- Les bouleversements de l’université et la formation professionnelle
- La genèse du mastère spécialisé Second Life – Deep Tech Entrepreneur
- Entreprendre dans les Deep Tech à plus de 40 ans
- Former à l’entrepreneuriat scientifique
- Un mastère spécialisé à MINES ParisTech
- Un an pour passer de salarié à entrepreneur Deep Tech
- Les enseignements et l’accompagnement
- 19 technologies issues de 5 institutions de recherche
- L’écosystème entrepreneurial
- Année I : retour d’expérience
- L’exploration des technologies ou le Tinder de la recherche
- Les questions d’argent
- Les profils des candidats
Exposé de Cédric Denis-Rémis et Alexandre Heully
Cédric DENIS-RÉMIS : Je suis enseignant-chercheur dans le domaine des sciences de gestion et, plus précisément, dans le domaine de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Si je devais me décrire en deux mots, je dirais que je suis un entrepreneur académique : j’essaie de créer des programmes innovants de gestion qui puissent avoir un impact économique significatif. Je suis aussi vice-président de l’université PSL (Paris Sciences et Lettres), en charge du développement, de l’innovation et de l’entrepreneuriat.
Alexandre HEULLY : Je suis le responsable du mastère Second Life – Deep Tech Entrepreneur, à MINES ParisTech et au sein de l’IHEIE (Institut des hautes études pour l’innovation et entrepreneuriat). J’ai eu la chance et le privilège de rejoindre ce programme dès sa fondation. Ancien entrepreneur dans le domaine des médias, je ne suis pas issu d’une formation scientifique ou du secteur de la recherche ; je suis diplômé de Sciences Po, avec un DEA en relations internationales. Quand Cédric Denis-Rémis m’a présenté le projet Second Life, j’ai trouvé l’idée géniale et un peu folle. J’ai donc accepté de prendre la direction opérationnelle de ce mastère spécialisé, en parallèle de mes activités en tant que directeur du programme média de l’incubateur Creatis à Paris.
Les bouleversements de l’université et la formation professionnelle
Cédric DENIS-RÉMIS : Au cours des quinze dernières années, l’enseignement supérieur a connu trois grands bouleversements : la mondialisation des flux d’étudiants ; la numérisation, avec l’apparition du digital dans les cours ; enfin, la marchandisation de l’enseignement dans un environnement mondialisé. Cependant, le point de rupture le plus important concerne la recherche. C’est elle qui fait la différence entre grandes universités et autres établissements supérieurs. Les établissements d’enseignement supérieur qui survivent aujourd’hui à la mondialisation sont ceux qui ont investi dans un corps professoral permanent.
L’université PSL a été créée, il y a onze ans, pour répondre à cette globalisation. C’est une université qui rassemble onze établissements d’enseignement supérieur1, dont MINES ParisTech. Aujourd’hui, elle est devenue la première ou la deuxième université de l’Union européenne, selon les classements. Grâce à son offre conjointe, elle est capable d’attirer de bons étudiants et chercheurs étrangers.
Au cours de ma carrière, je me suis principalement occupé du développement d’une école d’ingénieurs chinoise, en association avec l’École polytechnique et MINES ParisTech, au sein de l’université Shanghai Jiao Tong, la fameuse faculté qui établit le classement de Shanghai. En rentrant en France, je me suis demandé pourquoi nos établissements d’enseignement supérieur, dont l’enseignement et la recherche sont mondialement reconnus, ne réussissaient pas à faire revenir leurs anciens élèves en formation professionnelle continue, alors même que ceux-ci ont souvent gardé un bon souvenir de leur passage dans ces écoles. L’une des raisons en est que les professionnels à haut potentiel n’ont pas toujours le temps de revenir à l’université pour suivre des formations longues. Le rapport Germinet2 le souligne à sa manière : sur un budget de 13 à 14 milliards d’euros consacré à la formation continue, les universités ne captent que 400 millions, le reste étant attribué à des établissements hors enseignement supérieur.
La genèse du mastère spécialisé Second Life – Deep Tech Entrepreneur
Ce constat a représenté le point de départ de la création, à MINES ParisTech, de l’IHEIE. L’objectif était de créer une sorte de filiale executive education dédiée uniquement à des thématiques émergentes, telles que l’intelligence artificielle (IA), la science des données (data science) ou encore la blockchain (les Deep Tech).
La difficulté était de trouver le bon format. Vous avez beau avoir le meilleur corps professoral, si vous n’êtes pas capable d’offrir des modules compatibles avec l’exercice d’une activité professionnelle intense, vous ne parviendrez pas à attirer les personnes concernées. C’est d’ailleurs ce qui explique que les Executive MBA recrutent principalement des candidats en repositionnement professionnel.
Après réflexion, nous avons abouti à l’idée qu’un système de deux jours par mois représentait le maximum du temps disponible pour les cadres à haut potentiel. Nous avons donc créé un premier programme international de 26 jours par an, qui fonctionne très bien. Nous en sommes aujourd’hui au recrutement de la cinquième promotion.
En allant à la rencontre des entrepreneurs, des fonds d’investissement, des business angels, des laboratoires de recherche, nous nous sommes aussi rendu compte, en 2015, qu’il manquait en France et en Europe un écosystème d’innovation en entrepreneuriat. L’argent n’était pas orienté vers cet écosystème et les “startuppers” étaient peu nombreux.
Cinq ans plus tard, le panorama a totalement changé. Il y a à la fois de l’argent et des entrepreneurs. En revanche, la tranche d’âge des entrepreneurs ciblés est toujours la même. En France et dans le monde, ils ont majoritairement moins de 25 ans, sont parfois encore étudiants et peuvent vivre avec peu de besoins : si le projet marche, tant mieux, sinon, tant pis.
Nous nous sommes alors demandé quel était l’âge des créateurs dont les entreprises réussissent. Un certain nombre d’études3 ont montré qu’il était de 40 ans et plus. Cela nous a ouvert à l’idée qu’il y avait peut-être d’autres niches à explorer que celle de l’accompagnement des jeunes entrepreneurs.
Entreprendre dans les Deep Tech à plus de 40 ans
Lorsque des personnes au-delà de 45-50 ans ont réussi leur carrière professionnelle, qu’elles ont de grands enfants, ont acheté leur résidence principale, atteint un niveau de cadre dirigeant et sont bien payées, il leur arrive de constater qu’elles ont fait le tour de la question et aimeraient bien s’épanouir dans un projet personnel pendant les dix à quinze prochaines années de leur vie professionnelle. Le problème est qu’elles n’ont pas forcément envie d’inventer une nouvelle application pour ubériser un marché ni de racheter une franchise Brioche Dorée ou McDonald’s. En général, elles recherchent plutôt un projet qui a du sens.
En face, nous avons des laboratoires publics de recherche scientifique parmi les meilleurs au monde, avec des chercheurs d’un calibre exceptionnel qui aimeraient bien monter leur “boîte”, pour avoir un impact et aussi, parfois, parce que leur rémunération n’est pas très satisfaisante.
Nous sommes donc partis sur cette idée un peu folle consistant à créer un lien entre, d’une part, des projets issus de laboratoires de qualité internationale, qui pourraient devenir des projets entrepreneuriaux, et, d’autre part, de potentiels entrepreneurs de plus de 45 ans, prêts à quitter leur travail pour monter une start-up dans les Deep Tech.
Former à l’entrepreneuriat scientifique
Mais, me direz-vous, pourquoi les chercheurs ne créent-ils pas eux-mêmes leur entreprise ? Des efforts considérables ont été déployés par les établissements pour les sensibiliser à l’écosystème de l’entrepreneuriat, et si certains réussissent très bien, ce n’est pas le cas de la majorité. Un bon chercheur ne fera pas forcément un bon entrepreneur.
Réciproquement, parmi les entrepreneurs, ceux qui n’ont pas été sensibilisés, formés, “acculturés” à l’écosystème de la recherche ne feront pas forcément de bons entrepreneurs scientifiques. Notre postulat de départ était donc aussi qu’il était nécessaire de former des entrepreneurs aux spécificités de l’entrepreneuriat scientifique.
Notre intuition était qu’il fallait créer des couples d’entrepreneur et chercheur et, dans ce but, devenir le “Tinder” de la recherche, l’“agence matrimoniale” du chercheur et de l’entrepreneur. En croisant nos réflexions sur l’âge des entrepreneurs et le mariage entrepreneurs-chercheurs, le projet a commencé à prendre forme.
Pourquoi s’intéresser particulièrement aux projets entrepreneuriaux dans les Deep Tech ? Deep Tech est un néologisme à la mode pour désigner des technologies dites “profondes” qui renvoient à deux aspects. Le premier est qu’elles ont un lien avec la recherche scientifique, par opposition aux innovations conventionnelles de marché. Le deuxième aspect est qu’elles nécessitent souvent des investissements assez longs et lourds avant d’être mises sur le marché.
Parmi les innovations, on distingue souvent les innovations market driven, qui sont orientées par le marché, et les innovations techno push, des technologies avec un potentiel d’applications incroyable, mais dont le marché n’existe pas encore. Les Deep Tech sont aujourd’hui à un niveau techno push et notre objectif est de parvenir à les rapprocher du marché.
Un mastère spécialisé à MINES ParisTech
Quel pouvait être le bon format pour rapprocher ces deux populations, les entrepreneurs et les chercheurs ? Un incubateur, un accélérateur ? En bons chercheurs, nous avons fait un benchmark. Le résultat n’a pas été très encourageant puisque nous étions les seuls sur le marché. Cela pouvait vouloir dire deux choses : soit nous étions des génies, soit nous étions complètement à côté de la plaque. Nous avons regardé de près tous les incubateurs et les accélérateurs, notamment Station F, qui se sont tous inspirés du modèle de Y Combinator.
Y Combinator est un accélérateur situé aux États-Unis, dans la baie de San Francisco. Il fonctionne de la manière suivante : vous vous y rendez avec votre projet, on vous dit « Ok, votre projet est bien », on vous donne 50 000 dollars et, pendant 90 jours, vous travaillez sur votre projet avec des coachs, moyennant une cession de 10 % des titres de votre entreprise ; au bout de 3 mois, vous “pitchez” devant des investisseurs, des gars en short qui ont des milliards de dollars derrière eux ; s’ils décident d’investir entre 300 000 et 2 millions de dollars dans votre projet, vous restez 6 mois de plus, et on vous reprend au passage encore un peu de titres. Le système ne doit pas être trop mauvais, puisque d’Y Combinator sont sortis Dropbox, Airbnb, Reddit, Twitch, etc. Ce modèle d’accélérateur a été ensuite copié en France et ailleurs, mais sans forcément bénéficier des milliards de dollars que l’on trouve aux États-Unis.
Ces 90 jours correspondent partout dans le monde à la durée d’un visa de tourisme. Durant cette période, un Chinois peut rester aux États-Unis, en France ou en Israël pour tenter de réussir sa première levée de fonds ; s’il y parvient, on lui donne de nouveaux moyens et un visa différent, sinon il repart. C’est en prenant en compte cette question du statut que nous avons imaginé donner à notre idée la forme d’un mastère spécialisé. En effet, une formation présente l’avantage de procurer une carte d’étudiant, donc un statut. Nos étudiants de plus de 45 ans conservent ainsi leur droit au chômage pendant une certaine durée ; de plus, quand ils entrent dans un laboratoire de recherche de l’ENS ou de MINES ParisTech, ce ne sont plus des inconnus, ce sont des étudiants de l’université.
Nous avons ainsi monté notre projet : un programme de 12 mois, avec une phase de formation et d’accélération, pour des gens de plus de 45 ans qui vont essayer de créer des start-up issues des laboratoires de recherche de l’université PSL. Nous l’avons lancé avec des ressources propres, en limitant la publicité au bouche à oreille.
Un an pour passer de salarié à entrepreneur Deep Tech
Alexandre HEULLY : En mai 2018, nous avons lancé la conception et la mise en place du mastère spécialisé, puis l’avons ouvert le 25 septembre 2018. Tout s’est donc fait dans un laps de temps très court.
La première étape a été le recrutement. Des responsables de cabinets d’outplacement nous avaient prévenus de la difficulté à recruter des salariés entre 45 et 55 ans, car 98 % d’entre eux souhaitent retrouver un emploi salarié. Qu’à cela ne tienne ! Nous nous intéresserions aux 2 % restants, ceux qui témoignent d’une fibre entrepreneuriale.
Nous avons contacté une centaine de personnes. Après en avoir rencontré physiquement douze, j’en ai sélectionné quatre, sachant que les deux dernières ont été choisies quinze jours avant le démarrage du programme. Le critère sur lequel nous avons été particulièrement vigilants a été la motivation des candidats à s’engager à plein temps dans une formation longue afin de pouvoir ensuite réussir à monter leur entreprise. Il fallait aussi détecter leur capacité à se transformer, car passer d’une posture de salarié à une posture d’entrepreneur est très difficile. Or, il n’y a pas vraiment de critères uniques fiables pour reconnaître cette capacité de transformation ; il faut y aller au flair et réussir à sentir le potentiel. Sur les quatre candidats retenus, disons que je ne me suis pas trop trompé.
Au début, nous avons essayé de négocier une mise à disposition d’une durée d’un an avec les départements RH des entreprises d’où provenaient les candidats. Cela s’est avéré beaucoup trop compliqué : les grandes sociétés ne sont pas suffisamment agiles pour pouvoir détacher un salarié aussi longtemps et pour envisager plus d’un an à l’avance sa reconversion dans un nouveau poste. Il est alors apparu que la meilleure solution était que nos candidats négocient une rupture conventionnelle et qu’ils essaient d’intégrer le coût de la formation – qui se monte à 28 500 euros – à cette négociation.
Les enseignements et l’accompagnement
La feuille de route initiale du mastère spécialisé prévoyait 440 heures de formation, dont 110 heures de coaching, et une mini-thèse avec la possibilité de faire un stage, mais, dans les faits, nous leur avons consacré beaucoup plus de temps. L’ensemble du programme vise à développer des compétences créatives et entrepreneuriales, ainsi qu’une approche de marché et une compréhension des technologies et des écosystèmes de la recherche.
Une approche créative
Concernant l’approche créative, nous avons monté un partenariat avec le Centre de gestion scientifique (CGS) de MINES ParisTech pour former nos étudiants à la méthodologie C-K4 en ingénierie de la conception. Nous avons appliqué cette méthodologie, conçue pour l’industrie, au champ de la recherche scientifique, afin d’explorer, pendant quatre mois, des applications des 19 technologies Deep Tech sélectionnées dans le programme. La première partie de cette formation a eu lieu en même temps que celle des étudiants de l’option Ingénierie de la conception de MINES ParisTech, ce qui a permis des échanges très stimulants entre nos entrepreneurs de 46 à 56 ans et de jeunes étudiants.
Une approche de marché
Il s’agissait de compléter l’approche créative par une approche de marché et d’utiliser tous les outils (Lean Start-up, design produit, Business Model Canvas) ainsi que les matrices d’affaires pour imaginer des solutions business issues des technologies.
Une approche entrepreneuriale
L’approche entrepreneuriale consistait à leur fournir la boîte à outils classique de l’entrepreneur, relative à l’administration des entreprises, aux RH, au marketing et à la communication. Nous avons également beaucoup travaillé sur la posture entrepreneuriale et le développement du leadership, avec une équipe de coachs de la société Business Bang.
Une compréhension des écosystèmes de la recherche
Pour entreprendre dans le domaine de la recherche, il faut absolument en comprendre les écosystèmes. Nous avons donc mis nos étudiants en relation avec des chercheurs, des départements valorisation de différentes institutions, et nous les avons sensibilisés à un enjeu essentiel : la négociation de la propriété industrielle.
L’exploration des technologies
Pour l’exploration des technologies, nous avons travaillé avec Stim, une spin-off de MINES ParisTech.
Au total, nous avons mobilisé 30 professeurs, experts et coachs, dispensé plus de 355 heures de formation et 175 heures de coaching au cours d’une année, ce qui est énorme.
19 technologies issues de 5 institutions de recherche
Grâce au réseau de l’IHEIE, nous avons pu démarcher directement des patrons de grands laboratoires de recherche. Certains étaient réticents, d’autres enthousiastes à l’idée de pouvoir développer une start-up avec des entrepreneurs.
Initialement, nous avions identifié 9 technologies. À la suite de la séance d’immersion, surnommée la piscine, où nous avions demandé à tous les chercheurs volontaires de venir présenter leur technologie, nous sommes passés de 9 à 19 technologies.
Nous avons réussi à mobiliser les chercheurs des laboratoires sur un contrat très simple : s’engager moralement à travailler avec les entrepreneurs, pendant plusieurs mois, de manière à décortiquer leur technologie et à remonter un peu en Technology Readiness Level (TRL) pour explorer son potentiel business. Le TRL mesure de 0 à 10 le niveau de maturité d’une technologie. À 0, on est au stade de la recherche fondamentale ; à 10, la technologie est sur le marché. Les technologies présentées avaient un niveau de TRL compris entre 3 et 7. Remonter un peu en TRL consiste à imaginer les potentiels d’une technologie pour différents marchés qui n’ont pas encore été explorés et à faire pivoter la technologie vers le marché le plus prometteur. Ce n’est pas du tout une approche de chercheur. C’est une approche strictement entrepreneuriale qui représente le cœur de notre exploration.
Nos entrepreneurs ont exploré ainsi un vaste panel de technologies, en binôme avec des chercheurs de MINES ParisTech, l’ESPCI Paris, l’ENS, Chimie ParisTech et l’Institut Curie, allant des biotechnologies à la chimie fine, en passant par les neurosciences, l’intelligence artificielle, la robotique ou l’énergie. L’objectif était qu’ils expérimentent le travail collaboratif et étudient 4 à 5 technologies. Au terme de l’exploration, chaque entrepreneur a retenu un ou deux projets d’intérêt sur les 19 technologies proposées. Au total, ils ont eu 92 heures d’entretien avec les chercheurs et 175 heures d’ateliers d’exploration des technologies.
L’écosystème entrepreneurial
L’écosystème entrepreneurial que Second Life mobilise est indispensable à la réussite des projets.
Mobiliser les écosystèmes industriels
Nous avons mobilisé les écosystèmes industriels des chercheurs, des coachs, des mentors, mais aussi celui des participants au mastère. Avec leurs vingt-cinq ans d’expérience professionnelle, ils ont déjà des réseaux corporate et clients qu’ils peuvent remobiliser sur des thématiques industrielles.
Mobiliser les écosystèmes de financement
Nos entrepreneurs ont pu rencontrer différents écosystèmes de financement, qu’il s’agisse de business angels – dont ceux des grandes écoles notamment – ou de fonds d’investissement, grâce à la relation privilégiée que nous entretenons avec Elaia Partners, le principal fonds européen de capital-risque pour le digital et la Deep Tech. Cela leur a permis de mieux comprendre ce qu’attend un fonds d’investissement par rapport à la Deep Tech.
Nous les avons également fait travailler sur l’écosystème des subventions publiques, qui permet de financer des technologies ayant besoin de mûrir un an ou deux avant de pouvoir attirer les fonds de capital-risque.
Mobiliser des mentors
Nous avons constitué au sein de Second Life un réseau de 10 mentors qui sont tous en activité. En contrepartie du temps donné, ces mentors ont la possibilité de devenir des business angels prioritaires des futures start-up, moyennant de petits tickets d’entrée.
Mobiliser l’écosystème institutionnel
Enfin, nous avons amené nos entrepreneurs à s’intéresser à l’écosystème institutionnel, aussi bien sous les aspects politiques que réglementaires. Comprendre les enjeux de lobbying est nécessaire, car ils seront confrontés à des acteurs industriels installés, qui n’ont pas forcément envie de voir entrer sur leur marché de nouveaux acteurs avec des innovations de rupture.
Année I : retour d’expérience
Nous pouvons être satisfaits de cette première année. Nos résultats sont plutôt exceptionnels, c’est pourquoi nous sommes heureux de pouvoir en parler.
Quatre candidats diplômés
Nous avions quatre candidats de 46 à 56 ans qui sont devenus des entrepreneurs et sont tous diplômés. Parmi eux, se dégageaient deux profils d’ingénieurs : Bruno Adhémar, ancien chef de projet de la sécurité chez Orano, et Nicolas Bréziat, ancien directeur de la R&D chez Vallourec, très “technophile”. Olivier Moschkowitz, notre troisième candidat, présentait un profil plus atypique : il avait dirigé pendant vingt-cinq ans une entreprise familiale de maroquinerie dans le domaine du retail. Pressentant la fin de son activité d’ici à trois ans, Olivier est venu nous voir en disant qu’il voulait se réinventer. Notre quatrième candidat, Louis Treussard, était l’ancien CEO de l’Atelier BNP-Paribas5. Âgé de 56 ans au démarrage du programme, c’était le doyen de notre promotion.
Deux start-up Deep Tech créées
Bruno et Nicolas se sont associés pour créer Sublime Énergie, une start-up de valorisation du biogaz, qu’ils ont monté avec le CES (Centre efficacité énergétique des systèmes) situé à Palaiseau au sein de MINES ParisTech.
Olivier a lancé Skiagenics, une entreprise de biotechnologie spécialisée dans le secteur des diagnostics moléculaires pour la recherche contre le cancer, avec l’Institut Curie. Il a choisi une technologie de pointe qui mélange recherche sur le génome humain et bio-informatique, alors qu’il n’était pas familier du secteur médical un an auparavant. Il a réussi à devenir l’un des meilleurs spécialistes de l’environnement business en diagnostic moléculaire.
Débat
Selon nous, c’est la meilleure preuve de notre concept : la capacité à former de futurs entrepreneurs à un entrepreneuriat scientifique en collaboration avec des chercheurs de niveau mondial.
Louis a décidé, pour des raisons diverses, de s’orienter vers la création d’une start-up plus digitale et moins Deep Tech. Néanmoins, il a continué son parcours avec nous avec un programme d’executive education que nous avons monté autour des sciences humaines numériques.
À la fin de ce mastère, deux sociétés sont sorties de la phase d’incubation et ont rejoint les accélérateurs Agoranov, pour ce qui concerne Sublime Énergie, et Paris Biotech Santé, pour Skiagenics. C’est l’étape à laquelle nous les “lâchons” : ils sont suffisamment formés et ont besoin d’élargir leur panorama pour pouvoir se développer.
Après la fin du mastère, nous assurons un suivi des négociations en matière de conventions de cession de droits avec les différentes institutions impliquées, et la continuité est ensuite assurée par nos mentors.
L’exploration des technologies ou le Tinder de la recherche
Un intervenant : Vous avez mentionné avoir 19 technologies en exploration. Combien en aurez-vous l’an prochain et, par rapport au panel de PSL, avez-vous la possibilité d’approcher d’autres équipes de recherche ?
Cédric Denis-Rémis : Pour l’an prochain, nous intégrons l’ensemble du portefeuille de PSL, soit plus de 100 familles de brevets, et nous allons au-delà de PSL, avec l’arrivée possible de certains projets de l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique). L’importance que nous accordons à la relation humaine, qui fait de ce programme un succès, crée un effet boule de neige et nous attirons de plus en plus de technologies. Nous ne pouvons cependant pas qualifier toutes les technologies pour ce programme, aussi passionnantes soient-elles. À titre d’exemple, la technologie des nanodiamants servant de marqueur dans les cancers, développée par les chercheurs de MINES ParisTech, pourrait aussi servir à lutter contre les contrefaçons. Néanmoins, il faudrait quatre à cinq années supplémentaires de développement pour mettre sur le marché un outil de détection utilisable hors laboratoire. C’est le délai de mise sur le marché qui est déterminant dans la sélection des technologies.
Int. : Vous avez évoqué votre rôle “d’agence matrimoniale”. Comment vous y prenez-vous concrètement pour réussir à “marier” 4 à 5 étudiants avec des technologies ?
C. D.-R. : On crée un environnement le plus informel possible, à travers des petits-déjeuners, des visites de laboratoires ou autres, pour que chacun puisse se présenter dans de bonnes conditions, puis nous faisons une légère relance quand on sent qu’il y a des affinités réciproques, mais nous ne forçons jamais les rencontres.
Alexandre Heully : La rencontre s’éprouve au cours des quatre mois initiaux. C’est une période de “fiançailles” au cours de laquelle les entrepreneurs vont explorer les technologies, et les chercheurs tester les projets. Pour que cette relation puisse naître, il faut avoir du temps pour se connaître, ce point est très important. Nous avons eu le cas d’un couple qui s’est brisé pendant l’exploration ; tout allait bien, chercheur et entrepreneur étaient les meilleurs amis du monde et, tout d’un coup, pour des raisons qui restent assez mystérieuses, mais qui sont fondamentalement humaines, ça a explosé. Il vaut mieux que la relation se casse au sein d’un cadre sécurisé comme la période de formation plutôt que pendant la phase d’accélération de l’entreprise. Cela confirme qu’il faut savoir aller au-delà du “coup de foudre”. La relation se noue, la confiance naît, puis les liens deviennent solides, et enfin, la relation devient durable.
Les questions d’argent
Int. : Comment voyez-vous votre évolution ? N’allez-vous pas progressivement devenir une entité de valorisation à part entière, être de plus en plus liés à des problématiques de licence ?
C. D.-R. : Votre question renvoie à celle de la valorisation des licences. PSL est une université sans SATT (sociétés d’accélération du transfert de technologies), ce qui nous permet de proposer tout de suite une licence. Néanmoins, les questions d’argent soulèvent des problématiques, souvent juridiques, qui vont à l’encontre de cette facilité. Nous réalisons énormément de licences : 50 % de nos 100 familles de brevets sont sous contrat ou en discussion pour des licences. Nous avons donc l’expérience, même si parfois c’est assez compliqué quand on multiplie les organismes.
Int. : Comment gérez-vous les relations avec Inserm Transfer, l’Ademe ou autres ?
C. D.-R. : Nous avons prévenu les entrepreneurs qu’il faudrait allouer 10 % du capital aux structures qui les accompagneront, ce qui a été le cas de l’Inserm pour Skiagenics. Dans le cas de Sublime Énergie, un contrat de licence est prévu avec Armines6, qui recevra probablement des royalties.
Pour PSL, nous demandons 3 à 5 % de royalties sur le chiffre d’affaires. Afin de ne pas matraquer financièrement les entreprises au début de leur activité, on converti ces montants, de l’ordre de 40 000 à 50 000 euros, en parts dans la société. Pour PSL, ce n’est pas un objectif en soi d’avoir des parts de société, mais cela représente la possibilité de dire qu’elle était associée dès le début à toute future success story.
Int. : Comment gérez-vous la relation à l’argent du chercheur intéressé par le projet ?
A. H. : Les chercheurs qui nous rejoignent veulent continuer à faire de la recherche. Ce qui les intéresse, c’est qu’on leur trouve un futur associé de qualité que l’on va former. Par la suite, le chercheur peut, s’il le souhaite, évoluer et devenir cadre de l’entreprise ; dans ce cas, il quitte la recherche.
L’association chercheur-entrepreneur est classique et le chercheur reçoit beaucoup d’actions. Toutefois, un des éléments cruciaux, et qui représente un véritable combat culturel, est de faire accepter au chercheur que l’entrepreneur devienne majoritaire.
Int. : Comment arrivez-vous à amener un chercheur, dont l’ego est souvent assez prononcé, à travailler avec son futur patron qui, en plus, n’est même pas issu du monde scientifique ? Comment gérez-vous les à-coups ? Et quelle est la réaction de l’épouse quand son conjoint décide de vous rejoindre ?
C. D.-R. : Sur le premier point, nous valorisons auprès du chercheur l’expérience, le CV, et donc les compétences du candidat, en comparaison à de jeunes entrepreneurs qui n’ont même pas fini leurs études.
Pour le deuxième point, nous avons effectivement vécu un feuilleton “à la Dallas” – amour et rupture – pour un projet de société, mais le “capotage” a eu lieu suffisamment tôt pour que ça ne soit pas catastrophique.
En ce qui concerne le troisième aspect, la relation à la sphère privée, tous les participants nous disent : « Second Life a changé ma vie. » Avant, ils n’étaient pas toujours épanouis dans leur travail. Aujourd’hui, ils sont enthousiasmés par leur projet, par leur aventure entrepreneuriale et ils partagent le soir cet enthousiasme avec leur conjoint. D’autres difficultés d’entrepreneur les attendent maintenant.
Int. : Finalement, Second Life est beaucoup plus qu’un mastère, c’est à la fois une formation, un incubateur, une structure de valorisation, ce qui représente quand même un énorme effort et beaucoup de moyens pour peu d’incubés. Comment trouvez-vous l’équilibre financier ?
C. D.-R. : Avec nos quatre entrepreneurs, nous parvenons au seuil de rentabilité. Notre budget de 150 000 euros a servi à payer les professeurs qui interviennent, les coachs, les consultants, les analyses des technologies, mais pas les mentors ; il y a surtout beaucoup d’investissement humain de la part d’Alexandre et un peu de ressources de l’établissement concernant les salles.
Nous sommes persuadés que notre modèle va fonctionner. Il nous faut créer une dizaine d’entreprises qui, statistiquement, devraient amener un retour financier d’ici cinq ou dix ans. Nous faisons un choix malthusien et non mercantile, nous préférons limiter le nombre de candidats pour être sûrs d’avoir les bons profils aux bons endroits.
Les profils des candidats
Int. : Est-ce que vous trouvez rassurant d’aller chercher des candidats qui s’ennuient dans leur travail et qui sont malheureux chez eux ?
A. H. : Nous souhaitons rallumer la flamme de l’entrepreneuriat chez des gens qui sont en crise de la quarantaine ou de la cinquantaine et qui sont en quête de sens. La quête de sens a aujourd’hui toute son importance, que l’on soit jeune ou moins jeune. Certaines études montrent qu’une importante proportion d’élèves dans des grandes écoles prestigieuses envisagent de ne pas terminer leurs études et d’ouvrir des commerces ou des entreprises d’artisanats traditionnels pour se sentir utiles à la société.
Int. : Pourquoi ne prendriez-vous pas des candidats avec un profil plus technologique, provenant d’entreprises technologiques, afin de créer une plus grande proximité avec les chercheurs ?
A. H. : Ce que nous allons chercher chez notre futur CEO, ce sont surtout ses capacités d’encadrement, de leadership et de conviction, sa capacité à voir des opportunités de marché, à définir les moyens et à les mettre en musique pour arriver à un objectif business. Nous recrutons les gens sur une capacité d’intelligence générale à développer des projets.
Ceci étant, nous avons une évolution en cours : imaginer des binômes avec de plus jeunes candidats, c’est-à-dire des gens de 35 à 40 ans qui ont déjà monté puis vendu leur entreprise, qui se demandent ce qu’ils vont faire maintenant et qui sont intéressés par des projets technologiques en raison des perspectives de forte valeur ajoutée. Néanmoins, nous ne voulons pas lâcher le critère des 45 ans, car c’est en ce point que résident notre idée de départ et notre originalité.
Int. : Certaines universités louent des lieux à des entrepreneurs expérimentés. Cette colocalisation permet aux étudiants de bénéficier d’un coaching de la part de ces entrepreneurs. Y avez-vous pensé ?
C. D.-R. : Nous montons en parallèle le programme Entrepreneurs en Résidence à PSL. Il s’adressera à des entrepreneurs qui ont vendu leur entreprise et qui, avec leur argent, cherchent un projet, sans vouloir suivre le programme pour autant. On leur proposera d’accompagner les entreprises en développement moyennant un petit salaire et, quand ils auront trouvé la société qui leur plaît, de pouvoir embarquer avec elle.
Int. : Vos étudiants apprennent des choses très différentes de ce qu’ils savent. Pour apprendre, il faut commencer par désapprendre. Qu’est-ce qu’ils désapprennent ?
A. H. : Ils ont dû désapprendre la posture de celui “qui connaît tout” et qui a “une grande expérience”. Ils ont eu un premier choc culturel en rencontrant sur les bancs de l’école des élèves âgés d’une vingtaine d’années, avec des cerveaux très rapides et des conceptions de la vie et de l’entreprise très différentes des leurs. Au bout d’un mois et demi, on les a emmenés faire une retraite de quatre jours à la montagne pour qu’ils cassent leur carapace et s’ouvrent véritablement au projet. Ils ont commencé à trouver leur voie, à parler de ce qui les motivait dans l’entrepreneuriat, à considérer les nouvelles responsabilités que cela pouvait leur donner. Cette révolution culturelle a été plus facile pour les candidats issus des PME que pour ceux issus des grands groupes plus “régimentés”.
1. Collège de France, Conservatoire national supérieur d’art dramatique, École nationale des chartes, Chimie ParisTech, MINES ParisTech, École normale supérieure, École pratique des hautes études, ESPCI Paris, Institut Curie, Observatoire de Paris, Paris-Dauphine.
2. Rapport sur la promotion de la formation professionnelle tout au long de la vie commandé à François Germinet, président de l’université de Cergy-Pontoise, publié le 6 novembre 2015.
3. Pierre Azoulay, Benjamin F. Jones, J. Daniel Kim et Javier Miranda, « Age and High-Growth Entrepreneurship », avril 2019.
4. Pour Concept-Knowledge ou concept-connaissance, théorie mise au point par Armand Hatchuel avec Benoît Weil – www.ck-theory.org.
5. Société de prospective et d’innovation qui conseille et accompagne le Groupe BNP Paribas et ses clients dans leur transformation digitale.
6. Organisme de valorisation et transfert de technologies de MINES ParisTech sous statut privé.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Erik UNGER