Débat entre Didier Holleaux et Jean-Marc Jancovici

Quelles marges de manœuvre ?

Michel Berry : Pour mener la transition énergétique, quels leviers avons-nous en main, et quels éléments nous échappent ?

Jean-Marc Jancovici : Comment préserver une humanité de plusieurs milliards d’individus sur une planète faisant irrémédiablement 13 000 kilomètres de diamètre et dont la capacité à supporter les prélèvements et les rejets liés aux activités humaines est limitée – l’enjeu étant de ne pas sombrer dans le chaos ? Telle est la définition de la transition énergétique ; elle est pour le moins rébarbative ! Nous devons la traduire en un énoncé positif : il s’agit de préserver, dans la mesure du possible, les acquis que nous avons tirés d’un usage croissant des énergies, sans étouffer sous les répercussions d’une consommation énergétique immodérée. Dans cet exercice, les lois de la physique et les règles mathématiques s’imposent à nous – à commencer par la simplissime règle de trois, trop peu employée dans la décision publique, qui permet de faire la part entre les bonnes idées, aux effets rapides et massifs, et les chimères.

Si nous ne régulons pas volontairement le système, par la sobriété ou la décarbonation, il le fera lui-même, à travers des processus violents aboutissant à un effondrement socioéconomique et démographique. Il n’existe pas de troisième voie assurant une croissance perpétuelle sur une planète finie.

Didier Holleaux : Comme vous, je vois dans la lutte contre le changement climatique un objectif non négociable. ENGIE en a fait sa raison d’être, inscrite dans ses statuts : « Agir pour accélérer la transition vers une économie neutre en carbone, par des solutions plus sobres en énergie et plus respectueuses de l’environnement. » À ne pas réduire significativement les émissions de carbone, nous nous exposerions à des catastrophes qui réguleront certes le système, mais à un prix éminemment douloureux pour l’humanité.

Plutôt qu’une approche macroscopique comme la vôtre, nous adoptons une approche microéconomique guidée par les besoins, les contraintes et les possibilités de nos clients. Nous recherchons, avec eux, des solutions permettant d’exploiter au mieux les ressources décarbonées locales – fort différentes entre Romorantin-Lanthenay et Abu Dhabi ! – et de satisfaire leurs besoins, en réduisant autant que possible les émissions de CO2, le tout à un coût raisonnable. En tant qu’entreprise, nous n’avons pas la main sur les politiques nationales, locales, voire microlocales dans lesquelles s’inscrit notre activité. De même, nous n’avons qu’un contrôle partiel de l’évolution technologique, même si nous sommes persuadés qu’une part significative de la transition sera rendue possible par la technologie.

Seule une diversification des sources d’énergie et des solutions nous semble susceptible d’entraîner une résilience globale. Il n’y a ni solution miracle ni solution unique : chaque situation est spécifique et doit être travaillée sur le terrain. La réduction des émissions de CO2 passera par une plus grande électrification, mais pas par le tout électrique. Différents vecteurs énergétiques doivent être combinés, y compris le gaz naturel, le gaz vert et l’hydrogène, nécessaires pour équilibrer le système. Nous sommes convaincus, par exemple, que la mobilité doit faire intervenir une multiplicité de solutions : gaz naturel liquéfié (GNL) ou bio-GNL pour les camions parcourant de longues distances ou les navires de haute mer (comme le fait CMA CGM avec ses porte-conteneurs) ; hydrogène pour les taxis (comme à Paris), les bus (comme à Pau), les flottes captives y compris les camions à haute intensité de service et, demain, les avions court-courriers ; électrification des véhicules (vélos, scooters, voitures pour des trajets limités) ; gaz naturel pour les véhicules (GNV) et, demain, bio-GNV pour les utilitaires légers et les tracteurs. Il conviendra, enfin, de trouver une solution décarbonée pour les avions long-courriers ; aujourd’hui, nous n’en voyons d’autre que le fuel reconstitué à partir d’hydrogène et de CO2. Voilà une illustration de notre approche pragmatique, guidée par la conviction que le système sera d’autant plus résilient qu’il assortira des solutions complémentaires.

Jean-Marc Jancovici : La diversification des solutions de substitution n’est pas un argument d’autorité. Elle n’est pas, en soi, un gage de résilience globale. Les entreprises doivent cesser d’égrener leurs bonnes actions, qui représentent souvent une part microscopique de leur activité, sans les mettre en perspective avec l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre dont elles dépendent. Elles doivent se doter d’un outil de pilotage global qui assure une comptabilité carbone exhaustive, aussi granulaire que la comptabilité économique. Nous aurons beau avoir un avion à hydrogène, le problème ne sera pas résolu si, dans le même temps, nous augmentons l’usage du gaz naturel, qui émet du CO2 pour la génération électrique ! Depuis un siècle et demi, aucune innovation technique n’a inversé la courbe des émissions planétaires de gaz à effet de serre.

Didier Holleaux : Nous travaillons bien à une comptabilité et à une baisse globale de nos émissions. Cela passe notamment par la fermeture de centrales à charbon ou par leur conversion en centrales à gaz, qui permet de réduire de moitié le CO2 émis. Certes, il serait préférable de convertir d’emblée à l’hydrogène vert les centrales à charbon, mais ce n’est pas aujourd’hui possible.

© Véronique Deiss

Jean-Marc Jancovici : Du point de vue des émissions de CO2, produire de l’hydrogène en réformant du méthane est encore pire que de le faire à partir d’électricité !

Didier Holleaux : Nous sommes pragmatiques. C’est pourquoi, si, à consommation électrique égale, nous pouvons réduire les émissions de CO2 en transformant une centrale à charbon en une centrale à gaz, nous le faisons immédiatement, sans attendre une future solution “zéro carbone”. Or, quand nous reprenons une installation au charbon à un nouveau client industriel pour la convertir à des énergies plus propres, nous commençons par augmenter notre bilan carbone, le temps de mener la transition. La comptabilité carbone est donc complexe. Le sujet ne se résume pas à des injonctions ou à des formules à l’emporte-pièce. En ce qui concerne l’hydrogène, nous travaillons activement à l’hydrogène vert.

Le nucléaire, levier de transition parmi dautres ?

Michel Berry : Le nucléaire offre-t-il une marge de manœuvre décisive dans la transition énergétique, ou ne peut-il représenter qu’une modeste contribution ?

Didier Holleaux : Le nucléaire est un levier utile pour mener la transition. Dans les pays qui choisissent d’y recourir, il peut être une composante parmi d’autres d’un mix équilibré. De façon générale, il n’est pas souhaitable qu’une technologie occupe une part trop importante dans un mix énergétique et électrique. Cela vaut pour le nucléaire, d’autant qu’il peut présenter des risques de disponibilité systémique. Son développement passe en effet par la duplication d’un même modèle de réacteur jugé efficace et sûr. Le jour où apparaît un problème générique grave, toutes les tranches doivent être arrêtées simultanément. À cela s’ajoute un problème de disponibilité lié à la sensibilité du nucléaire à la canicule. Si le niveau de toutes les rivières baisse sous l’effet de fortes chaleurs, les tranches doivent être arrêtées les unes après les autres. C’est pourquoi il ne me paraît pas raisonnable de maintenir à 70 % ou 80 % la part du nucléaire dans notre mix électrique. Elle doit être quelque peu réduite et remplacée par des énergies renouvelables associées à du stockage (biométhane ou hydrogène).

Jean-Marc Jancovici : Cette solution de remplacement se heurte toutefois à un faible rendement. Par ailleurs, rien n’oblige à installer partout le même modèle de réacteur ! Enfin, nous n’en sommes pas encore au stade où les centrales nucléaires doivent s’arrêter l’été par manque de refroidissement.

Didier Holleaux : Un autre facteur limitant du développement du nucléaire tient à ses coûts. Si les centrales historiques offrent des coûts relativement compétitifs, l’énergie produite par les centrales neuves est très onéreuse. Les centrales électriques à charbon installées dans le monde représentent 2 000 gigawatts, quand les projets nucléaires existants dans le monde atteignent tout au plus 200 gigawatts. Si tous aboutissaient d’ici dix ou quinze ans, nous n’aurions résolu que 10 % du problème posé par les centrales à charbon. ENGIE a décidé de se consacrer plutôt aux 90 % restants, c’est-à-dire de réduire l’empreinte carbone de la production énergétique en proposant des solutions alternatives au nucléaire. Nous reconnaissons, pour autant, que le nucléaire aidera à parcourir une partie du chemin. Nous sommes d’ailleurs l’opérateur des centrales nucléaires belges.

