Exposé de Laurent Livolsi et Aurélien Rouquet

La logistique et la Covid-19

Aurélien ROUQUET : Comment l’État français appréhende-t-il la logistique ? La question recouvre un vaste champ, et le tableau que nous en brosserons exclura délibérément le domaine très spécifique de la logistique militaire. Du point de vue de l’État, la logistique s’inscrit dans deux dimensions temporelles : la permanence d’une part, qui implique d’élaborer une stratégie et de réguler la filière ; la crise d’autre part, qui suppose d’anticiper et de savoir réagir promptement. Je me concentrerai surtout sur ce dernier aspect, en écho à l’actualité que constitue la pandémie de Covid-19, et traiterai plus particulièrement de l’insuffisante prise en compte de la logistique par l’État dans la gestion des masques et des vaccins.

Les masques : une intuition juste, mais dévoyée

Comme beaucoup, j’ai été frappé par la pénurie de masques lors du premier confinement. Pour en comprendre les ressorts, j’ai compulsé l’ensemble des rapports publics consacrés au sujet. J’ai ainsi pu identifier les différentes étapes ayant conduit à une telle situation1.

Au début des années 2000, alors que se succédaient les crises appelant des réponses sanitaires et médicales (explosion de l’usine AZF de Toulouse, épidémie de SRAS, risque terroriste...), l’État a pris conscience de l’importance de l’anticipation logistique. Il a constitué des stocks de produits nécessaires en cas d’urgence. Toutefois, le ministère de la Santé s’est avéré insuffisamment armé pour faire face à d’éventuelles crises : son équipe dédiée à la logistique ne comptait que deux personnes, les stocks étaient éclatés dans plus de 80 entrepôts et il manquait un système d’information robuste pour les gérer. Ce constat a conduit, en 2007, à la création de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), sur le modèle du Strategic National Stockpile américain. Il a été doté de deux grandes missions : créer une réserve sanitaire pouvant être activée en cas de besoin et constituer des stocks suffisants pour répondre aux crises.

Un chercheur en logistique pourrait voir dans cette initiative les prémisses d’un modèle pertinent pour surmonter les crises. Les travaux théoriques expliquent, en effet, que la logistique humanitaire de crise se décline en trois temps : la préparation, la réponse et la reconstruction. L’étape stratégique est celle de la préparation : il faut tout prévoir en amont pour être capable, le moment venu, d’activer la réponse le plus rapidement possible. L’ONG Médecins Sans Frontières est ainsi dotée d’une logistique extrêmement développée, reposant sur trois grandes plateformes réparties dans le monde. Des unités d’urgence en kit sont préchargées dans des conteneurs, prêtes à être envoyées sur place.

À la fin des années 2000, quand est survenue la crise de la grippe H1N1, l’État – en particulier la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot – s’est montré prévoyant et a commandé des masques et des vaccins en quantité. Il s’appuyait sur une filière de production française créée parallèlement à l’EPRUS, à laquelle il a imposé de réserver des capacités de production à l’approvisionnement du pays. Or, l’épidémie fut moins aiguë qu’attendu. Les masques, fabriqués en grand nombre, ont été peu utilisés, et les centres de vaccination sont restés déserts. La plupart des médias et des acteurs politiques y ont vu une anticipation disproportionnée et un gaspillage d’argent public.

Un jugement s’est alors répandu, selon lequel la stratégie de préparation devait être revue. Des décisions successives ont été prises en ce sens, modifiant le rôle de l’EPRUS. L’on a ainsi estimé que les masques n’avaient pas d’utilité démontrée pour le grand public et les stocks ont été revus à la baisse. Une distinction a également été établie entre les stocks stratégiques, gérés par l’EPRUS, et les stocks tactiques, à la charge des établissements de santé. Cette différenciation n’avait pourtant guère de sens sur le plan logistique, car un stock doit vivre, quel qu’il soit. En toute logique, le stock dit stratégique aurait dû alimenter régulièrement les établissements de santé, afin que les produits soient renouvelés et ne se périment pas. Enfin, le secrétariat général du Gouvernement a décidé qu’il revenait aux établissements de santé de prévoir des stocks pour leur personnel. La gestion du stockage n’avait donc plus lieu d’être centralisée. Cette organisation était contraire à la logique de prévoyance globale qu’appliquent les organisations humanitaires face aux crises, et qui s’avère efficace d’un point de vue logistique.

Dans le même temps, une réflexion a été menée sur l’EPRUS et sur les infrastructures de santé en France. En 2015, un rapport du Sénat2 a déploré que l’EPRUS soit perçu par les politiques comme un simple logisticien – avec une connotation péjorative – et qu’il manque d’autonomie, les grandes décisions restant le fait du ministère de la Santé. En d’autres termes, l’EPRUS était le prestataire logistique du ministère. Or, la recherche nous apprend que les prestataires logistiques ne doivent pas être considérés comme de simples exécutants, mais doivent disposer d’une autonomie stratégique et se voir déléguer la conception même de la solution logistique. Étonnamment, jamais le rapport du Sénat ne mentionnait le point de vue de responsables logistiques ni de chercheurs dans ce domaine : ils semblaient absents de la réflexion.

C’est à cette époque que l’EPRUS a été fusionné avec l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) et l’Institut de veille sanitaire, pour former Santé publique France. L’organisme de préparation qu’était l’EPRUS a donc été noyé dans une entité beaucoup plus large. Il est fort probable que, dans ce contexte, les arbitrages budgétaires n’aient pas bénéficié à l’entité qui, au sein de Santé publique France, était chargée d’anticiper les crises.

Durant cette période, le stock de masques qui avait été constitué à l’occasion de la crise du H1N1 a vieilli tranquillement. Personne n’a décidé de le renouveler. L’EPRUS n’en avait pas les moyens, tandis que les ministres de la santé n’en voyaient pas l’utilité.

C’est dans ce paysage qu’a éclaté la crise de la Covid-19. L’on a admis, in fine, que les masques étaient utiles face à une pandémie hautement infectieuse. Or, les stocks étaient inexistants et les réserves de capacités de production se sont avérées insuffisantes : la demande mondiale était telle que les fournisseurs ont été dépassés. Durant les premières semaines du confinement, l’État a soutenu – conformément à certains rapports médicaux – que les masques n’avaient qu’une utilité douteuse. Puis, dans l’urgence, il a constitué une filière française de masques et organisé son propre approvisionnement.

Que nous apprend cette expérience ? L’intuition logistique et l’organisation initiale étaient justes, mais elles n’ont pas été développées de façon pertinente, notamment parce que l’organe chargé de la logistique, l’EPRUS, n’a pas été doté d’une autonomie suffisante. Voilà un enseignement clé : la logistique ne se résume pas à l’exécution, mais doit être partie prenante de la conception stratégique et de l’élaboration des solutions. Dans le cas des masques, l’on a considéré que la logistique suivrait sans difficulté. Aucune expertise logistique réelle n’a été mobilisée, à haut niveau, dans l’analyse des décisions.

Les vaccins : une stratégie mal défendue

Si la gestion logistique des vaccins présente des traits communs avec celle des masques, sa nature est différente. En effet, l’État savait, dès le début de la pandémie, qu’il faudrait tôt ou tard distribuer des vaccins. Il a donc pu préparer une stratégie vaccinale. À cette fin, la Haute Autorité de santé (HAS) a constitué un groupe de travail, comprenant des médecins et un sociologue. Les recommandations qu’il a formulées étaient sensées d’un point de vue médical : sachant qu’il y aurait une pénurie de doses dans un premier temps, les vaccins devraient être affectés à un public prioritaire. L’objectif étant de réduire la pression hospitalière, les premiers bénéficiaires devaient être les résidents des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), qui représentaient 40 % des décès dus à la Covid-19, ainsi que les médecins. Ce choix me paraît raisonnable d’un point de vue scientifique, éthique et moral. Il est toutefois intéressant de noter qu’à aucun moment, le rapport de la HAS ne mentionnait le mot logistique. Les contraintes logistiques induites par la stratégie vaccinale n’ont pas été prises en considération.

Il est donc revenu au ministère de la Santé d’organiser la logistique des vaccins et d’approvisionner les EHPAD. Parmi les 10 000 EHPAD de France, 75 % sont fournis par des pharmacies de référence. Celles-ci ne pouvant être dotées de super-congélateurs nécessaires à la conservation du vaccin Pfizer-BioNTech (le premier mis sur le marché), le stockage serait assuré dans une demi-douzaine de dépôts. Des tournées seraient organisées pour livrer les pharmacies de référence, qui livreraient elles-mêmes les EHPAD. Les 25 % d’EHPAD restants sont approvisionnés par une centaine de pharmacies de référence des établissements hospitaliers. Celles-ci seraient donc équipées en super-congélateurs, et livreraient les EHPAD concernés. D’un point de vue logistique, cette organisation semble logique et pertinente, compte tenu des contraintes imposées par le vaccin Pfizer-BioNTech et des flux existants.

L’Europe a autorisé la mise sur le marché des vaccins entre Noël et le Nouvel An, alors que tous les super-congélateurs n’étaient pas encore installés et qu’une partie des médecins étaient en congés. Dans ces conditions, le nombre de personnes vaccinées a augmenté très lentement en France fin 2020, alors qu’il croissait rapidement en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe. Cette comparaison mérite cependant une analyse plus fine, au regard de la stratégie adoptée par nos voisins. En effet, l’Allemagne a choisi d’emblée de vacciner les résidents des EHPAD et les plus de 75 ans, ces derniers étant invités à se rendre dans des “vaccinodromes”. Il lui était donc plus facile de vacciner en masse, l’affluence étant suffisante pour que toutes les doses décongelées soient utilisées. Les vaccinations dans les EHPAD, au contraire, nécessitaient de connaître précisément le nombre de doses nécessaires au moins cinq jours à l’avance, durée maximale de conservation après la sortie des super-congélateurs. Notez que ce délai de cinq jours tient à des raisons logistiques, et non, comme l’ont dit certains médias, à des contraintes éthiques liées au recueil du consentement des résidents des EHPAD. Il n’en reste pas moins que ce recueil a demandé du temps, d’autant que tous les EHPAD n’ont pas de médecin à demeure, qu’une partie des médecins étaient en congés et qu’il a fallu contacter les familles des résidents souffrant de maladies neurodégénératives.

Le choix stratégique de la France impliquait donc nécessairement un démarrage lent de la campagne. Cette lenteur relative était fort compréhensible sur le plan logistique. Elle a pourtant suscité un déchaînement médiatique. Le Gouvernement s’est certes efforcé de défendre sa stratégie ciblant prioritairement les EHPAD, mais les explications logistiques sont restées confuses. Alain Fischer, le “monsieur vaccin” du Gouvernement, a même reconnu devant un journaliste qu’il n’était « pas du tout un spécialiste de ces questions ». Face au tollé médiatique, l’État a révisé sa stratégie. Dans l’urgence, il a décidé d’ouvrir des centres de vaccination dans les hôpitaux équipés de super-congélateurs et d’autoriser les médecins à injecter les vaccins. Alors que la stratégie initiale aurait pu faire l’objet d’une préparation logistique fine, une nouvelle solution a été bricolée à la hâte.

Comme pour les masques, la logistique des vaccins a été pensée après la stratégie. La complexité logistique et la lenteur inévitable au démarrage ont été sous-estimées. La communication sur les contraintes logistiques a, de surcroît, été négligée. Une fois encore, la prise de décision n’a pas intégré l’expertise logistique.

Trois enseignements

Ces deux cas révèlent trois enseignements intéressants, à commencer par le nécessaire couplage entre la stratégie et la logistique. L’idée selon laquelle la stratégie doit être pensée dans un premier temps et les questions logistiques dans un deuxième temps, conduit à la catastrophe. Chez Renault, par exemple, le directeur de la supply chain siège au comité de direction et participe à l’élaboration de la stratégie. Les contraintes logistiques sont donc intégrées dès l’amont. Au contraire, l’État considère la logistique comme une simple mise en mouvement de ses décisions.

Par ailleurs, l’État sollicite l’expertise logistique, scientifique et professionnelle de façon insuffisante et tardive, après qu’il a arrêté les décisions de cadrage. La logistique n’a donc aucune marge de manœuvre pour peser sur les grandes orientations.

Enfin, l’État manque de directions internes puissantes chargées de la logistique. On sait pourtant que dans les entreprises privées, ces directions jouent un rôle déterminant pour diffuser le message clé de la logistique : la nécessité d’avoir une vision globale des problématiques opérationnelles, pour mieux coordonner et piloter les flux.

Comment remédier à ces travers ? L’EPRUS était une solution intéressante. Il doit être réactivé et devenir une véritable agence de préparation logistique et de réponse pour faire face aux crises. Reste à définir son périmètre : doit-il traiter les crises qui se trouvent à l’interface des domaines sanitaire et militaire – les attaques bioterroristes, par exemple ? Faut-il instaurer une organisation mutualisée de la réponse aux crises avec l’armée et le ministère de l’Intérieur, lesquels disposent eux-mêmes de structures logistiques ? Enfin, le virus n’ayant pas de frontières, la réponse sanitaire doit nécessairement être pensée dans un périmètre européen. L’Europe s’y efforce depuis le début de la crise.

Enjeux économiques et politiques de la logistique

Laurent LIVOLSI : La crise sanitaire a fourni plusieurs grandes occasions de s’intéresser à la logistique. Si les critiques ont fusé concernant les masques et les vaccins, n’oublions pas qu’en mars 2020, les logisticiens, cette “armée de l’arrière”, ont démontré leur capacité à garantir l’approvisionnement alimentaire des Français confinés.

La logistique est-elle un impensé de la politique ? Je ne le crois pas. Les politiques prennent bel et bien en compte la logistique, mais de façon insatisfaisante.

Une prise en compte ancienne par le politique

La logistique a toujours été importante pour les États, que ce soit d’un point de vue alimentaire, pour assurer l’approvisionnement de la population, ou d’un point de vue militaire, pour défendre le territoire ou conquérir de nouvelles contrées. Un passionnant ouvrage consacré aux entrepôts et aux circuits de distribution dans l’Antiquité3 nous apprend que, déjà, la logistique et les capacités de stockage étaient déterminantes pour garantir la disponibilité des vivres et éviter les révoltes. Le sujet n’a rien perdu de son importance.

La France s’est forgée une vision tardive de la logistique, qui s’est longtemps concentrée sur les infrastructures et les transports. C’est d’ailleurs à l’occasion du programme de recherche et d’innovation dans les transports terrestres que j’ai commencé à m’intéresser aux rapports entre l’État et la logistique, en 2013. Dans ce cadre, j’ai contribué à la rédaction d’un rapport sur les schémas logistiques et la mutualisation des approvisionnements4, commandé par le ministère de l’Écologie. Rappelons incidemment qu’à la même époque, le mouvement des Bonnets rouges se mobilisait en Bretagne contre l’application d’une écotaxe aux poids lourds, qui risquait de grever la compétitivité des entreprises agroalimentaires. Cela dénotait un problème de connexion de la Bretagne – première région agro-industrielle d’Europe – avec ses marchés. La logistique a donc à voir avec la compétitivité.

Notre rapport concluait que les schémas logistiques renvoyaient à une question d’aménagement du territoire, qui concernait aussi bien l’État que les collectivités locales – ces dernières intervenant dans la dynamisation de l’économie et l’implantation d’entreprises ou de zones logistiques. Nous proposions notamment d’élaborer une stratégie logistique nationale pour penser l’aménagement du territoire et renforcer la compétitivité des entreprises. L’idée a fait son chemin, si bien que, sous l’impulsion, notamment, du député Alain Savary (auteur d’un amendement), l’Assemblée nationale a “imposé” au Gouvernement de lancer une conférence nationale sur la logistique, dans le cadre des stratégies de transport. J’ai pris part au comité scientifique qui a préparé l’événement pendant deux ans. Ce fut l’occasion de dresser un état des lieux de la logistique en France, tant du point de vue des entreprises que de l’aménagement (implantations des entrepôts, ports...). La conférence France logistique 2025, organisée par le député François-Michel Lambert, s’est tenue en 2015 et a donné lieu à une stratégie formalisée en 2017, portée par les ministères respectivement chargés de l’aménagement du territoire, de l’environnement et de l’économie – ce dernier ayant alors Emmanuel Macron à sa tête.

Une absence de continuité politique

Une fois Emmanuel Macron élu à la présidence de la République, tout s’est arrêté. La stratégie France logistique 2025 est restée au milieu du gué, sans concrétisation ni continuité politique. En comparaison, la force de l’Allemagne est de savoir maintenir une vision stratégique, indépendamment des renouvellements de la majorité politique.

Le livre La logistique, une affaire d’État ?, que j’ai publié avec Christelle Camman en 2017, visait à relancer le débat. Nous avons eu la satisfaction d’assister à une nouvelle prise de conscience de ces enjeux : le Premier ministre, Édouard Philippe, a confié une mission sur ces sujets à deux dirigeants, Éric Hémar, PDG d’ID Logistics, et Patrick Daher, PDG du groupe du même nom. Peu après la remise de leur rapport, un remaniement ministériel a suscité une nouvelle pause. Il a tout de même été décidé de créer l’association France logistique, présidée par Anne-Marie Idrac, chargée de faire le lien entre les parlementaires, les ministères et le secteur privé.

Cette expérience révèle que, dans un domaine aussi vaste et complexe que la logistique, qui demande une réflexion de long terme, le véritable enjeu est celui de la continuité politique. Pourtant, la France n’a toujours pas acté de vision stratégique. Les enjeux logistiques mêmes semblent mal appréhendés.

Enjeux nationaux et internationaux de la logistique

La crise sanitaire a fait émerger des questions qui nous permettent d’aller de l’avant. Ainsi, la notion de souveraineté s’invite à nouveau dans le débat au sujet des vaccins, alors qu’elle était jusque-là dédaignée, car assimilée au nationalisme. Le renforcement d’une filière pharmaceutique nationale, avec les enjeux logistiques associés, paraît désormais stratégique. Cela questionne plus largement la compétitivité des entreprises françaises et leur capacité à sécuriser leur chaîne logistique lorsqu’elles importent depuis la Chine et le Moyen-Orient.

La crise nous interroge également sur la réindustrialisation et la relocalisation. C’est bien grâce à la logistique que, depuis des années, les industriels et les distributeurs ont pu délocaliser leur production ou leurs achats : des experts du métier ont raccourci les distances et le temps, permettant aux entreprises d’être compétitives dans un modèle mondialisé. Or, le coût d’un conteneur acheminé d’Asie en Europe n’a jamais été aussi élevé depuis trente ou quarante ans, dépassant 10 000 euros. Les grandes compagnies maritimes se disent en effet accaparées par le marché nord-américain, où la croissance redémarre vivement, et affirment que la crise sanitaire allonge le délai de traitement des conteneurs. De fait, la logistique redevient un enjeu central pour les industriels et les distributeurs, car il y va de la maîtrise de leur modèle économique ainsi que de leur capacité à s’approvisionner et à contenir leurs coûts. La logistique interviendra de façon aiguë dans la relocalisation industrielle qui se dessinera très probablement ces prochaines années, soutenue, en France, par le programme Territoires d’industrie. Les capacités logistiques devront mailler le territoire.

Après les enjeux de souveraineté, de compétitivité et d’aménagement du territoire, évoquons l’aspect social de la logistique. Elle représente 1,8 million d’emplois, dont 80 % d’opérateurs travaillant dans des entrepôts, souvent décriés, sortes de déclinaisons contemporaines de l’usine. La volonté d’automatisation de la logistique pourrait donc avoir des conséquences sociales majeures. En outre, on aurait tort de croire que la logistique ne peut pas être délocalisée : durant la crise de la Covid-19, des acteurs de l’e-commerce ont montré qu’ils pouvaient délocaliser des entrepôts, tout en desservant l’ensemble du territoire.

D’un point de vue politique, la logistique impose une approche transversale, tant ses enjeux sont larges. Elle couvre de nombreux périmètres ministériels : économie, industrie, aménagement du territoire, transports, mer, affaires étrangères... Notez que les ports ne sont pas rattachés au ministère des Transports, mais à celui de la Mer. Comment penser les flux de façon transversale, si l’on n’embrasse pas, dans une même réflexion, les ports, le rail et l’activité industrielle ? On peut aussi regretter la disparition de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale), qui laisse penser que l’aménagement du territoire est une question datée. Quant au nouveau Haut-Commissariat au plan, il s’intéresse encore très peu à l’aménagement du territoire, la compétitivité et la logistique.

Par ailleurs, nous avons besoin d’une coordination logistique verticale. L’action publique stratégique doit certes être définie au niveau central, mais elle doit s’articuler avec les outils régionaux, comme les schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET) et les schémas de cohérence territoriale (SCoT). Or, la communication entre l’État et les régions est défaillante.

Les politiques doivent également décloisonner leur vision, en pensant de concert le public et le privé. La France est dotée d’une filière logistique privée riche de compétences, mais qui ne travaille pas suffisamment avec le public.

Il faut être conscient que demain, si la France ne se mobilise pas, les flux des prestataires de services logistiques privés pourraient ne plus passer par son territoire. Alors qu’elle était placée au cœur des échanges dans une économie mondiale centrée sur l’Atlantique, elle est au bout du monde dans une économie tournée vers l’Asie et le Pacifique !

Deux pays, notamment, ont bâti leur modèle de développement sur une stratégie industrielle et logistique la Chine, avec ses routes de la soie, et l’Allemagne, avec son Masterplan logistique. L’Allemagne a su instaurer un maillage de centres logistiques et une multimodalité, dans une alliance public-privé qui lui donne une force de frappe considérable. Malgré la crise, elle renforce son avance compétitive par rapport à la France. Sachons nous en inspirer !

1. Voir Aurélien Rouquet, « La tragédie industrielle et logistique des masques : récit en cinq actes », The Conversation, 5 mai 2020 – https://theconversation.com/la-tragedie-industrielle-et-logistique-des-masques-recit-en-cinq-actes-137819.

2. Francis Delattre, « L’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) : comment investir dans la sécurité sanitaire de nos concitoyens ? », 15 juillet 2015 – https://www.senat.fr/rap/r14-625/r14-625.html.

3. Véronique Chankowski (dir.), Xavier Lafon (dir.) et Catherine Virlouvet (dir.), Entrepôts et circuits de distribution en Méditerranée antique, École française de Rome, 2018, disponible en ligne : https://books.openedition.org/efa/3415.

4. Christelle Camman, Gilles Guieu, Laurent Livolsi et Marlène Monnet, « Performance durable et gestion mutualisée des approvisionnements : le rôle des institutions », Centre de recherche sur le transport et la logistique, février 2013.

Débat

Une indispensable continuité politique

Un intervenant : La logistique s’envisage dans le temps long. Comment assurer la continuité des décisions en la matière, indépendamment des renouvellements politiques ?

Aurélien Rouquet : La continuité doit être assurée par des institutions qui perdurent en dépit des échéances électorales. Aujourd’hui, la principale institution de gouvernance de la filière est le Comité interministériel de la logistique (CILOG), qui, il y a peu, s’est réuni pour la première fois. Il faut solidifier cette structure, comme il aurait fallu solidifier l’EPRUS de sorte qu’il devienne une vraie agence dotée de moyens autonomes.

Laurent Livolsi : Les entreprises ont besoin, dans leur organigramme, de directions pérennes de la logistique et de la supply chain. Il en est de même pour l’Administration. Au-delà de cette nécessaire institutionnalisation, une prise de conscience s’impose. L’Allemagne a formalisé un Masterplan logistique dès le début des années 2000, qui continue de fonctionner malgré les changements de coalitions politiques. En effet, tous les échelons – Länder, entreprises, État – sont convaincus que la logistique constitue un élément fondamental de la compétitivité du pays, touchant à l’aménagement du territoire, aux emplois, à la création de valeur... En France, nous devons redoubler de pédagogie pour convaincre de décloisonner l’approche de la logistique et de transcender les enjeux partisans et électoraux. Pour avoir participé à des auditions à l’Assemblée nationale, je peux témoigner que les députés de tous bords se montrent intéressés ; ils découvrent des enjeux logistiques qui les touchent dans leur circonscription et à l’échelle de l’État. Cette pédagogie nécessite du temps et est complexe, mais elle est nécessaire.

Orchestrer une gestion centralisée et locale

Int. : L’État a considéré que le stock de masques ne devait pas être dispersé géographiquement. Pourtant, la gestion centralisée d’un stock stratégique est parfaitement compatible avec une dispersion géographique, tenant à des raisons opérationnelles. Le stock stratégique de pétrole est, par exemple, réparti sur le territoire français.

A. R. : La gestion des stocks de masques a surtout été guidée par des motifs budgétaires. Il s’agissait d’en faire peser le coût sur les établissements de santé, plutôt que sur une entité centrale. Indépendamment des lieux de stockage, il aurait fallu assurer un pilotage logistique intégré, permettant d’avoir une vision globale des flux et des stocks. C’est d’ailleurs dans cette logique que la grande distribution réduit les marges de décision des magasins dans leur réapprovisionnement : les commandes sont pilotées en central, sur la base des ventes.

Int. : La logistique est un problème complexe, car ses contraintes et ses sources de dysfonctionnement sont locales, multiples et difficiles à connaître depuis un lieu central. Il est essentiel que l’autorité de décision nationale ait conscience de ses limites et organise une remontée d’informations rapide et influente depuis le terrain. Pourquoi l’État français éprouve-t-il tant de difficultés à traiter un sujet qui impose un équilibre entre une vision centrale humble et une capacité d’intervention importante des acteurs locaux ?

A. R. : Un médecin m’expliquait qu’avec certaines seringues, il était possible de tirer 7 doses d’un flacon du vaccin Pfizer-BioNTech, et non 6 comme recommandé. Pourtant, la Haute Autorité de santé condamne cette pratique. C’est une illustration du travers que vous évoquez. Je ne saurais en identifier les causes, hormis une formation insuffisante des élites aux questions de management, à laquelle s’ajoute une tradition centralisatrice.

Au risque d’être provocateur, je dirais que nous avons besoin d’un nouveau management public – notion ô combien décriée ! –, qui diffuserait les pratiques logistiques du privé dans les institutions. Le nouveau management public est souvent associé, à juste titre, à une volonté de réduire les coûts. La logistique l’éclaire sous un nouveau jour plus acceptable – valorisant la transversalité, l’intégration... –, qui peut contribuer à réformer en profondeur l’organisation du service public.

L. L. : L’Administration est l’héritière d’une culture historique faisant la part belle aux ingénieurs. Elle possède, de fait, une véritable expertise dans le domaine des transports. En outre, les hauts fonctionnaires appréhendent mieux qu’hier la dimension transversale des flux et ses enjeux économiques. Malheureusement, il persiste un complexe d’État centralisateur. Nous aurions besoin d’une double coordination, d’une part entre les ministères, dans la transversalité, et d’autre part avec les territoires. Cela implique qu’une confiance s’établisse entre les différents échelons, construite sur une vision partagée, reconnaissant la valeur ajoutée du terrain et lui donnant des marges de manœuvre.

Un général de l’armée française expliquait, lors d’une conférence à l’Aslog (devenue France Supply Chain) qu’au premier coup de canon, les troupes sont toujours déstabilisées et oublient quelque peu le plan A ; en revanche, elles sont guidées par la vision qui leur a été exposée au départ. C’est précisément ce qui nous manque en matière de logistique. Quand la vision est présente et partagée, l’on peut faire confiance aux différents acteurs, quels que soient les niveaux hiérarchiques et les strates administratives, pour réagir de façon pertinente face aux difficultés. L’État doit adopter une telle agilité organisationnelle, qui est tout sauf de la bureaucratie.

Int. : Les décisions politiques prises depuis plusieurs années, visant à privatiser les infrastructures (comme les autoroutes, voire les routes nationales), ne font-elles pas obstacle à la construction d’une vision stratégique de la logistique par l’État ?

A. R. : Outre les ports ou les autoroutes, les entrepôts sont aussi des infrastructures clés. Pourtant, ils ne font l’objet d’aucune vision nationale. Les entreprises qui veulent construire un entrepôt – généralement de puissantes multinationales – traitent directement avec les communes. Nous assistons, de fait, à une privatisation de l’aménagement du territoire en matière d’entrepôts. Ce n’est pas sans conséquences sur les transports et l’artificialisation des sols.

Int. : La décentralisation a été longuement désirée en France. On ne peut pas revenir en arrière !

A. R. : Il me paraît discutable de décider du développement d’un parc logistique représentant des centaines de milliers de mètres carrés d’entrepôts à l’échelle des communes.

Int. : Le problème tient moins à la décentralisation qu’à un manque de coordination et de communication entre l’État et les régions. Il est légitime que chacun défende ses intérêts – en particulier, que les territoires protègent leurs acteurs économiques –, mais il faut un lieu de coordination et de décision. Celui-ci semble malheureusement faire défaut.

L. L. : Les Länders ont beau être puissants en Allemagne, le territoire national est structuré en “villages logistiques” où les flux sont massifiés et où la multimodalité est de mise. Cela n’empêche pas d’implanter des entrepôts à l’échelle de plus petits territoires, visant plutôt une distribution de proximité. Une telle vision manque en France. Outre sa stratégie industrielle et sa stratégie logistique, l’Allemagne possède un troisième atout : des acteurs logistiques de taille mondiale comme Kuehne + Nagel, DHL et DB Schenker. La France ne devrait pas craindre de développer des champions de ce type.

Int. : La France accepte d’entretenir des systèmes surdimensionnés – armée, GIGN, pompiers, plans ORSEC... –, mais s’y refuse pour faire face aux pandémies. Comment expliquer cette contradiction ?

L. L. : La crise sanitaire a révélé la nécessité d’appréhender la supply chain de la santé – à distinguer de la logistique – de façon globale. La logistique est une affaire de flux, de transport et de stocks, tandis que la supply chain est plus large : elle recouvre les achats, les directions industrielles, le commerce et le marketing. Dans le domaine de la santé, la crise se prépare tous les jours, en adoptant une approche de supply chain et en apprenant à orchestrer la diversité des métiers et des secteurs. Il faut aller plus loin que les plans bleus et les plans blancs existants, en décloisonnant le public et le privé ainsi que l’amont et l’aval, de sorte que la médecine de ville, l’hôpital et les laboratoires puissent se mobiliser rapidement et se coordonner.

A. R. : La crise du H1N1, qui a donné l’impression d’un gaspillage d’argent public, explique en grande partie les défaillances de l’organisme chargé, par la suite, d’entretenir les stocks de masques. Cela explique aussi que, pour combattre la Covid-19, l’État ait d’abord renâclé à créer des vaccinodromes. Au-delà des crises, des progrès majeurs s’imposent dans la logistique des services publics. Sa qualité future dépendra de l’organisme de préparation, mais aussi de la logistique du quotidien, qui mériterait d’être mieux intégrée et mieux coordonnée.

Int. : En France, le système de santé répond à une vision essentiellement curative. Or, l’anticipation des crises sanitaires relève, par définition, du préventif. Elle implique d’apprécier précisément, très en amont, les différents aspects du risque.

A. R. : Fin février 2021, Joe Biden a signé un executive order visant à développer la compétitivité et la résilience des supply chains américaines. Il a demandé à plusieurs ministères, dont ceux du commerce, de l’armée et de la santé, d’analyser les principaux risques critiques et de mener des analyses sectorielles en vue de réduire la dépendance des supply chains américaines. Cela témoigne d’une prise de conscience du risque de dépendance logistique, et du caractère transversal de la logistique et de la supply chain. Dans les entreprises, cette approche proactive des risques s’appelle le supply chain risk management.

Vers une logistique verte ?

Int. : Dans quelle mesure les acteurs de la logistique intègrent-ils les enjeux environnementaux ?

L. L. : La préoccupation environnementale est omniprésente en logistique, tant sont décriées les émissions de CO2 liées au transport ou la multiplication d’immenses entrepôts sur le territoire. La profession redouble d’efforts pour améliorer le bilan carbone de ses transports. Elle s’intéresse à de nouvelles énergies, comme l’hydrogène.

Cet enjeu environnemental doit nécessairement être appréhendé à l’échelle mondiale. Dans les années 2000, les entreprises ont massivement choisi d’externaliser leur production, en Chine notamment. Dans sa guerre commerciale avec les États-Unis, la Chine redoute une taxation du made in China. Elle sait, en revanche, qu’on ne peut taxer le “made by Chinese”, c’est-à-dire les produits fabriqués par des entreprises chinoises implantées à l’étranger. La stratégie chinoise est à la fois industrielle et logistique : elle consiste à délocaliser la production, pour des raisons environnementales, tout au long des routes de la soie. L’Asie centrale va se transformer en conséquence, tout comme la côte africaine et le Maghreb. Selon certaines hypothèses, Tanger comptera bientôt 100 000 expatriés chinois ! Ces délocalisations industrielles permettent de raccourcir les distances par rapport au marché, y compris pour les entreprises européennes qui s’approvisionnent auprès de producteurs situés non plus en Chine, mais sur les routes de la soie. L’intérêt n’en est pas négligeable pour la compétitivité des entreprises – qui peuvent être plus réactives face au marché et réduire leurs coûts de transport – comme pour l’environnement.

A. R. : La logistique (transport de marchandises, entrepôts et terminaux aéroportuaires) représente 10 % de l’empreinte carbone de la planète et toutes les industries en ont besoin. L’enjeu environnemental de cette activité est majeur et sera traité par toutes les voies possibles : nouvelles technologies, report modal, réorganisation des chaînes logistiques, mutualisation, optimisation... Il faut engager une réingénierie de l’organisation logistique et des supply chains pour réduire l’impact carbone à la racine. En la matière, la logistique peut constituer un problème, mais aussi une solution : l’économie circulaire, par exemple, suppose la mise en place de chaînes logistiques inversées, étroitement connectées aux chaînes logistiques classiques, pour faire circuler les matières et les réutiliser. En cela, la logistique peut être le maillon d’une économie plus verte.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN