Exposé de Michel Paulin

Après l’École polytechnique et Télécom, j’ai consacré l’essentiel de ma carrière aux technologies de l’information. J’ai rejoint OVHcloud il y a deux ans et j’en suis le directeur général.

Le fondateur d’OVHcloud, Octave Klaba, est né en 1975 en Pologne, où son père dirigeait une entreprise agroalimentaire. Après la chute du mur de Berlin, toute la famille a décidé de s’installer dans le Nord de la France. À son arrivée, Octave avait 17 ans et ne parlait pas un mot de français. Compte tenu de ce handicap, il a été admis en classe de quatrième, mais étant particulièrement brillant, il a rapidement rattrapé son retard. En 1999, alors qu’il était en troisième année d’école d’ingénieurs à Lille, il a fondé OVH, rebaptisée OVHcloud en 2019.

Le slogan de l’entreprise, Innovation for freedom, est révélateur : étant né dans un pays communiste, Octave connaît le prix de la liberté, et cela joue un rôle central dans la conception de la souveraineté numérique défendue par OVHcloud.

Avant de vous présenter cette entreprise, je voudrais préciser que le titre qui a été choisi pour cette séance n’est pas de moi : chez OVHcloud, nous n’avons aucune intention d’être des “fauteurs de trouble” ! Nous voulons plutôt ouvrir des perspectives et proposer des solutions concrètes sur un sujet qui nous semble capital.

OVHcloud

Comme son nom l’indique, notre entreprise est un opérateur de cloud. Son activité historique d’hébergement de sites web ne représente plus que 10 % environ du chiffre d’affaires. Celui-ci a atteint 600 millions d’euros en 2019, dont la moitié réalisée en France et le reste à l’étranger, avec une couverture mondiale. L’entreprise emploie plus de 2 400 personnes.

OVHcloud se distingue de ses concurrents par plusieurs grandes caractéristiques.

Transparence et ouverture

OVHcloud se positionne comme un opérateur de confiance en proposant un cloud transparent, réversible – c’est-à-dire vous laissant la possibilité de changer d’opérateur – et garantissant la protection des données.

Par ailleurs, nous nous inscrivons délibérément dans une vision “multicloud”. En effet, le cloud ne doit pas être monolithique ni devenir une prison, même dorée, mais garantir ouverture et flexibilité.

Innovation

Nous nous distinguons aussi par la place que nous accordons à l’innovation. Non seulement nous disposons de notre propre R&D, avec plusieurs centres de recherche implantés principalement en France, mais nous sommes le seul opérateur de cloud à concevoir et à construire nous-mêmes nos serveurs et nos centres de données. La production se fait dans notre usine de Croix, près de Roubaix, pour l’ensemble de l’Europe, et à Beauharnois, près de Montréal, pour l’Amérique du Nord.

L’histoire d’OVHcloud a été marquée par plusieurs innovations disruptives. En 2003, l’entreprise a été la première au monde à utiliser de l’eau pour refroidir ses serveurs, ce qui apparaissait alors comme une hérésie… Cette technologie permet de consommer 30 à 60 % d’électricité en moins et 10 fois moins d’eau, car les centres de données classiques recourent massivement à la climatisation. Comme, par ailleurs, nous maîtrisons l’ensemble de la chaîne industrielle, nous sommes en mesure de recycler les composants de nos serveurs et de leur assurer ainsi une durée de vie allant jusqu’à quinze ans, contre trois à cinq ans pour les serveurs de nos concurrents. Tout cela nous permet de proposer des prix très compétitifs.

Indépendance financière

OVHcloud est profitable depuis l’origine et s’est autofinancée jusqu’en 2016, année de l’entrée de deux fonds (KKR et TowerBrook) au capital de l’entreprise. Notre histoire est également celle d’une croissance organique soutenue, à quelques exceptions près : en 2017, nous avons racheté la division cloud du géant américain VMware, puis, plus récemment, nous avons acquis OpenIO et EXTEN Technologies. Encore aujourd’hui, la famille Klaba (Henryk, le père, Halina, la mère, Octave et son petit frère Miroslaw) détient 80 % du capital. C’est aussi un signe de l’attachement de cette entreprise à la notion de souveraineté…

Quest-ce que la souveraineté ?

La souveraineté se définit comme le droit exclusif d’un État à exercer l’autorité politique (législative, exécutive et judiciaire) sur une zone géographique donnée ou sur un groupe de peuples déterminé.

Si l’on applique cette définition à une institution, ou encore à un individu, on peut considérer que la souveraineté désigne le fait d’exercer sa liberté de choix sans être soumis à des contraintes externes. Ainsi, de notre point de vue, la souveraineté numérique n’a rien à voir avec une forme de nationalisme ou même de protectionnisme. C’est le fait de garantir à tous les acteurs (États, institutions, entreprises, particuliers) qu’ils pourront prendre leurs décisions en matière numérique sans être contraints par des tiers. Cette garantie doit s’appliquer à deux domaines, les données d’une part, les technologies d’autre part.

La souveraineté sur les données

Le smartphone efface la frontière entre sphère personnelle et sphère professionnelle, et génère des masses de données sur l’ensemble de nos activités, construisant ainsi une description très précise et très intrusive de qui nous sommes, de ce que nous pensons et faisons. Ces données sont détenues par un certain nombre d’acteurs qui les stockent et les utilisent, et y ont parfois recours pour imposer aux individus ou aux entreprises des contraintes servant leurs propres intérêts. L’accès à de grands volumes de données procure en effet un pouvoir considérable, qui prend trois grandes formes.

La première d’entre elles est la puissance financière. La valeur des données confère aux GAFAM une puissance d’action qui dépasse celle de certains États, et pas seulement les États dits en voie de développement. Outre la valeur des données en elles-mêmes, plus un acteur a accès à un grand volume de données, plus ses logiciels d’intelligence artificielle, en s’entraînant sur ces données, vont devenir performants et lui permettre d’anticiper nos envies, nos choix, nos achats, ce qui va encore décupler le pouvoir et les ressources financières de cet acteur.

La deuxième forme de pouvoir est d’ordre géopolitique. La maîtrise des données permet d’affaiblir des entreprises, des institutions et même des États. Les suspicions sur le rôle des hackers d’État lors des élections américaines de 2016, le rapport du député Raphaël Gauvin, « Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale » (2019), ou encore les démêlés entre le président Trump et la Chine autour de l’application TikTok illustrent le fait que les données sont devenues une arme stratégique dans les rapports de force entre certains pays.

La troisième forme de pouvoir relève d’un enjeu éthique. Il s’agit de la possibilité que donne la maîtrise des données d’influer directement sur la vie personnelle des gens. Que l’on pense, par exemple, à la façon dont les données de reconnaissance faciale sont utilisées en Chine pour contrôler, pister et réprimer les citoyens, ou au scandale Facebook-Cambridge Analytica, dans lequel les données personnelles d’utilisateurs de Facebook ont servi à essayer d’influencer, là encore, les élections américaines de 2016. Plus récemment, des interrogations sont apparues sur l’usage qui pouvait être fait des données de santé recueillies dans le cadre de la lutte contre la Covid-19.

On voit ainsi que les données, bien au-delà de leur fonction descriptive, deviennent un attribut de souveraineté qui vient s’ajouter aux attributs classiques des États souverains, tels que le fait de disposer d’une armée ou de protéger leurs frontières. Le fait de stocker et de manipuler de grands volumes de données assure à certains acteurs une puissance qui leur permet de rivaliser avec les États. C’est ainsi que les GAFAM en sont venus à remettre en cause, par exemple, des règlementations australiennes ou irlandaises.

Pour garantir aux individus, institutions ou entreprises que leurs données sont protégées, l’Union européenne s’est dotée d’outils juridiques comme le RGPD (règlement général sur la protection des données). À l’exception d’États comme Singapour ou le Japon, qui se préoccupent également de protéger les données, il n’existe aucun cadre juridique aussi exigeant dans le reste du monde.

La souveraineté technologique

Pour pouvoir exercer concrètement sa souveraineté sur les données, encore faut-il maîtriser les technologies correspondantes, d’où la notion de souveraineté technologique. Avec la crise de la Covid-19, nous nous sommes rendu compte que le fait de ne pas maîtriser des technologies aussi simples que celles de la fabrication de masques suffisait à mettre à mal notre souveraineté, puisque nous nous retrouvions, dans une certaine mesure, à la merci d’autres acteurs. Il en va de même pour les technologies numériques. Si nous ne maîtrisons pas les technologies qui permettent de gérer la donnée, une poignée d’acteurs risquent de nous imposer leurs diktats et leur vision du monde.

L’Europe a été un précurseur dans de nombreuses technologies de l’information, comme le GSM, mais elle n’a pas su maintenir son avantage, en particulier parce qu’elle n’a pas réussi à conserver sur son territoire les entreprises qui portaient ces innovations. Que ce soit dans la construction d’ordinateurs, les chipsets, les systèmes d’exploitation, les smartphones, ou même les réseaux sociaux, les pays européens ont pris un retard presque impossible à combler.

L’Europe dispose en revanche d’atouts certains dans quelques-unes des technologies phares de demain, comme l’intelligence artificielle, le cloud, la gestion des données, la quantique et la sécurité. En s’appuyant sur ces atouts et à condition de créer un écosystème favorable, elle peut accéder à une souveraineté technologique qui lui permettra de garantir la souveraineté sur les données. Je vais maintenant vous présenter quelques mesures qui nous semblent indispensables pour constituer cet écosystème.

Sacraliser la protection des données

OVHcloud a organisé avec l’IFOP un sondage auprès d’un échantillon représentatif de l’ensemble de la population française. À la question : « Êtes-vous attentif à la protection de vos données personnelles ? », 69 % des personnes interrogées ont répondu par l’affirmative. Nous avons cherché à savoir quelles données leur paraissaient particulièrement importantes à protéger. Viennent en tête les données de santé, puis les données bancaires et assurantielles, celles de l’Administration et du fisc, et enfin les télécommunications et échanges de messages interpersonnels.

Compte tenu de la prise de conscience qui se dessine, chez nos concitoyens, sur le pouvoir que confère l’accès aux données et la menace qu’il constitue pour nos libertés individuelles ainsi que, à terme, pour nos démocraties, la protection des données devrait être sacralisée en Europe, et les principes du RGPD ne devraient en aucun cas pouvoir être remis en cause. Les autorités devraient donc se montrer intraitables face à des mesures comme le CLOUD Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act), adopté par les États-Unis en 2018, qui donne le droit aux instances de justice américaines de contraindre les fournisseurs de services établis sur le territoire des États-Unis à leur communiquer les données stockées sur leurs serveurs, que ceux-ci soient situés aux États-Unis ou dans des pays étrangers.

L’Union européenne a d’ores et déjà pris des décisions exemplaires suite aux procès intentés à Facebook par un brillant juriste autrichien, Max Schrems. En 2015, la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne) a invalidé le Safe Harbor, accord qui régissait les transferts de données personnelles entre l’Union européenne et les États-Unis, puis, en juillet 2020, le Privacy Shield, qui avait succédé au précédent. Ces deux décisions sont de bon augure sur la volonté de l’Union européenne de garantir notre souveraineté numérique.

Préserver la compétition entre les entreprises

Une action règlementaire est également nécessaire pour préserver la compétition entre les entreprises. Est-il normal, est-il sain que, dans certains secteurs, deux grands acteurs mondiaux se partagent 99 % du marché ? Chacun sait que les monopoles de fait finissent par bloquer l’innovation, et même la Chambre des représentants des États-Unis dénonce le fait que la compétition n’est pas équitable et que des acteurs trop puissants sont en train d’étouffer l’innovation.

L’Europe doit se doter d’un cadre règlementaire puissant et, en particulier, revoir l’attribution des certifications afin d’encourager les pratiques vertueuses. Au lieu d’être “à la remorque” de quelques acteurs disposant de capacités de lobbying insensées, nous devons être visionnaires et prendre les mesures qui nous permettront d’asseoir notre souveraineté numérique, mais également de protéger et développer l’économie européenne. Il ne s’agit pas de prétendre que 100 % du marché européen devrait être accaparé par des entreprises européennes. Nous devons pouvoir trouver un compromis pour qu’une partie au moins de ce marché leur revienne, afin de dynamiser la filière et de réintroduire un peu de compétition.

C’est d’autant plus urgent que d’autres pays n’ont pas les mêmes scrupules que l’Europe. En Chine, par exemple, seuls des acteurs chinois peuvent héberger des données. L’Inde est en train d’adopter une règlementation selon laquelle tout hébergement devra se faire via une joint-venture avec un acteur indien, et les données devront intégralement être stockées en Inde. Quant aux États-Unis, c’est certainement, parmi les pays démocratiques, celui qui impose la règlementation la plus contraignante sur la gestion des données, puisqu’elle va même jusqu’à l’extraterritorialité.

Investir dans linnovation

Nous devons également investir dans la recherche et l’innovation. Les écosystèmes chinois et américains ont réussi à mettre en place des partenariats à grande échelle entre recherche publique et recherche privée, indispensables pour faire émerger les innovations puis les industrialiser.

En Europe, nous avons la chance de disposer d’un système éducatif de très grande qualité, comme en témoigne le fait que de certains des grands laboratoires d’intelligence artificielle des GAFAM se sont installés dans nos pays. Encore faut-il nous donner les moyens de tirer parti de cet excellent terreau. Pour assurer notre souveraineté dans les technologies émergentes, nous devons avoir le courage d’investir massivement dans la recherche, mais aussi dans l’enseignement, afin que les étudiants s’orientent vers les domaines d’avenir.

Nous devons aussi continuer à soutenir financièrement les start-up. La situation s’est un peu améliorée, mais, par le passé, on a vu trop de jeunes entreprises françaises ou européennes rachetées par des fonds anglo-saxons dès qu’elles atteignaient une certaine taille et avaient besoin de financements à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros. Dataiku, l’une des grandes sociétés françaises dans le domaine de l’intelligence artificielle, a ainsi été contrainte de recourir à des investisseurs américains. Heureusement, une prise de conscience s’est opérée et nous commençons à disposer de fonds capables de permettre à nos start-up de rester en Europe.

Inciter à la commande publique et privée

Le développement des entreprises ne peut toutefois pas reposer uniquement sur du financement. Il doit également s’appuyer sur de la commande publique et privée, seule susceptible de nourrir l’exigence de qualité pour le produit.

Tout le monde sait que Google, Palantir, AWS et les autres grandes entreprises de ce type ont bénéficié, en particulier dans leur phase d’accélération, de commandes publiques massives. En Europe, c’est encore un sujet tabou. Je n’insisterai pas sur le désastre du projet de “cloud souverain” lancé il y a une dizaine d’années, pour lequel on a fait tout ce qu’il ne fallait pas faire, c’est-à-dire apporter d’énormes financements publics au projet au lieu de mettre l’accent sur la commande publique.

Comme la commande publique ne peut pas suffire, nous devrions instaurer l’équivalent du Small Business Act américain, à la fois pour aider les petites entreprises à se développer et pour les obliger à progresser. Les grandes entreprises européennes ont en effet un rôle majeur à jouer à cet égard. On sait que l’herbe est toujours plus verte ailleurs, en l’occurrence, du côté de la Silicon Valley, mais nous avons, en France et en Europe, des sociétés qui, dans bien des domaines, peuvent rivaliser avec des acteurs étrangers. Nous devons en être fiers, les valoriser, et surtout leur passer commande.

Faire de la pédagogie

La dernière piste d’action consiste à faire de la pédagogie. Le domaine du cloud et des données est extrêmement complexe sur le plan technologique et règlementaire. Même notre jargon est difficile à comprendre et certains en jouent pour servir leurs intérêts. Beaucoup d’utilisateurs se sentent un peu perdus et ne savent pas quels sont les points particulièrement importants à surveiller. Par exemple, l’acheteur d’une collectivité locale choisit un éditeur de logiciels français, mais ignore que ses données seront stockées aux États-Unis. Nous devons développer une forme de militantisme pour faire comprendre les enjeux de toutes ces questions et apporter davantage de transparence.

Les actions menées par OVHcloud

Chez OVHcloud, nous essayons d’aligner nos pratiques sur nos convictions, car il est difficile d’exiger d’autrui ce que l’on ne fait pas soi-même.

Chaque année, nous investissons 300 millions d’euros dans nos infrastructures et notre R&D, en grande partie basée en France, dans le Nord, mais aussi à Brest, Rennes, Nantes et Bordeaux. Nous considérons que cet ancrage territorial fait partie de notre responsabilité.

Nous sommes convaincus que seul un écosystème diversifié, dynamique, vibrionnant nous permettra de rivaliser avec nos grands concurrents, et nous consacrons beaucoup d’énergie à construire et à structurer cet écosystème. Il comprend déjà des centaines d’entreprises technologiques partageant nos valeurs de transparence, d’ouverture, de réversibilité et d’interopérabilité.

Enfin, dans nos contrats de fournisseurs, nous privilégions systématiquement des entreprises technologiques européennes de plus petite taille que nous, ce qui est la meilleure manière de les aider à se développer et à progresser en qualité.

Le projet GAIA-X

GAIA-X est l’un des projets sur lesquels nous sommes particulièrement mobilisés au sein de cet écosystème. Nous sommes d’ailleurs membre de son conseil d’administration.

Les offres de cloud de certains grands acteurs sont présentées comme extrêmement performantes, mais les utilisateurs ont très peu d’informations sur leur fonctionnement. De plus, ils sont obligés de prendre le “menu” complet et ne peuvent pas choisir les fonctions qui les intéressent. Surtout, ces offres se transforment souvent en prison dorée, car cela coûte très cher d’en sortir.

L’objectif de GAIA-X, qui est né d’une initiative franco-allemande, n’est pas de créer lui-même un cloud, mais de définir de grands principes constituant un référentiel auquel les opérateurs de cloud pourront se conformer s’ils le souhaitent, ce qui donnera de la lisibilité à leurs offres et permettra aux utilisateurs de faire leur choix en connaissance de cause. Les offres de cloud correspondant au référentiel de GAIA-X se caractérisent notamment par une transparence totale sur le lieu où sont stockées les données et sur la façon dont elles sont traitées, par la possibilité de retenir ou d’écarter certaines options, ou encore par la réversibilité.

Pour nous, c’est cette liberté de choix qui constitue la souveraineté, et non pas une forme de nationalisme. Des entreprises américaines, par exemple, peuvent parfaitement souscrire au référentiel GAIA-X. En ce qui nous concerne, outre le partenariat noué depuis dix ans avec VMware, nous venons de conclure un accord avec Google Cloud pour utiliser une technologie sur laquelle Google est très en avance et qui nous demanderait des années de développement. Nous allons utiliser la technologie en question dans des conditions de souveraineté exemplaires, sans déroger à aucun des principes qui nous tiennent à cœur. Nous en avions fait de même avec VMware, et avons obtenu la qualification SecuNumCloud, qui représente le label le plus exigeant en matière de sécurité des données dans le cloud.

Débat

Leau et le feu

Un intervenant : Comment fonctionne le système de refroidissement des serveurs par l’eau ?

Michel Paulin : L’eau, qui n’est pas froide, mais tiède, circule dans des blocs de cuivre qui sont directement plaqués sur le processeur, seul élément du serveur à dégager de la chaleur, puisqu’il n’y a aucun organe mécanique, contrairement aux ordinateurs classiques qui comprennent, notamment, un ventilateur. Le bloc est connecté à un tuyau d’arrivée et à un tuyau de sortie. Le choix du refroidissement par l’eau nous a également obligés à concevoir et fabriquer nos propres châssis, qui sont horizontaux et non verticaux comme dans les autres centres de données. L’ensemble est protégé par plusieurs brevets.

La vertu est-elle payante ?

Int. : Vous énoncez des principes très vertueux, mais la vertu est-elle payante ? Comment résistez-vous face à des concurrents qui n’ont pas forcément les mêmes exigences que vous ?

M. P. : Le parcours d’OVHcloud n’est certes pas comparable à celui d’Amazon ou de Google, mais, personnellement, je suis très admiratif du fait qu’Octave Klaba n’a jamais transigé avec les principes auxquels il est attaché, même s’il aurait pu gagner beaucoup plus d’argent en y renonçant.

À l’heure actuelle, Google Search détient 99 % de son marché, et Google et Facebook se partagent 99 % de la croissance du marché de la publicité. Notre ambition n’est pas d’accaparer 99 % du marché du cloud, mais d’offrir une alternative suffisamment puissante pour que les utilisateurs aient toujours le choix.

Les grandes entreprises clientes dOVHcloud

Int. : Comptez-vous beaucoup de grandes entreprises parmi votre clientèle ?

M. P. : Au départ, nos clients étaient surtout des digital natives, des start-up qui avaient d’emblée opté pour les technologies du cloud. C’est seulement maintenant que les grandes entreprises commencent à s’orienter vers le cloud et c’est une opportunité de développement pour nous, d’autant que la plupart hésitent, pour des raisons de souveraineté et de sécurité, à s’en remettre à 100 % à un seul acteur, ce qui nous laisse de la place.

Nous hébergeons déjà les données d’un grand nombre d’entreprises du CAC 40 et du SBF 120, mais souvent via des partenaires comme Capgemini, Orange Business Services ou encore T-Systems, en Allemagne. Ils sont en contact direct avec ces grands clients et utilisent de façon non exclusive nos infrastructures, en sorte qu’environ la moitié du CAC 40 est partiellement hébergée chez OVHcloud, parfois même sans le savoir.

Nous commençons toutefois à avoir une taille suffisante pour avoir des clients grands comptes en direct, comme Auchan, Louis Vuitton Malletier, Michelin ou Société Générale. Ils représentent encore une part modeste de notre chiffre d’affaires, mais avec un fort potentiel de développement.

La question de la souveraineté sur les données est en effet en train d’apparaître comme un enjeu majeur, que ce soit dans les grandes entreprises ou dans les plus petites. Par exemple, nous hébergeons environ 300 éditeurs qui proposent des logiciels de gestion des ressources humaines, de comptabilité, ou encore d’intelligence artificielle. Les données qu’ils gèrent sont sensibles et leurs clients sont en droit de se demander ce qu’elles deviennent, où elles sont stockées et comment leur sécurité est assurée. Signe d’une préoccupation croissante, ce ne sont plus les directeurs informatiques qui nous contactent, mais les directeurs juridiques : « Toute la liste de nos clients, avec leur numéro de téléphone, leur e-mail et leurs coordonnées de carte bleue, est stockée en dehors de l’Union européenne. Quels sont les risques que nous encourons ? »

Je leur conseille de nous confier leurs données ou à d’autres opérateurs de cloud européens respectant les mêmes principes que nous, comme T-Systems en Allemagne ou HCL Technologies en Angleterre. L’objectif n’est pas de remplacer un acteur dominant par un autre acteur dominant, mais par un écosystème riche et diversifié.

Une prise de conscience aux États-Unis ?

Int. : Il est inenvisageable à brève échéance de voir la Chine changer de pratiques sur la protection des données, mais pensez-vous que l’approche européenne puisse “contaminer” les États-Unis ?

M. P. : Je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire, car une prise de conscience est en train de s’opérer là-bas également, notamment pour des raisons économiques.

À l’occasion d’une audition des dirigeants des GAFAM par la Chambre des représentants, une élue a cité un ancien employé d’Amazon : « Les chefs nous disent juste : “Ne vous servez pas dans les données”. Mais c’est un véritable magasin de bonbons : tout le monde a accès à tout ce qu’il veut. » Certains acteurs commencent à estimer qu’il n’est pas très sain que les uns puissent utiliser les données des autres sans aucune régulation ni transparence, même si la confidentialité est préservée. Par exemple, certains logiciels d’intelligence artificielle étant capables de travailler sur des données anonymisées, on peut imaginer qu’un hébergeur fournisse à un éditeur de logiciels les données d’un laboratoire pharmaceutique pour que l’éditeur entraîne son intelligence artificielle sur ces données, puis qu’il vende son logiciel ainsi devenu performant à un laboratoire pharmaceutique concurrent. Des voix s’élèvent pour dénoncer ce genre de pratiques.

Des arguments éthiques et politiques commencent aussi à se faire entendre là-bas. Certaines collectivités, par exemple, prennent des mesures pour interdire les logiciels de reconnaissance faciale, par rejet du modèle chinois.

Quel investissement pour un cloud européen ?

Int. : Google et Amazon investissent environ 30 milliards de dollars par an dans leurs infrastructures et leurs logiciels. L’Europe peut-elle consacrer des sommes équivalentes à la création d’un cloud alternatif ?

M. P. : Google et Amazon couvrent le monde entier et un cloud alternatif européen n’aurait pas les mêmes besoins de financement. De plus, dans notre esprit, il ne s’agit pas de créer un cloud monolithique, mais de constituer un écosystème multicloud. Si on prend en considération l’ensemble des investissements réalisés en Europe sur les technologies de demain, ils sont capables de rivaliser avec ceux de ces grands acteurs. De plus, la taille n’est pas toujours le critère décisif, sans quoi Tesla n’aurait pas réussi à exister face aux constructeurs automobiles traditionnels…

Les services offerts sur le cloud

Int. : L’un des avantages des grands opérateurs de cloud est leur offre de services et notamment les outils d’intelligence artificielle qu’ils proposent et qui permettent à leurs clients de réaliser des économies. Quelle est votre stratégie dans ce domaine ?

M. P. : Effectivement, Amazon, par exemple, propose 160 services de type IaaS (infrastructure as a service) et PaaS (platform as a service), et OVHcloud seulement 40. En revanche, nous hébergeons de nombreuses sociétés qui peuvent fournir un ensemble de services encore plus riche que celui d’Amazon. C’est un peu plus compliqué à mettre en œuvre, car le client aura deux ou trois interlocuteurs au lieu d’un seul, et je peux comprendre qu’un directeur informatique se laisse tenter par la simplicité. Néanmoins, la simplicité a un coût : en général, vous ne pouvez pas acheter un sous-ensemble de services, vous êtes obligé de prendre la totalité ; les tarifs de ces grands acteurs sont plus élevés ; et enfin, vous n’avez pas de réversibilité et vous êtes donc prisonnier de la solution que vous avez choisie.

Nous sommes en train de conclure de nouveaux accords de partenariat pour étoffer encore notre offre, tout en conservant les mêmes principes d’ouverture, de réversibilité et de transparence.

Le recrutement

Int. : Rencontrez-vous des difficultés pour le recrutement ?

M. P. : Être capable de recruter les meilleurs talents et savoir les retenir en leur communiquant de la passion dans la durée est un enjeu quotidien. Nous sommes fiers d’avoir été classés en septième position, dans le domaine des technologies de l’information, en ce qui concerne le bien-être des salariés. Nous employons un millier de personnes dans les Hauts-de-France, notre bastion d’origine, mais nous avons également décidé d’ouvrir des pôles régionaux pour agrandir notre bassin d’emploi. Nous avons désormais des centres de développement à Rennes, Brest, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Lyon, ainsi qu’en Pologne, en Allemagne, en Espagne et en Italie. En dépit de la crise, nous avons recruté 300 personnes l’an dernier – hors remplacements –, et nous visons 400 recrutements, voire 500 pour 2021.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT