Exposé de Philippe Andreucci

L’expérience que je vais vous raconter m’a occupé pendant presque seize ans. Elle illustre le cheminement complexe et souvent imprévisible allant d’une idée théorique née dans un laboratoire jusqu’à une application, un produit et un accès au marché. Ainsi est née Apix Analytics, une société qui développe des analyseurs de gaz. L’entreprise compte aujourd’hui un peu moins d’une trentaine de personnes, réalise un peu plus de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires et est présente à l’international.

Après des études d’ingénieur (CentraleSupélec) et de commerce (ESSEC, HEC Challenge+), mon parcours professionnel m’a amené du marketing de l’innovation produit en PME à la recherche fondamentale, avec une quinzaine de brevets à mon actif. J’ai une expérience de management de programmes technologiques, notamment au CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), et plus particulièrement au Leti (Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information) à Grenoble, institut de recherche pionnier dans les micro- et nanotechnologies. J’ai ensuite cofondé la start-up Apix Analytics et l’ai dirigée pendant plus de sept ans. Je l’ai quittée il y a un an et demi pour me lancer dans de nouvelles aventures entrepreneuriales.

Penser laprès MEMS au CEA-Leti

Les MEMS1 ont été en partie inventés au CEA-Leti au début des années 1980. On les retrouve dans pratiquement tous les capteurs de la vie quotidienne. Une voiture en compte environ deux cents, un téléphone portable, une bonne dizaine et un avion, plusieurs milliers. Quasiment tous les accéléromètres – les capteurs qui mesurent des accélérations, présents notamment dans les airbags ou dans les téléphones portables – exploitent le brevet fondateur du CEA.

En 2004, les technologies MEMS arrivent à maturité. Les industriels ont acquis les compétences de design et de développement technologique. Il est alors temps pour le Leti de penser “l’après-MEMS”.

Je rejoins ainsi le CEA-Leti en 2004 pour trouver un prolongement aux MEMS dans le domaine des nanotechnologies (technologies permettant de réaliser des objets de l’ordre de quelques milliardièmes de mètre). Le développement de la nano-électronique, au début des années 2000, va nous permettre de lancer les NEMS, Nano Electro Mechanical Systems.

Un premier développement, le nano-accéléromètre

Le premier nano-accéléromètre est sorti au milieu de l’année 2005 au Leti, dans le cadre d’un projet européen. Le système occupait un carré de 10 microns de côté, avec des structures locales dont la largeur était de l’ordre de 200 nanomètres. Beaucoup plus petits que les MEMS, ces objets sont extrêmement réactifs et offrent des temps de réponse très courts. Nous avons pu développer des systèmes de détection ultrasensibles avec des applications dans les domaines de la biologie, de la chimie et de l’environnement.

Nous avons aussi très vite mis plusieurs milliers de NEMS en réseau, sur une surface équivalente à celle d’un MEMS, ce qui a permis d’améliorer considérablement les performances d’un capteur unique et d’en multiplier les fonctionnalités. Néanmoins, le passage à l’échelle nanométrique a aussi fait apparaître des effets perturbateurs liés à la mécanique quantique, qui ont démesurément complexifié la conception des systèmes et leur fonctionnement.

Leffet Casimir ou les forces répulsives du vide

L’effet Casimir a été l’un des effets perturbateurs prépondérants dans nos premiers dispositifs. Elle a été théorisée en 1948 par le physicien néerlandais Hendrik Casimir. Quand on met deux plaques en regard, elles se rapprochent l’une de l’autre du fait d’une force purement quantique, dont l’intensité est inversement proportionnelle à la puissance 4 de la distance entre les plaques. Quand la distance entre les plaques se réduit (typiquement vers 170 nanomètres dans les matériaux étudiés) cette force de Casimir domine de plus en plus largement la force électrostatique. En analysant minutieusement cette force, nous avons réussi, au Leti, à amoindrir ses effets et à adapter les principes d’actionnement et de détection des NEMS aux échelles submicrométriques.

Lalliance Leti-Caltech

Le Leti avait acquis une énorme expérience dans la fabrication technologique des NEMS, mais la complexité du sujet nous imposait de faire appel à d’autres scientifiques chevronnés.

Nous avions repéré Michael Lee Roukes, professeur à Caltech (California Institute of Technology), l’un des pionniers des nanosystèmes. Il les avait théorisés et fait des démonstrations très intéressantes en laboratoire, à l’aide de quelques NEMS fabriqués de façon artisanale. Or nous, nous savions fabriquer des NEMS par milliers, voire par millions. C’est ainsi qu’en 2006, nous avons forgé une alliance entre le Leti et Caltech, The Alliance for Nanosystems VLSI2.

Au bout d’un an de collaboration, en utilisant des outils de micro-électronique de manière massive et collective, nous avions réussi à fabriquer d’un coup 5 millions de NEMS sur des tranches de silicium de 200 millimètres de diamètre, puis des dizaines de millions de nanocapteurs.

En quête des premières applications

Il est dans l’ADN du Leti de faire de la science, mais avec une finalité applicative. Nous avons donc cherché à intégrer des industriels pour réfléchir aux applications.

Dès 2008, nous avons constitué un premier consortium de quatre industriels : Total, Leco (une société danalyse américaine), bioMérieux et Areva. Ils nous ont aidés à développer une gamme de capteurs nanométriques orientés vers quatre applications clés : l’analyse de gaz ; la spectrométrie de masse ; la détection en milieu liquide ; les interactions cellulaires et métaboliques. Grâce à nos NEMS, des avancées très intéressantes en matière de détection ont pu être réalisées sur chacun de ces sujets.

Entre 2009 et 2012, l’essentiel de nos efforts a rapidement porté sur l’analyse de gaz. Nous avons développé un instrument de mesure à l’échelle nanométrique. Il s’agit d’une nanobalance qui vibre à une très haute fréquence. Quand une masse vient s’agréger à sa surface, cette fréquence se modifie et la mesure précise de cette variation nous permet de remonter à la quantité de matière. À chaque fois que l’on réduit les dimensions des composants de la balance d’un facteur 10, la sensibilité du dispositif est multipliée par un facteur 10 000 ; des composants 100 fois plus petits nous permettent donc de mesurer des quantités 100 millions de fois plus faibles. Nos nanobalances peuvent aujourd’hui détecter des attogrammes (milliardièmes de milliardièmes de gramme) dans l’air ambiant et même des zeptogrammes (mille fois moins) sous vide. La taille typique des composants est alors de 2 micromètres par 400 nanomètres par 200 nanomètres.

En appliquant ces principes à l’analyse de gaz, nous avons détecté des concentrations infinitésimales dans les mélanges gazeux, de l’ordre de la dizaine ou de la centaine de ppb (part per billion, soit une molécule parmi un milliard). Notre détecteur était l’un des, sinon le, plus performant(s) au monde. En outre, nous avions réussi à faire tenir toute l’électronique requise par l’analyseur dans l’équivalent d’une boîte à chaussures, là où, auparavant, le contenant était de la taille d’une armoire. Aujourd’hui, elle tient dans une simple carte. Ce point était important pour faire émerger des applications, car un détecteur ultrasensible qui serait entouré d’une “usine” d’instruments n’offrirait qu’un intérêt limité.

Créer Apix Analytics pour ne pas rester au milieu du gué

En 2010, nous avons fait un bilan. Nous avions dépensé 10 millions d’euros et il fallait en dépenser encore des dizaines pour arriver jusqu’à un produit. Les industriels qui nous accompagnaient au travers du CEA n’étaient plus prêts à nous soutenir financièrement sans vision applicative directe. La meilleure solution était de créer une start-up, ce qui coïncidait aussi avec une envie personnelle. Grâce à l’essaimage, processus propre au CEA, j’ai fondé Apix Analytics en 2012 avec deux autres collègues du CEA et des associés américains de Caltech.

J’étais leader du projet et CEO de la société ; Pierre Puget, ancien élève de l’École polytechnique, en était le directeur technique ; Éric Colinet, ingénieur INSA et docteur de CentraleSupélec, était en charge du développement produit. Le professeur Roukes était le quatrième fondateur. Le CEA et Caltech nous ont rejoints comme fondateurs en tant qu’entités juridiques indépendantes, moyennant une prise de 15 % du capital initial d’Apix Analytics.

Apporter le laboratoire à l’échantillon, plutôt que linverse

Un très grand nombre d’industriels du pétrole, des gaz fossiles, du biométhane, de l’environnement ou de la mesure de la qualité de l’air souhaitent analyser des mélanges de gaz complexes et suivre ceux-ci au cœur même des procédés, en temps réel et en ligne. L’analyse de gaz était cependant jusqu’alors réservée à quelques grands laboratoires, dont les équipements étaient très volumineux, lourds et, surtout, très chers.

Selon les approches traditionnelles, il était nécessaire de prélever un échantillon de gaz et de l’apporter à l’analyseur en laboratoire. La vision disruptive d’Apix consistait à faire le chemin inverse. Désormais, on apporterait l’analyseur à l’échantillon, en le miniaturisant, en baissant son prix et en le dotant de multiples fonctions pour effectuer des analyses de terrain.

Nous étions convaincus que nous pouvions faire exploser un marché de 2 milliards de dollars, dominé par des leaders comme Thermo Fisher Scientific ou Agilent. Avec nos systèmes plus compacts coûtant 2 à 3 fois moins cher, nous allions changer les modèles d’usage et rendre l’analyse de gaz accessible pour des besoins très divers, notamment le suivi des procédés industriels.

Passer dun outil de paillasse à un prototype industriel

Pour atteindre cet objectif, nous avons dû franchir cinq grandes étapes. Alors que nous pensions, en 2012, avoir toutes les cartes en main, il nous a fallu cinq années supplémentaires de souffrance pour transformer ce qui n’était finalement qu’un outil de paillasse en un vrai prototype industriel.

Premièrement, si nous avions fait la preuve de concept du système, la technologie n’était pas encore stable, et donc pas assez fiable. Trois années supplémentaires ont été nécessaires avant d’arriver à un détecteur industrialisable.

Deuxièmement, un détecteur sans packaging n’est rien d’autre qu’un outil de laboratoire, il n’a pas de viabilité industrielle. Nous avons travaillé pendant plus de trois ans sur ce sujet, qui est fondamental pour faire émerger la technologie.

Troisièmement, nous avons assemblé un certain nombre de briques en un ensemble cohérent, fonctionnel et performant, et travaillé sur son industrialisation, pour arriver à un cœur analytique capable de tenir les performances attendues par les industriels. Le système complet est sorti seulement à la fin de l’année 2017, avec une certification du LNE (le Laboratoire national d’essais).

Quatrièmement, les cœurs analytiques valaient encore plus de 10 000 euros en 2012. Il a fallu un travail colossal pour réussir à diviser les coûts d’un facteur 3 à 5 et ainsi atteindre quelques milliers d’euros.

Cinquièmement, alors que les choses semblaient bien avancées, nous nous sommes rendu compte, en 2014, que nous avions mis de côté l’aspect logiciel : l’interface homme-machine. Si l’utilisateur n’a pas une interface simple, conviviale et performante qui réponde à ses besoins, il n’utilisera pas l’analyseur. Il nous a fallu presque trois ans pour sortir un premier software bien en phase avec les attentes des utilisateurs.

Accéder au marché

La stratégie d’accès au marché s’est imposée d’elle-même, au fur et à mesure de notre avancement. Avec le recul, elle s’est avérée payante.

Nous avons eu la chance de démarrer très tôt avec des utilisateurs, notamment des grands groupes comme ENGIE, Air Liquide et Total. Ils ont financé les contrats de codéveloppement et apporté de premiers revenus de R&D. Ils nous ont surtout donné accès à leurs spécifications, ce qui nous a permis de sortir des premiers systèmes entre 2014 et 2016. Mais la concurrence était sévère et les industriels n’achètent que des technologies certifiées ou reconnues. Pour exister, il nous fallait passer par des distributeurs. Or, il nous a fallu attendre 2018 pour que des premiers distributeurs, très exigeants, acceptent de proposer nos systèmes complets d’analyse.

Face à cette difficulté, nous avons décidé de raisonner différemment, à la manière d’un “Intel Inside”. Puisque nous n’arrivions pas à vendre simplement et rapidement nos systèmes complets, nous pouvions développer une solution OEM3. Dès fin 2015, nous nous sommes recentrés sur le cœur analytique, qui se présente sous la forme d’une petite cartouche. En 2017, nous avons commencé à vendre ces cartouches à des intégrateurs, charge à eux de finaliser leurs propres systèmes avec notre aide et de les commercialiser.

L’intérêt suscité par ce produit est apparu très rapidement, en Europe comme en Chine, avec des premiers gros contrats qui assurent encore aujourd’hui la majorité du chiffre d’affaires d’Apix. Les Chinois, par exemple, ne souhaitent pas se fournir auprès d’industriels américains et veulent être propriétaires de leurs propres outils, dont la fabrication est finalisée localement. Avec la solution OEM d’Apix, ils ont accès à une technologie européenne et peuvent fabriquer et vendre leur propre système sous leur propre marque.

En parallèle, nous avons poursuivi le développement d’accessoires pour les laboratoires. En positionnant nos solutions – et notamment le détecteur NEMS – dans ce secteur, nous diffusions le savoir-faire d’Apix auprès de leaders d’opinion académiques ou industriels pour “évangéliser” le marché. Nous avons aussi travaillé sur de nouvelles applications, de nouveaux usages, dans un processus d’innovation et d’amélioration continue de nos gammes de produits. Cela nous permettait de conserver notre avance technologique, notamment vis-à-vis de nos concurrents, et de rassurer nos clients.

Industrialiser notre système

Le développement du système dans une version industrialisable était crucial. Nous étions capables de fabriquer quelques systèmes, mais nous n’étions pas en mesure de garantir la livraison de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines d’exemplaires.

En 2014, Total nous a mis en relation avec nCx, un petit industriel de la région de Pau disposant d’une équipe d’une dizaine de personnes. Sa capacité de développement de produits était remarquable. Nous avons pu maîtriser l’industrialisation et la montée en volume sur des petites séries. Grâce à sa capacité de prototypage rapide, nous avons pu soutenir tous nos développements dans notre stratégie d’innovation continue. Il nous a permis d’avoir des premiers produits certifiés dès 2016 et 2017. Pour conserver l’avance acquise avec eux et afin de contrôler le rythme de nos développements, mais aussi la première phase de production de nos solutions, nous avons racheté l’entreprise en 2017.

Le financement

Nous disposions d’actifs extrêmement intéressants, de technologies opérationnelles et nous avions la double étiquette CEA et Caltech. Cette image valorisante a attiré beaucoup de financeurs, peut-être même trop.

Plus de 30 millions d’euros ont été injectés dans la société entre 2012 et 2018. Le financement a été assuré par des investisseurs pour un peu plus d’un tiers, par des subventions diverses ou du crédit impôt recherche (30 %), des prêts bancaires ou des avances remboursables – notamment de Bpifrance – (15 %), et des revenus clients (un peu moins de 20 %) pour plus de 6 millions d’euros sur la période 2012 à 2018.

Aujourd’hui, la part du capital restant aux fondateurs est malheureusement insignifiante. Ils détiennent moins de 10 % de l’entreprise.

Que retenir de cette aventure Deep Tech ?

Un succès indéniable

Apix emploie aujourd’hui plus de 25 personnes à temps plein et aura embauché durant la période de 2012 à 2019 plus d’une soixantaine de personnes, en CDI, CDD, stage ou thèse.

Nous comptons plus de 20 brevets, sous licence et en brevets propres. Nous avons une technologie de rupture innovante, des premiers produits qualifiés et certifiés. Nous sommes installés en Europe, en Chine et en Amérique du Nord.

Nous avons des contrats récurrents, des partenaires stratégiques solides et un site d’industrialisation et de production avec la société nCx. Notre chiffre d’affaires est en croissance, y compris en 2020, malgré la crise sanitaire.

Nous avons le soutien des investisseurs et des banques, qui ont injecté plus de 5 millions d’euros supplémentaires cet été pour poursuivre le développement de la société.

Des nerfs à toute épreuve

Venant notamment du monde de la recherche, et malgré ma casquette ESSEC et mon expérience en PME, j’ai parfois été considéré au début comme un chercheur qui, à ce titre, ne pouvait bizarrement rien connaître ni à l’économie ni aux marchés. J’ai dû lutter contre ces préjugés ridicules et infondés, mais aussi contre ceux de certains collègues chercheurs qui m’ont parfois pris pour un fou ou assimilé au capitalisme cupide. J’ai ainsi pu mesurer le fossé culturel qui peut exister entre ces deux mondes.

La trop grande visibilité donnée par le CEA et Caltech a eu pour contrepartie d’attirer toute une faune d’intermédiaires, qui sont souvent venus perturber notre réflexion sur le développement de la société et la vision que nous souhaitions porter.

Le démarrage n’a été qu’une succession de problèmes humains, financiers, techniques, créant un énorme stress et des “montagnes russes émotionnelles” qu’il faut apprendre à gérer.

Le prix du capital

Le démarrage d’une start-up est un moment charnière. On paie très cher les erreurs du début, qu’il s’agisse de la répartition du capital ou du choix des investisseurs et des partenaires. Venant du monde de la recherche, les fondateurs n’étaient pas du tout prêts à affronter le monde des investisseurs, l’administratif et le juridique. Il faut faire très attention au coût du capital, lors du démarrage, faute de quoi on peut très vite perdre les rênes de l’aventure.

La plénitude de laccomplissement

Tout ceci est largement contrebalancé par une incroyable liberté, une autonomie extraordinaire, une prise directe sur les choses, que je n’avais jamais connues auparavant. Dans une start-up, on voit le bénéfice d’une action assez rapidement. De la même façon, on constate rapidement l’erreur d’une action, mais on peut aussi la corriger très vite. Cela permet d’être très agile et d’avancer de manière efficace.

Quelques conseils

Donner du temps au temps

Contrairement aux GAFA qui, en quelques années, passent d’une technologie à un produit, dans les Deep Tech, il faut compter dix ans pour faire émerger une technologie de rupture, depuis l’idée jusqu’à la première application, puis encore dix ans pour aller sur le marché.

Pour les NEMS, les premières idées et les premiers brevets remontent à 2004, les premières applications sont apparues dix ans plus tard et le marché est en train de démarrer. Une technologie Deep Tech demande un financement de 40 à 50 millions d’euros pour passer de l’idée sur la paillasse au produit industriel, en particulier quand il s’agit d’instruments de mesure. En effet, un instrument est un système complexe qui requiert, par ailleurs, une grande stabilité et une grande fiabilité pour être jugé crédible et utilisable.

Savoir jouer avec la chance et rester pragmatique

J’ai tendance à penser, comme Melinda Gates, que l’entrepreneur qui réussit est d’abord chanceux. C’est la chance qui m’a permis d’avancer dans mon aventure Apix. Elle m’a apporté mes premiers clients, elle a offert la solution à certains problèmes techniques qui paraissaient insurmontables. Mais ce qui fait la différence, c’est la capacité à voir la chance et à la saisir. Il faut bien sûr beaucoup travailler pour cela et savoir être audacieux, persévérant et patient. Il faut garder l’esprit ouvert, agile, car rien ne se passe jamais comme prévu. Les opportunités arrivent souvent par des canaux surprenants. Il faut également garder les pieds sur terre et rester humble : ce n’est pas parce que ça va bien un jour qu’on ne va pas se casser la figure le lendemain (et vice versa d’ailleurs) ; tout peut basculer très vite.

Mieux vaut jouer au loto pour gagner de largent

Enfin, il ne faut pas se lancer dans ce type d’aventure avec pour objectif prioritaire celui de remporter le gros lot. L’image des GAFA a complètement faussé la vision que l’on porte sur l’entrepreneuriat. Les entrepreneurs ont finalement plus de chances de gagner des dizaines de millions d’euros en jouant au loto qu’en créant une entreprise. L’entrepreneur millionnaire existe surtout dans les films.

1. Micro Electro Mechanical Systems : capteurs microscopiques transformant une force mécanique en signal électrique, permettant par exemple l’analyse du mouvement de l’objet auxquels ils sont intégrés.

2. Very Large Scale Integrated (composants électroniques intégrés à très large échelle).

3. Original Equipment Manufacturer. Le fabricant d’équipement d’origine fabrique des pièces détachées pour des constructeurs qui vendent le système complet sous leur propre marque.

Débat

Cultures française et anglo-saxonne

Intervenant : Avez-vous tiré des leçons sur les caractères des Français, découvert des points positifs dans nos qualités intrinsèques, culturelles, ou des faiblesses ?

Philippe Andreucci : Les Français sont parfois vus de l’étranger comme étant râleurs, frivoles ou prétentieux. Pour autant, ces défauts peuvent être de grandes qualités dans la problématique entrepreneuriale. La frivolité, c’est aussi une forme d’agilité, et l’agilité est absolument fondamentale. La prétention, c’est aussi un marqueur d’ambition, et si vous ne visez pas loin dès le début, vous ne démarrerez pas. Je suis également convaincu que les Français ont l’audace, l’ambition, la résilience, la capacité à saisir la chance pour réussir.

Nous avons cependant tendance à nous poser trop de questions et à trop théoriser avant de démarrer. Nous devrions être plus pragmatiques. Les Américains sont très bons sur ce point, même si on peut parfois leur reprocher de ne pas assez réfléchir avant d’agir. C’est là que le mélange franco-américain trouve une belle complémentarité.

La culture du risque en France est très différente de celle des pays anglo-saxons. En France, le risque est mal vu et on cherche, en théorisant en tous sens, à le diminuer à tout prix. Or, on ne peut pas avancer sans prendre de risques ni parfois échouer. L’échec est aussi très mal perçu en France : c’est le signe que l’on est mauvais. À l’inverse, aux États-Unis, certains investisseurs ne retiennent des candidats que s’ils ont connu un échec. Pour eux, cet échec est synonyme d’expérience et non d’incompétence ou d’inaptitude.

Int. : Aux États-Unis, les grandes entreprises sont prêtes à payer des sommes très importantes pour racheter des start-up qui ont des premières preuves de succès. En France, il est rare de voir des start-up rachetées à un bon prix et être correctement intégrées dans les entreprises par la suite. Comment expliquer cette différence ?

P. A. : Ce sont les grandes entreprises américaines, allemandes, anglaises qui rachètent les start-up en France. Pourtant, les grandes entreprises françaises savent accompagner les start-up au démarrage. Elles s’intéressent aux innovations que portent les start-up, pour bénéficier de retombées positives en matière d’image ou pour renouveler leur roadmap et leurs produits, mais elles ne souhaitent pas forcément aller plus loin.

Aux États-Unis, à l’inverse, les grandes entreprises n’accompagnent pas beaucoup les start-up au démarrage. Par contre, dès que les start-up commencent à avoir une réelle existence, avec de vrais produits, la dynamique change complètement et les grandes entreprises les rachètent avec parfois de grosses valorisations.

À nouveau, cela tient à la place du risque dans notre culture. Racheter une start-up, c’est risqué, on préfère attendre que l’entreprise soit bien établie et ait un gros chiffre d’affaires avant de la racheter.

Int. : Aux États-Unis, les venture capitalists consacrent un temps conséquent à aider les start-up et à les conseiller. C’est un support réel parce qu’ils ont eu l’expérience de dizaines de start-up qu’ils ont vu grandir ou mourir. Avez-vous eu cet apport en France ?

P. A. : Les investisseurs américains donnent souvent plus facilement des conseils concrets et opérationnels que les investisseurs français. Aux États-Unis, les investisseurs sont présents dès le démarrage des entreprises. En France, une bonne partie du démarrage est financée par les aides, les subventions, le crédit d’impôt recherche, etc. L’investisseur est humainement moins impliqué, il suit de plus loin ou de manière trop théorique. La dimension financière est peut-être trop importante, au détriment du partage d’expériences.

Réfléchir au coût du capital

Int. : Comment avez-vous réussi à convaincre les premiers investisseurs privés de vous soutenir ?

P. A. : Avec la double image de marque du CEA-Leti et de Caltech, nous avons tout de suite attiré des investisseurs institutionnels significatifs. Les fonds corporate Aliad (Air Liquide), ENGIE New Venture, ainsi que les venture capitalists plus traditionnels tels Supernova Venture (fonds auquel le CEA participe), Kreaxi (anciennement Rhône Alpes Création) et des banques nous ont rejoints au démarrage. Demeter (anciennement Emertec) a ensuite rejoint le consortium très rapidement. Nous avons pu constituer un premier tour de table de 4 millions d’euros, puis un second tour de 8 millions d’euros deux ans plus tard, qui nous a permis d’intégrer Bpifrance et BNP Paribas Développement comme actionnaires.

Malheureusement, avec le recul, j’ai commis une erreur de débutant en ayant, à mon sens, négligé l’optimisation du coût du capital. J’étais avant tout motivé par le développement des produits, la conquête des marchés, la vente des produits aux clients, et je n’ai pas vu le risque. J’encourage tous les entrepreneurs à réfléchir au coût du capital, un point absolument fondamental que les gens ne perçoivent pas toujours en amont. Le danger est de se faire dévorer trop rapidement ensuite.

Int. : Que feriez-vous différemment aujourd’hui ?

P. A. : Selon la typologie des projets, je ne chercherais plus forcément à démarrer avec des millions d’euros provenant d’investisseurs installés. Je démarrerais plus volontiers avec de la “love money”, à travers quelques centaines de milliers d’euros, avancés par des personnes qui croient en votre affaire et qui parient sur vous.

Je limiterais cette love money à une fourchette comprise entre 200 000 et 500 000 euros, soit une hauteur maximale de 10 % du capital. En jouant sur tous les effets de levier auprès de clients potentiels de type early adopters, de Bpifrance, des banques, etc., on est alors en mesure de trouver un financement de 2 millions d’euros en moins d’un an.

Les 100 000 euros d’un “love moneyeur” vont énormément aider l’entrepreneur. Il pourra prendre le temps de négocier dans de bonnes conditions avec les autres investisseurs, quitte à dire non. Les entrepreneurs débutants ou issus du milieu de la recherche ne savent pas dire non. Ils ont cette vision d’investisseurs tout puissants qui vont leur sauver la vie ou les laisser mourir. Il me semble important d’inverser le rapport de force. C’est l’entrepreneur qui apporte l’idée, le marché, les clients, et donc la solution dont a besoin l’investisseur pour placer l’argent dont il dispose et le faire fructifier.

De lintérêt des corporate ventures

Int. : Les corporate ventures offrent-elles une approche différente des venture capitalists traditionnels ? La relation entre créateurs et investisseurs est-elle meilleure ?

P. A. : Les venture capitalists traditionnels pensent très souvent à cinq ans. Il est beaucoup plus facile de se comprendre avec les corporate ventures (pour la dimension industrielle) qui viennent pour vous accompagner sur le long terme et qui peuvent penser à dix ans, voire plus.

Le seul problème des corporate ventures est que leur vision de long terme est un peu en décalage avec celle des venture capitalists plus traditionnels. Cela les place davantage en position de suiveurs que de leaders. Le contraire serait parfois souhaitable. Cela dépend bien entendu des projets et de ce que les fondateurs souhaitent construire.

Int. : Les corporate ventures vous ont-ils aidés en matière de débouchés ?

P. A. : Oui. Sans la présence des corporate ventures à notre capital, les gros industriels n’auraient pas signé avec nous des contrats de codéveloppement, même pour des montants de l’ordre de 100 000 euros. Selon leur corporate compliance, nous étions une société à risque et on ne signe pas de contrat avec des sociétés à risque.

Pour autant, les corporate ventures n’ont pas toujours la capacité de convaincre les industriels qu’ils représentent d’utiliser ensuite les produits quand ils sortent. Au sein des grandes entreprises, il y a une dichotomie entre le monde de l’innovation, de la R&D et le monde du terrain qui pilote les usines. Dans un grand groupe, il est encore difficile de faire passer l’innovation externe, même codeveloppée dans les business units.

Laccompagnement du CEA

Int. : Le Leti, le Liten (Laboratoire d’innovation pour les technologies des énergies nouvelles et les nanomatériaux) le List (Laboratoire d’intégration des systèmes et des technologies) et, plus généralement, le CEA sont des perles françaises. Le seul équivalent que je connaisse est le Stanford Research Institute, avec ses nombreux spin-off. Comment pourrait-on développer, éventuellement dupliquer ces modèles, pour assurer le renouveau technologique de la France ?

P. A. : Le CEA a créé, je crois, 200 entreprises au cours des trente dernières années, ce qui peut sembler beaucoup. Mais sur la même période, Caltech en a créé cent de plus. Pourtant, il y a moins de personnes à Caltech, c’est une petite université au regard des énormes universités américaines. L’ETH Zürich a créé, au cours des vingt dernières années, plus de 425 start-up, avec des moyens financiers et un nombre de chercheurs sensiblement équivalents.

Le Leti a donné naissance a de très belles entreprises comme EFCIS dans les années 1970 – qui deviendra STMicrolectronics –, Soitec dans les années 1990 ou, plus récemment, Lynred, mais ces entreprises, aujourd’hui pérennes et avec un succès industriel massif, sont finalement peu nombreuses.

On pourrait aussi citer de jeunes entreprises issues du Leti et qui réussissent à faire de belles levées de fonds, comme Aledia, un fabricant d’écrans, qui vient de lever 100 à 150 millions d’euros, Apix, avec ses 15 millions d’euros, ou encore Kalray. Néanmoins, Aledia et Kalray ne produisent pas encore et ne sont pas à l’équilibre, tandis que les revenus d’Apix ne sont pas encore suffisamment significatifs pour que l’on puisse parler d’un succès industriel massif.

Je pense qu’il faudrait d’abord essayer d’améliorer le modèle Leti avant de le dupliquer. Ou en tous cas, faire les deux en même temps.

Int. : Quel est votre retour sur l’accompagnement du CEA ou de Supernova ? Maintenant que vous êtes revenu au CEA, avez-vous des idées pour perfectionner cette aide ou combler des lacunes ?

P. A. : Le CEA apporte quatre aides pour les agents désireux de s’engager dans une aventure entrepreneuriale. La première est la technologie. La deuxième est un mécanisme qui permet de sécuriser financièrement les porteurs de projet, en garantissant leur salaire sur une durée de dix-huit mois, avec éventuellement un droit au retour pour certains, puis en les autorisant à prendre un congé pour incubation de deux ans, renouvelable une fois, qui peut donc aller jusqu’à quatre ans. La troisième aide, c’est la licence et les contrats de coopération qu’accorde le CEA. En contrepartie de ces deux dernières aides, il prend, au titre de l’institution, 15 % du capital de la société. La quatrième aide provient des liens très forts entre le CEA et Supernova Invest, qui opère désormais l’ancien fonds CEA investissement. Supernova Invest est d’emblée impliqué dans le démarrage des entreprises et sa participation à des tours de table peut inciter d’autres investisseurs de son réseau à venir.

A contrario, si Supernova Invest ne vient pas, cela peut envoyer un mauvais signal. Or, vous pouvez simplement ne pas avoir envie qu’il vienne, ne pas avoir envie d’accepter certaines de ses conditions. De son côté, Supernova peut croire à la technologie, mais ne croire ni au marché ni à l’équipe. Cela peut vous mettre d’emblée en position de faiblesse. En conséquence, dans certains cas, il peut être judicieux d’aller voir Supernova Invest une fois que l’affaire est bien engagée et sécurisée avec d’autres types d’investisseurs ou avec des clients.

Vu du CEA, son écosystème est assez vertueux. Quand vous créez une société avec une technologie du CEA, ce dernier vous accorde quasiment toujours une licence. Cette licence vous donne accès à une liste de brevets dont le CEA conserve 100 % de la propriété. Le coût de la licence ou des royalties est parfois très cher. Avec ses accords de licence et sa part au capital fondateur à hauteur de 15 %, le CEA est en position de force pour négocier le jour où il y a une vente ou une monétisation.

Je trouve toutefois le CEA trop intrusif dans le processus de création de l’entreprise. Ce point de vue est d’ailleurs presque toujours partagé par ceux qui se sont engagés dans le processus de création en venant de l’institution. Les hommes qui constituent l’équipe de démarrage ont besoin d’être autonomes pour pouvoir avancer et décider. Le CEA a un peu le défaut des parents qui ne veulent pas laisser partir leurs enfants. Il se montre toujours bienveillant à l’égard des fondateurs, mais à un moment donné, à vouloir trop contrôler ou trop optimiser, il fait parfois perdre aux fondateurs trop de temps et d’énergie, en conséquence de quoi l’affaire peut être plus complexe à faire émerger que prévu. Dans tous les cas, tout en restant critique pour améliorer le système, il ne faut quand même pas oublier d’où l’on vient !

Int. : Quel devrait être, selon vous, le rôle des SATT (sociétés d’accélération de transfert technologique) ?

P. A. : Le CEA a son propre modèle et travaille peu avec elles. L’idée des SATT me paraît cependant excellente, car il faut des structures pour accompagner les entrepreneurs dans la jungle de la création d’entreprise.

Ce qui me dérange avec les SATT, c’est qu’il y ait une notion de retour sur investissement. Le meilleur retour sur investissement institutionnel qu’offre la création d’une start-up pour notre pays, ce n’est pas la plus-value réalisée par les investissements dans le capital, mais la création d’emplois et la dynamique économique.

Au risque de tenir des propos politiquement incorrect, je dirais que l’État devrait considérer que les capitaux dont disposent les SATT – qui se chiffrent pour certaines d’entre elles à plus de 50 millions d’euros – sont des leviers de création d’emploi au travers de la création d’entreprises. C’est cet angle stratégique qui devrait guider l’accompagnement des entreprises par l’État, plus que la prise de participation au capital via les SATT.

Et après ?

Int. : Quand on a vécu l’aventure Apix, que fait-on après ?

P. A. : Avec Apix, j’ai attrapé le virus entrepreneurial et j’ai donc plusieurs fers au feu. J’accompagne des entrepreneurs issus du milieu de la recherche, je suis membre de leur conseil d’administration à titre bénévole. Je les aide à ne pas commettre les mêmes erreurs que moi.

Le Leti m’a permis de le rejoindre pour relancer une dynamique de création d’entreprise et pour faire bénéficier de mon expérience tous ceux qui se lancent dans l’aventure. C’est une forme d’entrepreneuriat en résidence, limité dans le temps, qui me donne accès à beaucoup de technologies. Comme je suis un ancien du CEA, les gens me font confiance. Ma stratégie est de pouvoir basculer sur une ou deux technologies du CEA que j’ai pu identifier.

J’emmène actuellement une belle technologie, conjointement avec des Américains que j’ai connus par l’entremise de Caltech. Cette technologie de pointe répond aux enjeux du dispositif médical implantable, qui a besoin de sources d’énergie dans des dispositifs ultraminiaturisés. Il s’agit de microbatteries, au moins 10 fois plus compactes que celles qui existent sur le marché. J’ai déjà des clients potentiels parmi des grands groupes et j’aimerais rejoindre l’entreprise en tant que CEO à compter du milieu de l’année prochaine.

Int. : On vous revoit donc dans cinq ou six ans pour faire le débrief de cette nouvelle aventure ?

P. A. : Je l’espère bien !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Erik UNGER