Exposé de Benoit Schmitt


L’aventure de Watt&Well a démarré en 2008. En sortant de l’École centrale Paris, j’avais envie de créer une entreprise avec un objet assez large, me permettant d’intervenir sur plusieurs marchés et relevant d’un secteur de pointe, afin de pouvoir innover.

L’électronique de puissance

L’électronique de puissance concerne les dispositifs permettant de changer la forme de l’énergie électrique (du courant alternatif vers le courant continu, par exemple). Elle recouvre l’étude, la réalisation et la maintenance des composants électroniques utilisés en forte puissance, des structures des convertisseurs, de la commande et des applications industrielles de ces appareils. On en trouve un peu partout, dans les téléphones comme dans les véhicules électriques, et son marché progresse presque aussi vite que celui de l’électronique.

Bien que l’électronique de puissance soit cruciale pour beaucoup de secteurs liés à la protection de l’environnement, elle suscite peu de vocations dans les écoles d’ingénieurs. Beaucoup d’étudiants optent pour l’informatique et, pour ceux qui choisissent malgré tout l’électronique, l’électronique de puissance est une matière particulièrement ardue, qui exige de passer beaucoup de temps à faire des tests sur les paillasses avant de devenir vraiment compétent. Les composants sont assez simples (transistors, diodes, inductances… ) mais, une fois réunis, on peut mettre trois mois à trouver la solution, ce qui demande une certaine humilité. En contrepartie, résoudre un problème d’électronique de puissance procure de grandes satisfactions et surtout, c’est une filière offrant d’énormes débouchés.

J’ai donc proposé à Raul Iglesias, qui travaillait comme moi chez Schlumberger, de créer une entreprise ensemble dans ce domaine, qui me paraissait un bon choix. Pendant les deux premières années, notre société a été hébergée par l’incubateur de l’École centrale Paris. Nous avons constitué une équipe en recrutant des stagiaires et en les formant avant de les embaucher.

Une entreprise rentable dès le départ

Je n’étais pas tenté par le modèle des start-up, qui lèvent beaucoup d’argent sur de très belles promesses, qu’elles tiennent parfois, mais en commençant par enregistrer des pertes pendant des années. Je souhaitais prouver à mon équipe et à moi-même que nous étions capables d’apporter une vraie valeur technologique à nos clients, et que, par conséquent, il n’y avait aucune raison que nous ne soyons pas rentables dès le départ.

Nous avons commencé par proposer du conseil en électronique de puissance. La société s’appelait alors Watt Consulting et son slogan était Rapid results in power electronics. Comme nous l’espérions, elle a tout de suite été rentable.

Trois marchés

Nous avons commencé par le secteur dont nous étions issus tous les deux, celui de l’exploitation pétrolière. Les compagnies pétrolières comme BP ou Total cherchent à exploiter au mieux les concessions dont elles disposent. Sachant que les réservoirs pétrolifères s’étendent parfois sur des kilomètres, mais ne mesurent souvent que quelques mètres de haut, voire quelques dizaines de centimètres, les forages ne sont plus verticaux comme autrefois : les tubes sont désormais équipés de capteurs capables de détecter le pétrole et de robots qui prolongent le forage horizontalement afin de rester dans le réservoir le plus longtemps possible. Notre rôle est d’apporter l’électronique de puissance qui permettra de piloter tous ces équipements, le tout à 5 ou 10 kilomètres de profondeur, dans un environnement très hostile, avec des températures allant de 150 à 175 degrés Celsius, des chocs de 500 G, quasiment à des niveaux balistiques. Dans un tube de 30 mètres de long et de 10 centimètres de diamètre, le matériel électronique, qui s’étend sur toute la longueur du tube, représente en volume l’équivalent d’un équipement d’IRM (imagerie par résonance magnétique).

Opter pour le secteur pétrolier a eu pour conséquence très positive le fait que, dès la première année, 90 % de notre chiffre d’affaires étaient réalisés à l’export.

Nous avons néanmoins rapidement cherché à nous diversifier, à la fois parce que c’était notre souhait du départ et parce que cela paraissait plus prudent pour surmonter d’éventuelles crises sectorielles. Ceci nous a conduits à travailler dans l’aérospatial, puis chez Renault sur le véhicule électrique, ou encore sur les piles à hydrogène, en participant à des démarches de preuve de concept.

La fertilisation croisée

Chemin faisant, nous avons mesuré à quel point ces secteurs étaient cloisonnés : la façon dont on pratique l’électronique de puissance dans les entreprises pétrolières n’a rien à voir avec celle dont on s’en sert dans l’automobile ou le spatial.

Nous avons alors compris qu’un de nos atouts, lié à notre diversification, était de pouvoir apporter des innovations à nos clients, non pas en les développant nous-mêmes, mais simplement en proposant, dans un des secteurs, une solution employée dans un autre.

Les compagnies pétrolières, par exemple, étaient extrêmement gourmandes en technologies et s’empressaient de tester tous les nouveaux types de composants, ce qui nous permettait de faire bénéficier nos autres clients de ces avancées.

De même, quand nous avons commencé à travailler chez Renault, nos interlocuteurs nous ont demandé un modèle numérique de notre technologie afin de pouvoir l’intégrer à celui du véhicule. Nous n’avions jamais procédé de cette façon, mais ils ont pris le temps de nous aider à nous familiariser avec leur logiciel de modélisation et de nous accompagner jusqu’à l’achèvement de notre modèle.

Nous avons alors compris que c’était une excellente façon de travailler et que, plutôt que de perdre du temps à faire des tests sur nos paillasses, il valait bien mieux recourir à des modèles numériques pour nous assurer que nos équipements fonctionneraient avec les systèmes auxquels ils devaient être intégrés. Nous avons alors exporté cette méthode dans le secteur pétrolier.

Une période de transition

Entre 2013 et 2016, nous avons été sélectionnés par la société Pégase Croissance, qui est jumelée avec le pôle aéronautique de Provence-Alpes-Côte d’Azur et qui, grâce à un système de success fees, nous a aidés à monter en compétence et à structurer l’entreprise.

Les années 2013 et 2014 ont constitué une période de transition. En tant qu’ingénieurs, nous nous sentions un peu frustrés, car nous concevions des produits, nous réalisions de beaux prototypes, puis tout partait chez le client et, sauf problème, nous n’en entendions plus parler. Nous avions désormais envie d’aller jusqu’au bout du processus, c’est-à-dire jusqu’à la fabrication des équipements.

Peut-être aussi avions-nous besoin de nouveaux défis. Nous avons trouvé ce que nous cherchions en devenant fournisseurs du programme Ariane 6 ! Nous le devons au fait de nous être positionnés comme équipementiers, car, en tant que simples consultants, nous n’aurions jamais été sélectionnés. Nous sommes également pleins de gratitude envers Elon Musk, le célèbre entrepreneur qui a inventé aussi bien la voiture Tesla que les fusées SpaceX ou le transport à grande vitesse Hyperloop. En annonçant qu’il allait diviser par dix le coût de lancement des fusées, il a conduit ArianeGroup à revoir son modèle et à se fixer pour objectif de développer ses projets deux fois plus vite et de diviser ses coûts par deux. ArianeGroup a dû, pour cela, trouver de nouveaux fournisseurs et c’est ce qui a permis à des entreprises comme la nôtre d’entrer sur ce marché.

Le passage à la fabrication

Nous avons abandonné le nom de Watt Consulting pour devenir Watt&Well et nous avons également changé de slogan, en substituant à la notion de rapidité celle de fiabilité : Convert power into confidence.

Lorsque nous avons obtenu le contrat pour Ariane 6, nous avons commencé par fêter l’événement, puis nous avons recruté notre chef de projet. Je n’ai pas cherché quelqu’un qui aurait déjà construit une fusée : d’une part, cela ne court pas les rues, et d’autre part, cette personne aurait eu tendance à refaire ce qu’elle avait déjà fait sur Ariane 5. J’ai préféré faire appel à l’ingénieur le plus talentueux que je connaissais, à nouveau quelqu’un qui travaillait chez Schlumberger. Nous l’avons associé avec un ingénieur de l’Agence spatiale européenne et nous lui avons laissé carte blanche pour constituer le reste de son équipe.

Lors de cette deuxième étape de notre développement, nous avons créé une gamme de produits pour l’exploitation pétrolière et les infrastructures de charge, et nous avons délibérément choisi de construire notre écosystème de production en France, afin de contribuer à l’emploi dans notre pays.

Au passage, nous avons abandonné notre méthode de recrutement qui consistait à prendre des stagiaires à la sortie de l’école d’ingénieurs et à les former, et commencé à embaucher des cadres expérimentés en industrialisation, en commercialisation, en gestion de grands projets, etc.

Tout ceci nous a conduits à faire évoluer notre culture d’entreprise pour la tourner davantage vers les enjeux de l’industrie.

Choisir entre les trois marchés ?

Nous sommes aujourd’hui à une nouvelle croisée des chemins. Watt&Well emploie désormais 40 personnes, pour un chiffre d’affaires de 6 millions d’euros répartis entre l’exploitation pétrolière (50 %), le véhicule électrique (25 %) et l’aérospatial (25 %).

Notre activité d’équipementier de rang 1 auprès d’entreprises leaders comme Renault ou ArianeGroup, complétée par du conseil en R&D pour ces mêmes clients, nous convient très bien. Nous ne cherchons pas à devenir systémiers pour fabriquer des voitures électriques, des bornes de charge et encore moins des fusées. Nous ne souhaitons pas non plus nous diversifier davantage pour le moment.

Notre objectif est plutôt de devenir leaders sur nos trois marchés ou sur certains d’entre eux, en sachant que leur taille, les parts que nous y détenons, le potentiel qu’ils offrent, notre niveau de maturité technologique et le niveau de maturité de nos produits sont variables.

Avantages et inconvénients

Le secteur pétrolier est le plus petit des trois et son potentiel de croissance est faible. En revanche, notre technologie et nos produits sont très matures dans ce domaine, nous avons peu de concurrents et nous détenons une part de marché importante.

La taille du marché du véhicule électrique ainsi que son potentiel sont énormes, et notre technologie est relativement mature. En revanche, notre part de marché est réduite et la maturité de nos produits est encore faible.

Le marché de l’aérospatial et de la défense est plutôt porteur et notre technologie est assez avancée, mais notre part de marché est limitée et la maturité de notre produit est encore faible, dans la mesure où il n’a pas encore “volé”.

Opter pour le véhicule électrique ?

Selon des études publiées par le cabinet Bloomberg, seulement 1 à 2 % des 15 millions de véhicules vendus chaque année en Europe sont des véhicules électriques ou des hybrides rechargeables, ce qui représente entre 150 000 et 300 000 voitures. Ce chiffre devrait être multiplié par dix d’ici cinq ans, et par presque cinquante d’ici vingt ans. Peu de marchés offrent de telles perspectives de croissance, surtout dans l’industrie.

Ces projections semblent confirmées par la communication des constructeurs. Par exemple, l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi annonce que les véhicules électrifiés représenteront 30 % de ses ventes en 2022, et Volkswagen 25 % en 2025. Certains constructeurs ont tardé à prendre le virage, mais ils s’y sont tous mis désormais.

Notre premier objectif est de passer, en cinq ans, de 2 à 5 % de parts de marché pour la production d’infrastructures de charge, qui représente un marché de 30 millions d’euros en 2019. Nous estimons que, même si le nombre de véhicules est multiplié par dix d’ici 2024, le nombre de bornes de charge devrait être multiplié par cinq seulement, car elles sont largement sous-utilisées aujourd’hui.

Nous voulons aussi renforcer notre rôle d’équipementier pour les véhicules électriques eux-mêmes, c’est-à-dire sur les chargeurs embarqués, ce qui est presque aussi compliqué que de devenir équipementier pour l’industrie spatiale et exige un important effort de structuration de l’entreprise. L’objectif serait de passer, d’ici 2024, de 0,5 % à 1 % d’un marché qui représentait 75 millions d’euros en 2019 et devrait être multiplié par dix à cette échéance.

Enfin, la prochaine révolution que connaîtra l’automobile est celle des chargeurs réversibles, qui permettront au réseau et aux véhicules de communiquer et d’échanger de l’énergie. Grâce à la revente, aux heures de pointe, de l’énergie stockée dans les batteries des véhicules aux heures creuses, on pourra éviter de démarrer des centrales à charbon et faire réaliser au passage entre 500 et 1 000 euros d’économie par an aux propriétaires des voitures, ce qui devrait encore accélérer l’essor du véhicule électrique. Nous avons déjà réalisé une première mondiale dans ce domaine en équipant une vingtaine de Renault Zoe, qui ont servi à des démonstrations dans toute l’Europe. Nous souhaiterions passer de 5 à 10 % de parts d’un marché qui était de 10 millions d’euros en 2019, et devrait être multiplié par cinq d’ici 2024.

… ou pour le secteur pétrolier, ou l’aéronautique ?

Ces perspectives sont alléchantes et pourraient nous conduire à nous focaliser sur le marché automobile.

Cependant, nous sommes aussi tentés de renforcer notre position dans le secteur pétrolier. Après avoir été très prospère, celui-ci est confronté à la nécessité de se rationaliser. Or, on sait que dans les phases de rationalisation, les industries ont tendance à confier une partie de la R&D à leurs fournisseurs au lieu de tout faire elles-mêmes. Comme nous avons peu de concurrents, notre part de marché pourrait fortement augmenter dans ce domaine.

Enfin, comme je l’indiquais, l’industrie spatiale est en train de revoir ses modèles, ce qui laisse de la place pour de nouveaux acteurs.

Quelle structuration pour atteindre ces objectifs ?

Quel que soit notre choix, nous devrons raccourcir nos délais de mise sur le marché. C’est particulièrement vrai pour le véhicule électrique : face à une croissance de 25 %, il faut aller vite.

Nous devrons également améliorer l’industrialisation de nos produits : nous venons de l’univers du conseil et nous avons encore des progrès à faire pour rendre nos produits moins coûteux et plus fiables.

Enfin, nous allons devoir adapter notre outil industriel pour faire face à la montée en cadence. Fabriquer des séries de 100 ou des séries de 5 000 unités n’est pas du tout le même exercice.

Comment structurer l’entreprise pour atteindre ces objectifs ? Deux grandes options se dessinent, à travers la conservation de la forme actuelle ou la scission de l’entreprise en trois, avec, là encore, des avantages et des inconvénients.

La structure actuelle, c’est-à-dire une société opérant sur trois marchés, permet la fertilisation croisée des compétences. En renonçant à ce dispositif, nous risquons de casser la dynamique de la mutualisation multisecteur. Nous y perdrons aussi une force de résilience par rapport aux crises sectorielles. Quand le prix du baril de pétrole a dégringolé et que tous nos clients du secteur pétrolier ont vu leur chiffre d’affaires et leur nombre d’emplois divisés par deux, nous étions soulagés d’exercer des activités sur d’autres marchés. Un autre avantage de la structure actuelle est son attractivité pour les collaborateurs : c’est intéressant d’être salarié dans une société où l’on peut travailler tantôt sur une fusée, tantôt sur un chargeur, tantôt sur un outil de forage, et c’est une dimension très importante de notre culture d’entreprise.

Mais la forme actuelle de Watt&Well présente aussi des inconvénients. Il est difficile de se focaliser sur trois objectifs en même temps. Cela complique la recherche de financements, car les investisseurs s’intéressant à la mobilité n’ont pas forcément envie de financer des activités pétrolières. Sur le plan marketing, ce serait également plus simple de se présenter comme un pur équipementier automobile plutôt que comme un acteur travaillant sur des secteurs aussi différents que les nôtres. La solution consistant à scinder l’entreprise en trois entités, une par marché, nous donnerait une meilleure lisibilité, renforcerait notre dynamique sectorielle et nous permettrait d’obtenir des financements autour de projets industriels. En contrepartie, cela nous obligerait à un effort important pour créer de nouvelles structures et de nouvelles cultures d’entreprise, et Watt&Well risquerait d’y perdre son identité. Nous poursuivons donc cette réflexion !

Débat

Le nom de l’entreprise

Un intervenant : Comment avez-vous choisi votre nom ?

Benoit Schmitt : Dès le départ, le mot watt nous paraissait indispensable, car c’est celui qui évoque le mieux la notion de puissance. Le créatif que nous avons sollicité nous a conseillé d’y ajouter le mot well, qui évoque l’idée de qualité, mais a aussi un sens caché, car il désigne par ailleurs le puits de pétrole en anglais. Cela plaît à nos clients du secteur pétrolier sans pour autant gêner les autres clients.

Les facteurs différenciants

Int. : En définitive, qu’est-ce qui vous différencie de vos concurrents ?

B. S. : L’électronique de puissance est rarement traitée comme un métier en tant que tel. Peu d’équipementiers l’affichent comme une spécialité, alors que nous en avons fait notre cœur de métier, ce qui est une grande force.

Notre deuxième atout est la fertilisation croisée, dont j’ai parlé.

Par ailleurs, nous sommes sans doute plus avancés que nos concurrents sur l’aspect contrôle logiciel, grâce à notre partenariat avec Renault sur cette question.

Enfin, nous avons un côté un peu aventureux : la prise de risque est un des moteurs de l’entreprise, quand beaucoup de sociétés se contentent de ce qu’elles savent déjà faire.

L’aventure Ariane 6

Int. : Comment avez-vous réussi à entrer dans le programme Ariane 6 ?

B. S. : À l’occasion d’un salon, nous avons sympathisé avec un fabricant de moteurs spéciaux. Il avait un projet de moteur cryogénique pour ArianeGroup, qui s’appelait encore Snecma à l’époque, et cherchait un contrôle moteur très ouvert, car les caractéristiques électriques des moteurs cryogéniques sont très différentes de celles des moteurs standards. Nous avions ce qu’il lui fallait et nous l’avons accompagné dans la mise en place de cet outil, ce qui nous a conduits à découvrir l’univers d’ArianeGroup.

Lors de l’étape suivante du projet, on nous a demandé de proposer une architecture électronique pour le moteur en question. Il fallait prévoir deux systèmes électroniques parallèles et faire en sorte que, en cas de panne, et quel que soit l’élément défaillant, l’un des deux systèmes prenne le pas sur l’autre en 20 microsecondes afin de continuer à assurer la fonction.

L’étude que nous avons réalisée sur ce thème a servi de base à la rédaction du cahier des charges de la motorisation des motopompes d’Ariane 6 et nous avons été sollicités pour concevoir et industrialiser nous-mêmes le projet en question. Personnellement, c’est ce dont je suis le plus fier dans toute l’aventure de Watt&Well, même si cela nous a énormément stressés aussi !

La propriété intellectuelle

Int. : J’ai eu l’occasion de travailler avec certains de vos clients et il n’était pas rare qu’ils communiquent nos innovations à d’autres fournisseurs, soit de façon délibérée, soit par naïveté, par exemple pour leur demander une consultation. Comment protégez-vous votre expertise ?

B. S. : En dix ans, nous avons accumulé plus de 100 années-ingénieur de R&D et nous n’avons déposé que deux brevets. Nous préférons garder nos secrets pour nous… En début de contrat, nous essayons de négocier le fait de conserver nos sources et de ne communiquer que les résultats. À l’occasion d’un gros contrat, nous avons passé une année entière à discuter, avec un avocat, des articles concernant la propriété intellectuelle. Parfois aussi, cela nous fait perdre des marchés.

La part du conseil

Int. : Quelle est aujourd’hui la part du conseil dans votre chiffre d’affaires ?

B. S. : Elle baisse régulièrement et doit être de l’ordre de 50 %, alors qu’en 2013, avec le cabinet Pégase Croissance, nous nous étions fixé un objectif de 20 %. En définitive, cette activité nous semble accompagner de façon fructueuse notre métier d’équipementier : elle nous permet de faire de la R&D, de former nos nouveaux salariés, d’être au contact des vrais besoins des clients.

Le financement

Int. : Quand on passe d’une structure de conseil à une entreprise industrielle, on a généralement besoin de beaucoup de financements, ce qui se traduit souvent par une dilution du capital. Comment avez-vous procédé ?

B. S. : Nous avons démarré de façon assez frugale et nous avons rapidement réalisé des bénéfices importants, ce qui nous a permis d’accumuler quelques réserves, que nous avons utilisées lors de notre virage industriel.

Quand cela n’a plus suffi, nous avons fait appel à Bpifrance pour obtenir des prêts et nous avons bénéficié en outre de subventions au titre du troisième volet du Programme d’investissements d’avenir. La première fois, il s’agissait de financer la production d’un outil destiné au secteur pétrolier, qui s’est vendu dix fois plus que ceux que nous proposions auparavant. Le deuxième financement concernait un projet sur les bornes de charge.

Nous sommes désormais à un nouveau tournant. Si nous voulons atteindre nos objectifs de croissance, nous devrons solliciter des financements extérieurs, ce que nous envisageons sereinement.

Produits de masse et produits de pointe

Int. : En Chine, tous les scooters sont électriques, ce marché est donc immense. Vous y êtes-vous intéressés ?

B. S. : Il s’agit d’un produit de masse, pour lequel il est difficile de vendre des technologies produites à coûts français…

Int. : N’est-ce pas un problème de travailler à la fois sur des innovations destinées à des produits de masse, comme les bornes de charge, et sur des innovations de pointe dans le spatial ? Vous devez veiller à ne pas proposer pour l’automobile les produits que vous inventez pour Ariane 6…

B. S. : Vous avez tout à fait raison. Il nous est d’ailleurs arrivé de tomber dans ce piège. Notre première génération de bornes de charge était trop chère et trop complexe, car trop inspirée des technologies d’Ariane 6 et du secteur pétrolier. Nous nous sommes fait dépasser par des acteurs asiatiques, ce qui nous a conduits à faire de la rétro-ingénierie, c’est-à-dire à analyser leurs produits et à constater qu’ils n’avaient pas à en rougir.

Nous préparons notre revanche sur les chargeurs réversibles qui, au contraire, requièrent des technologies de pointe. Nous avons déjà réalisé un prototype très prometteur.

Int. : L’industrie automobile est aussi une industrie de masse. Fournir 200 000 blocs par an à un client comme Renault exige des investissements très importants, non seulement financiers, mais également industriels, compte tenu des exigences très élevées de l’automobile en matière de qualité.

B. S. : Renault a eu du mal à trouver les équipementiers qu’il cherchait pour ses véhicules électriques et a compris qu’il devait aller au-delà d’un simple cahier des charges et travailler de façon étroite avec les fabricants de cartes électroniques. Nous ne prévoyons pas de construire ni de gérer des chaînes de montage électronique nous-mêmes, mais de nous associer avec un fabricant pour mettre en œuvre notre technologie.

Les ressources humaines

Int. : Vous risquez d’être confrontés à la difficulté de faire coexister deux cultures, celle de l’artisanat et des produits de luxe destinés à ArianeGroup, et celle de la production de masse, répétitive, qui sera beaucoup moins attrayante pour vos collaborateurs.

B. S. : C’est exact et c’est la raison pour laquelle nous avons, d’ores et déjà, constitué des équipes distinctes pour les trois activités. Si nous voulons monter en cadence sur l’automobile, il faudra probablement aller plus loin, soit en scindant l’entreprise, soit en créant un deuxième site industriel.

Int. : Vous avez souligné que votre grande force est de disposer de compétences rares. Comment réussissez-vous à les attirer et à les conserver ?

B. S. : Participer à un programme comme Ariane 6 est très stimulant pour un ingénieur. Récemment, nous avons réussi à recruter un expert qui avait à peu près tout fait, mais pas encore une fusée… Cela vaut aussi pour le véhicule électrique, car la préoccupation pour l’environnement est très forte.

Un autre facteur d’attractivité est notre dynamique. Les jeunes ingénieurs nous rejoignent aussi parce que chez nous, ça bouge, il y a des perspectives, des projets, des enjeux.

Nous avons malgré tout subi quelques départs, ces derniers temps, sans doute en raison du changement culturel lié à notre transformation en équipementier. Sur les quatre premiers stagiaires que nous avons recrutés lors de la création de l’entreprise, deux sont restés chez nous pendant dix ans et viennent de partir. L’un d’eux nous a expliqué que ce qui l’intéressait, c’était de faire quelque chose qui ne s’était jamais fait avant. Il voulait être “le gars de la première fois”, et il était déçu parce que c’était un peu moins le cas désormais.

Cela nous a conduits à recruter un directeur des ressources humaines. Sa mission est d’être à l’écoute des salariés pour percevoir suffisamment tôt ce genre de problème et nous aider à faire à nos salariés des propositions qui les convainquent de rester dans l’entreprise.

Le chargeur réversible

Int. : Le chargeur réversible semble représenter un enjeu majeur pour vous. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

B. S. : Nous sommes face à deux marchés. L’un est celui des bornes de charge classiques, qui commence à représenter de gros volumes. L’autre correspond à l’étape d’après, celle du chargeur réversible, qui constitue un gros enjeu pour nous, mais surtout pour la société : outre son impact écologique, il devrait favoriser l’acceptation du véhicule électrique et permettre de simplifier le fonctionnement du réseau électrique.

Pour cela, encore faut-il surmonter quelques obstacles, par exemple la crainte des possesseurs de voitures électriques de se retrouver avec une batterie vide au moment où ils auront besoin de s’en servir. Pour les mettre en confiance, il faut faire en sorte que les prélèvements d’énergie restent limités et se produisent uniquement lorsque la batterie est en charge haute.

Un autre obstacle est la complexité technique de l’objet et l’impératif de lui assurer un bon rendement, le tout à un prix si possible comparable à celui des chargeurs classiques. Or, le prix de ces derniers est en train de baisser grâce à l’augmentation des volumes, alors que le chargeur bidirectionnel nécessite énormément d’électronique et de logiciel. Pour l’instant, les fabricants n’arrivent pas à le produire à un coût acceptable.

Int. : Le vrai problème du chargeur bidirectionnel, c’est que son fonctionnement suppose une parfaite connaissance du réseau, que n’ont pas les équipementiers. Les ingénieurs de Valeo y sont d’ores et déjà confrontés. La difficulté pour eux n’est pas d’assembler quatre ou six IGBT (transistors de puissance de génération relativement ancienne), puis de les faire commuter, elle est de savoir ce qu’est un réseau électrique. Or, ce n’est pas expliqué dans le cahier des charges du constructeur automobile. La réalité c’est que, dans la vraie vie, les spécifications du réseau sont largement inconnues.

B. S. : Je vais laisser notre directeur technique, Maël Guilbaud, vous répondre.

Maël Guilbaud : Notre force, à court terme en tout cas, c’est que la nouvelle version de notre chargeur a vraiment été conçue comme une plateforme la plus ouverte possible. Nous avons prévu un certain nombre de spécifications et nous pourrons en accepter d’autres au fur et à mesure qu’elles se présenteront. À long terme, bien sûr, nos concurrents pourront nous rattraper, mais, pour le moment, nous pensons avoir une longueur d’avance.

Int. : Ce qu’il faudrait surtout, et qui doit vous empêcher de dormir la nuit tant que vous n’y êtes pas parvenus, c’est que votre produit devienne le standard du chargeur bidirectionnel ! Ensuite, vous pourrez accompagner “l’Airbus des batteries” que la France et l’Allemagne ont lancé il y a quelques mois…

Segmenter par niveaux de TRL ?

Int. : La fertilisation croisée semble être un de vos atouts majeurs, qui disparaîtra si vous optez pour un seul des trois marchés. Comment comptez-vous pallier cette disparition ?

B. S. : Une solution consisterait à conserver au cœur de l’entreprise une équipe qui assurerait l’innovation et de filialiser les parties plus industrielles des marchés, c’est-à-dire la fabrication, le marketing, la vente, etc. Cela peut toutefois constituer un handicap, pour ces sociétés filialisées, de ne pas posséder leur propre R&D en interne.

Int. : Une solution serait de segmenter l’innovation par niveaux de TRL (technology readiness level), en gardant dans la holding la R&D jusqu’au niveau 6 de TRL et en laissant la suite aux filiales. Cela vous permettrait de conserver votre avantage par rapport à vos concurrents, et notamment de continuer à pouvoir vous lancer dans des projets aventureux.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT