »

Cela étant, l’intérêt accordé par les jeunes à la RSE n’est pas une motivation suffisante pour les inciter à venir spontanément chercher du travail dans nos entreprises. Clairement, nous avons un problème d’attractivité, et ce n’est pas la RSE qui permettra de le résoudre.

Comment convertir les TPE à la RSE ?

Int. : Parmi les 12 000 entreprises de votre secteur, il y en a de très grandes, mais aussi de très petites. Comment réussissez-vous à faire participer une société de 10 salariés à la révolution que vous avez décrite ?

P. J. : Tout d’abord, je ne suis pas le seul ni le premier à avoir mené cette révolution. J’ai eu de brillants prédécesseurs !

Pour répondre à votre question, je ne vous cacherai pas qu’il est beaucoup plus difficile d’“embarquer” une TPE ou même une PME qu’une grande entreprise qui, par définition, a bien plus de ressources pour le faire. Au sein de chaque fédération régionale, les représentants du collège des PME et de celui des TPE se chargent de porter la bonne parole à leurs confrères. Le plus difficile n’est pas de les convaincre de l’intérêt de la RSE, mais d’obtenir qu’ils s’engagent concrètement dans la démarche. La journée typique du patron d’une entreprise de 10 salariés dans le secteur de la propreté commence à 5 heures du matin, sur le terrain. Vers 10 heures, il revient au bureau et fait un peu de commercial. L’après-midi est réservée à la comptabilité puis, à 17 heures, il retourne sur le chantier avec ses équipes. Comment peut-il trouver le temps de se former à la RSE ?

Une des solutions consiste à s’appuyer sur l’apprentissage pour donner les moyens à ces PME et TPE de mettre en place les mesures de RSE.

Lescalier social

Int. : Vous avez parlé d’ascenseur social à propos des métiers de la propreté. Je suppose que parler d’escalier social serait plus approprié, car un ascenseur monte tout seul, alors que les marches d’un escalier se gravissent une à une… À quoi ressemble cet escalier social pour un agent de propreté ? J’imagine que la première marche consiste à apprendre le français ?

P. J. : Votre question reflète un cliché très répandu, celui de l’agent de propreté qui, par définition, serait un étranger arrivé récemment en France. En réalité, 70 % des agents de propreté sont nés dans notre pays et ils ne sont pas tous issus de l’immigration.

La lutte contre l’illettrisme fait néanmoins partie de nos priorités de branche. Depuis sept ans, nous réussissons à former, chaque année, entre 3 000 et 4 000 salariés. Certains d’entre eux sont issus de l’immigration et d’autres sont nés en France, mais ont quitté le système éducatif sans savoir lire ni écrire correctement. C’est une démarche exigeante pour les salariés, car la formation dure huit mois, sous la forme de cours du soir pour ceux qui travaillent le matin, ou inversement.

Par ailleurs, au cours des cinq dernières années, 18 000 salariés ont obtenu un CQP, c’est-à-dire un diplôme d’État leur permettant de monter en compétence et d’accéder à de nouveaux postes. Un agent de propreté peut ainsi devenir machiniste, puis passer un CQP de maîtrise et accéder à un poste d’inspecteur. Au sein de mon entreprise, tout l’encadrement intermédiaire est issu de la base. Ce sont d’anciens agents de propreté qui, en moins de cinq ans, sont devenus responsables d’un portefeuille d’une vingtaine de clients et d’une équipe d’une centaine de salariés. Au niveau de la branche, 80 % des cadres intermédiaires ont suivi ce genre de parcours.

Comme je l’ai indiqué, l’INHNI propose des formations allant du CAP au bac +5. Les études supérieures concernent les métiers de demain, axés sur la digitalisation, la robotisation et la cobotisation.

Nous avons par ailleurs lancé, il y a six ans, en association avec HEC, un programme de formation dédié aux dirigeants, intitulé « Comment transformer son entreprise ? ». Il accueille une trentaine de chefs d’entreprise chaque année. Un deuxième programme a été monté en partenariat avec l’IDRAC Business School.

Le retour de lhygiène

Int. : Pourquoi l’hygiène a-t-elle été abandonnée dans les cahiers des charges et sous quelle forme est-elle revenue ?

P. J. : Il y a quinze ans, dans tous les cahiers des charges, que ce soit pour le bureau de 15 mètres carrés d’un avocat ou pour un ensemble de 50 000 mètres carrés de bureaux à La Défense, on nous demandait de désinfecter les téléphones et les claviers d’ordinateurs. Lorsque la cigarette a été interdite dans les bureaux, la prestation consistant à vider les cendriers a été supprimée et, au passage, on a aussi renoncé à la désinfection des téléphones, au motif que tout le monde avait un téléphone portable et que cela ne servait plus à rien. Avec la pandémie, entre mai et juin 2020, nos clients nous ont appelés en catastrophe : « Nous allons modifier le cahier des charges, je veux que vous passiez trois fois par jour pour désinfecter les poignées de porte, les combinés téléphoniques, les toilettes. » Ce retour de l’hygiène semble devoir se pérenniser.

Int. : Avez-vous réussi à facturer ces nouvelles prestations ?

P. J. : Malheureusement, elles ne vont pas améliorer notre modèle économique, car il s’agit d’un simple transfert. Nos clients n’ayant pas de budget, ils ont supprimé d’autres prestations pour réintroduire celles-ci…

Limpact du télétravail

Int. : Quel va être l’impact du télétravail sur votre marché ?

P. J. : Des secteurs entiers de l’économie de la propreté ont été impactés par la pandémie, comme l’hôtellerie ou l’aérien. À ceci s’ajoute, effectivement, le télétravail pratiqué dans le tertiaire, qui s’est traduit par une baisse d’activité de 50 % pour certaines de nos entreprises, en raison de la réduction des mètres carrés à nettoyer, voire de la fermeture de certains bureaux. À terme, on estime que cette baisse d’activité se stabilisera autour de 27 %, ce qui est considérable.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT