Exposé de Marc Alochet et Christophe Midler

Mise en contexte

Christophe Midler : Cette étude résulte de la recherche que nous avons menée au Centre de recherche en gestion (CRG), depuis plusieurs années maintenant, sur le déploiement du véhicule électrique et des travaux que nous avions réalisés par ailleurs sur les stratégies des véhicules low-cost en Chine et en Inde.

Depuis de nombreuses années, le monde automobile subit une pression réglementaire pour atteindre la mobilité décarbonée1. Les pouvoirs publics “tirent” cette transition par des systèmes incitatifs ou pénalisants, qui peuvent amener les constructeurs à payer des amendes colossales2.

Cette pression réglementaire augmente encore d’un cran aujourd’hui. Des villes interdisent ou dissuadent par des péages très élevés l’accès des véhicules thermiques à leur centre. À l’horizon 2030, certains pays prévoient d’interdire la vente de véhicules thermiques et l’ensemble des pays signataires de l’Accord de Paris se sont engagés à atteindre la neutralité carbone en 2050.

La Chine et l’Europe sont plus particulièrement concernées par le challenge sociétal que constitue la mobilité décarbonée. Premier producteur automobile mondial depuis 2009, premier marché automobile mondial depuis 2013, la Chine est aussi devenue, en 2021, le premier émetteur mondial de CO lié au transport. Les constructeurs européens comptent pour 30 % dans les ventes mondiales de véhicules en 2018 et le transport est responsable de 15 % des émissions de CO en Europe.

Or, la Chine et l’Europe se trouvent dans des situations très différentes. L’Europe dispose d’une industrie automobile mature, très structurée. Elle est aux mains d’entreprises privées, appuyées par des groupes de pression comme l’Association des constructeurs européens d’automobiles (ACEA) qui discutent depuis longtemps des régulations avec les autorités publiques. L’industrie automobile chinoise, bien plus récente, peut paraître plus fragmentée. Des start-up, des entreprises privées côtoient des entreprises publiques nationales et régionales. Néanmoins, la Chine détient une domination pratiquement sans partage sur la batterie, l’élément clé de la voiture électrique.

Nous avons donc étudié le challenge de la transition vers la mobilité décarbonée sous deux angles :

Comment les pouvoirs politiques peuvent-ils accompagner avec efficacité l’industrie automobile dans cette transition en accélération ? Sont-ils en mesure de préserver l’industrie automobile ? Peuvent-ils développer sa compétitivité ?

Qui, de l’Europe ou de la Chine, maîtrisera le mieux l’innovation systémique qu’impose le passage du paradigme thermique au paradigme électrique des voitures ?

Il nous faut préciser que le véhicule électrique constitue actuellement la seule solution praticable pour répondre aux défis de 2030 et de 2050. Ainsi, nous parlerons principalement des véhicules électriques à batterie. Nous ne reviendrons donc pas sur la comparaison des véhicules électriques et des véhicules à pile à combustible.

Marc Alochet : Pour réaliser cette étude, nous nous sommes placés dans le cadre théorique des travaux de Richard R. Nelson (1994)3 et de Frank W. Geels (2014)4, et nous avons repris trois des quatre principaux points de ce dernier :

Le régime industriel Le régime industriel de l’automobile est défini à la fois par le jeu des firmes qui sont en compétition économique et technologique, et par les règles sociopolitiques instituées par les différentes autorités sur les marchés où elles interviennent.

Les grands challenges La transition énergétique constitue un challenge majeur pour l’industrie automobile. Or, les grands challenges nécessitent toujours des changements majeurs des règles instituées, avec l’apparition de nouvelles valeurs et de nouveaux critères de performance.

Les transitions Elles ne s’effectuent pas spontanément. Elles s’opèrent par une coévolution des régimes. Cela nécessite une interaction bidirectionnelle entre les deux acteurs en présence, les autorités publiques et les firmes.

Pour la Chine comme pour l’Europe, nous avons cherché à déterminer qui, du sociopolitique ou de l’économique, détenait le rôle dominant dans la gouvernance de la transition. Plus précisément, nous voulions savoir qui définissait les orientations dans les domaines de la réglementation et de la production industrielle. Pour ce faire, nous devions comprendre quels étaient les résultats attendus par la réglementation, d’une part, et quelles étaient les capacités industrielles et les compétences techniques requises pour atteindre ces objectifs, d’autre part.

Ces travaux ont été l’une des composantes de ma thèse, soutenue l’an passé, sous la direction de Christophe Midler. Pour accéder aux réglementations chinoises, qui requièrent une parfaite connaissance de la langue, nous avons collaboré avec une chercheuse chinoise, Xieshu Wang. Ces travaux se situant à l’intersection des sciences de gestion et de l’économie, nous avons complété l’équipe par un économiste industriel, Bernard Jullien.

Les acteurs clés du pouvoir réglementaire en Europe et en Chine

Tout d’abord, nous avons identifié les instances qui détiennent véritablement le pouvoir de faire évoluer les systèmes en vigueur par le biais des réglementations.

La Commission européenne est organisée en directions générales (DG), responsables de différents domaines d’action et dont les priorités peuvent être contradictoires entre elles. Quatre DG interviennent dans le cadre de la transition vers le véhicule électrique. Pour la partie environnementale, la direction générale de l’Action pour le climat (DG CLIMA) réglemente les émissions de CO et la direction générale de l’Environnement (DG ENV) encadre les émissions de polluants. Pour la partie économique, la direction générale de la Concurrence (DG COMP) et la direction générale du Marché intérieur, de l’Industrie, de l’Entrepreneuriat et des PME (DG GROW) sont chargées respectivement de la concurrence et de la croissance.

Le Conseil d’État chinois5 abrite un organisme très important, le National Development and Reform Commission (NDRC). C’est le bras armé du Conseil d’État pour le développement du pays. Les orientations pour faire évoluer la société chinoise sont définies par les plans quinquennaux et le NDRC veille à ce qu’elles soient suivies d’effet dans tous les grands domaines. Trois ministères interviennent aussi, mais avec des rôles plus techniques : le ministère de l’Industrie ; le ministère des Sciences et de la Technologie, qui définit les plans de développement technologique, par exemple, dans le domaine des batteries, des moteurs électriques et des véhicules électriques ; et le ministère des Finances, qui dirige la politique de subventions.

Europe : réglementation des émissions, soutien à l’industrie des batteries

Une réglementation sur les émissions de polluants ancienne

Introduite en 1992, la norme Euro 1 a été la première réglementation sur les émissions de polluants (CO, NOx, hydrocarbures, particules). Tous les cinq ans environ, une nouvelle réglementation est promulguée, chaque fois plus contraignante. Lorsque la norme Euro 7 sera appliquée en 2025, les émissions de polluants auront été divisées par des facteurs compris entre 12 et 15.

Toutefois, des écarts très importants ont été constatés entre les émissions théoriques de polluants lors de la mise sur le marché des véhicules et leurs émissions réelles en condition d’usage. La Commission a donc ajouté deux mesures complémentaires aux dispositifs existants.

Le Worldwide harmonized Light vehicles Test Procedures (WLTP) veille à ce que le cycle de tests réalisés en laboratoire soit le plus représentatif possible des conditions réelles d’usage des véhicules.

Le Real-Driving Emissions (RDE) test procedures mesure les émissions réelles sur route. Il prend en compte les comportements de conduite, les conditions de trafic et les conditions climatiques. L’écart entre ce qui a été homologué en laboratoire et mesuré sur le terrain est jugé acceptable s’il est inférieur à un ratio de 2.

Une réglementation en voie d’accélération sur les émissions de CO₂

Avec le Corporate Average Fuel Economy (CAFE), décidé en 2007 par l’Europe et appliqué en 2015, chaque constructeur est tenu de respecter un taux moyen de rejet de CO, calculé sur l’ensemble des véhicules neufs vendus en une année. Cette limite est de 95 grammes de CO par kilomètre depuis le 1er janvier 2021.

En 2019, le Parlement européen a voté une réduction progressive, mais très significative, des émissions de CO. À l’horizon 2030, elles seront limitées à 59 grammes par kilomètre, soit une baisse supplémentaire de 37,5 %. L’application de cette réduction n’a cependant toujours pas été décidée.

Un soutien récent à l’industrie des batteries

À l’inverse de la Chine, l’Europe ne possédait pas de capacité industrielle pour produire des batteries, même si elle disposait des compétences technologiques nécessaires pour le faire.

La Commission européenne a donc lancé quatre projets entre 2017 et 2021. Ils ont pour objectif de définir des priorités stratégiques et de favoriser des alliances entre industriels en matière de batteries.

La Commission vient d’ouvrir des discussions avec les industriels dans le cadre du pacte vert pour l’Europe. L’idée est de proposer un schéma d’économie circulaire et neutre sur le plan climatique pour les batteries. Les fabricants de batteries devront déclarer au 1er juillet 2024 l’empreinte carbone de toute batterie, y compris celles équipant les véhicules électriques. Cette mesure les obligera à maîtriser et à réduire leur empreinte carbone.

Europe : une tradition de réglementation qui pivote en 2015

La Commission européenne a élaboré ses réglementations jusqu’en 2015, selon un mode de fonctionnement bien spécifique articulé autour de trois principes : la cogouvernance, la visibilité et la neutralité technologique.

En ce qui concerne la cogouvernance, la Commission européenne a intégré l’ACEA depuis 1993 dans toutes les négociations relatives aux réglementations sur les émissions de CO ou de polluants.

Dans le cadre du principe de visibilité, la Commission européenne fait connaître sa trajectoire de réglementation et les mesures précises envisagées cinq ans à l’avance pour les émissions de polluants, voire même quinze ans à l’avance pour les émissions de CO, de manière à ce que l’industrie automobile ait suffisamment de temps pour s’adapter.

Enfin, la Commission européenne définit des objectifs et laisse aux industries toute liberté quant au choix des technologies et à leur rythme d’introduction pour atteindre lesdits objectifs. C’est l’application du principe de neutralité technologique.

Cependant, en 2015, le scandale du Dieselgate (mesures des émissions de polluants truquées par Volkswagen) fait sortir l’Europe de sa démarche progressive et patiente à l’égard de l’industrie, et ouvre une évolution, à marche forcée, vers le véhicule électrique à batterie. Elle accentue sa sévérité à l’égard des émissions de polluants et abaisse la limite d’émission de CO à 59 grammes par kilomètre en 2030.

Chine : réglementation sur les émissions, subvention aux véhicules électriques

Une réglementation sur les émissions plus récente, mais plus draconienne

La Chine a aussi imposé des réglementations sur les émissions, mais beaucoup plus tardivement que l’Europe et selon des critères de mesure différents.

En 2008, les Fuel Consumption Limits circonscrivent la consommation de carburant de chaque véhicule au prorata de sa masse.

En 2016, s’ajoute le Corporate Average Consumption Fuel (CAFC), qui est assez proche du CAFE européen. Le constructeur doit respecter un niveau de consommation moyen pour l’ensemble des véhicules qu’il vend. Cette moyenne, de 6,7 litres pour 100 kilomètres en 2016, est abaissée à 5 litres pour 100 kilomètres en 2020.

Cette “sévérisation”, très concentrée dans le temps, est extrêmement importante. Pour toute nouvelle limitation des émissions, il y un resserrement des limites de consommation de carburant selon la masse des véhicules.

Depuis le 1er janvier 2021, la Chine applique le cycle de validation européen WLTP. Une nouvelle étape est prévue pour 2025, avec une consommation moyenne de 4 litres pour 100 kilomètres. Si les constructeurs réussissent à atteindre de telles diminutions des niveaux moyens de carburant, c’est grâce à la vente, aux côtés des véhicules thermiques, de véhicules électriques.

En 2019, la Chine a introduit un nouveau type de réglementations, les New Energy Vehicle (NEV) credit targets. La Chine ne se contente pas d’imposer un quota de vente de véhicules électriques aux constructeurs, elle leur impose d’atteindre un seuil de crédit calculé suivant les performances techniques des véhicules. En 2019, les constructeurs devaient vendre 3 % de véhicules électriques à batterie pour atteindre ce seuil, qui était de 10 %. Ce seuil va quasiment doubler en l’espace de quatre ans, puisqu’il sera de 18 % en 2023.

Des subventions aux rôles multiples

Comme l’Europe, la Chine a commencé par attribuer des subventions aux acheteurs de véhicules électriques, pour les aider à amortir le surcoût de cette nouvelle technologie. Toutefois, la Chine a très rapidement réorienté sa politique de subventions et ces dernières seront consacrées, dans leur intégralité, à l’amélioration de la performance des véhicules. Ainsi, leurs critères d’attribution ont connu quatre grandes étapes.

En 2013, la subvention était calculée, de manière assez classique, selon l’autonomie du véhicule. Elle se limitait à 60 000 RMB (Renminbi, ou Yuan), soit environ 8 000 euros par véhicule.

En 2018, deux coefficients multiplicateurs ont été introduits dans la formule de calcul des subventions. Ils jouent simultanément sur la performance énergétique des batteries et sur la performance énergétique du véhicule. Pour bénéficier des subventions, les constructeurs doivent diminuer la masse de la batterie, alléger le véhicule, améliorer son aérodynamisme et réduire la consommation électrique hors motricité.

En 2019, la formule de calcul s’enrichit d’un calcul additionnel, qui multiplie la capacité énergétique de la batterie par un montant en RMB. Les subventions sont accordées selon le calcul le moins favorable pour les constructeurs.

En 2020, la formule de calcul exclut les véhicules dont le prix de vente est supérieur à 300 000 RMB.

L’évolution de ces subventions vise en fait plusieurs objectifs.

Le premier de ces objectifs est l’amélioration de la capacité de l’industrie chinoise à produire des véhicules de plus en plus performants. L’analyse de l’évolution des subventions permet de comprendre les effets incitatifs des subventions sur la performance des véhicules électriques. Nous avons simulé l’introduction simultanée, en 2013, des trois modèles de la Nissan Leaf – la Nissan Leaf 1 de 2013, la Nissan Leaf 2 avec une batterie de 40 kilowattheures (kWh) et la Nissan Leaf 2 avec une batterie de 62 kWh. Les courbes des subventions selon les modèles montrent que leurs critères d’attribution ne se font pas au hasard. Ils reflètent une très bonne connaissance de l’état de l’art du marché par les régulateurs chinois. Si les subventions pour la Leaf 1 chutent brutalement, c’est parce que le législateur chinois considère qu’elle a fait son temps. Si les écarts de subventions entre la Leaf 2 62 kWh et la Leaf 2 40 kWh s’affaiblissent rapidement, c’est parce que le législateur chinois souhaite donner une prime à la performance “by design”.

Il est également nécessaire de favoriser l’émergence de constructeurs chinois haut de gamme. L’ajout de critères de prix de vente en 2020 a permis d’écarter les concurrents étrangers des subventions. Néanmoins, cet effet a été temporaire, car Tesla, qui était principalement visé, a rapidement abaissé le prix de vente de ses véhicules. En réalité, le principal objectif de ce critère était de financer les constructeurs chinois haut de gamme. En effet, cette limitation des subventions ne s’applique pas aux véhicules équipés de batterie swap6. Or Nio, le principal rival de Tesla, propose des véhicules haut de gamme, au prix moyen de 428 000 RMB, qui sont tous équipés de batteries swap.

Enfin, il s’agit de pousser les moins bons hors du marché – temporairement ou définitivement. Le nombre de modèles de véhicules électriques augmente sur le long terme en Chine, mais il plonge de façon très significative à chaque durcissement des critères de subventions : de nombreux modèles sont retirés du marché par les constructeurs, car ils ne correspondent plus à ces nouveaux critères.

Ce retrait peut être temporaire, si le constructeur a les capacités industrielle, technique et financière de s’ajuster aux nouveaux critères pour obtenir à nouveau les subventions. Dans le cas contraire, le constructeur peut être amené à sortir définitivement du marché.

La stratégie du gouvernement chinois ne vise donc plus seulement l’amélioration des compétences technologiques de l’industrie, elle a pour objectif de développer des champions nationaux, des entreprises de premier rang, en capacité de s’opposer aux global players que sont les constructeurs européens, américains, japonais ou coréens.

Chine : un soutien au développement de la compétitivité de l’industrie, un pivot en 2015

Les NEV illustrent bien la manière avec laquelle les autorités chinoises soutiennent le développement d’une industrie du véhicule électrique compétitive.

Le NDRC a édicté un protocole auquel doivent se conformer les constructeurs pour avoir l’autorisation de fabriquer des NEV. Ce protocole, défini par des critères extrêmement précis, encadré par des textes réglementaires, exige du constructeur qu’il réponde à tout un ensemble de caractéristiques techniques, technologiques, organisationnelles, industrielles. Le constructeur doit en plus proposer 15 prototypes représentatifs du futur produit, chaque prototype étant bien sûr déjà conforme aux réglementations en cours.

Le NDRC a accordé à ce jour 15 autorisations de production de NEV, pour une capacité annuelle de production de 865 000 véhicules. Il a octroyé une subvention initiale équivalente à 3,2 milliards d’euros.

Tous les maillons de la chaîne de valeur de l’industrie du véhicule électrique sont réglementés et subventionnés de la même manière, qu’il s’agisse des batteries, des moteurs électriques, des ondulateurs ou des autres composants.

En 2015, la politique chinoise pivote avec le programme stratégique Made in China 2025. Il ne s’agit plus seulement de développer une industrie automobile compétitive : désormais, l’ambition est de transformer les constructeurs chinois en leaders mondiaux de l’innovation, qui façonneront le devenir de cette industrie.

Comparaison des rôles dominants au sein de la Chine et de l’Europe

La Chine reste relativement constante dans sa stratégie, qui s’amplifie après le pivot de 2015. Pour ce qui concerne la réglementation, elle se cantonne à son rôle sociopolitique. Elle impose l’industrie chinoise face aux compétiteurs avant 2015, puis elle cherche à dominer l’industrie automobile mondiale par la technologie.

Pour les compétences et les capacités techniques, la Chine maintient son rôle économique. Elle assure la montée en compétences de l’industrie chinoise avant 2015, puis elle se donne comme objectif de conquérir l’industrie automobile mondiale.

L’Europe vit une situation différente. Jusqu’en 2015, elle suit une logique économique dans le domaine réglementaire pour favoriser une compétition loyale et elle suit une logique socioéconomique dans le domaine des compétences et des capacités technologiques, au nom de la préservation des acquis.

Après 2015, ces rôles s’inversent sous l’effet du Dieselgate. Dans le domaine réglementaire, l’Europe exerce désormais un rôle sociopolitique pour atteindre la neutralité carbone. Dans le domaine des compétences et capacités technologiques, elle endosse un rôle beaucoup plus économique, visant le développement d’une “compétitivité verte”.

La Chine et l’Europe se distinguent aussi très fortement sur la manière d’arriver à atteindre les objectifs. La Chine a pris en compte le comment quasiment depuis le début de sa politique de développement. L’Europe ne s’est intéressée à cette question que très récemment, lorsqu’elle a commencé à structurer l’industrie des batteries.

Quels enseignements en tirer ?

Le “darwinisme administré” chinois

Nous avons qualifié la démarche chinoise de “darwinisme administré”. La puissance publique chinoise exerce son rôle dirigiste dans le monde économique, avec une capacité d’intervention très forte, quel qu’en soit le coût. Elle intègre, de façon originale, une logique de pilotage industriel qui tient compte des spécificités de la transition innovante.

Elle ajuste la régulation, quitte à faire des bifurcations pragmatiques à court terme, en fonction des apprentissages concrets observés chez ses champions industriels. Elle édicte des objectifs et impose la manière de les atteindre, par exemple : abaisser le poids des voitures, améliorer la densité des batteries pour limiter les émissions de polluants... Elle est compétente sur l’intégralité du périmètre industriel qu’elle pilote, ce qui lui permet d’intervenir de la voiture finale jusqu’aux composants clés de manière fine et intrusive.

Le résultat se traduit par une capacité d’apprentissage sectoriel tout à fait impressionnante, si l’on considère le niveau atteint en quelques années par les batteries ou par les marques automobiles chinoises qui caracolent en tête des valorisations boursières mondiales. Ces performances ont des sunk costs7 significatifs, liés aux acteurs qui ont sombré dans cette course.

Le métissage original entre la Silicon Valley et le dirigisme communiste

La régulation chinoise offre une certaine proximité “pragmatique” avec les mots d’ordre des capital ventures de la Silicon Valley. Nous avons fait quatre rapprochements :

Le soutien financier initial – Dans les deux cas, la mise de fonds initiale est très importante. En Chine, elle est déclenchée par une vision et, en Californie, par les promesses liées à l’innovation. Elle crée un foisonnement industriel en Chine et un foisonnement d’expérimentations en Californie.

L’évaluation en trajectoire de la performance – En Californie, les start-ups sont très rapidement évaluées, non sur les résultats, qui sont encore à venir, mais sur une trajectoire d’apprentissage. Cette trajectoire est définie par un ensemble de jalons à atteindre. En Chine, les constructeurs doivent atteindre des normes qui évoluent en permanence de manière significative, celles-ci étant alignées sur les performances des meilleurs concurrents.

La sélection rapide des meilleurs – Dans la Silicon Valley, seuls les plus performants survivent tant la compétition est rude. L’important est d’échouer rapidement (fail fast), quitte à pivoter pour rebondir. La Chine élimine les moins performants en orientant ses subventions vers les meilleurs compétiteurs pour en faire des champions.

Le transfert des champions – En Chine, au fur et à mesure que le marché se déploie, les aides publiques s’abaissent pour disparaître. Les surcoûts de la mobilité électrique sont transférés à l’industrie. Un oligopole des entreprises les plus performantes se charge alors de rendre le marché autoréalisateur, équilibré. En Californie, les licornes sont rapidement et puissamment soutenues par les capital ventures.

Conclusion

Christophe Midler : Les transitions vers le véhicule électrique en Europe et en Chine s’opèrent bien par des coévolutions des régimes, telles qu’elles ont été définies par Richard Nelson et Frank Geels. Ces coévolutions résultent d’une interaction bidirectionnelle entre les régulateurs publics et les entreprises qui s’adaptent. Si elles ne s’adaptent pas, les régulations en tiennent compte. Ces coévolutions permettent de dépasser l’opposition classique et caricaturale du dirigisme planifié chinois et de l’adaptation schumpétérienne des marchés, car elles sont un mélange des deux.

La Chine est un exemple original de ce dépassement. Elle déploie le dirigisme traditionnel des systèmes socialistes sur l’intégralité de la chaîne de valeur de l’électromobilité, de l’amont à l’aval, et elle intervient de façon très compétente pour orienter les apprentissages des firmes selon un darwinisme administré. Il ne s’agit pas d’évaluer l’apprentissage en fonction des objectifs fixés, il s’agit de définir des trajectoires d’apprentissage faisables pour atteindre ces objectifs.

L’Europe s’est longtemps contentée d’une régulation de marché neutre au nom du marché. Sa gouvernance s’appuyait jusqu’alors sur les principes de compétition loyale, de neutralité technologique et de préservation des capacités de l’industrie. Or, cette gouvernance n’était plus adaptée pour gérer le challenge que représente la transition vers les véhicules électriques pour l’industrie automobile. Depuis le Dieselgate de 2015, l’Europe intervient de façon plus contraignante, elle oriente l’industrie automobile vers la mobilité verte par un pacte vert. Et elle prend enfin en compte la question du comment, en définissant des politiques industrielles plus précises, comme le montre le virage tardif de la régulation européenne des batteries.

Débat

L’efficacité économique des modèles

Un intervenant : Peut-on comparer l’efficacité des politiques industrielles sur un plan économique ? Les Chinois ont accompli des prouesses extraordinaires dans les domaines des batteries et des véhicules électriques, tout comme dans celui des panneaux solaires, en ayant décidé, entre autres, d’engloutir d’emblée des sommes colossales dans la durée. Les sunk costs européens, peu importants au départ, se sont avérés très élevés à l’arrivée. Peut-on évaluer ces politiques ne serait-ce que par les sunk costs ?

Marc Alochet : Le surinvestissement chinois est manifeste dans le domaine automobile. Les pouvoirs publics ont subventionné massivement les constructeurs de voitures et de batteries, ainsi que les équipementiers, pour produire, au final, un nombre limité de champions. Nous ne sommes cependant pas en mesure de chiffrer cette perte pour voir si le jeu en valait la chandelle.

Christophe Midler : Le poids des sunk costs sur l’économie chinoise doit être à peu près équivalent à celui des sunk costs californiens sur l’économie américaine. Les deux puissances partagent la même vision sur leur soutien à l’innovation : elles savent que la richesse créée par ceux qui réussissent excède les coûts irrécupérables de tous. Elles soutiennent le même raisonnement financier, selon lequel les licornes qui émergent compensent les subventions données aux entreprises qui échouent.

Les réactions possibles de l’Europe face au darwinisme administré

Int. : Comment l’Europe peut-elle réagir face à ce darwinisme administré qui risque de nous submerger ? Doit-elle entrer dans une guerre de subventions et de taxes ou, au contraire, développer des partenariats avec les Chinois, qui favoriseront les apprentissages ?

M. A. : Le mode de fonctionnement de la Commission européenne a montré ses limites dans la gestion de la transition. La cogouvernance, la visibilité à long terme et la neutralité technologique ne sont plus adaptées pour réagir et se réorienter rapidement. La Commission se meut aujourd’hui dans une logique de rattrapage face aux événements. Nous ne pourrons juger de l’efficacité des réactions et décisions des instances européennes qu’avec le recul nécessaire pour faire des bilans

C. M. : La meilleure réponse que puissent offrir les autorités européennes, c’est de s’attaquer à la question du comment. Elles doivent se départir d’une vision non-interventionniste. Elles doivent, comme en Chine, évaluer les trajectoires technologiques et agir de manière intrusive et fine pour que l’aboutissement de ces trajectoires se fasse sur des horizons plus rapprochés. La puissance publique sera efficace si elle se donne les moyens de connaître les apprentissages terrain et de les intégrer dans les évolutions des normes.

Int. : Peut-on imaginer se rapprocher de ce darwiniste administré d’une manière ou d’une autre en Europe ? Quels obstacles pourraient nous en empêcher ?

M. A. : Cette question, qui dépasse la gestion de la transition, est un sujet en soi. Pour y répondre, il faudrait comparer, sous un angle sociologique, la composition de l’administration européenne et des élites chinoises, de la Commission européenne et du Parti communiste chinois, leur bagage intellectuel et technologique, puis il faudrait analyser des processus de transformation de légitimité qui pourrait amener l’Europe à devenir intrusive à la manière des Chinois. Je ne crois pas beaucoup à une telle transformation de la légitimité sur un plan intellectuel. L’Europe se situe plus dans une logique d’économiste walrasien que dans celle de la gestion des chaînes de valeur.

Int. : Les quatre grandes DG précédemment citées devraient agir de façon cohérente pour mener une politique industrielle européenne efficace. Or, en pratique, elles agissent un peu en silo. Pour que la gouvernance gagne en cohérence, il faudrait que les commissaires de ces DG atteignent un consensus suffisant et acceptent de constituer une task force, sous l’égide d’un seul commissaire. L’Union européenne attirerait et recruterait alors toutes les compétences techniques, sociologiques et économiques nécessaires pour répondre à cet enjeu colossal. Mais cela va à l’encontre de la manière avec laquelle les portefeuilles des commissaires ont été scellés dans le marbre, avec la bénédiction du Parlement et du Conseil de l’Europe, et un tel changement produirait un drame en matière d’équilibre des forces politiques au sein de la Commission.

La neutralité de la Commission européenne ?

Int. : On peut s’interroger sur la neutralité technologique de la Commission européenne. En choisissant d’évaluer les véhicules du réservoir à la roue et non pas en cycle de vie complet, la Commission a implicitement choisi de privilégier le véhicule à batterie par rapport à toutes les autres solutions. Ce faisant, elle a privilégié l’industrie chinoise qui est la seule à continuer d’exploiter le lithium, considéré comme trop polluant par les pays occidentaux. Elle leur a donné l’occasion de s’imposer dans cette course technologique. Cette décision, absurde du point de vue environnemental, a fait perdre la bataille du véhicule léger à l’ensemble du monde occidental, puisque les États-Unis ne seront probablement pas en mesure de défendre seuls des solutions alternatives. D’autre part, la Commission subit l’influence d’une ONG très militante, Transport & Environnement, qui produit des études extrêmement contestables et qui ne tolère aucune contestation.

La bataille des technologies

Int. : Quels seraient les mérites respectifs des différentes technologies selon une analyse du cycle de vie, plutôt que selon une analyse du réservoir à la roue ?

M. A. : Comme précisé au début, notre analyse ne portait pas sur les mérites respectifs des différentes solutions technologiques. Elles doivent aussi être évaluées selon les priorités fixées par les autorités publiques et elles sont souvent contradictoires. S’agit-il d’atteindre le zéro émission en 2050 ? Ou bien d’atteindre cet objectif et des objectifs tout aussi importants, comme la préservation de l’emploi dans des mines de lithium ? L’analyse du puits à la roue montre bien le caractère relatif des décisions. Sans compter que l’électricité produite en Chine est loin d’être propre. En tout état de cause, en l’état actuel des technologies, seuls les véhicules à batterie sont en mesure d’atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050. La technologie de la pile à combustible n’est pas suffisamment mûre pour les véhicules légers, mais elle pourrait le devenir pour les camions.

Int. : Cette disqualification est-elle faite au nom de l’écobilan général ou au nom du fait que certaines technologies sont payantes et d’autres ne le sont pas ?

M. A. : L’inertie du parc automobile implique qu’il ne faut plus vendre une seule voiture thermique en France en 2035 pour espérer atteindre une mobilité décarbonée en 2050. Et le problème que pose le caractère intrusif des réservoirs à hydrogène dans l’architecture des voitures n’aura pas été résolu en 2035. Ils sont aujourd’hui cylindriques, pour des questions de résistance, ce qui remet totalement en cause l’architecture d’une voiture. Les batteries sont plates et se placent sous la voiture, ce qui ne casse pas son habitabilité interne. De plus, le rendement du stockage par le moteur à pile à combustible est nettement moins bon que celui de la batterie. L’hydrogène offre toutefois l’avantage de pouvoir stocker une électricité excédentaire sur une longue durée8.

Int. : L’absence d’une analyse du cycle de vie jette un doute global sur le choix des batteries comme solution. De plus, une technologie n’est pas choisie parce qu’elle est bonne, elle est bonne parce qu’elle a été choisie. La technologie hydrogène pourrait parfaitement atteindre les performances requises pour 2050, si un nombre suffisant d’acteurs la soutenait aujourd’hui. D’ores et déjà, les technologies des piles à combustible et des électrolyseurs s’améliorent considérablement, ce qui montre que la question du rendement n’est pas à prendre comme un argument technique.

Int. : Est-il envisageable d’avoir une politique “ambidextre”, qui développerait conjointement les technologies sur les batteries et sur l’hydrogène à des horizons raisonnables ? Est-ce qu’on peut avoir un “foisonnement darwiniste” de solutions ?

C. M. : Les batteries sont aujourd’hui la solution qui a été adoptée. On assiste à une baisse du coût des batteries, liée à la montée en puissance de leur production. L’électrochimie, longtemps délaissée, fait aujourd’hui des progrès fantastiques. Ces effets boule de neige n’empêchent pas de considérer des alternatives comme l’hydrogène ou les biogaz, notamment pour les poids lourds, là où les batteries ne présentent pas grand intérêt.

La décarbonation en Chine : enjeux et opportunités

Int. : Pour être énergétiquement vertueuse, la Chine doit aussi produire une énergie décarbonée pour alimenter ses véhicules électriques. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Xieshu Wang : La Chine s’inscrit dans la mouvance mondiale de la décarbonation. Elle a une ambition assez forte sur le nucléaire et, à cet effet, elle continue de construire des centrales sur la côte Est et en implante de nouvelles dans les provinces. Elle poursuit son programme de recherche sur la fusion nucléaire et développe continûment la production d’électricité solaire et éolienne. La Chine vise la neutralité carbone en 2060, objectif qui sera sans doute atteint avant sur les véhicules électriques. De plus, elle essaie de s’aligner sur les exigences, puisqu’elle a déjà commencé à intégrer l’analyse du cycle de vie à son modèle le plus populaire. Elle ne cache pas qu’elle cherche aussi à développer son industrie automobile, non seulement sur son marché domestique, mais aussi en Europe, en nouant des partenariats. Elle s’apprête à fabriquer des véhicules électriques à bas prix en Europe, notamment en Allemagne avec des constructeurs européens.

Vers un nouveau Huawei ?

Int. : La Mini EV de Wuling Hongguang, vendue à moins de 5 000 dollars, caracole en tête des ventes en Chine. Le phénomène Huawei ne risque-t-il pas de se répliquer avec l’arrivée massive de véhicules électriques à bas prix en Europe ?

M. A. : Non seulement les autorités chinoises sont compétentes sur le plan technologique, mais elles s’intéressent aussi au marketing, au sens de l’usage réel des voitures. Leur régulation, fondée sur une vision tout à fait pertinente de la mobilité électrique, pousse l’industrie vers un usage raisonné et raisonnable du véhicule électrique. L’Europe, plutôt axée sur le haut de gamme, devrait s’en soucier. Elle risque de se retrouver démunie face à une demande aujourd’hui sous-estimée de petites voitures à la fois bon marché et peu polluantes.

1. Voir, par exemple, Samuel Klebaner, Normes environnementales et stratégies des constructeurs automobiles, Presses des Mines, 2020.

2. En Europe, la pénalité est de 95 euros par gramme de CO₂ excédentaire. L’amende est calculée sur la base de l’excès moyen de la flotte automobile multiplié par l’ensemble des véhicules neufs vendus.

3. Richard R. Nelson, « The co-evolution of technology, industrial structure, and supporting institutions », Industrial and corporate change, volume 3, 1994, p. 47–63.

4. Frank W. Geels, « Reconceptualizing the co-evolution of firms-in-industries and their environments : Developing an inter-disciplinary Triple Embeddedness Framework », Research Policy, volume 43, 2014, p. 261–277.

5. Le Conseil des affaires de l’État de la république populaire de Chine correspondant au gouvernement central est l’autorité administrative principale de la république populaire de Chine. Il est présidé par le Premier ministre et comprend les ministères et bureaux gouvernementaux. L’appellation Conseil d’État provient de la traduction officielle en anglais (State Council) et n’a rien à voir avec l’institution française du même nom.

6. Technologie permettant d’échanger rapidement une batterie vide par une batterie pleine dans des stations dédiées.

7. Coûts irrécupérables engagés dans un projet, que celui-ci réussisse ou non.

8. Didier Holleaux et Jean-Marc Jancovici, « Débat sur les voies de la transition énergétique », Les Grands débats École de Paris – ENGIE, cycle sur la transition énergétique, séance du 15 septembre 2020.