Jean-Marc Jancovici : Le nucléaire est fondamentalement une industrie et une énergie d’État. Le faire reposer sur un acteur privé, soumis à un coût du capital élevé, en renchérit le coût. Par exemple, le prix du mégawattheure produit par la centrale d’Hinkley Point, en Angleterre, tient essentiellement au coût de l’argent, les investisseurs privés exigeant un rendement annuel de 10 %. Si l’on retenait un taux de 1 %, dans un contexte politique où le nucléaire serait perçu comme désirable et sûr, le mégawattheure coûterait moins de 50 euros. Le coût du nucléaire neuf est donc essentiellement lié au risque perçu par les opérateurs privés. C’est pourquoi la puissance publique doit prendre la main en la matière.

L’objectif de limiter le réchauffement climatique à 2 °C d’ici à la fin du siècle ne sera atteint que si l’essentiel de la planète se met en économie de guerre. Cela impose un cadre fortement planifié et dirigiste, dans lequel une fraction significative de la production actuelle des centrales électriques à charbon serait remplacée par du nucléaire. En comparaison, la production susceptible d’être assurée par l’éolien et le solaire est marginale.

Renversons le raisonnement : avons-nous la moindre chance d’éviter la catastrophe sans recourir le plus possible et aussi vite que possible au nucléaire ? Certainement pas. Il serait infiniment plus périlleux de ne pas tirer parti du nucléaire que d’y recourir. Nous devons redoubler de pédagogie sur le nucléaire, tant il est méconnu et fait l’objet de malentendus. Un récent sondage a ainsi fait apparaître que pour 69 % des Français, il contribuait au réchauffement climatique !

Rappelons que l’énergie nucléaire résulte de la manipulation de très petites quantités de matière et produit des déchets également en très petite quantité. Il faut un gramme d’uranium pour fournir l’énergie de combustion d’une tonne de pétrole ! La totalité des déchets nucléaires du parc français pour quarante ans d’exploitation tient dans un gymnase. Dans le même temps, 50 000 tonnes de produits phytosanitaires sont répandues dans l’environnement tous les ans ! Les déchets ne sont pas une raison de renoncer au nucléaire. S’ils sont enfouis à 450 mètres de profondeur, dans une couche géologique qui n’a pas bougé depuis cent millions d’années, il y a peu de probabilité qu’ils présentent un risque.

Il est éclairant de mettre en perspective les périls couramment associés au nucléaire avec d’autres dangers que nous encourons quotidiennement sans broncher. La voiture tue 3 millions de personnes dans le monde tous les ans ; les barrages ont davantage tué en Europe que les centrales nucléaires ; la chimie a davantage tué dans le monde que le nucléaire ; les piscines noient quelques centaines de personnes chaque année, etc. Pour autant, nous n’abandonnerons ni les voitures, ni les barrages, ni la chimie, ni les piscines… Quant au charbon, il éradique chaque année de la surface de la terre l’équivalent de la population de Grenoble, rien que chez les mineurs de charbon, des suites de maladies professionnelles. Je ne vois donc pas de raison de renoncer à une solution nucléaire qui permet de contrer les risques de famines, d’incendies, de migrations massives et autres catastrophes induites par le réchauffement climatique.

Fondamentalement, le nucléaire est soumis à deux limites : d’une part, il doit être soutenu par une puissance publique volontaire et constante ; d’autre part, les ressources en uranium 235 sont insuffisantes pour en faire la première solution de remplacement du charbon à très long terme. Il importe donc de passer à la génération suivante, c’est-à-dire à l’uranium 238 ou au thorium.

Un intervenant : Est-il soutenable, pour un opérateur privé, de se lancer dans le nucléaire ? Comment expliquer le coût élevé de la construction de réacteurs nucléaires par la France ?

Didier Holleaux : Les acteurs de cette industrie n’ont pas d’espoir de construire des réacteurs modernes fournissant une électricité à moins de 80 euros le mégawattheure. Pour notre part, nous estimons que des solutions combinant des énergies renouvelables intermittentes et du stockage, ou des solutions de type biogaz pour les usages thermiques, sont moins onéreuses que le nucléaire neuf.

Jean-Marc Jancovici : C’est un problème bien français. La Chine et la Corée construisent des réacteurs deux à trois fois moins coûteux que la France ! Les Chinois lancent 6 projets de réacteurs par an et ont livré des EPR à Taishan pour un montant de 4 à 5 milliards d’euros pièce. Avec un tel coût de construction, et dans l’hypothèse où le coût du capital est raisonnable (ce qui n’est possible que si la filière est pilotée par l’État), le prix de l’énergie nucléaire est inférieur à 80 euros le mégawattheure.

Un intervenant : Combien de temps peut-on raisonnablement allonger l’exploitation d’une centrale nucléaire à un coût décent ?

Didier Holleaux : Nous sommes en discussion avec la Belgique pour prolonger de dix, quinze ou vingt ans des tranches nucléaires en bon état de fonctionnement, au-delà de 2025. Faudra-t-il aller au-delà ? La réponse reviendra au gouvernement et au Parlement belges, après avis de l’autorité de sûreté.

Jean-Marc Jancovici : Aux États-Unis, une centrale doit se maintenir dans l’état dans lequel elle a été livrée. Sous cette condition, les opérateurs américains ont sollicité une durée de vie de soixante ans. Certains visent même une exploitation durant quatre-vingts ans.

La piste du renouvelable non électrique

Michel Berry : Que peut-on attendre des énergies renouvelables non électriques ?

Didier Holleaux : Comme vient de le montrer Jean-Marc Jancovici, l’hypothèse – qu’ENGIE ne partage pas nécessairement – d’un recours massif au nucléaire pour mener la transition énergétique se heurte à des limites non négligeables que sont l’instauration d’une économie de guerre et d’une politique dirigiste, le passage à une nouvelle génération de réacteurs, ou encore la capacité à construire des réacteurs. D’autres solutions doivent donc être travaillées. Nous avons la conviction qu’il faut continuer à développer les énergies renouvelables, électriques et non électriques, et que les énergies autres que le photovoltaïque et l’éolien ont un potentiel considérable. Des projets de biométhane représentant 25 térawattheures – soit l’équivalent de la production d’un peu plus de deux tranches nucléaires – ne demandent qu’à être lancés en France. Les études de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) nous permettent d’estimer que cette énergie pourrait représenter 140 térawattheures par an en France, soit 14 tranches nucléaires. C’est loin d’être négligeable.

Une deuxième source d’énergie, très insuffisamment exploitée, est la chaleur renouvelable, composée de chaleur fatale industrielle et de géothermie. Elle peut être employée dans des réseaux de chaleur et de froid, ou pour optimiser des process industriels.

Troisième source très peu utilisée en France, le solaire thermique représente un potentiel de 1 mégawattheure par maison et par an. Tous les pays du pourtour méditerranéen l’emploient pour produire de l’eau chaude sanitaire. Cette énergie a l’avantage d’être entièrement renouvelable et très largement disponible, même les jours où le soleil est voilé.

Le cumul de ces sources représente des contributions significatives et permet, client après client, d’atteindre des réductions de CO2 considérables. Une fois encore, notre responsabilité ne s’exerce pas au niveau macroscopique. Nous sommes convaincus qu’en travaillant chaque situation particulière, nous optimiserons le système global et réduirons l’empreinte carbone.

Michel Berry : Que représentent ces sources d’énergie au regard de la production des centrales à charbon dans le monde ?

Didier Holleaux : La réponse varie selon les pays et les ressources dont ils disposent. L’Indonésie a, par exemple, lancé un plan audacieux de développement de la géothermie haute température, auquel peut s’ajouter de la production de biogaz ou de biomasse : cela peut contribuer à remplacer une large part de ses centrales à charbon. Dans les pays du Moyen-Orient, il s’agit plutôt, à court terme, de remplacer les centrales à charbon par des centrales à gaz naturel, tout en recherchant d’autres solutions (solaire, hydrogène ou autres technologies) à l’horizon 2050.

Jean-Marc Jancovici : Avec la révolution industrielle, nous avons mobilisé non plus le sol, mais le sous-sol, pour fournir de l’énergie aux machines. De ce fait, le sol a pu être réservé à l’agriculture et à la préservation d’espaces naturels propices à la biodiversité. En décidant, cette fois, de mobiliser le sol pour produire de l’énergie, nous induisons une compétition entre les usages énergétique, alimentaire et écologique. Sur la planète, la forêt est d’ailleurs en train de céder la place à des cultures ayant pour partie une vocation énergétique. Non moins de 40 % du maïs cultivé par les Américains finissent dans des réservoirs de voitures ! Je ne prétends pas qu’il faille proscrire tout recours à la biomasse ou au biogaz, mais j’estime qu’il faut l’intégrer de façon limitative, uniquement lorsqu’il est plus difficile et plus lent de décarboner grâce à l’électricité ou à un autre moyen. Il revient à chaque pays de définir des situations prioritaires en la matière – pour ma part, il me semble que les premiers utilisateurs du biogaz devraient être les agriculteurs eux-mêmes, pour leurs engins mécanisés. L’Allemagne produit un peu plus de 50 térawattheures d’électricité au biogaz. Pour ce faire, elle consacre 3 % de sa surface à produire 100 térawattheures de biogaz. Je préférerais qu’elle garde son nucléaire et que cette surface soit dédiée à des forêts ! Il faut effectuer un arbitrage global entre des usages concurrents.

Didier Holleaux : Le potentiel de 140 térawattheures de biogaz auquel j’ai fait allusion ne concerne pas des cultures dédiées, mais des déchets agricoles et des cultures intermédiaires à vocation énergétique. Il n’entre donc pas en compétition avec les cultures vivrières, et présente, de surcroît, une série d’externalités positives : amélioration de la biodiversité et du stockage de CO2 dans le sol, limitation des importations de gaz naturel, réduction de la pointe électrique, création d’emplois en zones rurales...

ENGIE est en passe de devenir l’un des acteurs majeurs du développement du biogaz en France. Cette énergie n’est pas pertinente dans tous les usages, mais certaines solutions permettent d’en tirer le meilleur parti. Les centrales à biogaz, par exemple, sont particulièrement intéressantes pour couvrir les pointes, car elles offrent de la flexibilité pour des volumes de biogaz limités. Si les solutions au biogaz sont bien adaptées aux logements collectifs, les pompes à chaleur hybrides conviennent davantage aux logements individuels : ils fonctionnent comme une pompe à chaleur en mi-saison, après quoi la chaudière prend le relais lors de la pointe de froid – moment où la pompe à chaleur voit son rendement se dégrader et où, si elle fonctionnait, elle contribuerait fortement à la pointe électrique.

Michel Berry : Vous n’avez pas mentionné le photovoltaïque et l’éolien, comme si ces énergies étaient secondaires.

Didier Holleaux : ENGIE est le premier développeur de photovoltaïque et d’éolien en France ; autant dire que nous croyons beaucoup dans ces énergies ! L’éolien voit ses rendements croître progressivement. Son avenir se jouera largement offshore. En effet, les éoliennes en mer tournent jusqu’à 90 % du temps, ce qui résout en bonne partie le problème d’intermittence et compense les coûts d’installation plus élevés.

Le photovoltaïque offre également un potentiel considérable. Son rendement continuera d’augmenter, tandis que les coûts de la filière poursuivront leur baisse. Des pays très ensoleillés produisent cette énergie à moins de 20 dollars le mégawattheure et la France passera, à terme, en deçà de 30 euros. Il existe des solutions pour que l’empreinte au sol du photovoltaïque n’entre pas en compétition directe avec d’autres usages du terrain. Il reste, certes, à résoudre le problème de son vecteur de transport, qui nécessite quelques progrès technologiques.

Notez que les systèmes de stockage se sont développés. Le stockage par batterie n’est certainement pas la solution miracle, mais nous croyons beaucoup au stockage sous forme d’hydrogène. Nous constatons – et les études du consortium Gas for Climate le confirment – qu’un système qui combine les meilleurs outils du vecteur électrique et du vecteur gazier, en tirant parti de la capacité de stockage et de transport de ce dernier, est globalement plus efficace et moins coûteux qu’un système totalement électrique. En ce sens, Enedis et RTE viennent d’annoncer un plan d’investissement de 100 milliards d’euros à l’horizon 2035. D’aucuns prônent une électrification des usages, par le nucléaire notamment, mais ils omettent souvent les coûts de construction des réseaux et des systèmes d’optimisation afférents. À long terme, la solution est de stocker une partie des énergies électriques intermittentes (sous forme d’hydrogène, d’e-méthane ou sous une autre forme moléculaire) afin que l’énergie soit restituée au moment où l’on en a besoin. Compte tenu de l’évolution des prix du nucléaire et des technologies de stockage alternatives, cette solution sera compétitive à terme par rapport aux autres productions d’électricité pilotable.

Jean-Marc Jancovici : La limitation du réchauffement climatique à 2 °C a pour corollaire que les émissions planétaires devront être nulles dans la deuxième moitié du xxie siècle. Elles devront donc baisser de 5 % par an. Nous atteindrons cet objectif cette année sous l’effet de la Covid-19. En d’autres termes, pour respecter l’objectif des 2 °C, la planète doit subir l’équivalent d’une épidémie de Covid-19 supplémentaire par an ! Voilà pourquoi une économie de guerre est nécessaire. Dans un tel contexte, était-il pertinent que la France investisse 120 milliards d’euros dans le photovoltaïque et l’éolien ? L’urgence n’était pas là. Pour un coût trois fois moindre, la totalité des chaudières au fuel auraient pu être remplacées par des pompes à chaleur. Cette décision gouvernementale a été influencée par les associations radicalement antinucléaires qui étaient à la manœuvre au début des années 2000 et lors du Grenelle de l’environnement. Des énergies renouvelables difficiles à utiliser, diffuses et non pilotables, ont été privilégiées. Or, la civilisation industrielle a précisément été rendue possible par le basculement d’une énergie diffuse et fatale vers une énergie concentrée et pilotable. Il serait illusoire de croire que nous pourrions sauvegarder notre civilisation actuelle en retournant au schéma énergétique précédent.

En tant qu’énergies électriques dites décarbonées, le solaire et l’éolien sont en compétition avec le nucléaire. Est-il plus risqué d’engager rapidement une baisse des émissions de CO2 grâce au nucléaire ou de s’exposer à des incendies géants, à une élévation dramatique du niveau de la mer, à l’afflux de réfugiés par dizaines de millions, voire à la déstabilisation de démocraties, en misant sur des énergies telles que l’éolien et le photovoltaïque ? Les pays qui maîtrisent le nucléaire ont intérêt à en faire le premier outil de lutte contre le réchauffement climatique. Du reste, un système nucléaire est moins coûteux qu’un système conciliant de l’énergie solaire et du stockage, et ce, même dans l’hypothèse où les panneaux photovoltaïques sont gratuits ! Pour les pays qui ne maîtrisent pas déjà le nucléaire, en revanche, il est plus rapide de se lancer d’emblée dans le solaire et l’éolien. Pensons, par exemple, au Chili qui installe des fermes photovoltaïques dans l’Atacama.

Un intervenant : Une excellente étude du MIT1 consacrée à la contribution du nucléaire à la trajectoire zéro carbone montre que pour le nord des États-Unis, une grande partie de l’Europe et la Chine, le nucléaire est incontournable. Dans ces pays, le potentiel des énergies renouvelables est insuffisant pour atteindre une empreinte carbone de l’électricité nulle. En revanche, le Texas, le Maroc ou le sud de la Californie peuvent efficacement miser sur le solaire et l’éolien.

La sobriété énergétique, une voie efficace ?

Michel Berry : Quelle part peuvent jouer la sobriété énergétique et les économies d’énergie dans la transition énergétique ? Représentent-elles un levier d’action effectif ou marginal ?

Didier Holleaux : C’est un gisement considérable, qui demande à être exploité de manière systématique. Cela requiert un travail de fourmi, sur le terrain, en liaison étroite avec les clients, les industriels et les collectivités locales. Les économies qui pourraient en découler en France se chiffrent en dizaines de térawattheures. La démarche restera difficile à valoriser tant que le prix du carbone ne fait pas entrer dans le calcul microéconomique le coût des externalités négatives. Plus généralement, il est difficile de donner une visibilité au levier de la sobriété, car il résulte de l’addition de millions de décisions microscopiques et microéconomiques. ENGIE peut en citer de beaux exemples, comme l’usine Yoplait de Vienne, dans l’Isère, dont la chaleur fatale est récupérée et utilisée pour chauffer une école et 791 logements sociaux, soit une économie de CO2 de plus de 50 % sur la consommation énergétique de ces bâtiments.

Jean-Marc Jancovici : Il existe trois formes d’économies d’énergie. La première est l’efficacité énergétique, qui consiste à réduire la consommation d’énergie en maintenant le niveau de service (par exemple, en gardant la même voiture). Son intérêt est de ne pas faire peser la charge sur le consommateur, mais sur les ingénieurs. À approvisionnement énergétique donné, elle permet d’augmenter la quantité de service, donc le PIB. Elle n’est donc pas incompatible avec la croissance – d’ailleurs, les politiques la plébiscitent.

La deuxième est la sobriété, qui consiste à se priver délibérément d’un service (par exemple, à échanger sa voiture pour un vélo). Une partie des fonctionnalités reste assurée (le déplacement), mais le service n’est pas identique, même s’il présente des avantages (en l’occurrence, un gage de meilleure santé et un coût moindre).

La troisième est la sobriété non volontaire. On abandonne alors un service parce qu’on ne peut plus se l’offrir ou parce qu’un événement extérieur l’impose (les grèves de transport obligent à prendre le vélo).

Cette troisième voie ne recueillant guère de suffrages, il reste à osciller entre la sobriété, relativement mal-aimée, car récessive, et l’efficacité énergétique. Historiquement, l’efficacité technique et énergétique n’a cessé de croître, mais cela n’a jamais suffi à modérer la consommation globale d’énergie et les émissions de CO2. Cette voie ne suffit donc pas. Nous ne pourrons atteindre l’objectif de 2 °C qu’en mariant la sobriété – bien qu’elle soit récessive – avec l’efficacité technique. Je ne crois absolument pas qu’on puisse atteindre l’objectif de 2 °C dans un contexte de croissance économique. Les flux physiques qui sous-tendent l’activité productive ne pourront croître indéfiniment, surtout s’ils sont alimentés par des ressources non renouvelables. Nous atteindrons nécessairement un point maximum, qui sera suivi par une contraction structurelle de l’économie. La sobriété est donc absolument indispensable. Le problème n’est pas de savoir comment éviter la récession, mais comment éviter de dynamiter les sociétés humaines dans un tel contexte !

Notez aussi que le progrès technique se diffusera moins vite dans ce futur. En effet, il est aujourd’hui assuré par la rotation du capital, laquelle sera considérablement ralentie dans un monde en contraction économique. Nous devons d’ailleurs nous demander comment assurer la diffusion du progrès technique dans un monde où les flux n’augmenteront plus, mais se contracteront.

Didier Holleaux : Le prix du carbone permet de piloter avec une certaine finesse la trajectoire vers l’objectif de 2 °C. Si, comme le préconise le rapport Quinet II, l’État se fondait sur une valeur tutélaire du carbone de 250 euros la tonne pour décider de ses politiques publiques, il ferait des choix extrêmement différents. Peut-être auraient-ils des conséquences récessives ponctuelles, mais ils conduiraient à découvrir des gisements de productivité, voire de sobriété.

Par ailleurs, je reste convaincu que le progrès permet de gagner en sobriété : pour reprendre votre exemple, les vélos à assistance électrique transforment le choix entre la voiture et le vélo.

Jean-Marc Jancovici : J’ai écrit une déclaration d’amour à la taxe carbone2 en 2006 ! Depuis, j’en ai une vision plus mesurée. Le signal prix est utile dans certaines circonstances, mais il ne saurait être un outil universel. En effet, pour un certain nombre de transitions – de la voiture au pétrole à la voiture électrique, par exemple –, le prix à la tonne de CO2 évité atteint très rapidement quelques centaines, voire quelques milliers d’euros. Le corps social ne l’acceptera jamais.

Le marché est un instrument d’optimisation à court terme, mais n’est absolument pas adapté au pilotage de long terme. De fait, certaines transitions sont menées de façon bien plus efficace quand elles sont décidées par voie réglementaire plutôt qu’incitées par un signal prix. Ce n’est pas en relevant le prix du gaz que l’on convaincra les propriétaires d’isoler leurs bâtiments. En revanche, l’annonce que les chaudières au fuel seront bannies dans dix ans peut constituer un signal réglementaire efficace.

Dès lors que la taxe carbone est présentée comme un outil dissuasif, il faut s’assurer qu’elle ne devient pas un impôt de rendement. L’État doit donc organiser d’entrée de jeu la disparition future de son assiette. L’expérience montre qu’il y rechigne ! C’est pourquoi la taxe carbone doit être manipulée avec les plus grandes précautions.

Captage de CO2

Un intervenant : Que pensez-vous des solutions de captage et de stockage du CO2 ?

Jean-Marc Jancovici : Le principe est séduisant, mais sa mise en œuvre se heurte encore à de nombreux obstacles lorsqu’il s’agit de capter du CO2 en sortie d’installation de combustion. En effet, le CO2 étant une molécule chimiquement inerte, sa capture mobilise une très grande quantité d’énergie, d’où une perte en aval. Je doute aussi que, vu le risque d’asphyxie en cas de fuite, les populations acceptent de voir passer un tuyau de CO2 près de leur habitation, entre l’installation de combustion et le lieu d’enfouissement. En revanche, une autre forme de captage commence à être pratiquée, la séparation du CO2 du gaz en sortie de gisement de gaz. Les Norvégiens sont très performants dans ce domaine.

Didier Holleaux : Je ne pense pas non plus que le captage et le stockage de CO2 représentent une solution massive au problème du changement climatique. Néanmoins, cela fonctionne localement, dans des circonstances particulières, comme la production de ciment ou certains procédés d’industrie chimique qui émettent un CO2 presque pur. Ce CO2 pourrait alors être utilisé en recombinaison avec l’hydrogène pour produire du e-fuel plutôt qu’être séquestré.

Quel avenir pour la mobilité hydrogène ?

Un intervenant : Comment justifiez-vous le recours à la propulsion hydrogène avec électrolyse pour des véhicules électriques parcourant de courtes distances, sachant que cette solution ne dépasse pas un rendement de 25 % ou 30 % ? Le stockage sur batterie, dont le rendement atteint 90 %, semble préférable pour ces usages, d’autant que l’autonomie des véhicules électriques s’améliore (jusqu’à 500 kilomètres) et que les temps de recharge raccourcissent. En Norvège, des ferries de 4 mégawattheures sont rechargés lors des escales, le temps de faire monter les voitures ! La Chine a également créé 300 stations de chargement ultra-rapide de batteries de taxis.

Didier Holleaux : Dans un cas, l’énergie est disponible au moment où elle est produite ; dans l’autre cas, elle a été produite au préalable, à coût marginal nul, est stockée sous forme d’hydrogène et est disponible au moment où l’on a besoin de recharger le véhicule. Elle n’a donc pas la même valeur dans les deux situations. Ajoutons que pour un certain nombre d’usages, le temps de recharge est absolument critique – pensons aux taxis, ou aux bus qui circulent vingt heures par jour. Pour ce qui est des véhicules lourds, le fait qu’un camion transporte 4,5 tonnes de batterie ne me paraît pas optimal.

Pour toutes ces raisons, nous pensons que l’hydrogène présente un intérêt dans les solutions de mobilité. Il continuera de se développer pour des véhicules ayant une forte intensité de service et pour lesquels le temps de recharge est déterminant.

Un intervenant : Pourquoi vouloir diriger l’hydrogène électrolytique, propre, vers les mobilités, alors que 99 % de l’hydrogène est utilisé pour des applications industrielles, très carbonées ?

Didier Holleaux : Nous voulons faire les deux ! En aucun cas, nous n’entendons nous limiter à la mobilité. Les premiers grands projets de production d’hydrogène promus par ENGIE concernent des usages industriels. Nous travaillons, par exemple, avec Anglo American sur des camions à hydrogène destinés à des mines isolées en Afrique du Sud, ou encore sur un projet de fabrication d’engrais vert en Australie-Occidentale. La mobilité est un autre usage de l’hydrogène, dont il n’y a pas de raison de se priver.

Le mot de la fin

Michel Berry : Souhaitez-vous nous livrer quelques mots de conclusion ?

Jean-Marc Jancovici : La transition énergétique est vieille comme le monde. Depuis des millénaires, les hommes, et l’univers qu’ils ont créé, ne sont autres que des convertisseurs d’énergie ! La question énergétique est à ce point centrale, dans nos sociétés, qu’elle ne peut être dissociée des autres enjeux qui nous occupent : retraites, politique agricole, Europe, éducation… Malheureusement, elle est traitée comme un sujet à part. Pour faire basculer le fléau de la balance du côté de la maîtrise de l’énergie, j’en appelle à une compréhension systémique du monde, à laquelle doivent être formés les décideurs – y compris les cadres d’ENGIE !

Didier Holleaux : ENGIE a formé ses cadres aux enjeux de la transition énergétique. Tous sont intimement convaincus qu’ils doivent œuvrer en ce sens. Notre objectif est très clair : atteindre la neutralité carbone en 2050. Toute autre voie serait inacceptable. En tant qu’entreprise, nous adoptons nécessairement une approche microéconomique. Le développement des énergies renouvelables oblige à travailler à une maille très fine, au plus près du terrain, en tenant compte des ressources locales, des besoins des clients et de l’effort de sobriété qu’ils sont prêts à consentir. Le dialogue avec les parties prenantes nous enseigne la modestie. La somme des actions auxquelles nous participons contribue à réduire les émissions de CO2, mais je ne saurais dire si, sur le plan macroéconomique, elle contribuera à la croissance ou à la décroissance – ce n’est d’ailleurs pas mon rôle.

Quoi qu’il en soit, nous sommes guidés par des convictions inébranlables. Ainsi, la priorité absolue est l’élimination du charbon. La résilience des systèmes, à toutes les échelles, dépend essentiellement de la diversification des sources d’énergie et des solutions. Les différents vecteurs énergétiques (électricité, gaz, réseaux de chaleur) sont complémentaires et plus efficaces lorsqu’ils sont combinés. Enfin, l’hydrogène est promis à un bel avenir.

1. « The Future of Nuclear Energy in a Carbon-Constrained World », MIT, à consulter sur energy.mit.edu/futureofnuclear.

2. Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean, Le plein s’il vous plaît ! La solution au problème de l’énergie, Seuil, 2006.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN