Introduction

Jean-François DEBOST : Le siège social du pôle de compétitivité Nuclear Valley, que je dirige, se trouve à Chalon-sur-Saône, à mi-chemin entre l’hôtel d’agglomération du Grand Chalon et l’usine Framatome de Saint-Marcel, tout un symbole ! Ce pôle compte plus de 270 adhérents, dont 56 % de PME et TPE – totalisant 120 000 collaborateurs –, soit un peu plus de la moitié des emplois directs et indirects de la filière nucléaire française, qui en compte 220 000.

Nous accompagnons ces entreprises, laboratoires et organismes de formation dans leurs enjeux d’innovation et de R&D, ce qui constitue l’ADN de tous les pôles de compétitivité, mais également – et cela prend une résonnance particulière en cette période de crise sanitaire et de début de crise économique – dans leurs enjeux de croissance, de formation et d’emploi.

C’est en février 2019 que nous avons été labellisés pôle de compétitivité de la filière nucléaire civile française pour la phase IV de la politique des pôles de compétitivité (2019-2022). Nous bénéficions de la part de l’État, ainsi que des conseils régionaux de Bourgogne-Franche-Comté et d’Auvergne-Rhône-Alpes, d’une délégation de service public pour rendre éligibles à des aides publiques (régionales, nationales ou européennes) des projets collaboratifs d’innovation portés par les entreprises de la filière nucléaire française.

Depuis 2015, nous avons labellisé des projets impliquant des entreprises du territoire, pour un montant de plus de 38 millions d’euros, dont plus de 17 millions d’euros d’aides publiques, ce qui prouve que le Grand Chalon et son écosystème d’entreprises, de laboratoires et d’organismes de formation constituent un formidable territoire d’innovation pour le nucléaire français. C’est ce qui nous a amenés à choisir le nom de Nuclear Valley, en référence à la Silicon Valley américaine.

Exposés

Un exemple de résilience industrielle

Jean-Claude LAGRANGE : Dans cette période où se pose la question du rebond industriel de notre pays et des relocalisations à envisager, le territoire du Creusot et de Chalon-sur-Saône offre un bel exemple de résilience industrielle. C’est l’un des dix territoires d’industrie de la Bourgogne-Franche-Comté et il recouvre à lui seul une quarantaine d’EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) sur les 118 EPCI que compte cette région.

À ceux qui ne connaîtraient pas la Bourgogne-Franche-Comté, je conseille de venir non seulement y faire du tourisme, mais aussi travailler dans l’une de nos nombreuses filières d’excellence : nucléaire, automobile, agroalimentaire, aéronautique, santé, ou encore énergie. Les entreprises de ces filières sont situées autour des grands pôles urbains, comme Chalon-sur-Saône et Le Creusot, mais également dans des territoires plus ruraux. Lune des spécificités de cette région est en effet de bénéficier d’un tissu industriel irriguant l’ensemble du territoire.

Notre région compte cinq pôles de compétitivité, ce qui est remarquable en soi et nous permet de disposer d’un écosystème cohérent, dans lequel l’État joue un rôle prépondérant pour certains secteurs et où, pour d’autres, c’est la coopération entre les territoires qui prédomine, au plus près des besoins des entreprises.

Sans la crise sanitaire et économique qui vient de nous frapper, nous aurions certainement pu nous féliciter du nombre d’emplois créés cette année. D’ailleurs, il y a quelques mois encore, l’un des sujets de préoccupation des entreprises était de trouver suffisamment de candidats au recrutement…

Je remercie les organisateurs de cette séance qui nous permet de mettre en avant non seulement notre territoire, mais aussi la filière du nucléaire. Nous avons en effet parfois un peu de mal à valoriser cette dernière compte tenu des débats qu’elle suscite, mais elle fait notre fierté en raison de l’impact énorme qu’elle a sur notre tissu économique.

La métallurgie, ADN du territoire

Sébastien MARTIN : Le Grand Chalon est une communauté d’agglomération de 120 000 habitants. Ce territoire a toujours eu pour stratégie de conforter ses filières traditionnelles et, en même temps, de développer de nouvelles industries.

Les frères Schneider s’installent en 1836 au Creusot et, trois ans plus tard, ont l’idée de créer un chantier naval à Chalon-sur-Saône, à l’endroit où débouche le canal du Centre, qui fait la jonction entre la Loire et la Saône. L’empire industriel fondé par la famille Schneider s’appuie, entre autres, sur l’existence de ce carrefour de communication. À l’époque, les pièces métalliques sont produites au Creusot, puis transportées via le canal jusquà Chalon-sur-Saône, où sont assemblés des bateaux fluviaux. Après les bateaux, seront également fabriqués à Chalon-sur-Saône des sous-marins, puis des ponts métalliques pour accompagner le développement du chemin de fer.

Alors que le tissu industriel du Creusot a été dominé par l’énorme groupe familial des Schneider, celui de Chalon-sur-Saône est marqué par une forte représentation des PME.

L’ADN de notre territoire est intimement lié à la filière industrielle de la métallurgie, même si d’autres secteurs, comme ceux de la verrerie ou de la logistique, se sont développés par la suite. Cette diversification nous a permis de surmonter diverses épreuves. Quand une filière était en difficulté, d’autres prenaient le relais. Par exemple, entre 2005 et 2008, au moment où l’usine Kodak a licencié 2 400 salariés, l’industrie nucléaire était en plein rebond, après avoir connu des années difficiles liées à la crise de la métallurgie.

À partir des années 1960, la filière métallurgie implantée sur notre territoire se spécialise dans le nucléaire. Après les bateaux et les ponts, les entreprises locales fabriquent les chaudières des centrales nucléaires, qui sont expédiées dans le monde entier.

Patrice DI ILIO : À Saint-Marcel, nous produisons, à partir de pièces forgées au Creusot, des composants dont certains pèsent plus de 500 tonnes. Intransportables par la route, ils sont convoyés par bateau sur la Saône, d’où ils rejoignent le Rhône puis la Méditerranée, avant de franchir le détroit de Gibraltar pour être livrés partout dans le monde. Même les composants destinés à la France empruntent cette voie.

La transformation numérique et la création de l’Usinerie

Sébastien MARTIN : À travers toutes ces évolutions, notre territoire a su conserver ses savoir-faire, notamment ceux des métiers du soudage. Cette tradition industrielle, toujours bien vivante, a conduit le Grand Chalon à lancer le pôle numérique Nicéphore Cité. Cette structure va bientôt prendre une plus grande ampleur et devenir l’Usinerie, une “cité du numérique” qui apportera une valeur ajoutée supplémentaire à notre territoire d’industrie.

Nous sommes partis d’une idée simple : nous ne voulions pas construire à Chalon un énième “hangar à start-up” mais un pôle numérique qui soit un véritable outil au service du territoire. Il s’agit à la fois de conforter les filières traditionnelles du Grand Chalon, en les aidant à s’approprier les nouveaux outils numériques, et d’accompagner les entreprises innovantes à travers des partenariats avec les grands groupes industriels.

Avec Nicéphore Cité, nous avions déjà les prémisses de ce que nous voulions créer : des salles de formation, un fablab pour faire du prototypage (utilisé à la fois par de grands groupes, comme Saint-Gobain ou Framatome, et par des PME), une salle de diffusion avec un écran en 3D et, bien sûr, une pépinière d’entreprises.

Cet équipement se trouve dans le quartier de la Sucrerie, du nom d’une ancienne usine. L’UIMM a implanté juste à côté son CFA (centre de formation d’apprentis) des métiers de l’industrie. Dans quelques semaines, l’UIMM va inaugurer un nouveau bâtiment dédié aux technologies de l’usine du futur, qui proposera des formations par apprentissage depuis le niveau collège jusqu’au niveau ingénieur.

Même si on ne peut pas révolutionner le métier de soudeur, il existe des moyens de le rendre plus attractif pour les jeunes, grâce aux outils du numérique. Les nouvelles cabines de formation n’ont plus rien à voir avec les anciennes : l’opérateur est face à un écran et s’entraîne sur des images en 3D, ce qui permet, au passage, de réaliser des économies de matière et de ventilation. Mais surtout, cela permet de rendre ces formations plus attirantes pour les jeunes, car elles s’appuient sur des outils qui les concernent davantage que les outils traditionnels de l’industrie.

De leur côté, le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et l’École nationale supérieure des arts et métiers (ENSAM) vont également proposer des formations consacrées au numérique tourné vers l’industrie, depuis le bac jusqu’au doctorat, avec des masters spécialisés en réalité virtuelle et réalité augmentée. Pour l’instant, ils sont implantés de l’autre côté de la Saône, mais il se trouve que, toujours dans ce quartier de la Sucrerie, il reste un bâtiment inoccupé, qui est d’ailleurs le plus vieux bâtiment industriel de Chalon-sur-Saône. Il s’agit du moulin de la Sucrerie, construit en 1823 et qui était à l’abandon ; nous avons proposé à l’ENSAM d’y installer ses masters.

Certaines PME de notre tissu industriel ont déjà commencé à s’intéresser à la transformation numérique et à étudier comment mobiliser les nouveaux outils, non seulement dans leurs process de production, mais aussi dans la formation, ou encore dans la promotion de leurs produits, qui peut désormais passer par bien d’autres choses qu’un simple site web. Ces PME seront les bienvenues à l’Usinerie pour s’approprier encore davantage les technologies du numérique. Ce lieu jouera ainsi un rôle transversal entre le monde de l’industrie et celui de la formation, entre les grands groupes et les petites entreprises.

Le nucléaire et ses projets à long terme

Patrice DI ILIO : Framatome emploie 14 000 salariés dans le monde, dont 9 000 en France. Avec plus de 2 300 salariés en CDI en Saône-et-Loire, il est le premier employeur industriel du département.

Notre entreprise assure la fabrication, l’installation et la maintenance des composants de réacteurs nucléaires, exclusivement pour ce qui relève de la métallurgie et non, par exemple, pour le combustible.

Le choix du Creusot, de Montceau-les-Mines et de Chalon-sur-Saône pour y implanter les différents sites de Framatome, il y a une soixantaine d’années, ne doit rien au hasard. Ce territoire offrait à la fois les compétences et les infrastructures nécessaires, avec notamment la navigation sur la Saône. Par ailleurs, ces sites ne sont distants les uns des autres que de 25 kilomètres.

Compte tenu de la durée des projets que nous menons (environ cinq ans pour une centrale nucléaire), notre carnet de commande se remplit plusieurs années à l’avance, ce qui nous met à l’abri des fluctuations de court terme.

Ceci nous a permis de publier récemment 120 offres de recrutement et de maintenir notre politique de formation en alternance, avec plus de 50 alternants répartis sur les trois sites. Les recrutements concernent aussi bien des gestionnaires de projet et des ingénieurs métallurgistes que des opérateurs de production dans le soudage, l’usinage, la maintenance, ou encore le contrôle non destructif.

Ces métiers sont en pleine évolution technologique du fait de la numérisation. C’est pourquoi la création de l’Usinerie est un formidable atout pour notre territoire : le recrutement des opérateurs se fait souvent localement, car ils sont généralement moins mobiles que d’autres profils, et nous devons donc pouvoir les former sur place.

L’Usinerie représente aussi un levier d’attractivité pour les profils de cadres et d’ingénieurs, qui viennent de toute la France. Il en va de même de la diversité des filières ou de la richesse de l’offre d’enseignement supérieur, qui est en train de progresser très fortement. Il y a quelques décennies, nous étions un peu en retard dans ce domaine. Aujourd’hui, notre offre universitaire est riche et diversifiée, ce qui constitue un avantages par rapport à d’autres territoires.

Les effets dentraînement de la filière nucléaire sur le territoire

Isabelle LAUGERETTE : La filière métallurgique de Saône-et-Loire comprend 500 entreprises employant 20 000 salariés. Il y a dix ans, les effectifs étaient plutôt de 24 000 ou 25 000. Cette chute sensible s’explique, entre autres, par les évolutions technologiques.

Dans notre département, la métallurgie est étroitement liée au nucléaire, aussi bien au Creusot qu’à Chalon-sur-Saône. Cette prépondérance du nucléaire est une richesse, mais elle a pu être une faiblesse également, lorsque ce secteur a connu une traversée du désert qui a duré une dizaine d’années. En 2003, quand Framatome – devenu plus tard Areva, puis redevenu Framatome – a sollicité l’accompagnement de l’UIMM pour l’aider à relancer la filière du nucléaire, celle-ci était en lambeaux, car les entreprises avaient dû se restructurer et se réorienter vers d’autres secteurs.

Pilotage de la presse 9 000 tonnes dans l'usine Framatome du Creusot © Framatome

Le rôle de Framatome a été crucial pour permettre cette reconstruction, de même que la création du Pôle nucléaire Bourgogne, devenu Nuclear Valley. À l’époque, nous avons beaucoup travaillé avec les donneurs d’ordres et les sous-traitants qui souhaitaient faire redémarrer cette filière. La principale difficulté était de réunir les compétences nécessaires, sur un marché du travail où le chômage était relativement faible. Il y a quelques années, j’ai été invitée à Bercy pour présenter les métiers innovants du nucléaire ; j’ai expliqué qu’il s’agissait du soudage, de l’usinage et de la chaudronnerie… Certes, les nouvelles technologies nous apportent des possibilités supplémentaires, comme le soudage par technologie additive, mais notre activité de production reste malgré tout intimement liée aux nobles métiers de la métallurgie.

Nous avons lancé énormément d’actions pour faciliter le recrutement, en partenariat avec les acteurs de l’emploi et les structures spécifiques qui accompagnent les recrutements. Ce fut un travail de longue haleine, car il n’était pas facile de donner satisfaction aussi bien au grand donneur d’ordres, soumis à une forte pression du marché, dont les besoins de main-d’œuvre étaient massifs, qu’au sous-traitant, qui devait également pouvoir suivre le mouvement. Pour les sous-traitants, la relance du nucléaire constituait en effet une opportunité à ne pas manquer, même si elle ne représentait plus, dans les débuts de la relance, qu’une toute petite proportion de leur chiffre d’affaires.

Le pôle de compétitivité a joué un rôle très important dans le domaine des ressources humaines, à travers, notamment, la réalisation de deux opérations de GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences), menées en 2007, puis en 2012. À cette occasion, les acteurs de Nuclear Valley ont pris conscience de façon assez brutale que, ne serait-ce que pour remplacer les départs en retraite, et sans parler des projets de développement, les besoins étaient colossaux. En 2007, c’est plus d’un millier de recrutements qu’il fallait réaliser à un horizon de trois ans. Sachant que nous n’étions pas les seuls à recruter, nous avons dû mettre en chantier un dispositif relativement lourd pour aller chercher très loin les salariés potentiels et les accompagner dans leur installation. Nous avons, par exemple, travaillé sur l’attractivité des PME, ou encore sur les publics en difficulté.

Sébastien MARTIN : Ces efforts ont été couronnés de succès : à titre d’exemple, l’usine Framatome de Saint-Marcel, qui employait 450 salariés en 2001, en compte aujourd’hui près d’un millier.

Patrice DI ILIO : La progression du nucléaire a exercé un important effet d’entraînement sur le tissu productif de Bourgogne-Franche-Comté. Framatome fait travailler 540 fournisseurs locaux, avec lesquels le Groupe a signé près de 90 millions d’euros d’engagements de commande en 2019. À elle seule, la zone du Grand Chalon rassemble 210 fournisseurs qui ont reçu 30 millions d’euros de commandes l’an dernier. Quand le nucléaire va mal, c’est tout le tissu industriel local qui souffre, mais en cette période difficile pour l’ensemble de l’économie, le fait d’avoir un carnet de commandes bien rempli a un impact très positif sur notre environnement.

Jean-Claude LAGRANGE : L’effet d’entraînement de la filière nucléaire se manifeste aussi dans le niveau de qualification lié à l’impératif de sûreté et de sécurité qui prévaut dans ce domaine. Les PME sont montées en compétences pour répondre à cet impératif, ce qui a bénéficié également à leurs autres donneurs d’ordres.

Jean-François DEBOST : À ce sujet, je voudrais souligner que 80 % des projets de R&D accompagnés par le pôle sont multifilières. Dès qu’une entreprise travaille sur une problématique de matériau ou de robotique pour le nucléaire, elle s’aperçoit rapidement qu’elle peut trouver d’autres débouchés dans l’aéronautique, le spatial, ou encore la pharmacie. Le nucléaire a ainsi un rôle de fertilisation croisée avec les autres filières, ce qui instaure un cercle vertueux en faveur de l’innovation.

Lattractivité du territoire repose aussi sur son aménagement…

Jean-Claude LAGRANGE : Cela dit, si le dynamisme de notre écosystème industriel contribue fortement à l’attractivité du territoire, celle-ci repose également sur les services proposés aux habitants. Une région qui veut aider ses entreprises à embaucher doit se préoccuper de l’aménagement du territoire et veiller à être attractive non seulement sur le plan de l’économie, mais aussi sur le plan de la culture, des infrastructures, de la santé, ou encore de l’offre universitaire. Nous avons déjà quelques atouts en la matière : mes enfants, qui vivent dans des métropoles, ne bénéficient pas de la même facilité d’accès ni des mêmes tarifs pour les crèches ou les équipements sportifs qu’en Bourgogne-Franche-Comté…

Sébastien MARTIN : Dans les territoires qui ne sont pas directement rattachés à une métropole, comme le nôtre, l’un des enjeux est la montée en compétences afin que l’industrie puisse créer davantage de valeur ajoutée. Ceci exige de veiller en permanence à l’apport de matière grise... Nous avons été touchés plus que d’autres par la crise de 2008, qui a coïncidé avec un phénomène de métropolisation, avec une double conséquence pour notre territoire : à la fois une perte d’activité économique et une perte de cerveaux. En effet, chacun sait que dans les moments de crise, les gens qui partent vers les métropoles sont ceux qui sont particulièrement employables. C’est pourquoi nous devons continuellement renforcer notre offre d’enseignement supérieur.

La crise sanitaire a conduit beaucoup de personnes à envisager de s’installer en dehors des grandes métropoles. Nous avons une carte à jouer dans cette perspective, car le Chalonnais est à 1 h 20 de Paris en TGV et à 1 h 15 de Lyon. Nous devons cependant éviter l’écueil de n’être qu’un territoire de résidences secondaires, avec de riches Suisses, Lyonnais ou Parisiens qui viendront pendant les week-ends et les vacances, mais ne contribueront pas pleinement à la vie économique du territoire. Pour que les gens viennent ici construire leur projet de vie professionnelle, ils doivent y trouver des entreprises dynamiques, de la culture, des services et de l’enseignement supérieur pour leurs enfants.

Lévolution des besoins en compétences

Isabelle LAUGERETTE : Pendant les premières années de la relance du nucléaire, cette industrie avait essentiellement besoin de soudeurs, usineurs, chaudronniers et agents de maintenance. Nous avons fait porter tous nos efforts sur ces compétences, y compris en allant chercher des publics très éloignés de l’emploi et en les accompagnant très longuement.

Grâce à notre Observatoire de l’emploi, mis en place grâce à un partenariat entre l’UIMM, Pôle emploi et les autres acteurs de l’emploi, et unique en France par sa forme extrêmement locale, nous avons une vision bassin par bassin et mois par mois des besoins en compétences. Depuis 2018, nous observons que les entreprises recherchent des profils très différents de ceux d’il y a dix ans. Certes, elles ont toujours besoin de soudeurs et d’usineurs, métiers qui sont en permanence en tension, mais elles nous réclament aussi des licenciés, des techniciens, des ingénieurs, et cette demande vient également des PME, ce qui est très nouveau.

Ces besoins sont moins massifs que les autres, tout en étant beaucoup plus compliqués à satisfaire. On arrive à trouver des salariés prêts à se former pour devenir soudeurs ou usineurs, même si la formation est longue. Par contre, dès l’instant où il s’agit de recruter des techniciens ou des ingénieurs, ce n’est plus seulement le profil qui est en cause, mais également l’attractivité de l’entreprise et celle du territoire.

Nous avons donc travaillé avec l’ENSAM, le CNAM, les IUT locaux, l’université de Bourgogne-Franche-Comté et nous allons bientôt pouvoir proposer de nouvelles licences professionnelles, des masters, et même des formations d’ingénieur qui concerneront les hautes technologies et permettront de répondre aux nouveaux besoins des entreprises. Nous veillerons aussi à accompagner les PME qui recruteront ces nouveaux profils, car leurs dirigeants n’ont pas forcément l’habitude de ces publics et peuvent se retrouver en difficulté pour les gérer. Beaucoup n’ont pas réellement de formation de manager et sont avant tout des gens de métier.

La solidarité face à la Covid-19

Jean-François DEBOST : Dans le cadre du pôle de compétitivité, nous avons mené une enquête auprès des adhérents PME et ETI de l’association et, en six semaines, nous nous sommes entretenus avec plus de 120 dirigeants, chaque fois pendant soixante à quatre-vingt-dix minutes environ. Ceci nous a permis de disposer d’un bilan assez précis de l’état des entreprises à la fin du printemps.

Cette enquête montre que les grands donneurs d’ordres ont fait preuve de solidarité et de civisme à l’égard de leurs sous-traitants. Par exemple, Framatome et EDF ont adapté très rapidement leurs processus d’achat et de validation des jalons de projets, ce qui a permis d’accélérer la facturation et de protéger la trésorerie des petites entreprises. Aujourd’hui, la trésorerie des sous-traitants du nucléaire représente trois ou quatre mois de fonctionnement, ce qui est sans commune mesure avec celle des sous-traitants de l’automobile, beaucoup plus durement touchés.

Nous espérons maintenant que, au-delà des deux mois du confinement, et au regard de la crise économique qui s’annonce, cette solidarité se poursuivra et s’inscrira dans la durée.

Patrice DI ILIO : Je confirme que cette solidarité s’est structurée grâce à la volonté stratégique conjointe de Framatome et d’EDF de faire en sorte que la crise ait l’effet le plus faible et le plus bref possible sur notre tissu industriel.

Je voudrais aussi saluer la solidarité de nos salariés et de nos partenaires sociaux, avec lesquels, après les quinze premiers jours de flottement, nous avons rapidement commencé à travailler sur les mesures à prendre pour nous mettre en situation de redémarrer l’activité. Pour tous les métiers qui le permettaient, nous avons encouragé le télétravail. Du côté de la production, nous avons travaillé avec nos autorités de tutelle et avec nos clients sur la mise en œuvre des gestes barrières. Le personnel de production et les partenaires sociaux ont pleinement adhéré à cette démarche, sans doute parce que non seulement chez Framatome, mais dans la filière nucléaire en général, les gens sont très attachés à leurs entreprises.

Cela nous a permis de remonter très vite en puissance, tout en garantissant la qualité et la sûreté, notions avec lesquelles on ne peut pas transiger. Nous avons déjà retrouvé un rythme de production assez élevé, et pu ainsi soutenir notre réseau de sous-traitants et de fournisseurs.

Jean-François DEBOST : Environ 90 % des dirigeants que nous avons interrogés estimaient qu’au sortir de la crise sanitaire, les relations sociales au sein de leur entreprise étaient bonnes, voire très bonnes. Sans doute la longue habitude qu’ont les salariés de travailler avec des procédures de qualité et de sûreté a-t-elle facilité la mise en œuvre des mesures liées à cette crise inédite.

Isabelle LAUGERETTE : À l’UIMM, nous avons ressenti cette même solidarité à l’échelle de l’ensemble des entreprises de la métallurgie. Dès le début de la crise, les chefs d’entreprise se sont montrés inquiets avant tout pour leurs salariés et, de leur côté, les salariés n’ont pas abandonné leurs entreprises. Nous avons observé cette solidarité quels que soient la taille des entreprises et leur lieu d’implantation. L’UIMM a mis en place plusieurs outils pour faciliter la communication entre elles, en particulier des forums de discussion en groupes restreints, qui leur permettaient d’échanger sur toutes les difficultés qu’elles rencontraient, de jour comme de nuit. La solidarité s’est également exprimée de cette façon.

Un pacte de relocalisation

Sébastien MARTIN : À la suite de la crise sanitaire, le Grand Chalon, Le Creusot et Montceau-les-Mines ont proposé à la région de signer un pacte de relocalisation à l’échelle de la Bourgogne-Franche-Comté. Il est peu probable que les t-shirts à 4 euros fabriqués au Vietnam ou en Chine soient produits demain à Chalon-sur-Saône. En revanche, grâce à notre dynamisme industriel et à notre diversification, nous nous sentons en mesure d’accueillir de nouveaux projets des secteurs ayant encore des capacités d’investissement, comme l’énergie ou le nucléaire, et portant sur des éléments essentiels de leur chaîne de valeur comme la métallurgie, la plasturgie, le packaging, la logistique et les transports, domaines pour lesquels nous disposons de filières de formation très structurées.

Nous avons missionné un cabinet, cofinancé à 50 % par la Banque des Territoires, pour identifier tous les acteurs en capacité de développement présents sur le territoire du Grand Chalon. Nous allons essayer de convaincre ces acteurs que, au lieu de se tourner systématiquement vers la métropole lyonnaise, ils peuvent trouver, sur place, une zone industrielle de 50 hectares, Chalon Nord, directement reliée à l’autoroute, avec de la main-d’œuvre formée, qualifiée, qui s’appuie sur un savoir-faire, une tradition et une histoire.

Un programme de relance

Jean-Claude LAGRANGE : Notre région est, comme les autres, confrontée à un cataclysme qui ne touche pas uniquement l’industrie, mais également les autres pans de l’économie, et en particulier l’événementiel, le tourisme, et tout ce qui fait l’image de marque de cette région. Nous avons mis en place un plan de relance avec des aides massives. Nous veillons aussi à soutenir l’économie de proximité, à travers un dispositif original : sachant que ce sont les élus du territoire qui savent le mieux comment répondre à la crise traversée par leurs artisans et commerçants, nous avons créé un fonds régional dont la particularité sera d’être mis à la disposition des EPCI pour qu’ils accordent des aides collectives ou individuelles au plus près des besoins du terrain, ce qui ne s’est encore jamais vu.

Débat

Les clients du nucléaire

Un intervenant : Quels sont les principaux clients du nucléaire ?

Jean-François DEBOST : Une enquête a été menée en 2019 sur l’activité à l’export de l’ensemble de la filière nucléaire. Parmi l’ensemble des entreprises, 53 % exportent, et elles réalisent plus de 50 % de leur chiffre d’affaires en dehors de l’Europe. Lorsque les grands donneurs d’ordres du nucléaire, EDF, mais aussi Framatome et Orano, lancent de grands projets à l’étranger, ils emmènent avec eux leurs sous-traitants, or 80 % d’entre eux sont des entreprises françaises. Dans le contexte actuel, où l’on parle beaucoup de souveraineté et des difficultés d’approvisionnement de certaines industries, notamment l’industrie pharmaceutique, la filière nucléaire montre que produire sur son territoire est un véritable atout et un gage d’avenir.

Chasser en meute

Int. : Comment expliquer une réussite aussi impressionnante à l’export ? Quelle est la source de la compétitivité de votre industrie et de votre région par rapport à des concurrents qui pratiquent sans doute des prix moins élevés ?

Jean-Claude LAGRANGE : En se dotant d’un parc électronucléaire extrêmement performant, la France a démontré par les faits l’excellence de toute notre chaîne de compétences. Pour ce qui concerne le nucléaire, la comparaison ne se fait pas seulement sur les coûts, mais aussi et surtout sur les compétences et la sûreté, même si, naturellement, il faut rester compétitif, sauf à perdre les marchés à l’export. Par ailleurs, depuis 2018, EDF est actionnaire à 75 % de Framatome, ce qui permet à ces deux groupes de travailler encore davantage que par le passé la main dans la main, à la fois pour la construction et l’exploitation des centrales. Le fait de chasser en meute à l’étranger, en s’appuyant sur les compétences de l’ensemble des partenaires, est une très grande force.

Int. : Les problèmes rencontrés par l’EPR de Flamanville ne jettent-ils pas une ombre sur cette réussite ?

J.-C. L. : Naturellement, nous aurions préféré que tout se déroule sans accroc, comme pour d’autres projets, mais il s’agit d’un nouveau type de centrale et nos concurrents sont confrontés aux mêmes difficultés que nous, d’autant que la règlementation a été complètement révolutionnée, ce qui va dans le bon sens, mais nécessite des adaptations. Les problèmes rencontrés par Flamanville ne remettent pas en cause le besoin de nucléaire pour produire de l’électricité de masse, en sachant qu’on ne peut opposer les différentes sources de production d’électricité : elles sont complémentaires et nous avons besoin des unes comme des autres.

Quelles actions pour attirer les jeunes ?

Int. : Quelles actions avez-vous mises en œuvre pour attirer les jeunes dans l’industrie ?

Isabelle LAUGERETTE : Trop longtemps, l’industrie a souffert d’une image de saleté, de bruit, d’environnement de travail peu agréable. Que ce soit chez les élèves de 4e et 3e, chez les lycéens et même au-delà, nous étions confrontés à cette image très négative, comme un scotch collé aux doigts et dont il était impossible de se débarrasser.

Grâce à une campagne nationale très forte autour de l’industrie, au Pacte national de l’industrie initié par l’UIMM et d’autres filières, à l’action de l’État en faveur de l’apprentissage, et enfin, localement, à tout ce qui a été fait par le Grand Chalon pour valoriser les métiers industriels, nous avons réussi à inverser la tendance. Cela s’est ressenti très nettement pour la première fois cette année. Notre CFA peut accueillir jusqu’à 500 jeunes, mais, d’habitude, 200 ou 250 offres d’emplois étaient non pourvues faute de candidats. Cette année, 500 jeunes se sont portés candidats, ce qui était un record ! L’image de l’industrie est désormais devenue très technologique, ce qui a complètement inversé sa perception. Malheureusement, en raison de la crise, nous avons trouvé moins de 150 offres d’emplois à proposer à ces jeunes, ce qui est une catastrophe…

Sébastien MARTIN : La mise en place de Parcoursup a aussi apporté de l’air frais à certaines filières technologique. L’IUT de Chalon-sur-Saône, par exemple, n’a jamais reçu autant de dossiers. Le choix par défaut que faisaient beaucoup de jeunes (« Je ne sais pas quoi faire, donc je vais aller en fac de droit, ou de lettres, et on verra plus tard »), avec des inscriptions ouvertes à tous les bacheliers sans aucune sélection, n’est plus vraiment possible aujourd’hui, ce qui a conduit une partie d’entre eux à s’intéresser à d’autres filières que celles de l’université. Certains font aussi, tout simplement, le choix de filières qui conduisent de façon plus sûre à un emploi, ce qui est malgré tout l’un des buts premiers de la formation.

Les femmes ont toute leur place dans l’industrie

Patrice DI ILIO : Un des sujets qui me tiennent à cœur est la place des femmes dans l’industrie. Aujourd’hui, aucun poste ne leur est inaccessible et nous recrutons de plus en plus de soudeuses, d’usineuses, de techniciennes, d’ingénieures… De plus, dans l’industrie, et dans la métallurgie en particulier, on peut entrer par la petite porte et ensuite faire une très belle carrière, soit sur place, soit en allant rebondir dans une autre entreprise.

Beaucoup de filles continuent malgré tout à croire qu’il n’y a pas de place pour elles dans l’industrie, alors que c’est faux ! Nous n’avions jamais reçu autant de candidatures féminines que l’année dernière, pour des postes que nous n’aurions pas imaginé être pourvus par des femmes il y a encore dix ans, la crise a malheureusement perturbé la dynamique qui s’était instaurée.

La suspension des recrutements

Int. : Comment allez-vous gérer ce dramatique trou d’air dans les recrutements, qui risque de ruiner l’image de l’industrie que vous avez mis des années à construire ?

I. L. : L’activité industrielle a fortement chuté depuis quelques semaines et nous savons d’ores et déjà que le pire est à venir en septembre. Toute la question est de savoir combien de temps cette situation va durer, et à quel moment les marchés vont repartir. Tant que les commandes sont à zéro, on ne peut pas espérer que les industriels recrutent.

Quand des jeunes nous disent que les métiers de l’industrie ne les attirent pas, nous pouvons essayer de les convaincre, mais lorsque des industriels hésitent à recruter, tout simplement parce qu’ils craignent d’avoir, au contraire, à licencier, on ne peut que les comprendre…

La seule chose que nous puissions faire, c’est nous tourner vers les filières qui sont moins touchées par la crise, comme le nucléaire, et leur demander de faire un effort afin d’éviter, effectivement, de ruiner tout le travail patiemment accompli depuis des années en faveur de l’industrie.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT