Exposé de Christophe Berthonneau
À première vue, le Groupe F pourrait être décrit comme un tissu de paradoxes : implanté en pleine nature, au cœur de la Camargue, ses spectacles pyrotechniques illuminent les villes de la planète ; ennemi des processus et des règles, il déploie une organisation d’une précision redoutable ; pionnier des technologies du spectacle, il ne valorise rien tant que la nature et le vivant ; inconnu du public, il orchestre les plus grands événements mondiaux. Ces paradoxes sont, somme toute, le reflet de la complexité du monde, que nous cherchons à embrasser.
Cheminer sur les crêtes
C’est dans le théâtre de rue que j’ai fait mes premières armes, notamment auprès de la compagnie Ilotopie. Nous imaginions toutes sortes de performances artistiques : étendages publics de linge, expositions d’animaux écrasés, squats d’abribus en banlieue parisienne… Après quinze ans de collaboration avec une myriade de professionnels, j’ai décidé de m’entourer d’une équipe pour concevoir des événements culturels de façon autonome, sans la moindre subvention ni le moindre soutien des institutions, et en prenant le monde comme terrain de jeu. Pas question de me soumettre à l’expertise d’un directeur régional des affaires culturelles ou d’un fonctionnaire dépressif du ministère de la Culture !
Nous avons alors développé deux formes de spectacles, l’une très conceptuelle et artistique, gratuite, l’autre répondant à des appels d’offres internationaux dans le secteur privé, pour des agences de communication ou le Comité international olympique. Dans les deux cas, il s’agit de susciter une émotion grâce à un contenu maîtrisé. Une dimension intime supplémentaire s’invite dans nos spectacles purement artistiques, renvoyant à notre rapport au monde et aux autres.
D’emblée, nous avons visé haut : l’une de nos premières réalisations fut la clôture des Jeux olympiques de Barcelone en 1992. Ont suivi une pièce de théâtre de rue qui a fait le tour du monde, Les Oiseaux de feu ; la clôture de la Coupe du monde de football sur le toit du Stade de France en 1998 ; le passage à l’an 2000 sur la tour Eiffel ; les cérémonies des Jeux olympiques d’Athènes en 2004, de Turin en 2006 et de Rio en 2016 ; l’inauguration du plus haut gratte-ciel au monde, le Burj Khalifa, en 2010 ; ainsi qu’une multitude de festivals, depuis la Nouvelle-Zélande et l’Australie jusqu’à l’Espagne et l’Italie.
L’inauguration du Louvre Abu Dhabi, il y a deux ans, est un bon exemple de la complexité du montage d’un événement artistique dans un espace public. Aboutissement de trente ans d’expérience et de cinq ans de travail, elle a mobilisé tous les outils et technologies que le Groupe F a élaborés au fil du temps, mêlant feux d’artifice, vidéos, chorégraphie, musique, jeux sur les reflets… Complexité supplémentaire, nous devions contenter l’architecte du bâtiment, Jean Nouvel, redoubler de diplomatie auprès des autorités d’Abu Dhabi et célébrer la vocation universelle du musée, traçant une humanité commune dans une région aux enjeux politiques et religieux exacerbés.
Les communs avant tout
Bien que nous intervenions dans les plus grands événements internationaux, nous cultivons une modestie et un respect scrupuleux des “communs”, ces ressources humaines et naturelles que nous avons en partage. Je suis attentif aux rythmes et aux parcours de vie – avec leurs éventuels accidents – de chacun de mes 50 collaborateurs et nous entretenons une communication quasi affective avec nos partenaires, depuis les fournisseurs jusqu’aux responsables des services de police et des pompiers.
Nos activités sont certes lourdes sur le plan environnemental, mais nous avons bâti cette aventure sans couler le moindre mètre carré de béton et, plus encore, en enrichissant la biodiversité du parc de Camargue qui nous accueille : outre les 90 nids d’hirondelles que nous y avons disséminés, nous avons créé des zones refuges pour les souris, geckos, couleuvres, grenouilles, tortues et autres oiseaux…
Surfer sur la vague
J’ai appris grâce à Jean-François Charnier, ancien directeur scientifique du Louvre Abu Dhabi, que le monde n’était pas rationnel, mais guidé par des modes. Il n’y a pas de honte à s’en saisir, tant qu’elles ne dénaturent pas notre discours. De fait, nous exploitons les esthétiques et les techniques les plus contemporaines pour transmettre nos idées : simulation 3D, drones, références culturelles émergentes, nouveau rapport aux couleurs… C’est l’occasion de régénérer nos activités, mais aussi d’attirer des jeunes recrues férues de technologies.
Si nous nous sommes maintenus au premier plan dans le secteur concurrentiel, grâce à une veille affûtée du marché, nous avons dû revoir nos formats dans le spectacle vivant non commercial. Durant les décennies 1980 et 1990, les services culturels multipliaient les manifestations et festivals gratuits, ce que nous adorions : quelle joie de parler à tous les publics, des enfants jusqu’aux aînés ! Nous mêlions diverses lignes narratives, pour que chacun ait l’occasion de vibrer. Cette offre s’étant malheureusement “asséchée”, il nous a fallu inventer des événements payants, d’abord à Versailles à partir de 2007, puis, entre autres exemples, au pont du Gard. C’est grâce à eux que nous avons maintenu notre troupe et tous nos savoir-faire : fabrication des décors, des costumes, atelier d’électronique…
Une organisation hors normes
Le Groupe F (F comme feu, fireworks, Feuerwerk, fuego, fuoco…) est bel et bien un groupe, une aventure humaine. L’équipe est extrêmement stable : elle grandit, mais ne perd quasiment pas de membres – un ou deux seulement sont partis en trente ans. Nos activités n’étant pas sans danger, du fait des travaux acrobatiques et de la manipulation d’explosifs, notre priorité absolue est la sécurité des personnes et des biens. Il y va de l’intégrité corporelle de nos collaborateurs, mais aussi de leur qualité de vie, sachant que le stress qu’ils absorbent, leur rythme de travail en dents de scie et leurs voyages fréquents sont coûteux pour leur santé physique et mentale.
J’ai dû arrêter très tôt ma scolarité. Est-ce la raison pour laquelle je déteste les chemins tout tracés et les process ? J’estime qu’il faut réinventer la norme en permanence, plutôt que de s’y soumettre. Le Groupe a d’ailleurs conçu lui-même tous ses outils, y compris informatiques, et a son propre centre de formation. Aussi pointue soit-elle, cette organisation a un défaut : elle repose sur des individus et non sur des postes. Il n’y a d’ailleurs quasiment aucune définition de poste au sein du Groupe F ! Nous n’avons pas davantage de commercial. Le développement passe exclusivement par le bouche à oreille et les appels d’offres. Nos commanditaires sont incroyablement variés. En trois mois, nous avons travaillé avec Björk, Jeff Koons, le directeur de Disney Imagineering, un comité olympique, des fournisseurs… Nous les traitons tous à égalité, avec gentillesse. Jamais nous n’avons intenté une action en justice – les occasions n’ont pourtant pas manqué ! Nous préférons regarder les gens s’énerver et s’enfoncer dans leurs torts, sans y perdre notre énergie, certains que le temps aplanit les choses.
Célébrer la beauté et la fragilité du monde
Nos réalisations doivent transmettre une vibration et une émotion. Je déteste qu’on me dise qu’un de mes spectacles est « très intéressant » ! Nous voulons prendre aux tripes, surprendre, émerveiller, révéler l’espace quotidien sous un nouveau jour, produire une fiction dans un territoire connu. Pour y arriver, il faut de la maîtrise et de la vigilance, accepter d’apprendre et écouter des maîtres – les miens sont Peter Brook, Ariane Mnouchkine ou Jean-Paul Goude, parmi tant d’autres, dont la vision de la création et du monde m’enrichit. Je me réfère sans cesse à une vaste collection de figures que j’admire et j’invite mes jeunes créatifs à en faire de même, plutôt que de se réfugier dans un ego rapidement improductif.
Une attention pour la nature et le vivant nourrit mes créations – les thèmes ne manquent pas, tant l’anthropocène interroge notre place dans le monde. À cet égard, la Covid-19 arrive à point nommé : ce minuscule organisme vivant fait vaciller un ultralibéralisme fanfaron, dans lequel la technologie et l’intelligence artificielle sont censées piloter l’avenir, voire nous rendre immortels – en consommant, incidemment, des minéraux et des métaux rares. J’aime penser que nous sommes vivants et que nous allons mourir. Occupons le temps qui nous est donné à explorer l’organique, à tisser des liens, à scruter les émotions infimes qui nous traversent, à éprouver le vent, le soleil, le froid, les odeurs, la chaleur d’une main ! Tels sont mes objets de création privilégiés. Nous employons, certes, les technologies les plus poussées, mais notre discours est intemporel : l’éblouissement d’un lever du soleil, quand la lumière surgit et révèle les formes qui nous entourent ; la magie d’un crépuscule, d’un lever de lune et d’un ciel étoilé ; les couleurs des plantes, des plumes, des peaux… Voilà ce qui me fascine et que je souhaite partager.
Par exemple, pour le nouvel an 2020 à Barcelone – événement abstrait, sans signification en soi –, nous avons consacré les douze dernières minutes avant minuit à “brûler” l’année, avec ses bonnes et ses mauvaises nouvelles : l’océan de plastique, la déforestation, la reconnaissance faciale, la révolte des gilets jaunes, la révolution en Algérie, les manifestations à Hong-Kong… Puis, nous avons passé douze minutes à célébrer la beauté du monde – en l’occurrence, en contemplant le lightshow naturel de planctons. Le tout s’est clos par un grand feu d’artifice. Le public était ravi et ému – 99 % de taux de satisfaction ! Cette célébration lançait un avertissement : le vivant est très puissant. La Covid-19 en est la preuve.
Autre avantage collatéral de la Covid-19, cette catastrophe économique nous a obligés, au Groupe F, à faire le deuil salvateur de l’argent et à entamer un deuil de l’outil : ce que nous bâtissons depuis trente ans, voilà que nous pouvons le perdre. Pas question, en revanche, de faire le deuil des communs de notre magnifique équipe. J’ai pris conscience que, même si l’aventure périclitait, nous en lancerions une autre, tous ensemble. Nous avons mis nos derniers moyens dans le feu d’artifice du 14 juillet 2020 que la maire de Paris a courageusement maintenu en temps de déconfinement, et l’engagement sans faille dont l’équipe a fait preuve m’a convaincu que nous serions capables de nous réinventer. Ce sera probablement l’occasion de nous libérer du poids des outils et de tourner encore davantage nos activités vers le végétal et l’organique.
Demain est incertain pour toute la planète. C’est formidable ! Nous sommes devenus plus faibles et plus fragiles, mais ce phénomène est global. Hier, un pays affaibli était une cible de choix. Aujourd’hui, le couteau sous la gorge, nous sommes mondialement acculés à une remise en question des dogmes. La pause liée à la Covid-19 invite à concevoir des contenus qui intègrent un souci de sobriété et qui participent d’une réflexion sur le vivant. Nous devons aussi repenser le temps et l’espace de nos spectacles : un événement ne réunira plus 3 millions de personnes le même jour, mais 3 000 personnes pendant six mois ; il pourra refléter le passage des saisons et la transformation de la nature au fil du temps. Quelle chance !
Débat
Faut-il bannir les feux d’artifice ?
Un intervenant : Comment conciliez-vous votre souci de l’écologie avec le caractère à certains égards polluant de la pyrotechnie ?
Christophe Berthonneau : La principale pollution liée à nos événements tient au nombre de personnes qu’ils déplacent. Le problème est le même pour les matchs de football ! J’ai calculé pour la première fois le poids carbone d’un show en 2004, pour le nouvel an à Londres qui a déplacé 700 000 personnes. Le feu représentait 0,03 % de l’empreinte environnementale totale du spectacle.
On se plaît à critiquer la pyrotechnie, souvent à tort. Un article de Télérama, tissé de mensonges, a prétendu que le feu d’artifice du Burj Khalifa avait nécessité 28 tonnes de poudre. En réalité, nous n’avons utilisé que 862 kilos de matières explosives sélectionnées pour leur faible teneur en microparticules. Sachant que ce spectacle a touché des centaines de millions de gens, c’est l’un des moins polluants que l’on puisse imaginer !
Il est vrai, néanmoins, que les industriels du secteur peinent à évoluer. Pour notre part, nous avons réussi à supprimer le plastique des dispositifs de pyrotechnie et nous travaillons sur la composition des explosifs. Je suis malgré tout assez pessimiste : les feux d’artifice disparaîtront probablement avant que les industriels aient fait leur révolution. L’obligation de s’adapter à des normes européennes drastiques capte toutes les ressources des entreprises de pyrotechnie et les empêche d’investir dans la recherche et développement (R&D). Je le regrette, car les feux d’artifice offrent le récit magnifique du théâtre cosmique. À condition qu’ils restent exceptionnels, leurs retombées chimiques sont dérisoires. Le passage pluriannuel d’un traitement à la bouillie bordelaise (agréé en agriculture bio), gorgée de cuivre, sur une dizaine d’hectares de vigne correspond au tir de quarante feux d’artifice !
Une précision affranchie des process
Int. : Vous dites refuser les process, mais n’en avez-vous pas qui ne disent pas leur nom, qui vous permettent de répondre aux défis les plus fous ?
C. B. : Notre défi est de raconter des histoires à dormir debout, avec leur lot d’acrobaties et de fragilités. Les process ne seraient d’aucune aide : ils sont bien trop figés et formatés. Nous préférons bétonner des environnements extrêmement mouvants en faisant une analyse précise de chaque situation.
Prenons la Coupe d’Asie des nations de 2019, qui a vu l’équipe qatarie arriver en finale. Le Qatar a voulu célébrer l’événement. J’ai été appelé le mercredi à 14 heures pour un spectacle le samedi à 8 heures. J’ai accepté à 15 heures. Une heure plus tard, nos camions commençaient à être chargés dans les dépôts. Le lendemain matin à 5 heures, des caisses d’explosifs partaient pour l’aéroport de Villacoublay, tandis que des avions militaires décollaient du Qatar pour venir les récupérer. Ils ont atterri à 3 heures du matin au Qatar et ont confié leur chargement à des hélicoptères, pendant que des brigades de travailleurs locaux, accompagnés d’une quinzaine de mes collaborateurs, creusaient des tranchées. Le spectacle a eu lieu en temps et en heure, le client était ravi, et nous aussi. Jamais nous n’aurions réussi avec des process et des règles figés. Mieux vaut s’appuyer sur des collaborateurs aux compétences aiguës, qui se mobilisent dans une aventure singulière.
Nous intégrons toutefois des systèmes de contrôle dans toutes nos activités, pour garantir la sécurité. Les entrées et sorties d’explosifs sont surveillées au gramme près par les autorités publiques ! Le responsable de notre dépôt a toute la compétence et la rigueur pour organiser une livraison dans la nuit ; il y voit même un défi stimulant. Nous effectuons un travail d’alpinisme, de cordée, qui requiert la plus grande précision dans chacune des opérations. Pour s’adapter à des situations toujours différentes et complexes, il faut mêler capacité d’adaptation et responsabilité individuelle.
Nous venons d’intégrer des anciens de Disney, habitués à une organisation normée, mais nous les avons rapidement “pollués” et acclimatés à notre culture. Je connais parfaitement le fonctionnement de ce type d’entreprise, pour avoir souvent collaboré avec des compagnies américaines lors de cérémonies olympiques. Elles ont beau multiplier les procédures écrites, personne ne se les approprie. J’ai visité, aux États-Unis, ce qui était considéré comme une fabrique d’explosifs de pointe, mais j’ai tremblé pour les ouvriers : je voyais partout des risques vitaux. Chez nous, la sécurité est assumée par tous, sans hiérarchie. Quiconque identifie un danger bloque la machine le temps que le problème soit résolu. Depuis trente ans, notre taux d’accidents du travail est presque nul. Nous sommes la société du secteur qui paie la police d’assurance la plus faible au monde !
Nous sommes la preuve que l’absence de process ne nuit pas à la rigueur. Ainsi, nous n’avons eu aucun redressement fiscal ou lié à nos cotisations sociales en trente ans, ni aucun retour de TVA, bien que nous réalisions 10 à 20 millions d’euros de chiffre d’affaires.
Int. : Comment arrivez-vous à créer dans les situations d’urgence ?
C. B. : La secrétaire de l’ancien président du Costa Rica, Óscar Arias Sánchez, m’a expliqué que l’on trouvait souvent la solution aux problèmes dans le rythme. L’idéologie est caduque face aux tempos ; il faut une dynamique, un mouvement qui fasse tourner les choses. Quand la création artistique est soumise à l’urgence, le rythme et la beauté priment. Parfois, un moment de grâce s’y invite.
Philip Glass, que j’admire et avec qui j’ai collaboré, m’a expliqué sa méthode : en cas d’urgence, il a une boîte à outils avec des modules à toute épreuve. Je fais de même, d’autant que les délais de production tendent toujours à se rétracter. Quand le temps manque, j’assemble des éléments robustes (images, feux d’artifice, scénographies, animations en 3D…) selon les desiderata du commanditaire et l’ambiance de l’événement, alors même que l’équipe a commencé à monter le spectacle. Je m’appuie aussi sur notre logiciel maison qui synchronise l’ensemble des médias intervenant dans un show. C’est ainsi qu’en 2013, j’ai pu proposer 27 créations originales. Évidemment, on ne mène pas la même recherche esthétique en quatre semaines qu’en six mois !
Int. : L’outil informatique qui régit vos spectacles connaît-il parfois des bugs ? Comment les surmontez-vous ? Avez-vous la possibilité de simuler vos événements ?
C. B. : J’ai deux mots d’ordre, l’empirisme et l’expérimentation. J’ai besoin de voir les choses en trois dimensions pour en comprendre l’intérêt.
La recherche artistique est notre R&D. C’est elle qui nous pousse à inventer des outils et à les porter au plus haut degré de précision, de sorte qu’ils répondent aux désirs créatifs, et pas seulement techniques, des artistes avec lesquels nous travaillons (metteurs en scène, chorégraphes, directeurs artistiques…). Nous réalisons tout en interne, pour en avoir la maîtrise, et ne sous-traitons que la lumière et le son.
Pour éviter les plantages généralisés, nous décomposons les événements en modules autonomes. Ainsi, les bugs ont des effets limités et passent presque inaperçus. Nous nous synchronisons grâce à des horloges GPS reliées à des satellites, mais nous sommes prêts à donner un coup d’envoi au talkie-walkie, si nécessaire.
Nous faisons des répétitions, mais sans faire exploser de feux d’artifice. Ce serait du gâchis. Les tests s’arrêtent donc à l’allumage. Nous employons notre propre outil de simulation virtuelle. Vous aurez compris que je suis un geek ! J’ai eu mon premier Mac en 1987, ai fait ma première présentation virtuelle sur Photoshop en 1989, ai conçu le premier tableur Excel de synchronisation de spectacles lorsque j’étais assistant pour une cérémonie olympique, avec un metteur en scène qui changeait sans cesse d’avis… Nous avons ensuite développé les premières simulations vidéo. C’est d’ailleurs ce qui a convaincu la SNCF de nous commander le spectacle d’inauguration du TGV Méditerranée en 2001, avec une consigne simple : « Feu d’artifice selon le vidéogramme. » Je n’ai pas hésité à livrer un spectacle plus long que prévu, au grand bonheur du client, tant l’aventure me paraissait extraordinaire ! Nous avons été pionniers dans toutes les technologies du spectacle : générateurs de flammes, vagues de pyrotechnie informatisées…
L’art emporte tout
Int. : Lorsque vous répondez à un appel d’offres, devez-vous travailler avec un directeur artistique tiers ?
C. B. : Toutes les situations peuvent se présenter. Dans certains cas, je préfère passer par une agence qui maîtrise mieux le langage marketing que moi et qui assure l’interface avec le client !
Int. : Vous semblez moins attaché à la dimension pyrotechnique de vos spectacles qu’à leur contenu poétique et artistique. Dans les appels d’offres pourtant, n’est-ce pas votre expertise technique qui fait la différence ? Ces deux dimensions entrent-elles en tension ?
C. B. : Absolument pas. C’est grâce à nos qualités artistiques que nous avons remporté tous nos grands marchés. Je maîtrise certes l’ensemble des techniques du spectacle, mais je peux aussi faire office de conseiller artistique durant la création. Un chorégraphe comme Dimitris Papaioannou, lorsqu’il met en scène les cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques d’Athènes, veut collaborer avec quelqu’un qui connaît les enjeux créatifs, au-delà des aspects techniques.
Nous avons été choisis pour inaugurer le pont Rion-Antirion. Pendant que j’élaborais le concept artistique, le projet a été annulé. J’ai malgré tout livré mes idées au commanditaire… ce qui l’a convaincu de maintenir l’événement. Notre concept célébrait l’ingénierie, la magie d’un pont. C’est lui qui a sauvé l’affaire, pas la technique.
Int. : Vous souhaitez que vos spectacles fassent vibrer tous les publics, de tous âges et toutes origines. Comment parvenez-vous à parler à tous et à chacun ?
C. B. : En écrivant, je me glisse dans la peau d’un enfant, d’un philosophe, d’un chorégraphe. Qu’auraient-ils envie de voir ? Je me mêle aussi au public pour comprendre sa perception. Malgré mon absence de formation, j’ai grandi grâce à des artistes comme Michel Portal, Peter Brook, Cecil Taylor, Steve Lacy, Maurice Roche… Baigné par ces maîtres, j’ai pris l’habitude de conceptualiser. Il y a toujours un langage derrière mes réalisations. L’écriture doit décliner différentes strates et être suffisamment ouverte pour que chacun y trouve sa place. J’ai, par exemple, adapté l’un des tout premiers romans de science-fiction, Histoire comique des états et empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, dans le bassin de Neptune au château de Versailles. Une spectatrice y a vu une interprétation somptueuse des mythes d’Isis et Osiris !
Int. : Y a-t-il une différence de conception entre les spectacles payants et gratuits ? L’un offre-t-il davantage de liberté créative que l’autre ?
C. B. : J’aime les événements gratuits parce que leur public ne nous choisit pas et que nous devons tout faire pour le séduire. Au parc de la Villette, à Paris, nos spectacles de musique électroacoustique contemporaine, a priori exigeants, ont littéralement emballé l’audience. Lorsque vous trouvez le rythme et l’esthétique justes, les spectateurs sont prêts à vous suivre.
Dans le secteur commercial, le public nous choisit délibérément, et nous pouvons resserrer la maille de nos contenus. Ce n’est pas sans travers : seules des personnes plutôt aisées et plutôt âgées peuvent s’offrir un billet à Versailles. Cela étant, les jeunes inventent leurs propres espaces de création et de liberté ; les rave party, que je sillonne depuis quelques mois, en témoignent !
Int. : L’émotion des spectacles est souvent palpable dans leurs moments de silence. En intégrez-vous dans vos créations ?
C. B. : Je joue du silence et de l’obscurité. Pour le réveillon de l’an 2000 à la tour Eiffel, nous avons progressivement illuminé l’édifice avant minuit, puis avons tout éteint. Le silence a duré une seconde et demie. Le public a commencé à vibrer et nous avons accompagné ce souffle en lançant des feux d’artifice. L’espoir suscité par le nouveau millénaire paraissait exploser.
Toutefois, je regrette de devoir créer presque exclusivement des spectacles sonorisés, avec de la musique enregistrée qui plus est, alors qu’une prestation en live permet de jouer sur le souffle et la respiration des interprètes.
Int. : Les artistes avec lesquels vous collaborez, comme Björk ou Jean Nouvel, ont un ego et une vision artistique affirmés. Vous est-il facile de servir leur vision, alors qu’ils ne connaissent pas nécessairement la matière que vous maniez ?
C. B. : À chaque collaboration, j’identifie le positionnement le plus adapté. Björk m’a appelé en 1995, après avoir vu un de mes spectacles, pourtant complètement raté, en Nouvelle-Zélande. Je lui ai répondu que je ne travaillais pas avec son type de musique. Elle a insisté et nous avons fini par nous rencontrer à Londres : j’ai découvert une femme charmante. Je l’ai accompagnée durant trois tournées mondiales. Comme elle le fait pour toutes ses collaborations, elle est venue chercher l’artiste en moi. Ayant des points communs – une carrière commencée très jeunes, un grain de folie... –, nous avons noué une complicité. En revanche, je considère Jean Nouvel plutôt comme un maître. Je n’ai accès à lui que par l’intermédiaire de ses assistants et je m’efforce de sublimer son œuvre.
La discrétion comme stratégie
Int. : Qui sont vos concurrents ? Représentent-ils pour vous une pression ou une stimulation ?
C. B. : Parmi nos principaux concurrents, l’un est français, Ruggieri, l’autre américain, Fireworks by Grucci. Je ne regarde jamais les spectacles des autres, mais je décrypte la stratégie qui leur fait remporter des appels d’offres. Au moment où elle commence à sonner creux, je m’engouffre dans la brèche.
Si nos concurrents gagnent parce que leur solution est meilleure que la nôtre, tant mieux ! Or, dans des marchés publics souvent corrompus – hormis en Europe du Nord, aux États-Unis, voire au Moyen-Orient –, il arrive que ce soit pour d’autres raisons. C’est pourquoi nous ne travaillons pas en Afrique. La corruption est une catastrophe pour l’humanité, car elle brise l’élan de l’élite laborieuse.
Int. : Le Groupe F conçoit les plus beaux spectacles du monde ; pourtant, personne ne le connaît !
C. B. : Je déteste la promotion. Le Groupe F tient à rester discret. Il y a à cela une raison stratégique : nous sommes présents partout, ou presque, et mieux vaut ne pas le faire savoir – surtout lorsque nous proposons en parallèle un spectacle payant à Versailles et un événement gratuit à la tour Eiffel. Sept entreprises de communication mondiales étaient en lice pour la cérémonie des Jeux olympiques d’hiver de Turin, et six d’entre elles avaient sollicité notre expertise. La septième a gagné… et a fait appel à nous !
Non seulement nous sommes partout, mais nous le sommes longtemps. Nous avons créé 15 spectacles à Versailles, 12 à la tour Eiffel, 6 au Burj Khalifa… Cette longévité reflète notre travail de jardinier : chaque bâtiment a son écologie, qu’il faut comprendre et respecter. À la tour Eiffel, par exemple, il s’est avéré capital de communiquer avec les personnels du monument, pour s’intégrer dans les équipes sans les déranger et leur donner envie de renouveler l’aventure.
Pour les clients, enfin, la mode est à la découverte de pépites locales, qu’ils s’imaginent inconnues et pleines de promesses. En cela, la discrétion est un argument commercial ! Évidemment, les grandes entreprises de communication internationales (Jack Morton Worldwide, Balich Worldwide…) nous connaissent toutes.
Int. : Cette volonté de discrétion se retrouve-t-elle dans votre management et dans l’organisation du Groupe F ?
C. B. : Elle se retrouve dans mon attention aux communs, dans ma manie du partage, ou encore dans mon humilité face à la nature. Je travaille douze heures par jour, six jours par semaine, avec un record de 150 vols en un an. C’est un grand écart avec le monde de mon enfance ! Pourtant, mon inspiration n’a jamais varié. À 5 ans, sur un rocher au bord de la Sèvre Nantaise, je me perdais dans la contemplation des mousses, du granit, de l’eau, des nénuphars, des ragondins... Cette passion est restée intacte. Nos parcours professionnels sont reliés à nos paysages d’enfant. Issu d’une famille d’industriels, je n’ai pas été mécontent de voir l’usine de fonderie de ma grand-mère péricliter, tant la vie des ouvriers était abominable. J’ai commencé à gagner ma vie à 14 ans, comme plongeur puis comme soudeur, sableur de containers et docker. J’ai donc connu le monde du travail et la pesanteur de la hiérarchie. C’est fort de ces expériences que j’ai bâti mes stratégies.
J’ai eu le sentiment d’atteindre les sommets en 1992, à 28 ans : je réalisais les spectacles les plus prestigieux au monde. Mon objectif professionnel étant rempli, je pouvais passer à autre chose, me lancer dans d’autres quêtes. La valorisation des communs en est une. Loin de l’idéologie ultralibérale dominante, je considère qu’on ne vit heureux que dans le partage. La possession n’est pas essentielle. Je le sais d’autant mieux que j’ai généré beaucoup d’argent ! Détenant 70 % des parts du Groupe F et percevant des droits d’auteur, j’aurais pu devenir riche. Cela ne m’intéresse pas. La Covid-19 me l’a confirmé. En réaction à la crise, fallait-il préserver l’équipe ou plutôt le patrimoine matériel, quitte à licencier à tour de bras ? Je n’ai pas hésité à protéger l’équipe, ce patrimoine commun bâti sur la confiance et qui suscite la confiance de nos clients. Nos bénéfices, nous les réinvestissons et les partageons. J’ai aussi décidé, depuis toujours, que le Groupe F ne se développerait pas. Nous aurions pu créer des filiales dans le monde entier, mais cela aurait cassé notre âme d’artisan, notre art de la main.
Cette culture nous rend forts, notamment face à la crise actuelle. Quand les autres se préoccupent de questions matérielles, nous avançons et imaginons ce qui fascinera le public dans quelques mois.
Ce principe de partage n’est pas idéologique – j’ai une allergie pour les aventures trotskistes –, mais pragmatique : il se trouve que ce système fonctionne mieux et nous rend plus heureux. Il y a huit ans, le comité directeur m’a reproché d’être trop coulant, trop bienveillant. J’ai tenu bon. Quelques années plus tard, j’ai vu déferler avec amusement la mode du management bienveillant dans les entreprises !
Int. : Comment imaginez-vous votre succession ? Peut-on transmettre le travail d’un magicien ?
C. B. : Pour avoir observé de nombreuses entreprises, j’ai appris que l’on pouvait transmettre tout ce qui relevait de la technique et de l’organisation. En revanche, la transmission ne peut pas être artistique ; ce domaine est trop personnel. Ne demandons pas aux jeunes de singer ce que faisaient les vieux ! D’autres visions et d’autres personnalités doivent éclore. Si elles ne sont pas assez partageuses, le Groupe F disparaîtra. Comme toute aventure humaine, notre entreprise est fragile ; elle peut grandir comme elle peut mourir. C’est ce qui fait sa beauté !
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Sophie JACOLIN