Exposé de Patrice Bonte

Après avoir passé seize ans dans l’armée de terre comme officier de l’arme blindée et cavalerie, j’ai travaillé pendant deux ans et demi dans un cabinet de management, puis j’ai rejoint le groupe GT. Cette entreprise de taille intermédiaire (ETI) bordelaise comprend deux sociétés dirigées par deux frères, Michel et Éric Sarrat : GT solutions est spécialisée dans le transport du dernier kilomètre et GT Logistics dans la logistique industrielle sur les sites des clients, dans des domaines aussi variés que la papeterie, l’aéronautique ou la cosmétique.

En 2015, cela faisait sept ans que je dirigeais l’école de management de GT, avec trois responsabilités : le recrutement des managers, leur formation, ainsi que la réalisation de missions de recrutement et de formation pour des entreprises externes. Le souhait des dirigeants, que je partageais, était que les deux entreprises se nourrissent de leurs expériences respectives, mais aussi de celles des autres ETI ou petites et moyennes entreprises (PME) auprès desquelles j’intervenais.

Le processus démergence

Une idée suggérée par un dirigeant de Radiall

C’est ainsi qu’en juin 2015, alors que je me trouvais dans le bureau du directeur général de Radiall, pour lui rendre compte de la mission qu’il m’avait confiée – l’accompagnement de l’un de ses cadres –, mon interlocuteur m’a demandé s’il me paraîtrait envisageable de mutualiser la fonction que j’exerçais chez GT. Ma réponse a été : « Non, mais oui. » Non, parce que j’avais le sentiment que cette fonction devait être étroitement connectée à l’ADN de l’entreprise, à sa culture, à ses valeurs. Oui, parce que les deux branches du groupe pour lequel je travaillais avaient développé, à partir d’une même activité de logistique, des métiers très différents. Il me paraissait donc possible de construire une structure de formation mutualisée pour des entreprises variées, à condition qu’elles partagent des valeurs communes. De fait, j’avais déjà observé qu’il existait entre Radiall et GT un certain nombre de synergies possibles.

Par ailleurs, j’étais bien placé pour constater que, dans les ETI, les collaborateurs ont souvent du mal à s’extraire du quotidien de leurs tâches opérationnelles. Certains se montrent peu curieux et, notamment, lisent assez peu de littérature managériale. La plupart ont effectué toute leur carrière dans la même entreprise et se sont vu progressivement confier des responsabilités managériales, parfois parce qu’ils disposaient de vraies compétences en la matière, mais parfois aussi pour récompenser leur fidélité à l’entreprise. Il me semblait intéressant de leur proposer des formations pour les aider à prendre du recul et à progresser dans leur métier. Enfin, je voyais dans la dimension de mutualisation la possibilité de stimuler leur curiosité en leur faisant rencontrer des personnes exerçant des métiers proches, mais dans des activités différentes.

Après cet échange, j’ai appelé le directeur des ressources humaines (DRH) de Radiall pour lui demander son avis. Je cherchais à savoir s’il s’agissait d’une simple idée lancée en l’air ou d’un véritable projet. Il m’a expliqué que, depuis longtemps, Pierre Gattaz et Dominique Buttin, les dirigeants de Radiall, avaient envie de se doter d’une université d’entreprise, mais que cela leur paraissait difficilement envisageable à l’échelle d’une seule société, d’où cette idée de mutualisation.

Nous avons passé deux heures à discuter ensemble des conditions à réunir pour qu’un tel projet voie le jour et, en particulier, du nombre d’entreprises à mobiliser pour qu’il soit viable. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il faudrait réunir au moins cinq ETI et qu’il devrait s’agir d’entreprises patrimoniales, c’est-à-dire de sociétés dont les actionnaires sont étroitement impliqués dans l’opérationnel, contrairement à ceux des grands groupes.

J’ai également discuté avec mon épouse : était-il bien raisonnable, à 58 ans, de me lancer dans cette aventure ? Elle m’a répondu : « Pourquoi pas, si tu crois à ce projet ? »

Enfin, avant même d’évoquer cette idée avec les dirigeants du groupe GT, j’ai souhaité la tester auprès du patron d’une ETI de 600 salariés spécialisée dans l’ingénierie, au sein de laquelle j’intervenais régulièrement. Celui-ci s’est tout de suite montré intéressé par le projet. Pour lui, créer une université d’entreprise serait un moyen de fidéliser ses salariés, qui se laissaient souvent tenter par de plus gros cabinets d’ingénierie.

La définition dune vision

J’ai alors présenté le projet à Michel et Éric Sarrat, en les rencontrant séparément. L’un s’est montré enthousiaste, l’autre plus circonspect. Une semaine après, c’était l’inverse : le premier avait mis de l’eau dans son vin, l’autre se montrait beaucoup plus curieux qu’avant et me posait des questions de fond. Ainsi, nous avons décidé de lancer la réflexion et, avant tout, de proposer à d’autres ETI de nous rejoindre.

Grâce à mon réseau, j’ai pu en convaincre plusieurs et, en mai 2016, nous avons tenu une réunion comprenant six dirigeants d’ETI, plus moi-même. Ils ont commencé par faire connaissance, puis nous avons élaboré une vision commune qui se définissait de la façon suivante : « Créer un espace de confiance commun où nos encadrants actuels et futurs pourront se confronter, se former et évoluer, pour développer l’agilité de nos entreprises et faire face aux enjeux de demain. Nous optimiserons nos efforts de recrutement pour attirer nos futurs talents et nous proposerons occasionnellement des passerelles à nos collaborateurs potentiels pour vivre des expériences diversifiées. » Ce jour-là, j’ai senti qu’il se passait quelque chose d’important entre ces dirigeants qui, auparavant, ne se connaissaient pas, et dont certains, au début de la réunion, étaient un peu sur leur quant-à-soi.

Nous avons également décidé que chaque entreprise nommerait un chef de projet interne – soit le DRH, soit un autre membre des ressources humaines – avec qui je pourrais poursuivre le travail, et nous avons prévu de refaire le point un an plus tard.

Le travail avec les chefs de projet

La première réunion avec les chefs de projet a eu lieu en juillet. Il s’agissait d’abord de leur faire partager et de s’approprier la vision définie par les dirigeants, ce qui nous a conduits à mettre en évidence quatre valeurs qui sous-tendaient le projet : être au service, accompagner à la fois l’entreprise et ses collaborateurs, permettre aux personnes de se confronter entre elles, et enfin, permettre aux gens de s’ouvrir vers l’extérieur.

Puis, nous avons défini les thématiques prioritaires. Sachant que les six ETI exerçaient des métiers totalement différents, nous ne pouvions pas envisager des formations à caractère technique. Nous avons donc opté pour des formations au management et à la communication d’une part, au développement commercial d’autre part. Après coup, il s’est avéré que cette deuxième orientation était plus difficile à traiter.

Nous devions aussi nous donner un nom. J’ai organisé un brainstorming à l’ancienne, avec des post-it, et nous avons abouti à ALETIA, pour Alliance des ETI agiles.

La deuxième réunion a permis de réfléchir à la forme juridique que pourrait prendre cette initiative. La solution la plus simple a paru être une société par actions simplifiée (SAS) commune, dont feraient partie les six ETI fondatrices et aussi une TPE que j’ai créée pour l’occasion afin de pouvoir, en tant qu’initiateur du projet, assumer la fonction de président d’ALETIA. Par la suite, conformément au souhait de plusieurs des fondateurs, j’ai quitté le groupe GT afin d’être indépendant.

Nous avons également prévu la possibilité pour chaque entreprise de sortir du processus – mais pas à tout moment, pour ne pas déstabiliser la structure –, ce qui suppose de chercher en permanence de nouvelles ETI afin de permettre à celles qui le souhaitent de partir. De fait, l’une des ETI ayant participé à la définition de la vision n’a pas voulu poursuivre, car tous les membres de son comité de direction n’étaient pas convaincus de l’intérêt de la démarche, et deux autres nous ont rejoints. Aujourd’hui, ALETIA comprend six membres : GT Logistics, GT solutions, Radiall (connecteurs pour l’aéronautique), Mobilitas (déménagements internationaux, archivages physique et numérique), Poclain (moteurs hydrauliques), Terideal (aménagements urbains).

Puis, nous nous sommes attelés aux questions concrètes : combien de salariés chaque entreprise pensait-elle avoir à former ? comment la SAS serait-elle rémunérée, afin d’assurer sa viabilité économique ? Nous avons convenu que les prestations de formation seraient facturées aux ETI à un prix de marché – mais relativement modéré – et qu’aucune entreprise ne serait obligée de financer un minimum de formations.

La rédaction des statuts

En mai 2016, après avoir validé le projet avec les dirigeants, nous sommes entrés dans la phase de rédaction des statuts, ce qui supposait que les directeurs juridiques des six sociétés travaillent ensemble… Au prix de nombreux allers et retours un peu difficiles, nous avons réussi à obtenir que tous les dirigeants signent le document final, avec une ultime péripétie : entre deux signatures, les statuts ont été égarés par DHL !

En parallèle, nous avons commencé à travailler sur la conception des premiers modules de formation.

L’assemblée générale de constitution de la SAS s’est réunie le 2 mai 2017. Les sept actionnaires, dont moi-même, ont investi chacun 20 000 euros pour lancer cette aventure et les statuts ont été déposés, dans la foulée, au greffe du tribunal de Bobigny.

Lorganisation

Nous avons deux organes de gouvernance. Le premier comprend l’assemblée générale et le conseil d’administration, composés des mêmes personnes. Les réunions ont lieu une fois par an, durant une journée complète, pour tirer le bilan de l’année précédente, définir le budget et envisager l’avenir. La rencontre de l’an dernier a été marquée par le contexte de la Covid-19. Pour les dirigeants, cela a été l’occasion d’échanger sur les difficultés qu’ils rencontraient, ce qui a bien incarné la notion d’espace de confiance qui définit ALETIA.

Le deuxième organe de gouvernance est le comité exécutif et pédagogique, qui réunit les six DRH et moi-même, et parfois les responsables de la formation au sein des différentes entreprises. En dehors de la période de confinement que nous avons vécue, nous nous retrouvons en présentiel une fois par trimestre, à la fois pour de l’opérationnel, comme la planification des sessions, et pour réfléchir aux nouveaux axes de formation à développer l’année suivante.

Le principe de départ était que toutes les formations seraient mutualisées, mais internes, c’est-à-dire assurées par moi ou par un manager de l’une des entreprises. J’avais imaginé de former deux personnes dans chaque ETI pour dupliquer les formations et ne pas être obligé de les assurer toutes. Cela s’est avéré une fausse bonne idée, car, dans les entreprises patrimoniales, les gens sont peu disponibles et, par ailleurs, animer un module de façon ponctuelle et non habituelle représentait un trop lourd investissement pour eux.

J’ai donc décidé de créer une petite structure au sein de ma TPE, en embauchant une assistante de direction qui prend en charge toute la partie administrative – considérable dans le domaine de la formation – et, en 2019, un consultant formateur chargé d’assurer les formations internationales en anglais. Pour cela, j’ai choisi quelqu’un qui possède la double nationalité américaine et française. Je l’ai formé pendant quatre mois, puis il a assuré son premier séminaire en Inde en février 2020, après quoi, du fait de la crise sanitaire, ses interventions ont été plus réduites.

Notre université d’entreprise ne dispose pas de locaux de formation, car nous avons voulu que la structure reste la plus légère possible. Tous les cours se déroulent donc dans les salles de réunion des différentes ETI, les participants étant regroupés par zones géographiques.

Les thématiques

Nous avons déjà développé onze modules sur des formats courts, entre un et deux jours. L’une des caractéristiques des ETI est que leur encadrement est généralement assez léger et que les managers sont donc très occupés. Une durée de formation d’un jour ou deux est envisageable, mais des sessions de cinq jours, comme dans les grands groupes, seraient tout à fait irréalistes.

Le premier module, organisé avec valeur de test avant même le dépôt des statuts, s’intitulait Le manager agile dans le changement. Plutôt que de partir de la littérature managériale, nous avons commencé par réfléchir, entre nous, à une définition de l’agilité, avant d’aborder les principes de la conduite du changement.

Le deuxième, Développer son réseau, était destiné à aider des cadres qui n’ont pas une formation de commercial au départ à comprendre la notion de réseau et à structurer une action de prospection commerciale.

Le thème Être manager dans une entreprise patrimoniale visait à permettre aux managers qui rejoignent nos ETI de prendre conscience des caractéristiques communes aux entreprises patrimoniales afin de ne pas les considérer comme des spécificités de leur propre entreprise. Ces caractéristiques sont, par exemple, le fait que les dirigeants restent longtemps en place, qu’ils pratiquent une gestion de “père de famille”, qu’une forme de transversalité fait que les décisions ne sont pas toujours prises par ceux dont c’est a priori la fonction, etc. Les participants ont visionné les interviews des six dirigeants, dans lesquelles ceux-ci faisaient part de ce qui les anime et ce qu’ils attendent de leur encadrement. Ils ont également visionné des témoignages de managers racontant de quelle façon ils avaient pu évoluer dans leur ETI, ou encore de cadres expliquant comment ils avaient été accompagnés par l’entreprise alors qu’ils étaient confrontés à un problème de santé ou à la gestion d’un accident grave.

Nous avons aussi organisé des modules plus classiques, sur les fondamentaux du management : Comment s’adapter à vos collaborateurs, Comment animer une équipe, etc.

Deux nouveaux modules sont en cours d’élaboration. Le thème du premier, Gestion et communication de crise, ne surprendra personne après ce que nous avons vécu en 2020 et 2021. Le deuxième module sera consacré à la gestion de projet, ce qui peut paraître plus étonnant, mais de fait, dans les entreprises patrimoniales, tout le monde n’est pas familiarisé avec cette approche.

Dans tous les modules, la formation sur la thématique principale est complétée par un temps d’intelligence collective, durant lequel chaque participant a la possibilité de soumettre un thème aux autres et de bénéficier ainsi de leurs expériences et de leurs éclairages dans ce domaine.

Le processus de conception

Le processus de conception du contenu des modules est toujours le même. Nous avons décidé, là encore, de ne pas recourir à des intervenants externes, mais de nous appuyer sur l’intelligence collective en interne.

Pour chaque thématique, je demande à chaque ETI de me désigner un chef de projet ayant la double caractéristique d’être expert du domaine et d’être néanmoins capable de comprendre pourquoi certains de ses collègues éprouvent des difficultés sur le sujet.

J’organise un entretien d’une heure et demie avec chacun des six chefs de projet pour recueillir leurs suggestions sur la façon d’aborder ce thème et sur les aspects que leurs collègues auraient besoin d’approfondir. Ensuite, je réalise une synthèse des entretiens que je diffuse à tous les chefs de projet.

J’organise alors une réunion sur un format 10h00-16h00 qui doit “accoucher” de l’ossature de la formation : celle-ci doit-elle durer un jour ou deux jours ? quels exercices doit-elle comprendre ? sous quelle forme doivent-ils être présentés ?

La formation fait ensuite l’objet d’un test avec certains des chefs de projet qui ont participé à son élaboration, mais aussi d’autres participants. À l’issue du test, des modifications ou des compléments peuvent être envisagés.

Au total, les onze formations que nous avons déjà mises sur pied ont accueilli plus de 1 500 participants, dont certains en ont suivi plusieurs.

Le parcours Talentia

Nous avons également créé un parcours appelé Talentia, ouvert à de jeunes managers présents depuis deux à sept ans dans les entreprises. Chaque ETI en sélectionne un ou deux et ils se rencontrent six fois pour des sessions de deux jours, consacrées respectivement au leadership (avec course d’orientation en binôme, réalisation d’un dîner au coin du feu…), à la méthodologie (démarche qualité, Lean...), au droit (droit social, droit des contrats...), à la sécurité au travail, à la finance (définition du budget, compréhension du compte d’exploitation…) et, enfin, à la stratégie. L’objectif est de permettre aux participants d’acquérir une vision transversale et pluridisciplinaire de l’entreprise.

Chaque session est animée par un expert issu d’une des ETI, avec pour mission d’associer concepts théoriques et applications pratiques. Par exemple, le module stratégie a été animé par le directeur général adjoint de GT solutions, et le module juridique, par la directrice des ressources humaines et le directeur des contrats de Terideal. L’animateur peut se faire aider d’un collaborateur et doit en principe préparer le séminaire avec ses homologues des autres ETI. Cela a été fait pour tous les modules sauf, malheureusement, celui consacré à la finance, pour lequel nous avions choisi une période inappropriée, où tous les services financiers étaient débordés.

Entre le premier et le deuxième jour, les participants dînent avec l’un des dirigeants ou, à défaut, l’un des membres du comité de direction, et peuvent lui poser toutes les questions qu’ils veulent. L’un des dirigeants leur a raconté, par exemple, comment il avait pris la succession de son grand-père à l’âge de 20 ans, et comment il avait surmonté ses doutes et ses inquiétudes. Un dirigeant salarié a été interrogé sur ses relations avec son président et a répondu sans langue de bois. Les participants se rendent compte que les dirigeants se posent des questions qui ressemblent aux leurs, ce qui leur permet de comprendre que, à quelque niveau que l’on se situe de l’entreprise, la route n’est jamais toute tracée.

À l’issue de leur parcours, ils doivent soutenir un mémoire devant un jury composé de quatre personnes issues des entreprises actionnaires. L’un des participants, qui est acheteur, a travaillé sur la façon dont il prévoit de structurer et de professionnaliser son service. Un autre a cherché à évaluer l’intérêt de faire progresser les collaborateurs en interne plutôt que d’en recruter à l’extérieur. L’idée est de partir d’une conviction personnelle et de l’approfondir en faisant la synthèse de ce qu’ils ont appris au cours de la formation.

La première promotion a démarré en septembre 2019, avec onze inscrits, dont huit sont allés jusqu’au bout du parcours. Deux participants ont été mutés et n’avaient plus la disponibilité pour suivre le parcours ; un troisième a quitté l’entreprise en cours de route.

Les entretiens que j’ai réalisés avec ceux qui ont effectué l’ensemble du parcours montrent qu’en partant d’un statut d’expert ou de manager dans un domaine d’expertise, ils ont vraiment acquis une perception globale de l’entreprise.

Bénéfices collatéraux et perspectives

Au passage, la création de cette université d’entreprise a suscité d’autres projets. Par exemple, les acheteurs des différentes ETI travaillent désormais ensemble pour essayer d’identifier des synergies.

Nous avons aussi lancé un dispositif de codéveloppement entre dirigeants pour leur permettre de partager leurs expériences en matière de RSE (responsabilité sociétale des entreprises).

Pour 2021, nous avons l’objectif d’obtenir la certification Qualiopi, qui permettra aux ETI d’obtenir des financements de la part des OPCO (opérateurs de compétences) dans le cadre des aides à la reprise d’activité liées à la Covid-19.

Enfin, nous souhaitons convaincre de nouvelles ETI, ou des PME en forte croissance, de rejoindre l’aventure.

Débat

Une famille élargie ?

Un intervenant : Ce genre de démarche conduit forcément les ETI qui y participent à révéler quelques-uns de leurs secrets. Même si elles ne sont pas concurrentes, la perspective de partager cette intimité n’a-t-elle pas constitué un frein pour certaines ?

Patrice Bonte : Au contraire ! Le partage de cette intimité s’est fait rapidement et facilement. Au cours d’une réunion du conseil d’administration, par exemple, l’un des dirigeants n’a pas hésité à évoquer les difficultés qu’il rencontrait avec l’un des membres de sa famille, qui ne parvenait à remplir correctement sa fonction. Je me souviens aussi de la réflexion d’une collaboratrice qui, à la fin d’une session de formation, m’a confié avoir « le sentiment d’être en famille ».

Une de nos craintes concernait le fait de mélanger des managers de différents niveaux. En réalité, comme nous travaillons essentiellement sur les relations humaines, que ce soit dans le domaine commercial ou dans celui du management, nous n’avons pas été confrontés à des conflits d’ego. Certaines formations sur l’agilité accueillaient à la fois des membres des équipes de direction et des managers opérationnels. Après une demi-heure à partager leurs expériences sur la façon d’animer les équipes et sur les difficultés qu’ils rencontraient, ils échangeaient de façon totalement naturelle. Cela dit, le fait de ne pas être concurrents y contribuait certainement…

La transformation digitale

Int. : J’ai été surpris que vous n’évoquiez pas la question de la transformation digitale. Peut-être l’abordez-vous dans le module sur l’agilité ?

P. B. : Nous ne proposons pas de formations dans ce domaine, car les niveaux de digitalisation des entreprises actionnaires sont très hétérogènes, ce qui rend difficile la mutualisation.

Int. : Vous avez souligné que certains managers manquaient de curiosité. Découvrir ce que leurs confrères ont mis en œuvre en matière de digitalisation ne serait-il pas susceptible de les stimuler ?

P. B. : Les entreprises qui sont en retard dans ce domaine doivent, au préalable, transformer toute la gestion de leur informatique, et cela ne peut se faire qu’en interne. En revanche, lorsqu’une entreprise se lance dans un nouveau projet, elle me demande parfois de la mettre en relation avec d’autres, plus avancées dans ce domaine.

Les formations internes

Int. : Comment gérez-vous les relations avec les services de formation internes de chaque ETI ?

P. B. : Cela s’est fait assez naturellement, car ils ont été associés au processus dès l’amont. Pour être parfaitement transparent, dans l’une des ETI, les relations avec le service de formation sont un peu compliquées, et une autre ne nous a pas rejoints parce que sa DRH ainsi que le service de formation étaient réticents. De façon générale, quand je contacte une nouvelle entreprise, le dirigeant est généralement enthousiaste. Ce sont les DRH et les services de formation qui freinent, souvent parce qu’ils craignent que cela leur prenne beaucoup de temps. En réalité, il n’en est rien, car c’est nous qui nous occupons de tout. Nous leur demandons seulement de se doter des outils qui permettront d’atteindre les objectifs visés.

Int. : Les services de formation des entreprises continuent probablement à assurer les formations techniques ?

P. B. : Effectivement, ils se sont recentrés sur cette partie. Il arrive d’ailleurs qu’ils nous choisissent comme sous-traitants pour des formations internes. Par exemple, une ETI qui vient de structurer sa fonction commerciale m’a demandé de participer à la conception d’une formation visant à familiariser les commerciaux avec les métiers techniques de l’entreprise, ce qui suppose que les experts acceptent de renoncer à leur jargon de métier pour s’exprimer de façon plus compréhensible par les commerciaux. Conformément aux valeurs définies au départ, nous nous efforçons d’accompagner les entreprises en fonction de leurs besoins.

Autre exemple, dans le cadre de la crise sanitaire, lorsque tout le pays s’est arrêté, je me suis demandé de quelle façon je pourrais être utile aux ETI. J’ai cherché des articles sur les effets du confinement sur les équipes et j’en ai trouvé deux particulièrement intéressants, l’un publié par The Lancet, et l’autre par l’université de Shanghai. Tous deux soulignaient qu’au bout de dix jours, le confinement peut avoir des effets psychologiques importants. À l’époque, personne n’en avait conscience. J’en ai parlé à mes actionnaires et deux ETI, Radiall et Terideal, ont souhaité que je monte un petit module de deux fois une heure et demie en visioconférence, pour aider les managers à comprendre ce que leurs collaborateurs allaient vivre et de quel accompagnement ils auraient besoin. Ceci a permis d’apporter à ces collaborateurs une certaine sérénité.

Un risque de départ de lencadrement ?

Int. : Le fait d’organiser des formations interentreprises ne risque-t-il pas de pousser certains cadres à aller voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs ?

P. B. : Nous avons adopté de façon explicite une règle selon laquelle les entreprises ne cherchent pas à se prendre des cadres mutuellement. En revanche, lorsqu’une ETI ne peut pas offrir d’évolution satisfaisante à un cadre qui a du potentiel, elle peut le proposer aux autres.

Int. : Dans le séminaire Talentia, vous mettez vos managers en situation de réfléchir à la façon d’un chef d’entreprise, ou du moins d’un membre de comité exécutif. Le retour au management quotidien doit être assez décevant. Cette formation ne peut-elle pas avoir l’effet pervers de les pousser à rejoindre de plus grandes entreprises ?

P. B. : Il y a eu quelques départs qui se seraient produits de toute façon, mais nous n’avons pas constaté d’hémorragie. Au contraire, le fait d’amener les gens à se doter d’une vision plus globale de l’entreprise a plutôt contribué à les stabiliser chez nous.

Int. : Certains d’entre eux ne risquent-ils pas, malgré tout, de se dire que d’autres entreprises seraient plus épanouissantes pour des profils comme les leurs, en leur apportant à la fois plus de liberté et plus de reconnaissance ?

P. B. : J’ai organisé deux groupes de travail avec sept ou huit diplômés de la génération Z, qui avaient entre six mois et deux ans de présence dans les entreprises. C’est tout à fait par hasard que la plupart avaient rejoint une ETI. Dans leurs parcours universitaires, on leur avait parlé des grands groupes ou des start-up, mais pas des ETI patrimoniales. Or, en discutant avec leurs camarades de promotion embauchés par des grands groupes, ils se rendaient compte qu’ils étaient un peu moins rémunérés, mais bénéficiaient de beaucoup plus d’opportunités, en particulier parce que les circuits de décision sont nettement plus courts. En revanche, ils se posaient des questions sur leurs possibilités de carrière au sein des ETI. Je leur ai expliqué qu’il était toujours possible d’évoluer, à condition d’avoir un projet et d’être acteur de sa propre évolution.

Pas de formations obligatoires

Int. : Compte tenu de la faible appétence des managers pour les formations, avez-vous envisagé de les rendre obligatoires ?

P. B. : Le problème n’est pas le manque d’appétence, mais le manque de disponibilité. Pour le module Le manager agile dans le changement, nous avons prévu trois niveaux, et il est fréquent que ceux qui ont suivi le premier s’inscrivent au deuxième, quelque temps plus tard. Entre-temps, ils ont mis ce qu’ils ont appris en application et reviennent avec de nouvelles questions.

Présentiel et distanciel

Int. : Organisez-vous des formations en distanciel ou privilégiez-vous le présentiel ?

P. B. : Certains de mes associés souhaiteraient que je développe davantage le distanciel, car, du fait des différentes phases de confinement, notre chiffre d’affaires n’a porté que sur six mois au lieu des dix habituels – sachant que, dans le domaine de la formation, les deux mois d’été sont traditionnellement plutôt consacrés à la conception qu’à la production. De plus, même lorsque les sessions étaient maintenues, la fréquentation était plus faible, car certains se sont heurtés à des problèmes de transports.

Pour ma part, j’estime que la présence des personnes est préférable et permet d’atteindre une qualité d’échange supérieure. Comment créer, à distance, une forme d’intimité qui permette aux participants de se confier, de partager leurs expériences, de se confronter aux autres ? Comment évoquer les difficultés que l’on rencontre dans son management devant des personnes que l’on ne connaît pas, que l’on ne voit qu’à travers un écran et dont on ne sait pas si elles ne vont pas nous juger comme un mauvais manager, voire comme un “con fini” ?

Mon collaborateur organise des formations à l’anglais professionnel sous forme de visioconférences, mais il s’agit de formations techniques. Il commence cependant souvent par une séance en présentiel, car il estime avoir besoin de rencontrer les gens pour leur enlever les préjugés qu’ils peuvent avoir sur ce type de formation.

Nous avons également développé une formation à la démarche commerciale sous la forme de cinq visioconférences d’une heure et demie, pour répondre aux demandes de personnes travaillant en Afrique, aux Antilles ou en Asie.

Comment répliquer la formule ?

Int. : Combien d’entreprises envisagez-vous d’intégrer au dispositif ? Comment concilier la volonté de conserver une sorte d’intimité et le besoin d’atteindre une masse critique ?

P. B. : D’ici dix ans, j’imagine qu’ALETIA pourrait réunir une dizaine d’ETI. Nous devons veiller à ne pas perdre notre âme et, pour cela, recruter des entreprises partageant les valeurs des fondateurs, sans parler du fait que nous ne pouvons pas associer des entreprises qui seraient concurrentes.

Int. : Je trouve très originale et intéressante l’idée consistant à vous appuyer sur des chefs de projet qui construisent la formation à partir de leur propre expérience. Quand je dirigeais une ETI, j’aurais adoré cette formule ! Pourquoi ne pas envisager de la répliquer en faisant appel à trois ou quatre “Patrice Bonte juniors” qui développeraient le modèle dans différentes régions ?

P. B. : Lorsque j’ai recruté le consultant formateur, j’ai choisi quelqu’un qui aurait la capacité de prendre ma suite et de développer l’entreprise. Pour le moment, nous cherchons surtout à atteindre la masse critique, que nous situons autour de huit entreprises participantes. À six, nous apportons de la valeur ajoutée à nos membres, mais nous ne créons pas encore de valeur économique.

Int. : Les dirigeants des ETI sont-ils bien conscients de cette valeur ajoutée ?

P. B. : Je n’ai aucun doute à cet égard. J’ai organisé un séminaire qui leur était réservé, sur le thème de l’agilité. Ils ont été dix à y participer, issus de cinq ETI, pendant deux jours, et ils ont souhaité y ajouter un troisième jour, puis un quatrième, tellement cette démarche leur a paru fructueuse.

Un deuxième séminaire, dédié à la génération des futurs dirigeants qui participent déjà aux comités de direction, a connu le même succès, et les participants ont décidé de se revoir six mois plus tard.

Tous sont convaincus de l’intérêt de ce partage d’expérience entre différentes entreprises. D’ailleurs, ils sont très assidus aux assemblées générales et conseils d’administration, lors desquels les échanges sont de grande qualité.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT