- L’histoire du Groupe
- Un industriel au service de l’industrie
- La troisième révolution industrielle
- Daher R&T
- Trois nouveaux outils
- Le DaherLAB
- Des preuves de concept
- Réinventer le processus d’innovation
- Une usine en flux poussés
- Les résultats
- Un exemple d’innovation pour ITER
- Quelques conseils
- La place du client dans l’innovation
- Le choix des technologies
- L’essaimage
- Un changement de culture ?
- Le passage à l’industrialisation
- Trois canaux possibles pour les innovations
- Qu’apporte Daher aux start-up ?
- Un profil hybride
Exposé de Stanislas Borowski
Je travaille chez Daher depuis 2014 et je suis actuellement le directeur du DaherLAB. Avant de vous expliquer le fonctionnement de ce dernier, je vais faire un petit retour sur l’histoire de Daher.
L’histoire du Groupe
En 1863, Paul Daher crée à Marseille une société de transport maritime et de négoce. À partir de 1880, celle-ci se spécialise dans le transport de matériels lourds et accompagne de grands industriels français dans leurs projets d’infrastructures autour du rail et de l’énergie.
En 1973, le cours du baril de pétrole explose et Daher commence à travailler également pour des pays en développement auxquels le choc pétrolier profite, principalement au Moyen-Orient et en Afrique.
Dans les années quatre-vingt, les entreprises se mettent à externaliser l’approvisionnement des usines et la distribution des produits aux clients. Daher devient alors un partenaire logistique global pour les industriels français.
Puis arrive le contre-choc pétrolier et l’entreprise se retrouve au bord de la faillite. La crise conduit le marché de la logistique à se restructurer. Certains, comme FM Logistic, deviennent des généralistes. D’autres, comme Daher, qui ne sont pas d’une taille suffisante pour faire ce choix, se spécialisent. En l’occurrence, Daher opte pour deux secteurs d’excellence, l’énergie et l’aéronautique.
Un industriel au service de l’industrie
Une deuxième évolution se produit dans les années quatre-vingt-dix. Pour mieux servir ses clients, Daher décide de devenir lui-même industriel et, en 1999, rachète la société Lhotellier Montrichard, spécialisée dans la logistique aéronautique et de défense ainsi que dans la production de conteneurs spéciaux et de matériels aéronautiques high-tech. L’intégration de cette société industrielle illustre la convergence entre industrie et services qui se dessine à la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille.
À partir de 2003, Daher s’affirme comme « un industriel au service des autres industriels » et utilise ses compétences dans l’industrie de la fabrication pour satisfaire encore mieux les besoins de ses clients sur la partie logistique.
En 2009, il devient un fabricant d’avions grâce au rachat de la société Morane-Saulnier, qui produit à Tarbes des avions de 6 places destinés à une clientèle privée.
Entre 2003 et 2015, le Groupe connaît une croissance très forte, son chiffre d’affaires passant de 300 millions d’euros à 1 milliard d’euros, dont la moitié dans l’industrie et l’autre dans les services.
À l’issue de cette transformation, Daher exerce trois métiers : la fabrication d’avions, la fabrication d’équipements pour de grands donneurs d’ordres de l’aéronautique et de la défense, et enfin, son métier historique, à savoir la logistique et les services pour les industriels.
La troisième révolution industrielle
Selon l’économiste Christian Saint-Étienne, les deux premières révolutions industrielles, celle de la machine à vapeur, de l’industrie du textile et de l’essor du rail, puis celle de l’électricité, du moteur à combustion, de la chimie et de la pharmacie, ont duré chacune un siècle. Dans les deux cas, les cinquante premières années ont été consacrées au design de l’offre et les cinquante années suivantes ont été dédiées au développement de cette offre pour répondre à la demande. Si ce schéma s’applique à la troisième révolution industrielle, celle qui a commencé dans les années quatre-vingt, autour de l’informatique, des nano- et biotechnologies, ainsi que des services cognitifs, on peut présumer que nous sommes actuellement dans la période de design de l’offre et que, à partir de 2030, nous entrerons dans la phase de réponse à la demande.
Pour Daher, il s’agit d’une formidable opportunité, car cette révolution industrielle peut se définir comme l’effacement des frontières entre industrie et services. Or, de par son histoire, Daher a déjà opéré cette convergence, ce qui lui confère une très bonne position sur un marché désormais caractérisé par des industries de plus en plus intelligentes, des chaînes d’approvisionnement de plus en plus intégrées tout au long de la chaîne de valeur, des écosystèmes de plus en plus performants, des services qui s’étendent de l’expertise jusqu’aux solutions intégrées, le tout à l’échelle mondiale.
Pour notre entreprise, c’est l’occasion de devenir un leader dans nos métiers en ce qui concerne l’innovation et de renforcer notre excellence opérationnelle afin d’assurer notre compétitivité et notre profitabilité.
Daher R&T
L’innovation est présente depuis longtemps dans l’entreprise à travers la recherche et technologie (R&T), qui porte à la fois sur les processus industriels, la fabrication d’équipements, la mise en forme des matériaux composites, la robotique, les process logistiques, etc.
Cette forme de recherche s’effectue sur le temps long, avec des délais d’une dizaine d’années entre l’innovation et le retour sur investissement. Les équipes de marketing stratégique définissent, par exemple, une vision selon laquelle Daher devrait être positionné sur tel ou tel segment du marché aéronautique en 2040. On analyse ensuite ce que l’entreprise est capable de faire aujourd’hui sur le segment en question et le chemin qu’elle doit parcourir pour être compétitive, à date, dans ce domaine, ce qui détermine les feuilles de route qui vont s’appliquer à toutes les technologies concernées (thermoplastique, thermodur, robotique, métallique, etc.).
Trois nouveaux outils
À côté de cette recherche “marathon”, Daher a décidé de se doter d’un outil d’innovation “sprint”, portant sur le temps court, le DaherLAB, dont la démarche est complètement différente de celle de la R&T. Il s’agit d’analyser l’ensemble de l’écosystème pour identifier les nouvelles technologies (réalité virtuelle, intelligence artificielle, objets connectés, etc.) qui pourraient nous permettre de développer de nouveaux marchés et services ou de nous rendre plus compétitifs, en les appliquant à tous les domaines de l’entreprise : opérations, finances, juridique, achats, etc.
Conscient que l’innovation ne se fait pas seulement en France, et souhaitant faciliter la veille sur les technologies qui émergent partout dans le monde, le Groupe s’est également doté, depuis 2017, d’une entité implantée dans la Silicon Valley et baptisée Armstrong.
Enfin, Daher cherche à développer l’intrapreneuriat afin de stimuler l’innovation et a déjà procédé à trois essaimages : Taman, pour gérer de l’intérim spécialisé sur les marchés de Daher ; Logistics Operations, une filiale logistique qui propose des coûts extrêmement compétitifs et n’a pas l’inertie financière d’un grand groupe ; et enfin, Daher Software, qui développe des applications mobiles pour les opérateurs sur le terrain.
Le DaherLAB
Je vais maintenant vous présenter de façon plus détaillée le DaherLAB. Créée en 2014, cette entité a pour mission d’assurer la connexion entre l’univers des start-up et celui de l’industrie. Nous avons déjà identifié et qualifié plus de 400 start-up offrant un intérêt potentiel important pour nos métiers et nous travaillons avec une cinquantaine d’entre elles.
La rencontre entre un grand groupe, caractérisé par une culture industrielle, beaucoup de processus internes et d’inertie, et de petites structures beaucoup plus agiles et mettant en œuvre des modèles économiques différents des nôtres ne s’est pas faite sans mal. À vrai dire, nous nous sommes assez vite retrouvés dans l’impasse. Par exemple, nous achetions à une start-up une prestation de service en intelligence artificielle d’une durée de trois mois de la même façon que nous achetions un projet d’ERP de plusieurs millions d’euros destiné à durer des années, ce qui n’avait aucun sens. Nous avons dû entreprendre un travail d’“acculturation” de toutes les fonctions support, notamment les achats, le juridique, mais aussi la direction des systèmes d’information.
Aujourd’hui, le DaherLAB a six grandes missions. Les trois premières, très opérationnelles, consistent à détecter sur le marché des technologies matures et tester leur intérêt pour nos métiers sur des cycles courts ; maintenir un portfolio de projets ayant démontré leur intérêt et prêts à être industrialisés, c’est-à-dire mis en place dans les usines et entrepôts de Daher ; assurer une veille sur des technologies comme l’intelligence artificielle ou encore la blockchain et expliquer à tous les acteurs internes (opérations, usines, entrepôts, services juridiques…) à quoi elles servent et quel pourrait être leur impact sur notre entreprise. Les trois missions suivantes sont moins opérationnelles. Il s’agit d’acculturer l’entreprise à l’innovation, d’accompagner les équipes commerciales pour développer des approches d’innovation avec nos clients, et enfin de renforcer notre écosystème d’innovation afin de détecter de nouvelles start-up.
Des preuves de concept
Les courbes Hype Cycles du cabinet Gartner cherchent à représenter le niveau de maturité et d’adoption des technologies émergentes. On peut s’appuyer sur ces courbes pour repérer des technologies susceptibles d’être utiles dans l’entreprise, par exemple la visibilité en temps réel. Dans une structure classique, il est cependant très difficile de lancer un projet de visibilité en temps réel, car, avant de mobiliser des investissements, on va tout de suite vous demander quel est le retour attendu. Or, autant il est facile de le calculer pour l’achat d’un autoclave, autant c’est compliqué pour ce genre d’application.
Comme des expériences chimiques
Ceci nous a conduits à développer une approche PoC (proof of concept), que nous mettons en œuvre un peu comme s’il s’agissait d’une expérience chimique. On commence par définir précisément l’expérience qui va être menée : sa forme, le cadre dans lequel elle va prendre place (par exemple : « Telle application d’intelligence artificielle va être testée dans les métiers de la production sur la détection de non qualité. »), sa durée, les indicateurs qui permettront de mesurer son impact.
Puis on lance l’expérience sur le terrain. Le DaherLAB n’a pas de laboratoire en propre : son terrain de jeu est l’ensemble des sites industriels, de logistique ou de services de Daher.
Enfin, vient le moment de la clôture de l’expérience et, de la même façon qu’un chimiste, nous analysons tous les résultats enregistrés pour comprendre comment l’expérience s’est déroulée et déterminer si cela vaut la peine de poursuivre ou non. Les données recueillies permettent de démontrer une valeur quantitative ou qualitative, et donc de calculer un retour sur investissement. On peut alors envisager l’industrialisation, c’est-à-dire l’intégration de la nouvelle technologie aux métiers de Daher.
Différents profils de “joueurs”
La réalisation des PoC mobilise des acteurs à la fois externes et internes : l’entreprise porteuse de la technologie ; les chefs de projets du DaherLAB, qui ont des profils hybrides et sont capables de discuter aussi bien avec un patron de site logistique qu’avec un développeur en intelligence artificielle ; l’expert métier, qui a vraiment une connaissance fine des problèmes à résoudre et des enjeux ; et enfin, les fonctions support du Groupe, notamment les acheteurs.
Des cartons rouges à la pelle
Avec ces derniers, le jeu s’est avéré assez compliqué, car, dans les débuts, ils sortaient très régulièrement le carton rouge : « Attention, nous avons pour mission de réduire le nombre de fournisseurs et vous êtes en train d’en créer de nouveaux ! », « Attention, cette innovation pose un problème de propriété intellectuelle », etc. La clôture de la PoC devait, en principe, marquer le passage à l’étape suivante, mais, en raison de ces multiples cartons rouges, il n’en était rien. Au bout de deux ans, nous nous sommes rendu compte que les PoC étaient aspirées dans une sorte de trou noir dont elles ne sortaient jamais.
Réinventer le processus d’innovation
Nous avons alors compris que nous devions complètement repenser notre processus d’innovation, car, s’il s’arrêtait systématiquement à l’étape PoC, il servait juste à dépenser de l’argent sans créer aucune valeur. Pour mener cette réflexion, nous avons mobilisé l’ensemble des parties prenantes chez Daher : les trois directions opérationnelles correspondant aux trois grands métiers, la direction des systèmes d’information, les achats, le juridique.
Le processus que nous avons défini s’articule en trois temps. La partie PoC est sous la responsabilité du DaherLAB. Il s’agit d’organiser une expérimentation et de recueillir des données qui vont permettre d’envisager un investissement. La partie industrialisation est sous la responsabilité de la direction des systèmes d’information : il s’agit d’intégrer l’innovation dans le schéma complexe de l’entreprise et de prévoir toutes les formations nécessaires, de manière à en faire un projet clé en main déployable au niveau des opérations. Vient enfin le déploiement proprement dit, qui est sous la responsabilité des patrons d’usines ou de sites logistiques.
Pour que ce processus puisse être mis en œuvre, nous avons également dû inventer de nouvelles règles, notamment en ce qui concerne les achats. En général, un grand groupe paie ses fournisseurs à quarante-cinq jours fin de mois, mais divers aléas peuvent provoquer des retards, si bien que la facture n’est parfois réglée qu’au bout de six mois. Pour une start-up qui a perpétuellement besoin de trésorerie, cela peut être catastrophique. Désormais, l’un des acheteurs est dédié à l’innovation, avec une règle spécifique : pour tous les achats destinés à des PoC, il verse un acompte de 50 % dès la commande. Sur des factures de 30 000 à 50 000 euros, cela ne représente pas un gros effort pour un groupe qui réalise un chiffre d’affaires de 1 milliard d’euros, mais pour les start-up, c’est crucial.
Il en a été de même avec les services juridiques. On ne peut pas rédiger un contrat de la même façon lorsqu’il porte sur un programme qui va durer dix ans ou lorsqu’il s’agit de fournir un algorithme pendant trois mois. Nous avons défini des contrats d’achat extrêmement simplifiés, avec des clauses de non divulgation ramenées à un an au lieu de cinq ou dix ans.
Nous avons aussi dû mobiliser les directeurs d’opérations. Dans les débuts, après avoir franchi toutes les étapes de la PoC et de l’industrialisation, nous venions leur dire : « C’est bon, vous pouvez déployer, le retour sur investissement est d’un an et demi » et… rien ne se passait, car ils n’étaient pas convaincus que la nouvelle technologie allait réellement améliorer leur P&L (compte de pertes et profits). Désormais, des référents innovation, choisis pour leur expertise métier, ont été nommés au sein de chaque direction opérationnelle. Ils passent leur temps à analyser ce qui sort des PoC et à comprendre de quelle façon les nouvelles technologies pourraient s’appliquer dans leur périmètre. Puis ils s’assurent de faire inscrire le déploiement dans les feuilles de route et les budgets, et veillent à ce que les patrons des usines soient bien informés de ces technologies et en comprennent l’intérêt pour leur unité.
Une usine en flux poussés
Au total, on peut considérer que nous avons construit l’équivalent d’une usine en flux poussés, à ceci près que les idées représentent la matière première à partir de laquelle nous travaillons. Je me compare à un directeur d’usine qui gèrerait trois lignes de production : la partie PoC, l’industrialisation, le déploiement, avec un responsable pour chacune.
Comme dans une usine, il existe des stocks, car les temps de production ne sont pas les mêmes pour les trois lignes. Les PoC sont réalisées dans un délai de trois à six mois, alors que l’industrialisation et le déploiement peuvent durer entre six mois et un an, dans la mesure où ils doivent d’abord être inscrits au budget de l’année suivante. Les PoC sont donc stockées dans l’attente de leur industrialisation. Une fois que le budget est voté, la deuxième ligne de production vient piocher dans ce stock pour industrialiser les nouvelles technologies et les dérisquer pour le futur utilisateur. Se constitue ainsi un deuxième stock, cette fois de solutions prêtes à être déployées. Enfin, intervient la troisième ligne de production, celle des opérationnels qui vont intégrer les solutions dans leurs usines ou entrepôts. Comme pour un directeur d’usine, mon objectif est de réduire ces stocks autant que possible afin de nous rapprocher du flux tendu.
Pour accélérer les choses, certains directeurs d’unités opérationnelles prévoient, dans leurs investissements, un petit budget industrialisation qui leur permet de lancer rapidement l’intégration d’une technologie ou des modules de formation. On ne peut pas en faire autant pour le déploiement, car implanter une solution sur une centaine de sites représente un budget important, qui doit être planifié.
La métaphore de l’usine en flux poussés est un bon moyen de communiquer avec les patrons de production et les patrons de logistique, pour qui cette notion est beaucoup plus familière que les concepts d’innovation ouverte ou de preuve de concept… Cela rend notre démarche plus concrète, tangible et compréhensible.
Les résultats
Le DaherLAB réalise une trentaine de PoC par an, avec un taux de réussite compris entre 40 % et 50 %, ce qui signifie qu’une innovation sur deux fait la démonstration de sa valeur et atterrit dans le stock en attente d’industrialisation.
Sur une centaine de projets ayant fait l’objet de PoC réussies, une trentaine ont été industrialisés et 19 sont déployés dans les usines.
Un exemple d’innovation pour ITER
En mai 2018, à l’occasion d’un congrès sur les chaînes d’approvisionnement, nous avons rencontré la start-up DCbrain, spécialisée en intelligence artificielle. Sa technologie, jusqu’ici appliquée aux réseaux de chaleur et à la distribution de gaz et de pétrole, consiste à créer un double digital qui ne se contente pas de simuler une situation donnée, mais se charge également de l’optimiser selon la méthode du deep reinforcement learning. Après avoir vérifié que cette technologie pourrait s’appliquer à nos métiers de logistique, nous avons cherché un terrain de jeu chez Daher, en faisant appel au réseau d’experts internes.
Un casse-tête à Cadarache
Nous avons identifié un problème de gestion de stock chez notre client ITER, le projet de réacteur à fusion nucléaire de Cadarache. Chaque jour, nous acheminons environ 10 000 colis de composants fabriqués dans les sept pays membres de ce programme et nous devons les répartir entre les dix entrepôts du site. Outre ces prestations quotidiennes, nous devons apporter à notre client une visibilité sur ses capacités de stockage futures et sur l’éventuelle nécessité de créer des espaces de stockage supplémentaires. Pour ce faire, nous devons mettre à jour, chaque trimestre, la prévision des flux entrants et sortants pour les 24 mois suivants.
Le logiciel de simulation utilisé jusqu’ici n’offrait pas assez de flexibilité pour l’ajout et la gestion de zones de stockages supplémentaires, et chacune de ses mises à jour coûtait très cher. Compte tenu de ces difficultés, le logiciel n’était pratiquement pas utilisé et les ingénieurs bricolaient des macros sous Excel pour essayer d’établir leurs prévisions, ce qui était un vrai casse-tête.
Une PoC couronnée de succès
Nous avons lancé une PoC qui a démarré en septembre et a duré six mois, dont trois consacrés à la collecte de données et à l’entraînement de l’algorithme – baptisé Marvin – et trois mois pour les tests opérationnels. Nous avons fourni à Marvin un certain nombre de règles (« On ne peut pas stocker un colis de 10 tonnes tout en haut d’un rack », « Tout colis contenant des produits chimiques doit être placé dans un bac de rétention », « Tout colis surdimensionné doit être posé par terre », etc.), puis, comme pour un étudiant, nous lui avons fait effectuer un stage.
À partir des données dont nous disposons sur une vingtaine d’années, nous lui avons proposé des exercices dans lesquels il devait ranger environ 30 000 colis, un peu comme s’il travaillait sur des annales de concours. Au début, il se trompait beaucoup, mais il a rapidement progressé, de l’avis même des responsables métier. Puis nous sommes passés aux tests opérationnels et, grâce à Marvin, le temps d’ingénierie nécessaire pour établir le prévisionnel sur trois mois est passé de trois semaines à une demi-journée. La PoC a ainsi été couronnée de succès et notre client ITER nous a donné le feu vert pour l’industrialisation du projet.
Une industrialisation rapide
Une question importante s’est alors posée : fallait-il, ou non, intégrer cet algorithme à notre système d’information ? Sachant que DCbrain conserverait sa propriété intellectuelle, il a été convenu que les opérationnels travailleraient sur la plateforme de la start-up et que les analyses issues de l’outil seraient automatiquement intégrées à notre base de données. Du fait de ce choix, l’industrialisation n’a duré que deux mois. Ce délai très court n’a été possible que parce que les différentes équipes (opérations, achats, service juridique…) avaient été embarquées dans le projet dès le début, avaient travaillé sur la partie PoC et avaient une compréhension limpide de ce qu’il fallait faire pour cette industrialisation. Si cette expérience s’était déroulée dans les deux premières années du DaherLAB, il est probable que la PoC aurait donné les mêmes résultats, mais que le projet aurait, ensuite, sombré dans le fameux “trou noir”…
Au final, non seulement nous sommes désormais capables de remplir nos obligations vis-à-vis de notre client ITER, mais, en interne, nous avons fait disparaître quelques préjugés contre l’intelligence artificielle et montré qu’il s’agit simplement d’un outil que nous alimentons avec nos propres compétences et qui peut nous permettre de répondre à de vrais enjeux opérationnels.
Quelques conseils
En conclusion, mon premier conseil est de voir petit et d’aller vite, de privilégier les cycles courts et itératifs plutôt que les grands projets ambitieux : il faut tester rapidement, et aussi échouer rapidement. Il vaut mieux ne s’engager que sur trois mois, ce qui coûtera environ 30 000 euros à l’entreprise et sera suffisant pour se rendre compte, par exemple, qu’il manque des données pour pouvoir utiliser l’application, ou que la technologie choisie n’est pas encore mature.
Un deuxième conseil est de veiller à éduquer les gens, en interne, sur ce qu’est une start-up, sa façon de fonctionner, ses enjeux de court, moyen et long terme. Il est arrivé que le service des achats s’oppose à une PoC en constatant que la trésorerie de la start-up était très faible ; j’ai dû leur expliquer qu’elle avait prévu une levée de 5 millions d’euros un mois plus tard…
Ma troisième préconisation est de considérer les start-up comme de vrais fournisseurs et donc de les rémunérer. Trop de gens estiment normal de demander à des start-up de travailler sur quatre projets en même temps, le tout sans les payer, ce qui les met en danger, car elles ont généralement un besoin vital de trésorerie et il est risqué pour elles de trop se disperser. Inversement, il ne faut surtout pas considérer les start-up comme des fournisseurs classiques : aussi bien la contractualisation que le paiement doivent être rapides. En d’autres termes, les start-up doivent être traitées comme de vrais fournisseurs et, de surcroît, comme des fournisseurs à traiter avec ménagement.
Enfin, tous les acteurs qui devront porter le projet pendant sa phase d’industrialisation et de déploiement doivent être mobilisés dès la phase de PoC.
Débat
La place du client dans l’innovation
Un intervenant : De quelle façon les clients de Daher sont-ils intégrés aux processus d’innovation ?
Stanislas Borowski : Lorsque nous démarrons une prestation de service dans le domaine de la logistique, nous définissons avec notre client les objectifs (par exemple réduire les coûts ou augmenter la qualité) et le plan de transformation. Daher s’engage à proposer des innovations, mais c’est le client qui donne le cap.
Nous pratiquons également l’innovation collaborative, cofinancée par le client, lorsque celui-ci souhaite approfondir une technologie particulière.
Enfin, nous accompagnons certains clients dans le développement de leur propre feuille de route en matière de logistique 4.0 ou de chaîne d’approvisionnement 4.0.
Pour la partie industrielle, l’innovation se fait sur le temps long, soit sur trois à cinq ans. Nous élaborons des feuilles de route collaboratives, qui recouvrent des partenariats avec le monde académique, des subventions de type CIR (crédit impôt recherche), etc.
Par exemple, nous travaillons avec Airbus et Safran sur un projet d’avion hybride. Les trois entreprises ont des objectifs communs et participent au financement, et c’est un avion de Daher qui va servir de démonstrateur.
Le choix des technologies
Int. : La notion d’intelligence artificielle est très large. Comment choisissez-vous les thèmes plus spécifiques sur lesquels vous allez travailler ?
S. B. : Nous avons fait un gros travail de présélection pour identifier les thèmes qui peuvent vraiment être intéressants pour nos métiers en matière d’intelligence artificielle et nous en avons retenu quatre : l’apprentissage automatique, dont j’ai parlé ; le traitement automatique du langage naturel, qui vise à permettre aux opérateurs de communiquer facilement avec les machines ; la vision par ordinateur, qui permet aux algorithmes, par exemple, de détecter des défauts sur des pièces ou des erreurs d’approvisionnement ; les techniques permettant à la robotique et à la cobotique de reproduire les gestes humains.
L’essaimage
Int. : Quel est l’engagement financier de Daher dans les opérations d’essaimage ?
S. B. : Les essaimages font l’objet d’un financement à 100 %, et les relations avec les start-up issues d’un essaimage ressemblent à celles qu’elles pourraient avoir avec des fonds de capital-risque. Le projet est défini dans son objet et dans son déroulement, et chaque fois qu’un des jalons est franchi avec succès, la start-up demande un nouvel investissement au Groupe pour pouvoir se développer.
Un changement de culture ?
Int. : Vous avez décrit le processus d’acculturation des fonctions support. Cela a-t-il transformé l’ensemble des procédures dans l’entreprise ?
S. B. : Les gens se sont familiarisés avec l’idée de travailler en cycles courts et de simplifier certaines procédures. Pour autant, dans notre industrie manufacturière, il reste toujours aussi important de disposer de contrats solides sur les approvisionnements en matières premières, qui sont censés durer des dizaines d’années. Il s’agit donc d’une ouverture d’esprit plutôt que d’une transformation de l’ensemble des procédures.
Int. : L’acculturation s’est-elle faite aussi chez les dirigeants ?
S. B. : Notre président, Patrick Daher, ainsi que le directeur général, Didier Kayat, soutiennent complètement la démarche du DaherLAB et, au fil des innovations et des essaimages, les autres membres du comité exécutif commencent à comprendre l’intérêt de l’intelligence artificielle ou de la blockchain pour nos métiers.
Pour faciliter cette acculturation, tous les membres du comité exécutif sont allés passer une semaine dans la Silicon Valley et, désormais, nous y envoyons une quarantaine de cadres chaque année pour suivre notre programme d’innovation Armstrong. Pendant une semaine, ils doivent travailler à mi-temps sur un projet concret (une ligne de produits, une réflexion stratégique, un problème commercial ou opérationnel) et repartir avec des solutions. Le reste du temps est consacré à la découverte de l’écosystème et de la façon dont les Américains développent leurs entreprises, sans oublier les problèmes éthiques posés par les nouvelles technologies.
Le passage à l’industrialisation
Int. : Le monde des start-up est très innovant et évolue très vite. Entre le moment où vous réalisez la PoC et celui où vous entreprenez l’industrialisation, puis le déploiement, les applications que vous avez testées peuvent pivoter ou devenir obsolètes. Comment gérez-vous ce risque ?
S. B. : Le budget du DaherLAB n’est pas transposable d’une année sur l’autre. Je dispose chaque année d’un portefeuille que je dépense au fil des mois, mais je ne peux pas m’engager sur l’achat d’une technologie pour l’année n+1. Les start-up savent dès le départ que ce n’est pas parce qu’il y a expérimentation qu’il y aura obligatoirement achat de la solution.
Par exemple, nous avons expérimenté une technologie de robot informatique pour automatiser les tâches sans valeur ajoutée, telles que les doubles saisies et copiés-collés entre différents programmes. Nous avons démontré que cela permettait de gagner énormément de temps. Toutefois, lors du retour d’expérience du PoC, nous avons constaté que l’utilisation de ce logiciel nécessitait de faire un peu de programmation et n’était pas suffisamment intuitive pour les acteurs qui allaient être amenés à s’en servir. Nous avons finalement fait le choix d’une autre application, plus compatible avec nos métiers.
Trois canaux possibles pour les innovations
Int. : Vous avez évoqué des cas où vous aviez pris l’initiative, mais il est probable que ce sont parfois les opérationnels qui soulèvent un problème, et parfois aussi, des start-up qui vous proposent une nouvelle technologie ?
S. B. : Nous avons trois grands canaux d’innovation, auxquels correspondent trois enveloppes budgétaires distinctes.
Chaque année, un appel à projet est organisé dans l’entreprise. Un membre du DaherLAB se rend dans certaines usines et sur certains sites logistiques pour organiser des ateliers de créativité avec les opérationnels, identifier les problématiques qu’ils rencontrent (perte de temps, non qualité, etc.) et faire émerger des idées pour les résoudre. Cet appel à projet est également mis en ligne, ce qui permet à tous les salariés informatisés d’y participer. Une fois que nous avons réuni environ 150 idées, il faut choisir celles qui seront explorées. Une première sélection est opérée collectivement par les opérationnels, puis un conseil scientifique valide la petite dizaine de projets qui seront réalisés dans l’année.
Le deuxième canal est celui de l’approche techno push : nous consacrons beaucoup de temps aux événements, aux salons, à la lecture des revues pour comprendre quelles sont les technologies émergentes les plus intéressantes, détecter des start-up prometteuses, être au courant de tout ce qui se fait. Je ne demande pas à mes équipes de devenir expertes en intelligence artificielle ou en blockchain, mais de savoir expliquer grosso modo comment fonctionne une nouvelle technologie et de quelles compétences nous aurions besoin pour l’utiliser. Nous nous tournons ensuite vers les opérations pour trouver un terrain de jeu où l’expérimenter, comme nous l’avons fait dans le cas d’ITER.
La troisième enveloppe budgétaire nous permet de répondre à des opérationnels qui seraient confrontés à un problème particulier et auraient besoin d’expérimenter rapidement une solution, par exemple : « Je perds des pièces dans l’usine. J’aurais besoin d’un système de géolocalisation et j’ai identifié telle et telle solutions, pourriez-vous m’aider à les tester ? » Nous leur apportons du financement et de la méthodologie pour les aider à construire leurs projets d’investissement.
Qu’apporte Daher aux start-up ?
Int. : Vous nous avez expliqué ce que les start-up apportent à Daher, mais qu’en est-il dans l’autre sens ? Les start-up ont besoin de clients, mais aussi de partenaires d’expérimentation, de références, d’investisseurs, voire de groupes industriels prêts à les racheter. Parmi ces différents rôles, lesquels sont assumés par Daher ?
S. B. : Notre Groupe, n’ayant pas de fonds de capital-risque, ne peut pas financer des start-up externes. En revanche, si l’une d’entre elles représentait une solution vraiment stratégique pour Daher, un rachat pourrait être envisagé, mais cela rentrerait dans un processus de fusion-acquisition classique.
Notre principale proposition de valeur pour les start-up est un énorme terrain de jeu qui, compte tenu de l’histoire du Groupe, comprend des métiers très divers.
Nous pouvons aussi leur apporter notre recommandation. Cela s’est produit récemment pour une start-up avec laquelle nous avions travaillé et qui avait demandé un accompagnement à la BPI.
Un profil hybride
Int. : D’où vient votre profil hybride, à mi-chemin entre culture industrielle et culture start-up, et comment le conservez-vous dans la durée ?
S. B. : J’ai toujours eu un côté un peu geek : je me passionnais pour l’informatique, pour les jeux vidéo, pour les nouvelles technologies, etc. J’ai aussi un côté créatif, à travers la pratique du dessin. Enfin, après une école d’ingénieur généraliste, j’ai suivi une formation au management de l’innovation, avant de travailler dans différents groupes industriels. Aujourd’hui, je passe un tiers de mon temps dans les usines et les entrepôts de Daher, avec les opérationnels ; un deuxième tiers à explorer les écosystèmes d’innovation ; et le troisième à essayer de connecter les deux domaines…
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Élisabeth BOURGUINAT