Exposé d’Henri Poulain

Montrer les invisibles

Depuis de nombreuses années, je réalise des films documentaires, ce qui m’a amené à aborder des sujets très différents allant de la culture aborigène à la politique libanaise. Mon métier consiste donc à raconter des histoires à partir d’éléments tirés du réel. Il y a dix ans, j’ai commencé à m’intéresser au numérique, notamment sur France 5 où je produisais une émission qui portait sur la culture digitale. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Antonio Casilli, un sociologue travaillant sur la problématique des réseaux sociaux. Quand, il y a deux ans, il est venu me voir, accompagné du responsable de France tv Slash, Antonio Grigolini, pour me demander de réaliser une série documentaire à partir de ses recherches et de son livre En attendant les robots – Enquête sur le travail du clic, j’ai évidemment accepté. Mais comment donner une voix et une image à ces travailleurs du clic afin de toucher le grand public, alors que le système dans lequel ils sont plongés fait en sorte de systématiquement les invisibiliser ?

Schématiquement, on peut distinguer trois grandes familles de digital labor.

Les plus visibles de ces “invisibles” sont les livreurs et les chauffeurs d’Uber, de Deliveroo et autres plateformes de services à la demande. Ce sont ceux que l’on voit, mais avec qui on ne rentre en contact que par le truchement d’une application. En France, on compte environ 30 000 livreurs et 20 000 chauffeurs, les plateformes étant toujours très rétives à indiquer des effectifs précis.

La deuxième grande famille est constituée des micro-travailleurs. Ce sont les personnes qui, derrière nos applications, effectuent des micro-tâches visant à les optimiser. Elles sont ainsi plusieurs milliers à contribuer à l’amélioration de l’algorithme du moteur de recherche Google. Majoritairement localisés dans les pays du Sud et souvent masqués par une prétendue intelligence artificielle (IA), on estime qu’il y a 90 millions de micro-travailleurs à travers le monde. En France, ils seraient plus de 300 000.

La troisième famille est celle des modérateurs. Ils sont présents dans la totalité des grands réseaux sociaux, tels Facebook, Twitter, YouTube, etc., et ont pour mission d’éviter que les contenus indésirables produits par certains esprits malades ou malfaisants ne soient diffusés à grande échelle. Dans leur cas, l’opacité est particulièrement prononcée, le discours des plateformes prétendant que ce travail est réalisé par une IA et que si intervention humaine il y a, elle ne peut alors être que transitoire, en attendant que les algorithmes soient devenus suffisamment puissants pour s’y substituer.

Une fois ces trois grandes familles identifiées, il s’agissait d’aller à leur rencontre. Cela n’a pas été une mince affaire, car il n’est pas facile de faire témoigner des gens dont le destin n’est guère enviable et qui, en outre, n’y sont pas autorisés. Lorsqu’on est insatisfait de notre job, qu’il n’est quun pis-aller temporaire, mais dont on craint souvent qu’il ne dure, on n’a pas vraiment envie d’en parler. Cette démarche documentaire a finalement donné lieu à une série dont sont tirés les témoignages suivants, qui illustrent la réalité vécue par chacune de ces familles.


Roulez jeunesse !

Bilel – Il a 24 ans et travaille depuis plus de deux ans pour Uber Eats. Il vit à Lyon chez ses parents et a trois frères. Celui de 23 ans travaille également pour Uber Eats et l’aîné, de 26 ans, qui a déjà travaillé lui aussi pour Uber Eats, va reprendre après une interruption. « Je crois que nous vivons tous pour Uber Eats. »1

« En général, je fais soixante à soixante-dix heures par semaine pour 400 euros brut en moyenne et je dois 24 % à l’Urssaf. Je paie tout : le vélo, les crevaisons, l’abonnement téléphonique, les vêtements, etc., et Uber me demande une caution de 80 euros pour le sac de livraison d’occasion. Ce n’est pas normal pour une entreprise qui est milliardaire. »

« J’enchaîne directement Uber de 11 heures à parfois 4 heures du matin, week-end compris. En fait, je consacre toute ma vie à Uber. On n’est pas reconnu comme des travailleurs, on est toujours en mode machine. »

« Trois heures d’attente pour une seule course. C’est chaud ! Des fois, on peut attendre très, très longtemps une commande. C’est ça le problème d’Uber Eats : si t’as pas de commande, t’es pas payé. »

Pour trouver les commandes les plus rentables, les livreurs sont orientés par l’algorithme d’Uber d’un secteur à l’autre. Dans l’attente d’une éventuelle commande, ils restent connectés en permanence et continuent ainsi à produire de nouvelles données, travail invisible qui n’est évidemment pas payé. Les livreurs sont notés par les clients et les restaurateurs, et réciproquement, produisant ainsi d’autres données pour l’algorithme d’Uber.

« Sans mes parents, je serais à la rue. Ce travail-là, on ne peut pas en vivre. Avec ça, on n’a pas d’avenir, on a toujours la boule au ventre. C’est un sous-métier. »

Zlat – « Ça va faire six mois que je fais ce boulot. C’est moi qui ai acheté mon scooter. Au début j’étais en vélo, mais le GPS était un GPS de voiture, pas fait pour les vélos, et qui nous contraint à passer par des périphériques, etc. Ça nous oblige à prendre des scooters pour notre propre sécurité. »

En imposant son GPS intégré, Uber récolte des données de géolocalisation, utilisées afin de préparer l’utilisation de véhicules autonomes.

« Pour faire 100 euros par jour, je travaille tous les jours de 11 heures à 4 heures du matin. Je suis à plus de soixante-dix heures par semaine. Uber n’a pas de limite. Pour eux, tant que vous êtes connectés, c’est que vous êtes prêts à travailler. Parfois, la fatigue peut me mettre en danger, c’est vrai, mais je continue de me battre. Je suis rentré dans le monde d’Uber. »

« Le dimanche, il faut faire 15 livraisons entre 19 heures et 22 heures pour avoir un bonus de 40 euros, soit une livraison toutes les douze minutes, ce qui est quasiment impossible, même en prenant tous les risques et en ne respectant pas le code de la route. »

Micro-travailler plus pour micro-gagner moins

Micro-travailleuse anonyme – Elle a 42 ans, est française, séparée et en reprise de travail après douze années consacrées à l’éducation de ses deux enfants. Elle a trouvé ce travail de micro-working pour Google, il y a trois ans, grâce à un site proposant des jobs variés de traduction. Elle se connecte quotidiennement, par le biais d’une adresse Gmail dédiée, à un site spécifique sur lequel les tâches sont distribuées. Une tâche type consiste à comparer un mot-clé avec la formulation d’une requête effectuée par un utilisateur. On lui demande alors de déterminer si ces deux éléments ont bien le même sens : « On aide l’algorithme à s’améliorer. »

« Beaucoup de gens pourraient faire ça. Après trois ans et demi, certaines choses deviennent assez automatiques… On devient assez vite robotisés. »

« Je n’ai pas de contrat de travail réel. Je peux donc m’arrêter de travailler à tout moment – ce que, bien évidemment, je ne ferai jamais – tout comme eux peuvent stopper la collaboration sans préavis. »

« Il m’est arrivé de me trouver face à un écran qui ne me proposait aucune tâche, alors que j’avais planifié deux heures de travail pour Google, et de devoir me reconnecter plus tard dans la semaine alors que j’ai d’autres collaborations en cours. Cela crée des semaines quelque peu chaotiques. Le stress vient alors du fait de ne pas savoir si on aura fait toutes les heures que l’on avait prévues de faire dans la semaine. »

« Je n’ai jamais rencontré les gens pour qui je travaille. Tout s’est fait par Internet. Je n’ai jamais parlé à personne non plus. »

« Dans son semblant de contrat, Google refuse que l’on parle de ce travail. Personne ne doit être témoin de ce que l’on fait. »

Nomena – Elle est Malgache, a 32 ans, trois enfants et est mariée. Elle travaille par le biais d’une plateforme pour le compte de Disneyland Paris. Son métier consiste à répondre aux messages de toute nature émis par les clients de l’entreprise sur les réseaux sociaux.

« J’ai des modèles de réponse que je dois juste personnaliser un peu. Je travaille six jours sur sept, quarante-huit heures par semaine, pour un forfait mensuel de 200 euros. »

« Quelques “writeuses” ont décidé de boycotter certaines tâches et d’exiger une hausse des tarifs pour obtenir les 2,86 euros de l’heure qu’ils avaient promis. Ils nous ont dit que ce taux était donné à titre indicatif et que c’était atteignable en faisant plusieurs tâches dans l’heure, ce qui est matériellement impossible. »

Marolafy Norotahina Ny Kanto – Elle est Malgache, a 24 ans, est mariée et a un enfant. Titulaire d’une licence en administration, elle a commencé le micro-working après l’obtention de son diplôme, par le biais de plateformes trouvées sur Internet proposant des compléments de revenus pour des africaines en recherche d’emploi.

« Pour un projet de Total Direct Energie, j’ai retranscrit les conversations entre l’entreprise et les clients qui ont des remarques à faire. Ces 812 tâches m’ont pris une semaine du matin au soir pour à peine 30 euros. »

Traumas sans modération

Modératrice anonyme – « Je suis allée à l’université et j’ai pas mal voyagé avant de m’arrêter à Barcelone et de trouver ce travail pour Facebook. Je ne peux rien communiquer en rapport avec la compagnie, pas même avec mes proches. Rien. Ni sur comment ça fonctionne, ni sur les missions, ni sur le salaire, ni sur le contrat… Rien. Ça a l’air abstrait, mais je risque beaucoup et ça peut gâcher ma vie. On ne sait jamais. Eux ont les moyens de tout et moi de rien. »

Plusieurs milliers de modérateurs et modératrices surveillent les contenus qui transitent sur les réseaux sociaux du géant américain. À Barcelone, les 800 opérateurs sont employés par l’entreprise CCC (Competence Call Center).

« Facebook a conclu un partenariat avec une entreprise d’outsourcing et celle-ci s’est chargée de recruter le nombre de personnes voulu et de les former aux guidelines Facebook. C’est cette entreprise qui gère tout ce qui concerne les employés. »

« Arrivé au bureau, on pointe avec notre empreinte digitale, on laisse toutes nos affaires personnelles dans un casier, on se positionne sur un ordinateur disponible, on revoit les décisions qui ont été prises le jour précédent, car il y a toujours un contrôle, et, ceci fait, on recommence à modérer du contenu toute la journée. Selon les personnes, cela peut aller de 300 à 600 reviews par jour. Ce sont des meurtres, des suicides, des violences conjugales, du racisme, de la discrimination... Tout. Le pire, je dirais, ce sont les décapitations et le viol de bébés. S’il vous reste un peu d’innocence, surtout n’y allez pas ! »

Au premier trimestre 2019, Facebook comptait plus de 2,38 milliards d’utilisateurs actifs chaque mois et 1,59 milliard d’utilisateurs chaque jour dans le monde. Pour qu’un contenu soit modéré, il faut au préalable qu’il soit signalé par un utilisateur ou une utilisatrice.

À Dublin, les modérateurs de Facebook sont employés par une entreprise sous-traitante, CPL Resources.

Chris, ex-modérateur – Il est anglais, a longtemps vécu en Asie et est marié.

« À notre retour en Irlande, mon épouse et moi avions besoin de travail. Pour moi, c’est celui-là qui a été le plus facile à trouver. L’intitulé du poste est Analyste des opérations de la communauté. Le nom de Facebook n’apparaît jamais, on ignore en quoi consiste ce travail, on vous dit qu’il s’agit d’analyser les tendances, de promouvoir ce qui se passe dans le monde, d’appliquer des normes. Dit comme ça, ça a l’air intéressant, mais on travaille dans l’immeuble Facebook, on utilise le système Facebook et on a un identifiant Facebook, etc. On travaille en fait pour Facebook, mais il y a un fossé qui est là pour protéger Facebook sur le plan légal. »

« Après mon premier mois, la priorité de l’équipe a été de traiter les incitations à la haine, le harcèlement, les menaces de violence, des horreurs… Je passais six heures à lire des disputes stupides entre des gens, surtout des jeunes sur Instagram, ou des plaintes concernant les Musulmans, les Noirs, les Anglais, les Français, etc., des discours vraiment haineux à longueur de journée. »

« Les choses les plus atroces sont une minorité. Sur 500 tickets par soir, seuls 50, voire 5, sont vraiment moches. La majorité est surtout ennuyeuse, déprimante, triste… On ne voit que le mauvais côté de l’humanité. »

« Au bout d’un moment, on remarque qu’on n’est pas d’accord avec un contenu et qu’on se met alors en colère. Plus le temps passe, plus on réagit viscéralement aux mauvaises choses que l’on voit. Par exemple, Daesch exécute des gens et poste les vidéos en ligne. Là, ce n’est pas un jeu vidéo, c’est à la réalité d’une exécution que vous êtes confronté. Je revois sans cesse chaque détail, c’est gravé dans mon esprit. C’est très dur. »

« J’ai de nombreux amis avec qui j’ai travaillé qui sont incapables de retrouver du travail et prennent des médicaments contre la dépression et l’anxiété. Je ne veux pas en prendre, mais je ne vais pas très bien non plus. J’ai occupé trois postes depuis Facebook, mais je n’arrive pas à en garder un. Je me dispute avec les gens pour un rien. On a vraiment besoin de l’aide d’un professionnel. »

« L’accord de confidentialité m’empêche d’avoir cette conversation. C’est un bâillon légal, à vie. Mais quelqu’un doit parler parce qu’on est cachés, silencieux. On ne nous permet pas d’avoir voix au chapitre. Facebook protège Facebook, mais Facebook ne protège pas les gens qui sont traumatisés par ce que Facebook leur fait faire. »

1. Les verbatims proposés sont extraits des propos tenus par les interviewés dans les trois premiers épisodes de la série. Les quatre épisodes sont disponibles en intégralité à l’adresse : https ://www.france.tv/slash/invisibles/.


Débat

Entre icônes et algorithmes

Un intervenant : Rien de tout cela n’est acceptable, ni humainement ni juridiquement, bien que cela concerne énormément de gens. Nous avons fabriqué une société totalement folle dans laquelle les clients de ces entreprises, c’est-à-dire nous tous, s’exonèrent à bon compte de leurs responsabilités face à cet état de fait. Il est assez révélateur que plus personne ne donne de pourboire au livreur de pizza quand on l’a commandée via son smartphone.

Henri Poulain : Lorsque l’on commande sur une plateforme, on suit, sur son smartphone, l’icône sympathique d’un petit vélo qui s’approche de chez vous. C’est une relation à l’autre très virtualisée et, finalement, le livreur est réduit à cette icône. Le monde des écrans envahit toute notre relation au monde. L’écran fait écran. C’est ce qui rend possible cette grande injustice à l’encontre de ces gens, pour la plupart très conscients de ce qu’ils vivent. Tout cela s’est progressivement mis en place, sans jamais être réellement pensé, y compris par ceux-là mêmes qui sont à l’origine de ces grandes plateformes, qui n’ont pour seul objectif que l’optimisation des systèmes qu’ils créent. Pour eux, le paramètre humain s’optimise comme le paramètre algorithmique. Il n’y a pas, de leur part, de volonté machiavélique de nuire à quiconque, mais il leur est facile de s’immiscer dans des failles légales et de tirer bénéfice de situations qui n’ont été ni pensées à l’aune de l’intérêt général ni régulées avec le souci du respect de la personne. Certains cabinets d’avocats sont d’ailleurs très performants pour les aider à trouver ces failles.

Int. : Peut-on vraiment comparer les livreurs et les chauffeurs, qui sont des autoentrepreneurs, aux autres micro-travailleurs, inféodés à ces sociétés écrans ?

H. P. : Nous ne les comparons pas, nous les réunissons dans la grande famille des travailleurs du digital labor, chacun ayant ses spécificités. Dans le travail d’un livreur ou d’un chauffeur, ce qui intéresse le plus une plateforme comme Uber n’est pas tant la livraison en soi, sur laquelle elle ne gagne que quelques euros, que les données de toute nature – géographiques, temporelles, etc. – générées à cette occasion. Ces data, produites en permanence par des milliers de déplacements, sont ensuite traitées par une IA qui apprend ainsi à faire circuler des véhicules autonomes dans nos villes. En conséquence, tous les livreurs d’Uber Eats sont contraints d’utiliser le même mapping Uber que celui des chauffeurs VTC (véhicule de transport avec chauffeur), même si cela leur fait courir des risques. C’est uniquement dû au fait que cette application est la seule à pouvoir récolter les data si précieuses pour Uber. Ces livreurs sont donc bien des “travailleurs du clic” à part entière en ce qu’ils participent directement au mécanisme global d’apprentissage profond de l’IA et contribuent ainsi à l’évolution du rapport entre l’homme et la machine. Pour Uber, tout cela n’est que transitoire, car, idéalement, ces livreurs seront à terme remplacés par des véhicules autonomes. Amazon a déjà mis en place un système de livraison automatisée dans différentes villes des États-Unis et pour que cette automatisation soit performante, il faut que l’IA qui la pilote soit nourrie en permanence par de nouvelles données.

À l’inverse, le travail effectué par les micro-travailleuses est anonymisé et masqué par une IA prétendument autonome. En fait, cette IA n’existe souvent pas et n’est qu’un paravent commode qui masque le travail de petites mains, bien humaines quant à elles. Cela coûte en effet bien moins cher de sous-payer quelqu’un que d’assumer le coût de développement considérable d’une véritable IA.

Dans le cas de la récente décision de justice imposant la prise en compte par Facebook de la pénibilité du travail de ses modérateurs, la ligne de défense du réseau social a été de dire que, très bientôt, ce travail serait entièrement effectué par une IA. Or, tous les spécialistes s’accordent à dire que tant de paramètres, essentiellement humains, entrent en jeu pour parvenir à prendre en compte la contextualisation, le rapport à la langue ou à la culture, qu’il semble illusoire de vouloir automatiser une modération sur des contenus parfois politiques, transgressifs, pamphlétaires, avec ou sans humour, etc. Là encore, l’appel à l’IA fonctionne comme un paravent.

Des syndicats désorientés

Int. : Devant tant de violations flagrantes du droit du travail, comment se fait-il que les syndicats n’interviennent pratiquement pas ?

H. P. : En France, une brèche a été ouverte par la création, en 2008, du statut d’autoentrepreneur. S’y sont engouffrés non seulement ces entreprises, mais également les micro-travailleurs eux-mêmes, à l’exception des modérateurs, très peu présents en France. Ce statut a été un cadeau extraordinaire pour les plateformes. Dès lors que l’on est autoentrepreneur, on est libre de travailler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, sans contrat, ce qui est notamment le cas de la plupart des livreurs et chauffeurs.

Dans notre pays, les syndicats ne sont pas vraiment armés pour réagir face aux problèmes posés par les nouvelles technologies. Cela prend du temps alors qu’ils ne sont souvent même pas en mesure d’identifier clairement ces problèmes. Ils n’envisagent donc que de façon embryonnaire les solutions possibles. Quelques petits syndicats autonomes et sectoriels ont été créés, la plupart touchant à l’activité des livreurs. La CGT ne s’est emparée de cette question, de manière très sporadique, qu’à la seule initiative de travailleurs du secteur et sans qu’une stratégie ne soit élaborée par ses instances nationales. À l’échelle mondiale, IG Metall, en Allemagne, est le seul grand syndicat qui se soit posé la question et qui ait ouvert un département consacré au micro-travail, sans toutefois avoir clairement identifié des manières d’agir pertinentes.

Il y a plusieurs raisons à cet état de fait. La principale est sans doute qu’aucun de ces micro-travailleurs ne se considère vraiment comme un travailleur à part entière, ce qui désoriente les syndicats. Tous disent que ce qu’ils font est transitoire, qu’ils ont juste besoin d’un complément de revenus et d’être libres. Ils ne vont donc pas se risquer dans une logique syndicale pour revendiquer une reconnaissance de leur existence.

Parmi les autres réponses possibles, on trouve quelques décisions judiciaires, telle celle de la Cour de cassation reconnaissant le lien de subordination directe et requalifiant en contrat de travail classique le statut des chauffeurs Uber, ou les indemnisations récemment consenties par Facebook à ses modérateurs, en compensation du préjudice psychologique qu’ils subissent.

Une troisième piste, assez prometteuse, est celle de l’alternative, qui concerne majoritairement le domaine du service à la demande et des VTC. Des coopératives se sont créées, qui utilisent également des algorithmes pour leur mise en relation avec les clients. La différence notable est qu’elles redistribuent l’intégralité des bénéfices aux collectifs qui les constituent, composés majoritairement de livreurs et de chauffeurs.

Int. : Dans votre film, certains parlent à visage découvert, tandis qu’une micro-travailleuse et une modératrice sont anonymisées. Le modérateur qui s’exprime à visage découvert le fait en totale contradiction avec ses engagements contractuels et, apparemment, sans en craindre les conséquences. Comment ont réagi les plateformes que vous mettez en cause dans votre film ?

H. P. : À notre connaissance, aucune de ces personnes n’a été inquiétée. Toutes étaient déjà très clairement engagées dans un rapport de force avec leur employeur, à l’exception des deux travailleuses malgaches. Les petites plateformes employant ces dernières n’ont pas été citées, non pas pour les anonymiser, mais parce que pléthore d’entre elles ne jouent qu’un rôle d’intermédiaire entre les grosses sociétés et ces travailleurs du clic. N’en stigmatiser que deux n’aurait eu aucun sens. En réalité, les grandes enseignes qui font appel au micro-travail se moquent éperdument de ces témoignages ! Notre série documentaire a fait l’objet de plusieurs centaines de milliers de vues sur la plateforme France tv Slash, mais aussi sur Facebook et YouTube qui sont des diffuseurs incontournables. Elle n’a cependant suscité à ce jour aucune réponse, judiciaire ou autre. Ces entreprises savent parfaitement qu’un procès peut se retourner contre elles et leur faire une très mauvaise publicité. En général, elles n’interviennent donc pas.

Vincent Rivière : Je suis moi-même livreur depuis assez longtemps, actif dans les réseaux de contestation, et je voudrais préciser qu’il existe, depuis 2016, un syndicat très actif, le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), qui a transmis beaucoup d’informations aux médias. La CGT, qu’il nous a fallu démarcher, car elle ne savait pas comment aborder ces nouvelles modalités de travail, est également entrée dans le jeu à l’automne 2019. Nous avons de bonnes raisons de lutter pour défendre nos intérêts et cela fait sens, car, au-delà de nous, l’ubérisation se développe et menace d’autres professions.

Par ailleurs, je voudrais témoigner que l’IA a toujours un pas d’avance sur nous parce qu’elle a appris à reconnaître notre profil et qu’elle sait parfaitement qui, entre deux livreurs, acceptera telle course plutôt que telle autre, la rentabilité entre deux courses n’étant jamais la même. Elle ne me proposera donc une course que si elle sait que je l’accepterai. Quant à ceux qui contestent à visage découvert, ils sont généralement punis économiquement en ayant moins, ou plus du tout, de courses.

Int. : Dans le cadre de ma thèse sur la santé des chauffeurs de VTC, j’ai observé une grande divergence politique, culturelle et communicationnelle, et parfois même une opposition entre les différents syndicats sectoriels. Certains sont partisans de la requalification en contrat de travail, d’autres contestent l’augmentation constante de la commission des plateformes, d’autres souhaitent se défaire de ces plateformes et développer des applications interactives, etc. Du fait de cette absence de cohésion, ils ne parviennent pas à être efficaces.

La source de ces divergences est qu’il existe trois catégories de chauffeurs de VTC. La première est celle des chauffeurs privés, qui travaillent avec une clientèle haut de gamme et qui ne veulent pas être assimilés aux chauffeurs des plateformes. On trouve ensuite des chauffeurs qui ont leur propre clientèle et ne recourent aux plateformes que pour combler leurs heures vacantes. Et enfin, on a les chauffeurs qui travaillent exclusivement avec ces plateformes et, dans cette catégorie, on trouvera aussi bien des gens qui ont une pratique préalable du transport de personnes que des nouveaux venus inexpérimentés. Ces clivages entre parcours personnels et situations financières très différents rendent quasi impossible toute action commune.

Int. : Est-ce pareil pour les livreurs ?

H. P. : Majoritairement, les livreurs que nous croisons quotidiennement sont des gens qui n’ont pas le choix. L’image d’Épinal de l’étudiant sportif qui se fait un peu d’argent en faisant du vélo, mais vit avec l’argent de ses parents, est fondamentalement erronée, à de rares exceptions près. La plupart de ceux qui nous livrent aujourd’hui sont issus de l’immigration récente, voire, pour 30 % d’entre eux, selon certains chiffres, des sans-papiers qui sous-louent des licences en échange de 50 % de leur recette quotidienne, pour gagner de quoi tout juste survivre. Les plateformes tirent profit d’une fracture sociale très forte et de la situation de ces travailleurs corvéables à merci faute d’alternative.

Christophe Deshayes : Nous avons reçu dans ce séminaire, il y a deux ans, une dirigeante de la CFDT qui nous a dit qu’avec ces travailleurs, la centrale ne savait pas comment s’y prendre. Ils s’approprient tant le discours entrepreneurial qu’ils ne s’imaginent pas être des travailleurs et tiennent à l’image d’indépendants. Par-dessus tout, ils sont imprégnés d’une représentation des syndicats si négative qu’ils ne veulent en aucun cas en entendre parler, rendant par là tout dialogue sérieux impossible !

Peut-on encore dire quon ne savait pas ?

Int. : Les sujets que vous traitez dans ce film sont-ils abordés au sein des grandes entreprises qui communiquent beaucoup sur leur RSE, mais souvent à seule fin de se construire une image vertueuse ?

H. P. : Je suis persuadé que ces problématiques échappent à ceux qui se posent des questions éthiques au sein de ces entreprises, d’autant que tout y contribue. Par exemple, la saisie des écritures comptables d’une entreprise se faisait auparavant ligne après ligne par des petites mains, dans un service dédié. Alors, quand un prestataire vient démarcher le dirigeant en lui disant que son IA lui offrirait le même service, entièrement automatisé, pour un coût dix fois moindre, l’affaire est vite conclue. Pourtant, personne n’est dupe. De telles prétendues start-up ne font bien souvent que sous-traiter ce travail, en mettant en concurrence des entreprises de pays où la main-d’œuvre est peu chère, par un système d’enchères inversées, le moins disant remportant le marché. Ce ne sont donc que des délocalisations classiques, masquées derrière une prétendue IA. Évidemment, aucun dirigeant n’a intérêt à reconnaître qu’il a délocalisé son service comptable à l’autre bout du monde et qu’il y exploite des gens sous-payés. Il se donnera donc bonne conscience en disant qu’il contribue au financement d’une start-up, que la machine libère ses employés de tâches fastidieuses, etc.

Int. : Quand les gens sont informés, il devient plus difficile de dire qu’on ne savait pas. Pourquoi France Télévisions, qui a le mérite de vous avoir commandé un document si utile, ne le diffuse pas à une heure de grande écoute ?

H. P. : Évidemment, il devient plus compliqué de feindre l’ignorance ! Quant à la faible médiatisation, il ne faut pas y voir une quelconque censure politique. Le problème se situe là sur un autre registre, celui des contraintes marketing imposées par les diffuseurs et leurs a priori sur leur public, en l’occurrence l’âge de ceux qui regardent encore la télé et leurs supposés centres d’intérêt. Dans ce film, j’ai choisi de privilégier l’immersion, en laissant entendre la parole de ceux qui vivent du digital labor, ainsi que celle d’Antonio Casilli, qui maîtrise la problématique dans son ensemble. C’était pour moi une question essentielle de liberté éditoriale. Mais il est évident qu’il faudrait davantage aborder ces questions majeures en prime time.

Int. : Votre film a été vu plusieurs centaines de milliers de fois sur Internet. Avez-vous eu des réactions de responsables politiques ?

H. P. : Pour les livreurs, il y a eu des mouvements de solidarité de la part des partis de gauche, mais pas de réponse massive.

V. R. : Nous avons contacté des élus locaux, des syndicats et des médias qui tous nous ont volontiers accordé de leur temps. Des élus de Toulouse, où je suis basé, sont même allés rencontrer Deliveroo à Paris, mais le dialogue a été assez houleux.

H. P. : Une mesure politique réellement efficace serait la transformation radicale du statut d’autoentrepreneur. Il suffirait d’un décret, mais, mécaniquement, cela ferait grimper les chiffres du chômage. L’obsession électorale des politiques freine leur réflexion et empêche parfois l’engagement sincère et la prise de décision.

Int. : Pour Uber et ses chauffeurs, certains états des États-Unis ont déjà commencé à légiférer dans le sens d’une plus grande régulation. Quelle est la situation dans les autres pays ?

H. P. : Aujourd’hui, les réponses sont majoritairement judiciaires, en France comme ailleurs – du moins dans les pays où ces instances sont libres d’agir. Elles peuvent prendre la forme de requalifications du statut des travailleurs, mais aussi de compensations de la pénibilité du travail des modérateurs. Des class actions en ce sens sont en cours et le syndrome de stress post-traumatique lié à ce métier est, par exemple, désormais parfaitement reconnu en Irlande. En revanche, à ma connaissance, il n’existe pas de pays, qu’il soit membre de l’OCDE ou en voie de développement, qui ait régulé ce secteur. Le rapport de force entre les GAFA et les États tourne totalement à l’avantage des plateformes, compte tenu de l’état de crise économique et sociale quasi permanent que nous connaissons, y compris en Allemagne ou dans les pays scandinaves. L’obsession du chômage y est telle que le chantage l’emporte toujours, en témoigne l’exemple récent d’Amazon qui a préféré fermer ses entrepôts français durant un mois et faire livrer ses clients depuis ses bases logistiques à l’étranger plutôt que de se soumettre à une décision de justice.

Tous des micro-travailleurs ?

Int. : Comment le retour d’expérience et le contrôle qualité se passent-il pour les micro-travailleurs et les modérateurs ? On a tous en mémoire le rejet par Facebook du tableau de Courbet, L’Origine du monde !

H. P. : La modération se fait au sein d’immenses open spaces très hiérarchisés. Chaque pays et chaque langue y sont représentés, avec des subdivisions et des chefs modérateurs qui sont là pour surveiller non pas que le travail soit bien fait, mais que les règles, les guidelines, soient respectées. Ces guidelines sont toutes écrites à Palo Alto, en Californie. C’est pour cela que le rejet du célèbre tableau de nu réalisé par Courbet n’est pas une erreur et que la plateforme Facebook le censure toujours. S’il est à nouveau repéré, il sera mécaniquement rejeté. On reconnaît là le puritanisme protestant américain : sur les réseaux sociaux, point de nudité, que ce soit un tableau peint par Courbet ou une photo pornographique.

La modération soulève des questions politiques, philosophiques et culturelles. Qu’accepte-t-on ou pas de voir diffusé sur des médias comme Facebook, certes transversaux, mais qui n’en demeurent pas moins de vrais médias ? Les guidelines peuvent être adaptées, mais à la marge seulement. Lors de l’émergence du mouvement #metoo, Apple a décidé que Siri, son assistant vocal, qui propose des contenus en fonction des questions qu’on lui pose, ne devait en aucun cas prendre parti et devait donc masquer au maximum tout contenu polémique. En l’occurrence, ce sont toutes les prises de position des activistes féministes qui ont été masquées. Cela relève de la règle établie, appliquée de façon extrêmement rigoureuse, voire rigoriste.

Le syndrome de stress post-traumatique évoqué par Chris dans le film n’est que l’aspect le plus visible d’un problème plus large. Au bout de quatre mois seulement, 95 % des modérateurs sont victimes de dépression post-traumatique, d’une intensité comparable à celle de quelqu’un revenu du front. Les modérateurs sont soumis, jour après jour et mois après mois, à de tels flux d’images traumatisantes, quand bien même ce ne serait que quelques minutes par jour, qu’ils en ressortent abîmés.

L’autre aspect de ce problème est de savoir qui décide de ce qui peut être diffusé ou non sur des plateformes, devenues pour beaucoup le principal, voire l’unique moyen de s’informer sur l’état du monde. Pour les micro-travailleuses, la réponse est : d’autres micro-travailleuses ! Google, par exemple, envoie le travail des premières aux secondes qui vérifient la pertinence des équivalences destinées au moteur de recherche. Le travail qu’elles effectuent s’insère dans une chaîne algorithmique de subordination machine/homme. L’algorithme propose une équivalence ; des centaines de micro-travailleuses la vérifient en parallèle ; l’algorithme effectue ensuite une synthèse de ces vérifications ; puis une validation humaine est effectuée par d’autres micro-travailleuses avant que l’algorithme n’intègre la réponse définitive. C’est la machine qui, in fine, a le dernier mot.

En dernière analyse, nous sommes tous des micro-travailleurs. Par exemple, on nous demande souvent, avant d’accéder à certains sites, d’identifier parmi six images, celles contenant des chats, des feux de circulation, des bornes à incendie, etc. Cela s’appelle un captcha et le travail que vous faites ainsi à votre insu permet à une IA d’apprendre à repérer ces divers objets au sein d’un environnement complexe, toujours dans la perspective du développement du véhicule autonome. Par nos comportements numériques, nous générons donc, continûment et bénévolement, des milliers de données qui servent à alimenter le deep learning des IA.

Int. : Comment les réseaux sociaux peuvent-ils faire face à tout ce matériau nauséabond qu’ils charrient et auquel sont confrontés leurs modérateurs ?

H. P. : Le rôle des modérateurs est essentiel et il est analogue, à certains égards, à celui des policiers engagés contre la cybercriminalité. Les modérateurs devraient être formés, accompagnés et soutenus, et leur rôle repensé collectivement. Évidemment, la modération est impérative et nécessiterait probablement des effectifs bien supérieurs. En effet, beaucoup d’éléments nocifs passent encore à travers les mailles du filet, comme l’a montré la vidéo de la tuerie de Christchurch, restée dix-huit minutes en ligne et partagée à de multiples reprises avant d’être retirée.

Facebook est devenu un espace public, avec plus de 2 milliards de comptes actifs, tout en étant une entreprise privée. Jamais auparavant un média n’avait eu autant d’audience et de puissance. Pourtant, conçu à l’origine à la mesure d’un campus américain, le grand village mondial qu’il est devenu continue à n’être géré que par la logique de l’intérêt privé et de la rentabilité. Entre interdire et laisser faire en toute liberté, il y a une voie étroite à trouver afin d’équilibrer ce rapport de force disproportionné.

La quintessence dun libéralisme dérégulé

Int. : Votre intention était-elle de dénoncer des pratiques scandaleuses et l’hypocrisie d’une société qui les présente sous un jour presqu’idyllique ? Ou est-ce aussi une réflexion sur la place du travail et ses transformations actuelles liées au digital ?

H. P. : Ce dernier point est effectivement l’objet de notre propos dans la quatrième partie du film, que je n’ai pas présentée dans le cadre de cet exposé. Ce qui est intéressant, c’est d’observer dans sa globalité l’état du digital labor, qui représente aujourd’hui la quintessence d’un libéralisme qui n’est plus soumis à aucune régulation. La pratique des “piéçards”, que l’on payait à la pièce au xixe siècle, a été interdite au début du xxe siècle. Dès lors que ces régulations se relâchent, le rapport de force réapparaît entre ceux qui décident et ceux qui n’ont pas le choix. Il est évident que le libéralisme ne s’autorégule pas.

Comme l’automatisation se poursuivra et s’amplifiera, les questions qui se poseront alors seront celle de la préservation des salaires, voire du salaire universel, et celle de la taxation du travail dès lors qu’il est effectué par une machine et non plus par un humain. Nous assistons à un bouleversement profond du marché du travail à l’échelle planétaire et nous sommes sidérés par la brutalité de ce libéralisme sans régulation. Il devient urgent de redéfinir de nouvelles règles du jeu qui prennent simultanément en compte la nécessité de réguler et cette automatisation que l’on n’arrêtera pas.

Int : En 2007 et 2008, la commission pour la libération de la croissance française, dite commission Attali, dont le président de la République d’alors disait qu’il appliquerait sans délai les propositions, avait pour finalité de libérer l’économie française. Quel lien faites-vous entre ses travaux et ce que vous décrivez ?

H. P. : Pour moi, ce sont des postures idéologiques. Si l’on considère que la loi du marché est un cadre potentiellement vertueux, susceptible de s’autoréguler et de générer des profits collectifs, on ira alors dans le sens de cette commission en dérégulant autant que faire se peut afin de générer le plus possible d’activité économique et de profit, et l’on postulera qu’à terme, cela sera profitable pour tous. Pour ma part, je pense que la réalité nous montre que la loi du marché laissée libre d’agir génère de la violence sociale et de la brutalité, si tant est que l’on veuille bien la regarder en face. Entre marxistes et libéraux, il doit y avoir suffisamment d’espace pour qu’émerge une pensée qui ne soit pas manichéenne et qui permette d’inventer un autre modèle en nous libérant de ces survivances du xixe siècle.