Exposé de Romain Serra

La société que je dirige, SMPF, a été créée en 1968 dans l’Essonne, en région parisienne, et elle est actuellement située à Bondoufle. Ma grand-mère l’a rachetée en 1986, puis mes parents ont pris la suite en 1998 et j’ai rejoint l’entreprise en 2014.

SMPF est spécialisée dans la tôlerie fine de précision. Concrètement, nous partons de feuilles de différents métaux (acier, inox, cuivre, laiton…) et nous produisons, souvent dans des délais courts, des pièces techniques de petite taille, en petites et moyennes séries (du prototype jusqu’à quelques centaines de pièces), et à forte valeur ajoutée. Nos secteurs d’activité sont l’aéronautique, le spatial, l’industrie de la défense, l’électronique, le matériel médical, les industries de pointe, le luxe et l’agroalimentaire, avec pour principaux clients Thales, Esterline, Zodiac Aerospace, Cofidur EMS, Eolane, Cobham, Souriau, LMB, Maurepas Techniques…

Nous fabriquons, par exemple, des pièces très minces destinées au blindage des cartes électroniques contre les émissions électromagnétiques, des boîtiers en aluminium ou en inox pour l’aéronautique, ou encore des busbars, c’est-à-dire des conducteurs rigides qui remplacent les fils électriques dans les avions, soit en aluminium, soit en cuivre.

L’atelier est équipé d’un parc de machines récentes et très performantes qui nous permettent d’effectuer le cisaillage, la découpe laser, la découpe poinçonnage (avec une précision de l’ordre du dixième de millimètre), le pliage, la soudure, la soudure par points, la brasure flamme et induction, le sertissage, le rivetage et le montage. Nous faisons appel à des sous-traitants pour compléter notre offre, notamment pour la finition (traitement de surface, peinture, reprise d’usinage). Le tout se termine par des opérations de contrôle très strictes, car nous travaillons avec les référentiels de l’aéronautique. Nous disposons notamment d’une machine de contrôle par palpage en réalité augmentée.

L’entreprise emploie 22 personnes et, en 2019, notre chiffre d’affaires était de 2,75 millions d’euros.

Le modèle de latelier hyper-robotisé

Pour moi, il existe deux grands modèles d’ateliers industriels. Le premier, très à la mode, est l’usine 4.0, hyper-robotisée. Ce modèle offre de nombreux avantages, en premier lieu celui de la compétitivité : dès qu’il s’agit de fabriquer des pièces simples en grandes quantités, le robot est imbattable. On considère également qu’un atelier hyper-robotisé réduit le besoin en personnel compétent : les opérateurs doivent savoir programmer des robots, mais n’ont pas besoin d’être formés à travailler de leurs mains sur des machines. Ils effectuent aussi moins de tâches sans valeur ajoutée, car celles-ci sont prises en charge par les robots. Enfin, ces derniers assurent une répétabilité parfaite.

Ce modèle présente aussi des inconvénients. Le coût de départ est très important. Dans notre entreprise, par exemple, robotiser le stockage, la découpe et le pliage représenterait un investissement de plusieurs millions d’euros. Par ailleurs, le personnel de ces ateliers doit être très compétent en méthodes et formé à la programmation. L’industrialisation est plus longue, ce qui accroît les délais, diminue la réactivité et, par voie de conséquence, réduit la compétitivité sur les petites séries et les prototypes. Enfin, certaines pièces complexes ne peuvent pas être fabriquées par des robots.

Latelier non robotisé et centré sur lhumain

Le deuxième modèle, celui dans lequel nous nous inscrivons, est latelier non robotisé et centré sur lhumain. Cette formule peut évoquer une entreprise “à l’ancienne”, mais il n’en est rien, car le choix de ce modèle, qui repose sur la très grande compétence du personnel, ne nous empêche pas de recourir à des machines très modernes et de plus en plus numérisées. Nous poussons même très loin le curseur dans les aides que les machines peuvent apporter aux opérateurs, sans toutefois aller jusqu’au remplacement de l’opérateur par le robot, de façon à conserver des personnes très compétentes et efficaces devant les machines.

Le principal avantage de ce modèle est que l’industrialisation est fortement allégée, dans la mesure où chaque opérateur est capable de régler sa machine et d’industrialiser sa partie de la pièce.

Le personnel est d’autant plus impliqué qu’il est partie prenante non seulement de la production, mais de l’industrialisation. Dans notre métier, les plus gros problèmes viennent généralement de la mise en forme et de la soudure. Dès que l’on nous commande une pièce spécifique, nous demandons l’avis des plieurs et des soudeurs sur le sens dans lequel prévoir la fabrication, ce qui permettra de chiffrer correctement le devis et aussi de préparer le travail des méthodes. Grâce à cette consultation en amont, lorsque la pièce arrive en production, tout est beaucoup plus facile et certaines pièces sont réalisées en moins d’une heure. De plus, les changements de série se font facilement et, au besoin, nous pouvons intercaler une production au milieu d’une autre. Tout ceci nous rend très agiles, réactifs et compétitifs pour la réalisation de prototypes et de petites séries, y compris pour des pièces complexes.

Ce modèle présente aussi des contraintes, en particulier le fait qu’il nécessite un personnel très bien formé. Or, dans nos métiers, le recrutement est un défi. Plusieurs de nos opérateurs les plus expérimentés sont proches de la retraite et il est difficile d’attirer des jeunes pour qu’ils prennent le relais. Par ailleurs, ce modèle ne nous affranchit pas de tout investissement : pour rester compétitifs, nous devons renouveler régulièrement les machines.

Il nécessite aussi d’instaurer une excellente communication entre le commercial, les méthodes et l’atelier. En 2015, pour améliorer cette communication, j’ai mis en place un ERP (Enterprise Ressource Planning – progiciel de gestion intégré). Cet outil permet de faire circuler très facilement l’information entre le commercial et les méthodes, puis entre les méthodes et la production, et enfin, une fois la fabrication achevée, entre la production et le commercial afin d’indiquer si tout s’est bien passé et, en cas de problème, ce qu’il faudra améliorer la fois suivante. Ce système nous permet de réorganiser très facilement la production, tous les jours, en fonction des urgences de nos clients.

Enfin, le modèle de l’atelier non robotisé et centré sur l’humain n’est pas très compétitif pour les pièces simples ou les grandes séries. Cela dit, le marché de la tôlerie est plutôt orienté vers la personnalisation et les petites séries à fournir très vite, c’est-à-dire précisément vers le segment sur lequel nous sommes le plus efficaces.

Pièces récurrentes et nouvelles pièces

Nous fabriquons entre 300 et 450 références différentes par mois, dont environ 80 % de pièces récurrentes et 20 % de pièces spéciales. Les commandes que j’appelle récurrentes peuvent tomber une fois par an seulement, mais elles concernent des pièces que nous avons déjà produites et pour lesquelles nous n’avons pas à recommencer l’industrialisation.

Cette importante proportion de pièces récurrentes nous permet d’être très réactifs sur les 20 % de nouvelles pièces, qui nécessitent un gros investissement dans les méthodes.

Quand un problème surgit, c’est généralement parce qu’une particularité de fabrication n’a été identifiée ni au stade de la commande, ni au moment du devis, ni par les méthodes. Le fait que les opérateurs aient été consultés très en amont permet de déminer ce genre de situation. Lorsque quelqu’un, au moment du devis, a dit « Banco, pas de souci », et que les choses ne se passent pas comme il l’avait imaginé, il se sent concerné par la résolution du problème et va plus facilement accepter de sortir de sa zone de confort pour chercher une solution.

Un exemple dagilité lié à la Covid-19

Au printemps dernier, dans les premières semaines de l’épidémie de Covid-19, Air Liquide a sous-traité à Eolane la fabrication de capteurs de pression pour des respirateurs. Eolane nous a alors demandé en urgence un devis pour la fabrication de deux séries de 250 capots destinés à ces capteurs. C’était un mardi et notre entreprise était fermée depuis deux jours. Seules deux personnes, dont moi, étaient présentes sur place. J’ai préparé le devis et, le mercredi, Eolane nous a commandé une première série de 250 capots à réaliser pour la fin de la semaine. J’ai alors fait revenir quelqu’un des méthodes pour s’occuper de l’industrialisation, qui a été achevée le jeudi.

J’avais également besoin de matière, mais, heureusement, la plupart de nos fournisseurs sont proches de nous géographiquement et tout aussi agiles que nous. Le fournisseur en question m’a répondu : « Pas de problème, je vous prépare une bobine, venez la prendre quand vous voulez » et je suis allé moi-même la chercher avec ma voiture.

Le vendredi, les pièces étaient mises en fabrication et, le lundi matin, elles étaient livrées chez Eolane. Compte tenu de ce bon résultat, Eolane nous a passé de nouvelles commandes pour ce produit et, au total, nous avons fabriqué 19 000 pièces au lieu des 500 prévues au départ.

Comme Air Liquide rencontrait de gros problèmes d’approvisionnement, nous devions fabriquer deux modèles de capots différents en fonction des composants disponibles. Eolane nous appelait soit la veille au soir, soit même le matin, pour nous dire quel modèle nous devions fabriquer ce jour-là, et nous intercalions cette fabrication au milieu de notre production normale, afin de ne pas faire attendre nos clients habituels.

Clairement, c’est notre modèle d’atelier non robotisé et centré sur l’humain qui nous a permis de réaliser cette performance.

Débat

Recrutement et formation

Un intervenant : Comment recrutez-vous des opérateurs d’un tel niveau de compétence ?

Romain Serra : Comme nos produits sont à forte valeur ajoutée, nous avons les moyens d’offrir de bons salaires, ce qui se traduit par un faible turnover.

Pour le recrutement, nous avons trois options. La première est l’apprentissage : nous sommes situés à 300 mètres de la Faculté des métiers de l’Essonne, à Bondoufle, ce qui nous permet d’avoir en permanence un apprenti en tôlerie.

La deuxième option consiste à passer des annonces, mais cela ne donne pas beaucoup de résultats.

La troisième, qui est aussi la plus simple, consiste à débaucher un opérateur d’une autre société...

Dans tous les cas, nous devons assurer en interne la formation des nouvelles recrues, car les produits que nous fabriquons sont très spécifiques et nous ne sommes que trois ou quatre en France à travailler dans la microtôlerie.

Int. : Comment se fait-il que les bons salaires que vous proposez vous permettent de fidéliser les opérateurs, mais pas d’attirer des candidats ?

R. S. : C’est un problème de disponibilité de la ressource. Il existe de moins en moins de sociétés proposant de la tôlerie fine en sous-traitance, surtout en Île-de-France. Le gisement de candidats potentiels susceptibles de répondre à une annonce est également très faible.

Pour ce qui est de chercher à attirer la jeune génération, nous sommes très actifs dans les réseaux de La French Fab, nous participons à la Semaine de l’industrie et nous organisons des journées portes ouvertes, mais les jeunes ont du mal à comprendre que nos usines sont des endroits très propres où nous fabriquons des petites pièces légères, ultra-techniques, destinées à des projets phares. De leur côté, les enseignants les poussent plutôt vers les études supérieures…

Int. : Combien de temps vous faut-il pour former quelqu’un ?

R. S. : Cela dépend des métiers. Un plieur doté de bonnes bases et motivé peut devenir opérationnel en un an. En revanche, même un soudeur déjà expérimenté peut avoir besoin de deux ou trois ans de formation avant d’être vraiment performant sur les commandes que nous réalisons.

Int. : Que se passe-t-il quand un de vos opérateurs tombe malade ?

R. S. : Nous sommes très sensibles à ce genre d’imprévu, car nous sommes peu nombreux, même si l’effectif a nettement progressé, passant de 14 personnes en 2014 à 22 aujourd’hui. Nous avons mis en place une matrice de polycompétences et nous cherchons à faire en sorte que toutes les compétences clés soient détenues par au moins trois personnes.

Int. : Combien employez-vous de cadres ?

R. S. : Nous sommes trois. Je m’occupe de la partie devis et supervision des méthodes. Les deux autres cadres sont le responsable de la production et le responsable de l’administration des ventes et de la gestion des commandes.

La numérisation de lentreprise

Int. : Quel est le niveau de numérisation de l’entreprise ?

R. S. : La première étape de la numérisation consistait à adopter un bon ERP qui permette de suivre l’information tout au long du processus, depuis le devis jusqu’à la facturation, en passant par la traçabilité des matériaux (notamment pour l’aéronautique), le suivi de production, etc. Si je ne l’avais pas mis en place en 2015, l’entreprise ne serait probablement plus viable aujourd’hui.

La deuxième étape de la numérisation est destinée à instaurer un bon contact entre les méthodes, les machines et les opérateurs. Cela reste difficile, car les fabricants de machines ne sont pas encore très avancés en la matière, en tout cas pour la tôlerie. Nous avons cependant investi récemment dans une presse plieuse de dernière génération, dotée de commandes numériques très performantes, qui se basent directement sur les plans en 3D envoyés par les clients. Elle dispose aussi d’un régleur d’angle automatique, de barrières lasers et de butées qui permettent d’assurer une grande répétabilité.

En revanche, l’impression 3D reste anecdotique dans notre métier. Cette technologie est très utile pour des pièces particulièrement complexes, qui ne pourraient pas être réalisées autrement. En tôlerie de série, elle ne présente aucun intérêt, sauf lorsqu’il s’agit de réaliser un prototype en plastique pour se faire une idée de l’encombrement d’une pièce, par exemple.

Lintroduction de lERP

Int. : Comment procédiez-vous avant l’introduction de l’ERP ?

R. S. : Nous n’avions qu’un logiciel de gestion commerciale et tout le reste se faisait sur papier. À l’époque, cela restait possible, car l’activité était nettement moins importante. Nous réalisions 150 à 250 commandes par mois, contre 300 à 450 actuellement, en sachant qu’une commande peut porter sur une pièce à 100 euros aussi bien que sur 50 sous-ensembles à 15 000 euros. La valeur moyenne d’une commande est d’environ 1 500 euros.

Int. : C’est vous qui avez proposé de mettre en place un ERP ?

R. S. : Oui, car je venais de l’ingénierie et j’avais envie de mettre un coup de pied dans la fourmilière…

Cela n’a pas été de tout repos, dans la mesure où la plupart des opérateurs étaient assez peu familiarisés avec l’informatique. L’un d’entre eux, aujourd’hui parti à la retraite, n’avait jamais touché un clavier d’ordinateur de sa vie.

De mon côté, je n’avais pas d’expérience de déploiement de cet outil et je ne connaissais pas encore très bien l’atelier : je n’avais pas une représentation assez précise de ce dont nous avions besoin et de ce qui était inutile.

De plus, je n’avais pas été formé à gérer des opérateurs... Dans mon précédent emploi, je dirigeais une équipe de 50 ingénieurs sans problème, mais avec des opérateurs, c’est tout à fait différent. C’est plus facile par certains aspects et beaucoup plus compliqué par d’autres. La seule façon de s’en sortir est de se montrer extrêmement humble…

Il y a donc eu quelques frictions au départ, par exemple lorsque je leur ai demandé de pointer leurs tâches dans l’ERP, ce qu’ils ont pris pour du “flicage”. Depuis, ils ont compris que le but n’était pas de surveiller ce qu’ils faisaient, mais d’assurer la traçabilité des opérations pour le client et aussi de disposer d’éléments sur le temps réellement passé à fabriquer une pièce lorsqu’il faut établir un devis ou renégocier un contrat.

Aujourd’hui, les choses se sont stabilisées, d’autant que nous avons recruté un chef de production qui avait déjà déployé le même outil dans l’entreprise où il travaillait précédemment. L’utilisation de l’ERP est devenue beaucoup plus facile, y compris lorsqu’il faut opérer des changements. Chaque année, nous consacrons une ou deux journées à la formation dans ce domaine, ce qui nous permet de continuer à optimiser notre ERP.

Int. : Êtes-vous souvent présent à l’atelier ?

R. S. : J’y passe au moins deux ou trois fois dans la journée, pour consulter les opérateurs ou pour voir s’il y a des problèmes, et je suis très présent lors des opérations de contrôle. Pour 95 % des pièces, tout va bien, mais pour les 5 % restants, il faut parfois arbitrer.

Je n’hésite pas non plus à mettre les mains dans le cambouis : lorsqu’il y a un “coup de bourre”, je m’installe devant une presse ou je donne un coup de main au montage. Je ne peux pas le faire tout le temps, sans quoi je n’aurais pas de valeur ajoutée dans l’entreprise, mais, de temps en temps, cela permet de remettre les pendules à l’heure…

Le financement des investissements

Int. : Comment avez-vous financé vos investissements ?

R. S. : L’entreprise est à 100 % familiale et nous avons une très importante trésorerie, car nous ne courons pas après les dividendes. Nous n’avons donc aucune difficulté de financement. Ce sont plutôt les banques qui viennent nous demander quand nous prévoyons de réaliser notre prochain investissement…

Notre stratégie en la matière est simple : nous avons une ligne de crédit et nous faisons en sorte d’avoir toujours le même montant à rembourser. Tous les deux ou trois ans, quand l’emprunt en cours se termine, nous achetons une nouvelle machine.

L’objectif est de renouveler le parc en permanence, afin de ne jamais nous retrouver devant un mur d’investissements.

Au cours des dernières années, nous avons construit un nouveau bâtiment avec un réseau d’air comprimé, nous avons rénové notre réseau informatique et nous venons d’acheter une plieuse à commande numérique.

La diversité des secteurs dactivité

Int. : Le fait d’intervenir dans de très nombreux secteurs d’activité constitue-t-il un atout ou un handicap ?

R. S. : C’est un atout particulièrement précieux en cette période de crise sanitaire et économique. Nous avons perdu beaucoup moins de chiffre d’affaires que certains confrères dont presque tous les clients sont dans l’aéronautique.

J’ai deux principes à cet égard. Le premier est de n’avoir aucun client représentant plus de 25 % de notre chiffre d’affaires, ce qui est parfois difficile. Deux de nos clients atteignent pratiquement ce seuil.

Le deuxième principe est de ne jamais participer à un programme pour un montant supérieur à 100 000 euros, de façon à ne pas mettre l’entreprise en péril lorsque ce programme s’interrompt.

Laccompagnement des clients

Int. : De quelle façon accompagnez-vous vos clients ?

R. S. : Une partie d’entre eux sont des ensembliers travaillant sur spécifications de leurs donneurs d’ordres. Dans ce cas, nous n’avons qu’à dérouler les spécifications et à procéder à des revues de plans aux différents stades de la gamme. Nous les accompagnons essentiellement sur les aspects de suivi qualité, ou encore de logistique.

Mais il arrive aussi que certains clients, et pas des moindres, nous envoient leur commande sous la forme d’un dessin sur une feuille à petits carreaux… Dans ce cas, l’accompagnement est très important.

J’essaie de faire en sorte que les clients viennent très régulièrement discuter de leurs projets avec nous et, de fait, SMPF, c’est un peu l’auberge espagnole : nous avons tout le temps des visiteurs. Je pars du principe que plus les clients nous connaissent et savent comment nous travaillons, plus nous sommes efficaces ensemble. Par exemple, quand une pièce a été mal conçue et qu’elle est irréalisable, je n’ai pas besoin d’insister beaucoup pour le leur faire comprendre. Inversement, il arrive qu’un ingénieur griffonne un bout de plan et vienne voir un opérateur avant de commencer à dessiner vraiment son projet. Plus nous sommes impliqués en amont, plus nous pouvons aider nos clients à optimiser leurs pièces. En retour, nous sommes moins mis en concurrence et, lorsque cela arrive, nous obtenons généralement un “droit de dernier prix”.

Je suis convaincu que c’est en raison de cet accompagnement très étroit que nos clients nous apprécient et nous recommandent autour d’eux. Nous avons récemment gagné quelques clients soit parce que des acheteurs qui avaient changé d’entreprise ont continué à se fournir chez nous, soit parce que les donneurs d’ordres nous ont recommandés à leurs fournisseurs : « Vous devriez aller chez SMPF, c’est plutôt pas mal, vous ne serez pas embêtés. »

Int. : Vous arrive-t-il de suggérer à vos clients des améliorations pour leurs produits, par exemple en imaginant des fonctions nouvelles ?

R. S. : Pas vraiment. Quand nous faisons des suggestions, c’est généralement à partir d’un besoin fonctionnel exprimé par le client : « J’ai besoin d’un boîtier de telle forme pour mettre telle chose dedans », ou encore « J’ai besoin de connecter tel et tel points avec telle matière. »

Int. : Étant très forts dans la réactivité et l’agilité, vous l’êtes sans doute un peu moins pour vous projeter sur des propositions à faire à vos clients.

R. S. : Effectivement. Nous sommes de très bons techniciens, mais nous manquons probablement un peu de créativité…

Ménager lamour-propre des clients

Int. : Comment vous y prenez-vous pour expliquer à un client que sa pièce est mal dessinée ?

R. S. : C’est à cette tâche que je consacre la moitié de mon temps. J’étudie des plans infaisables et j’imagine de quelle façon les rendre réalisables. De ce point de vue, le recours de plus en plus fréquent à l’impression 3D pour le prototypage est une source de problèmes, car lorsqu’il s’agit de passer à la fabrication en série, la réalisation par le biais de l’usinage et de la tôlerie s’avère parfois impossible.

C’est particulièrement vrai pour la partie tôlerie. Il existe encore beaucoup de compétences en usinage dans les bureaux d’études, car les formations sont nombreuses dans ce domaine, mais les compétences en tôlerie sont beaucoup plus rares. Or, ce sont deux métiers radicalement différents : l’usinage consiste à retirer de la matière et la tôlerie, à mettre de la matière en forme.

C’est pourquoi, de temps en temps, nous recevons des plans qui nous font rire… Cela dit, à force de rencontrer nos clients et d’échanger avec eux, la qualité de ce qu’ils nous envoient progresse.

Int. : Comment réussissez-vous à ménager leur amour-propre quand vous leur dites que leur dessin n’est pas bon ?

R. S. : Nous ne le leur disons pas systématiquement, mais c’est parfois utile de le leur faire comprendre.

Dernièrement, un client de l’agroalimentaire m’a informé qu’il avait trouvé un fournisseur moins cher pour la réalisation de gabarits permettant de faire descendre des étiquettes sur des emballages afin de les thermocoller. Trois mois plus tard, j’ai reçu un appel du bureau d’études de ce client : « Je ne comprends pas. Les pièces faites par votre concurrent ne sont pas aux bonnes dimensions et elles sont bancales. »

En fait, ce client avait la particularité de prévoir systématiquement une tolérance 0+ sur ses plans. Pour nous assurer que la découpe se passerait bien, nous redessinions chaque fois ses plans pour nous positionner en milieu de tolérance, et il ne le savait pas.

À la suite de cet incident, nous avons récupéré le contrat : nous sommes un peu plus chers que notre concurrent, parce que nous passons un peu plus de temps sur les plans, mais grâce à cela, nos pièces sont toujours impeccables.

Linternational

Int. : Quelle part de votre activité réalisez-vous à l’international ?

R. S. : Nous exportons assez peu. Un de nos clients a décidé de sous-traiter ses cartes électroniques en Asie du Sud-Est, mais préfère continuer à nous confier la partie mécanique qui, pour des pièces très techniques, a un réel impact sur le fonctionnement de la carte. Un autre client est un équipementier automobile qui apprécie notre réactivité et nous a demandé de fabriquer des pièces pour les phares d’un nouveau modèle de véhicule fabriqué en Pologne, ce qui était assez inattendu pour nous.

Int. : Avez-vous des concurrents étrangers ?

R. S. : Nous exportons peu, mais, en contrepartie, nous avons peu de concurrents à l’étranger. J’imagine qu’il est plus simple de s’adresser à des fournisseurs locaux pour des petites séries en tôlerie.

Le rôle des femmes dans lentreprise

Int. : Toute votre organisation semble reposer sur la confiance. Comment avez-vous réussi à instaurer cette culture interne ?

R. S. : Elle était déjà présente lorsque j’ai pris la direction de l’entreprise, en 2014. C’est sans doute ma grand-mère qui l’avait instaurée. Le fait de respecter les gens et de les impliquer dans la production facilite énormément les choses. Il y a forcément quelques couacs de temps en temps, mais, dans l’ensemble, cette organisation fonctionne bien et elle est très adaptée à notre marché.

Int. : Ce n’était pas banal, pour une femme, de racheter et de diriger une entreprise de tôlerie dans les années 1980 ! Quelle est la place des femmes aujourd’hui dans l’entreprise ?

R. S. : Ma mère est présidente de la société et s’occupe de l’administration des ventes pour quelques mois encore. Il est arrivé que des clients la prennent pour l’assistante du patron et cela ne s’est pas très bien passé pour eux…

Le fait que des femmes aient dirigé cette entreprise a sans doute contribué à une approche très gestionnaire et prudente : nous faisons toujours très attention aux coûts annexes et à l’optimisation des projets.

Int. : Y a-t-il également des femmes parmi les opérateurs ?

R. S. : Non. Lorsque nous mettons une annonce, nous sommes déjà heureux de trouver un candidat, et je n’ai jamais vu de candidate, même parmi les apprentis. En revanche, dans notre société sœur, qui réalise des traitements de surface et qui est dirigée par mon frère, toute la partie épargne de peinture, qui consiste à placer des adhésifs pour protéger les zones qui ne doivent pas être traitées, puis à les retirer, est assurée presque exclusivement par des femmes.

Prendre la tête dune PMI familiale

Int. : Quel a été votre parcours avant de rejoindre l’entreprise familiale ?

R. S. : Au départ, j’ai choisi une toute autre voie que la tôlerie. Je suis énergéticien. J’ai obtenu un DUT en génie thermique, puis suivi une formation d’ingénieur en alternance. J’ai travaillé dix ans sur de grands projets d’énergie renouvelable – éolien, éolien offshore, solaire, méthanisation. À un moment, j’ai eu envie de revenir à des choses plus concrètes, au contact de la matière, et de voir fabriquer les pièces. Certains travaillent pendant des années dans un bureau puis, un jour, arrêtent tout et deviennent agriculteurs pour produire des carottes. J’ai fait un peu la même chose.

Int. : A-t-il été facile de reprendre la tête de l’entreprise familiale ?

R. S. : Un cauchemar, que je ne souhaite à personne !

Int. : Est-ce lié au fait de se présenter aux salariés en tant qu’héritier ?

R. S. : Non, cet aspect-là n’était pas le plus compliqué. Le plus dur, c’est de travailler en famille. Maintenant, les choses se sont stabilisées. Mon père est parti à la retraite, ma mère est sur le départ et, avec mon frère, nous nous sommes réparti les rôles entre les deux sociétés et nous nous entraidons sur les sujets généraux.

Int. : Êtes-vous heureux à votre poste actuel et comptez-vous y rester ?

R. S. : Oui, car j’ai trouvé mon rythme de croisière, ce qui m’a pris du temps. Je me suis fait aider par des confrères en participant à des cercles d’entrepreneurs.

Aujourd’hui, j’apprécie le fait d’être patron, qui a beaucoup d’avantages. Si un projet ne me plaît pas, j’ai le droit de dire non. Si j’ai envie de passer une commande, je sors la carte bleue. Par comparaison, lorsque mes clients qui travaillent dans de grands groupes ont besoin de faire un achat, c’est tout de suite très compliqué…

Int. : Il y a aussi des inconvénients à être patron…

R. S. : Beaucoup d’inconvénients ! Cette liberté se paie très cher.

Int. : Le fait que votre famille détienne 100 % du capital rend cependant les choses plus confortables.

R. S. : C’est certain. Je ne voudrais pas avoir à gérer des actionnaires en plus des clients, du personnel, des banques, des assurances… Cela fait déjà beaucoup de monde à qui rendre des comptes !

Int. : Pourquoi votre famille ne court-elle pas après les dividendes, comme vous dites ?

R. S. : Nous ne sommes pas très dépensiers. Nous gagnons tous notre vie de façon confortable, nous sommes propriétaires de nos maisons et nous n’avons pas de problèmes de fin de mois. Avoir chacun 10 millions d’euros sur notre compte en banque ne changerait pas notre vie… Si un jour nous avions davantage de besoins, nous pourrions très facilement décider d’augmenter les dividendes.

Small is beautiful

Int. : Envisagez-vous de transformer l’entreprise en ETI ?

R. S. : En aucun cas. Nos éléments différenciants sont notre agilité et notre sens du service. En grossissant, nous risquerions de les perdre. Au passage, j’y perdrais aussi probablement le contact avec les clients, alors que c’est ce qu’ils apprécient et que c’est également ce que j’aime. Je prévois de recruter encore un peu pour atteindre progressivement un effectif de 25 personnes, qui me permettra de disposer de toutes les compétences nécessaires et de déléguer certaines fonctions sans perdre ce qui fait la qualité de notre entreprise.

Int. : Certains de vos donneurs d’ordres ne la considèrent-ils pas comme trop petite ?

R. S. : Nous avons déjà beaucoup grossi en passant de 14 personnes à 22, et de 1,8 million d’euros de chiffre d’affaires à près de 3 millions, seuil que nous aurions probablement franchi cette année, sans la Covid-19. Avec la société de mon frère, qui emploie 20 personnes et assure une partie des traitements de surface, nous pouvons prendre en charge des projets relativement complexes. Notre taille nous permet d’être certifiés et d’assurer la qualité qu’exigent ces donneurs d’ordres, tout en restant assez petits pour être agiles et réactifs.

Int. : Vous n’avez donc pas été concernés par les réductions du nombre de fournisseurs dans les grands groupes ?

R. S. : Nous sommes toujours maintenus dans le panel en tant que “couteau suisse” capable de fabriquer les pièces complexes dont ces clients ont souvent besoin. Nous réalisons par exemple 70 % du marché de microtôlerie de Thales en France.

Int. : Vous arrive-t-il d’être fournisseur unique sur certaines pièces ?

R. S. : C’est presque toujours le cas.

Int. : Cela ne fait-il pas courir un risque à vos clients ?

R. S. : Le risque est mesuré. Nous sommes implantés en France, la perspective que nos parents partent à la retraite en fermant l’entreprise est désormais écartée, mon frère et moi sommes encore jeunes, nous nous sommes installés dans un bâtiment neuf dont nous sommes propriétaires, nous sommes certifiés… Tout cela est plutôt rassurant pour nos clients, qui ont tendance à accroître notre part de marché plutôt qu’à nous supprimer de leur panel !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT