Exposé de Jean de La Rochebrochard
Faire émerger des startups capables de révolutionner leur marché et de s’imposer face à des géants installés, accompagner les entrepreneurs qui marqueront leur temps, telle est l’ambition de Kima, le fonds d’investissement de Xavier Niel, créateur du groupe Iliad, de Free, de l’école 42, ou encore du campus parisien de startups Station F.
Faire grandir l’entrepreneuriat francophone
L’intérêt de Xavier Niel pour les startups remonte à la fin des années 2000, époque où Google, encore tout petit, avait décidé de s’implanter en France. Pour devenir le moteur de recherche de Free, Google lui avait proposé de convertir en actions l’investissement afférent, équivalant à une dizaine de millions de dollars. Xavier Niel avait poliment refusé, mais ce souvenir ne l’a plus quitté. Il ne laisserait pas passer le prochain Google en France. Ce milliardaire self-made-man a toujours désiré financer l’entrepreneuriat de son pays. Il s’y est véritablement lancé en 2010, lorsque mon prédécesseur, Jérémie Berrebi, lui a fait part de son souhait de créer un fonds de 10 millions d’euros qui investirait dans une centaine de startups sur un horizon de douze à dix-huit mois. La fortune de Xavier Niel lui a permis de passer à l’acte. Kima Ventures est né.
Rapidement, deux difficultés se sont présentées : l’écosystème francophone manquait de startups à financer et leur qualité n’atteignait pas les rendements attendus. Kima a alors décidé d’investir partout dans le monde. À l’époque, sur 100 entreprises financées chaque année, 30 étaient francophones, et les autres étaient pour moitié basées aux États-Unis. Les trois quarts des rendements réalisés entre 2010 et 2015 provenaient d’entreprises américaines.
À partir de 2015, la qualité des startups francophones, installées en France ou à l’étranger, s’est nettement améliorée. Nous avons décidé qu’elles constitueraient 60 % à 70 % de notre portefeuille. Depuis l’été 2018, nous nous concentrons exclusivement sur elles. L’entrepreneuriat français a atteint un stade de maturité suffisant, offrant de bons rendements.
J’ai rejoint Kima en septembre 2015, après avoir passé deux ans chez l’accélérateur de startups The Family. J’étais auparavant de l’autre côté de la barrière, puisque j’accompagnais des entrepreneurs dans leurs opérations de levée de fonds. C’était un métier hautement rémunérateur – un bon leveur de fonds réalise 2 à 3 millions d’euros de commissions par an –, mais pétri d’ambiguïtés, car, après six mois passés aux côtés d’un entrepreneur, vous le connaissez si bien, dans ses moindres défauts, que l’honnêteté vous pousserait à déconseiller tout investisseur de le suivre…
En 2013, j’ai décidé de passer du côté des vendeurs à celui des acheteurs. Kima recrutait alors deux analystes. Le poste me paraissait idéal, mais hors de portée : je n’étais pas installé dans le monde des startups, ne connaissais pas Xavier Niel… Index Ventures, que j’avais fait investir dans Capitaine Train – revendu quelques années plus tard à Trainline pour plus de 200 millions d’euros – m’a présenté The Family. Dans ce cadre, j’ai accompagné le dernier tour de financement de Capitaine Train. C’est à cette occasion que j’ai eu mes premiers contacts avec Xavier Niel, via un e-mail lui recommandant cet investissement. Jérémie Berrebi s’apprêtait justement à quitter la direction de Kima. Après quelques échanges virtuels, j’ai rencontré Xavier Niel en mars 2015. Quinze jours plus tard, il me proposait de rejoindre l’équipe. Ce n’est qu’en mars 2016 que je l’ai croisé pour la deuxième fois. C’est dire l’autonomie qu’il laisse à Kima.
Une stratégie du pari
Le venture capital est à l’affût d’entités minuscules, espérant que les effets composés de la croissance les rendront gigantesques. Kima repose sur un modèle statistique très simple : en investissant dans une centaine d’entreprises par an, nous pouvons afficher une performance supérieure à celle du marché. Nous mettons le même ticket dans chacune, de 100 000 à 150 000 euros. Sur 100 startups, 70 mourront ou ne rapporteront rien, 15 généreront un retour de 50 % à 100 %, et les 15 dernières en généreront les deux tiers. Une ou deux afficheront des performances exceptionnelles. Notre participation atteindra alors 10 à 20 millions d’euros au moment de la cession, somme qui couvrira les investissements réalisés sur l’année. Chaque année, depuis 2010, notre taux de rentabilité interne est compris entre 20 % et 30 %.
Une analyse à flux tendu
Nous menons une analyse permanente des opportunités offertes par le marché, le deal flow (flux d’affaires), à raison de 250 affaires par semaine. Elles sont issues de notre veille ou de sollicitations directes. Les trois membres de l’équipe en font la revue exhaustive. Ce triple regard est essentiel. Il nous permet d’avoir une vision complète du marché et d’identifier des tendances de fond. Si nous nous répartissions l’exercice, nous y perdrions en pertinence d’analyse. En quelques secondes ou minutes, nous décidons de retenir certains projets, d’en écarter d’autres. En conséquence, nous rencontrons chaque semaine 20 à 30 entrepreneurs et concluons deux affaires. L’objectif est d’entretenir un flux permanent, sans jamais laisser un stock s’empiler.
Kima a aujourd’hui 700 startups dans son portefeuille. Nous n’investissons jamais deux fois dans la même entreprise. Une politique de réinvestissement enverrait des signaux trop lourds au marché sur les startups à suivre ou à écarter. Si nous réinvestissions dans les gagnants, nous doublerions pourtant la performance du fonds.
La motivation profonde d’un venture capitalist est de s’engager auprès d’entrepreneurs pour les accompagner aussi loin que possible. Mais lorsqu’on conclut 100 deals de 150 000 euros par an, le temps et les moyens font défaut. J’en ai fait part à Xavier Niel : « Peut-être devrions-nous réduire le nombre d’affaires, investir davantage dans chacune et réinvestir dans les plus performantes ? Nous y gagnerions certainement. – Je n’ai pas besoin de gagner davantage », m’a-t-il répondu. Son objectif était avant tout de soutenir l’écosystème. Néanmoins, il ne m’a pas fermé la porte. Parallèlement à Kima, nous avons fini par développer le véhicule Max, destiné aux projets ayant un potentiel gigantesque. Seuls Xavier Niel et moi y travaillons. Deux à trois fois par an, nous mettons des tickets de 3 à 6 millions d’euros dans des entreprises très jeunes et très risquées, susceptibles de transformer profondément leur industrie et de valoir a minima 5 milliards d’euros à leur sortie. Nous y investissons très en amont, alors qu’elles ne sont pas rentables et ne dégagent que quelques centaines de milliers d’euros de chiffre d’affaires par mois. Nous savons qu’elles trouveront ensuite du capital, chez les bons investisseurs, pour financer leurs tours suivants.
En synthèse, Kima suit un modèle statistique dans lequel elle finance des entrepreneurs ayant la clairvoyance, la capacité d’apprentissage et la force d’exécution nécessaires pour conquérir des opportunités ou résoudre des problèmes de marché. Pour sa part, Max analyse le parcours d’entreprises sur douze à trente-six mois et cherche à identifier des entrepreneurs qui marqueront les décennies futures et deviendront les leaders de leur industrie en opérant une transformation profonde.
Quatre poulains
Les entreprises que nous soutenons opèrent dans des marchés souffrant de déficiences majeures, où elles peuvent renverser la table.
Prenons PayFit, qui édite un logiciel de gestion de la paie. Ce sujet est a priori hautement rébarbatif. Il faut néanmoins savoir qu’au prix d’un travail titanesque, certaines entreprises élaborent elles-mêmes l’outil qui transpose leur convention collective et assure la paie de leur personnel. Il devient souvent le socle technique de leur système d’information RH. Il y a là un potentiel de marché gigantesque, sachant que pour une entreprise, le coût de l’établissement d’un bulletin de paie est de 10 à 20 euros. Le logiciel concurrent, Silae, pourtant extrêmement malcommode, génère à lui seul 2 millions de bulletins de paie par mois. Quant à PayFit, son chiffre d’affaires était inexistant il y a deux ans, mais dépasse désormais 1 million d’euros mensuels, avec plus de 2 500 clients récurrents. Il devrait atteindre 2,5 à 3 millions d’euros par mois d’ici à la fin de l’année, et 100 millions d’euros annuels dans les trois ans à venir.
Passons à Doctrine, qui structure de façon intelligente une information législative toujours plus foisonnante. Les acteurs installés sur ce marché, comme LexisNexis, réalisent des chiffres d’affaires colossaux, de l’ordre de 150 millions d’euros, malgré des produits honteusement insuffisants – sans compter le protectionnisme outrancier dont ils font preuve vis-à-vis de tout nouvel entrant. Doctrine est un bel exemple d’entreprise située sur un marché gigantesque, mais peu connu.
Citons aussi Side, spécialisée dans l’intérim. Avant l’arrivée d’Internet, le travail temporaire était géré localement, dans des agences multicatégories fonctionnant par zone de chalandise. Son leader, Adecco, réalise 25 milliards d’euros de chiffre d’affaires et près de 2 milliards d’euros d’EBITDA. Il ne cesse d’ouvrir des agences. Je vous invite à tester sa solution numérique…
Voilà un marché gigantesque, qui représente 150 milliards d’euros en Europe comme aux États-Unis et connaît un fort développement. Side entend transformer l’industrie de l’intérim en procurant une expérience de qualité aux entreprises et aux travailleurs, grâce à une mise en relation fluide et efficace. Ce faisant, elle redonne de la valeur au secteur du travail temporaire. Les acteurs traditionnels sont, pour leur part, étouffés par leur réseau physique et par des procédures administratives lourdes. Pour se transformer, leur seule possibilité serait de racheter une entreprise comme Side ou de créer eux-mêmes une entité similaire. Ils se contentent d’améliorations incrémentales, distillant des touches de numérique ici et là. Le temps qu’ils prennent conscience de la révolution en cours, Side et d’autres les auront dépassés. C’est ce qu’a fait Airbnb vis-à-vis des hôteliers.
Dernier exemple, Dice, basée à Londres, est une plateforme de billetterie de concerts. Le marché des événements live aux États-Unis équivaut à 10 milliards de dollars, à peine moins que celui du divertissement digital. Ce dernier représente 13 milliards de dollars et a doublé en cinq ans. Son leader, Netflix, vaut 150 milliards de dollars. Les adolescents américains dépensent autant dans la vidéo que dans des concerts. Or, ce secteur est sous la coupe d’entreprises qui ont le monopoles et mettent la main sur l’essentiel des places des grandes salles et les revendent sur des sites véritablement indigents. Bien que les concerts soient la première source de revenus des artistes et que ce marché ait doublé la décennie passée, les producteurs de spectacles consacrent encore 25 % de leur budget au marketing. Un créneau est à prendre pour une plateforme de billetterie qui offre des contenus de qualité aux fans, leur permet de découvrir de nouveaux artistes et de partager leurs coups de cœur, les informe de la venue dans leur ville d’un artiste susceptible de leur plaire. Le public est là, en attente. Dice entend le valoriser.
Les quatre entreprises que je viens de décrire ont pour point commun de se confronter à des géants installés de longue date dans leur industrie et pensant avoir durablement remporté la bataille. La nouveauté qu’elles apportent tient à deux aspects : d’une part, un produit et un service de haute qualité, reposant sur une solution technique avancée, d’autre part, une capacité à offrir une expérience exceptionnelle aux clients. La combinaison de ces atouts peut transformer radicalement une industrie.
Retour aux sources du venture capital
Pour être entrepreneur, il faut être obsédé par un sujet au point d’être prêt à affronter des problèmes sans fin. Pour ma part, je suis obsédé par les gens. J’aime accompagner et voir grandir des entrepreneurs. De ce point de vue, il n’y a pas de plus beau métier que venture capitalist. Il est “cool”, facile et profitable : cool, car il finance les entrepreneurs qui bâtiront notre futur ; facile, car les entrepreneurs font l’essentiel du travail ; profitable, car même si l’on prend des risques inconsidérés sur des entreprises présentant 99 % d’incertitude, la réussite d’une seule compense largement l’échec des autres. Un venture capitalist ne perd de l’argent qu’une seule fois ; mais quand il gagne, il multiplie sa mise par 10, 50, 100, voire 800, comme l’a fait Accel Partners avec Facebook.
Il n’en reste pas moins que la performance du venture capital est de 0 % en Europe. Ce secteur est apparu dans notre pays à la fin des années 1990, à la faveur d’une incitation fiscale. Beaucoup s’y sont lancés de façon opportuniste, sans passion. Ils ont accumulé des fortunes. Sachant que les contribuables qui investissaient dans leurs fonds déduisaient fiscalement 50 % de la performance, ils se sont contentés d’éviter de leur faire perdre plus de 50 % des montants placés. Leur seul objectif était d’optimiser la perte.
Bien au contraire, la vocation du venture capital est de maximiser la performance, au risque de tout perdre. Les plus belles entreprises du monde ne sont pas issues du consensus. Personne n’a voulu financer Criteo, dont la valeur a pourtant atteint 2 milliards d’euros. Il en était de même pour Airbnb, qui vaut aujourd’hui 30 milliards de dollars. Netflix a essayé de se vendre deux fois pour quelque 100 millions de dollars, sans succès. C’est aujourd’hui la plus grande entreprise de divertissement du monde.
À la fin des années 1990, les venture capitalists français se sont ainsi engouffrés dans une voie qu’ils estimaient facile. Au motif qu’ils accompagnent les entreprises sur le long terme, ils se permettent de ponctionner chaque année entre 2 % et 2,5 % en frais de gestion – et ils mènent grand train. Les investisseurs l’acceptent, mais leur demandent de prouver leur engagement dans la performance du fonds en y mettant de l’argent. Les venture capitalists se targuent alors de verser quelques centaines de milliers d’euros sur leurs propres deniers – quand ce n’est jamais que de l’argent capitalisé sur leurs prochains salaires. Au bout de dix ans, si tout va bien, ils toucheront de surcroît 20 % de la performance. Entre-temps, certaines entreprises de leur portefeuille se développent et lèvent de l’argent, à chaque fois sur une valorisation supérieure à celle du tour précédent. D’autres meurent à petit feu, mais gardent comptablement la valeur à laquelle le fonds a investi. De manière latente, la performance du fonds est donc positive. Pourquoi attendre dix ans avant la prochaine levée de fonds ? Autant y procéder tous les cinq ans, si ce n’est tous les trois ans. C’est ainsi que Partech, avec une performance nulle pendant vingt ans, est devenu le plus gros fonds de la place française – et ce, avec le soutien sans faille de Bpifrance. La moitié des acteurs du venture capital en France occupent ce fauteuil confortable depuis une vingtaine d’années. Or, lorsque vous garantissez à quelqu’un de gros revenus pendant quinze ans, il a de grandes chances de devenir fainéant. Dans un marché qui avance aussi vite que le venture, où l’on doit se saisir au plus tôt des innovations, il devient médiocre. Donnez-lui du pouvoir, il fait des ravages. C’est tout le piège : les trois quarts des venture capitalists sombrent dans la paresse ou l’avidité.
Un venture capitalist classique regarde passer les affaires, généralement sans prendre la peine de répondre aux entrepreneurs. Quand il investit, il se désintéresse de sa participation après quelques mois ou années. Il consacre un tiers de son temps à lever de l’argent auprès d’investisseurs extérieurs, un autre tiers à signer des affaires et le reste à gérer des désaccords avec ses partenaires. L’accompagnement des entreprises, qui est en théorie son cœur de métier, est négligé. Il est vrai que les venture capitalists se plaignent d’être débordés d’e-mails… La facilité de leur position les dissuade de faire des efforts et les rend moins réactifs.
L’efficacité, à la minute près
Avec une équipe de trois personnes, Kima analyse sans difficulté 250 affaires par semaine, a 705 entreprises en portefeuille et rencontre des entrepreneurs en continu. Pourtant, je dîne tous les soirs avec mes enfants, ne travaille pas le week-end et prends des vacances ! Cela ne m’empêche pas de répondre à tous mes e-mails ni de me tenir à l’affût.
Kima ne nous donne pas le luxe d’être fainéants, ce qui est une grande chance. Sur nos 250 cas hebdomadaires, nous en éliminons très rapidement 200. Toutes les sollicitations spontanées ont une réponse, assortie d’explications si l’entrepreneur veut connaître les motifs d’un refus : nous n’avons pas d’appétence pour son sujet, ce serait prématuré… Nous évitons surtout d’être péremptoires, car par définition, dès lors que nous faisons des paris, nous avons en partie tort.
Nous organisons une rencontre téléphonique ou physique avec tous les entrepreneurs qui nous intéressent. Elle ne doit pas dépasser une demi-heure, d’autant que 90 % du temps, si je dois dire non, je le sais en cinq minutes. Je ne demande pas à un entrepreneur de me vendre son projet, car il aurait une chance sur deux de me faire une mauvaise impression. Je préfère le soumettre à un jeu de questions-réponses très automatique et observe sa réaction : quand a-t-il commencé ? comment a-t-il rencontré ses associés ? quel problème résout son entreprise ? comment se présente le marché ? qui sont ses concurrents ? quelles erreurs a-t-il commises ?... Je cherche à débusquer des optimistes clairvoyants. Un entrepreneur doit avoir une bonne dose d’optimisme pour surmonter une montagne de difficultés quotidiennes, mais cela ne doit pas l’aveugler, car il doit aussi être lucide. L’entrepreneur idéal doit manifester une immense capacité d’apprentissage, mais à bon escient, pour résoudre ses problèmes ou nourrir sa réflexion, sans se disperser tous azimuts. Enfin, il doit concilier deux qualités souvent incompatibles, la vélocité et l’excellence dans l’exécution. Avec des compétences aussi paradoxales, nos perles rares sont des “schizophrènes sains”.
Dès qu’une affaire nous intéresse, nous en parlons entre nous. Quand nous sommes tentés de signer, nous présentons le cas par e-mail à Xavier Niel. Une fois qu’il a donné son aval, nous analysons la documentation juridique de la startup grâce à une grille simple et efficace, qui nous dispense de frais d’avocats. Une fois le “deal” conclu, nous l’intégrons dans un outil de comptabilité interne qui recense les informations clés des entreprises : montant investi, valorisation… Tous les ans, nos entrepreneurs y mettent à jour leurs informations. Nous actualisons ainsi nos participations. Les entreprises nous font par ailleurs des reportings réguliers, consolidés dans notre outil.
Je fonctionne à flux tendu, pour éviter absolument que les sujets s’accumulent. Je ne prends jamais de rendez-vous le matin, plage de concentration et d’isolement dont je profite pour effectuer une tâche précise. Je ne fais que trois déjeuners par semaine, jamais à l’extérieur, pour ne pas perdre de temps. L’après-midi, j’enchaîne des rendez-vous d’une demi-heure maximum, entre 14 h 30 et 17 h 30, jamais davantage. Trois heures et demie de rendez-vous intenses sont suffisamment épuisantes. Au-delà, je serais moins performant et risquerais de laisser une mauvaise image aux entrepreneurs que j’éconduis. Je souhaite au contraire qu’ils parlent de Kima favorablement et entretiennent son attractivité. Je ne crains pas de dire non. Formuler rapidement un refus libère l’esprit et permet de se concentrer sur ce qui importe. À partir de 17 h 30, je me plonge dans des lectures et traite mes derniers e-mails.
Je n’ai jamais plus de sept éléments sur ma liste de tâches. Le cerveau n’est pas capable d’en traiter davantage. Dès qu’une huitième tâche se profile, j’en traite une pour réduire la liste. Tous mes rendez-vous sont enregistrés automatiquement dans un tableur Excel, avec les consignes afférentes : qu’est-il attendu de moi ou de mes interlocuteurs ? Mon objectif est qu’à la fin de chaque semaine, l’ensemble des tâches soient à jour.
Je passe la moitié de mon temps auprès des entreprises du fonds Max, pour m’efforcer de maximiser leur potentiel. Je les préviens d’emblée que je ne serai pas proactif à leur égard, mais réactif : si elles m’envoient une information régulière, rigoureuse et complète, je pourrai les aider. Je ne leur fais jamais de fausse promesse. Néanmoins, si elles ne tirent pas profit de mon aide pour progresser, je ne pourrai pas les soutenir une prochaine fois. Ma mission est de financer des entrepreneurs qui parviendront, en un ou deux ans, à trouver d’autres partenaires financiers pour les accompagner.
Un réseau bienveillant et efficace
Dès que nous avons financé un entrepreneur, nous lui donnons accès à une plateforme où il trouve des ressources basiques, mais indispensables : comment recruter, faire un bon reporting, lever de l’argent, etc. Il peut entrer en relation avec tous les membres de notre portefeuille. Un système de messagerie avancée achemine ses questions vers ses pairs les plus à même d’y répondre.
À l’origine, lorsque nous financions des entreprises dans le monde entier, nous nous heurtions à des différences culturelles, linguistiques ou opérationnelles qui nous empêchaient de constituer un sentiment d’appartenance solide. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes recentrés sur les professionnels partageant une même langue. Nous ne voulions pas seulement devenir les business angels les plus actifs du monde, mais aussi le réseau d’entrepreneurs francophones le plus vaste, bienveillant et efficace.
Débat
Un intervenant : Votre modèle présente d’étonnantes proximités avec le monde des entreprises culturelles, en particulier celui de l’édition : vous êtes en quelque sorte un éditeur d’entreprises innovantes, à la recherche de pépites qui deviendront des best-sellers. Comme vous, les éditeurs de livres ou de jeux vidéo estiment faire un métier cool, mais je ne suis pas sûr qu’ils vous suivraient jusqu’à dire que leur activité est profitable et facile. Du reste, votre cool est doublé d’une rigueur et d’une efficacité sans faille. Autre paradoxe, vous défendez les valeurs d’un Robin des bois, mais avez pour modèle Netflix, mastodonte qui dévorera le marché et s’installera sur une rente dans quelques années. Comment appréhendez-vous ces contradictions ?
Jean de La Rochebrochard : Comment peut-on se vouloir un “Robin des bois” et admirer Netflix, viser la performance et se vouloir altruiste ? Rien ne fonctionne sans tension. Nous passons notre vie à ajuster des équilibres. Xavier Niel vous dirait qu’il ne fait rien de tout cela pour l’argent… mais si tel était le cas, serait-il milliardaire ? C’est en acceptant les paradoxes que l’on avance. Si les startups que nous finançons grossissent, elles ont des chances de devenir hégémoniques, monopolistiques, et ce faisant de perdre en efficacité. C’est un perpétuel recommencement. Je ne peux que souhaiter qu’elles se fassent manger par des entreprises encore plus innovantes, qui profiteront de nouvelles failles. J’aime les entrepreneurs qui apprennent et réussissent. Lorsqu’une startup échoue en dépit de la qualité de ceux qui la portent, nous continuons de les accompagner. Nous n’y gagnons rien à court terme, mais ne le faisons pas pour autant par philanthropie : nous savons que nous trouverons un intérêt à long terme à soutenir des personnes de qualité.
Mon rôle est de mettre un entrepreneur face à ses problèmes – il ne va pas assez vite, doit améliorer ceci, changer cela… –, tout en l’assurant qu’il est le meilleur, que j’ai confiance en lui et qu’il peut y arriver. Je dois être brutalement honnête avec lui, et indéfectiblement présent quand il a besoin de moi.
Je me décris comme un venture capitalist altruiste, car ce qui m’intéresse avant tout est la relation que je crée avec les individus. C’est ce qui me fait vibrer au quotidien. Pour autant, et tout comme Xavier Niel, j’aime la compétition, j’aime gagner et j’ai envie d’être le meilleur. Nous sommes convaincus qu’avec de saines valeurs, nous pouvons réaliser de magnifiques performances.
Quant à l’efficacité, j’essaie de m’organiser comme une machine pour vivre comme un humain. Plus vous réglez votre quotidien par des processus mécaniques, pour tempérer vos défauts notamment, plus vous vous libérez de l’espace intellectuel et mieux vous travaillez. Il y a une vraie satisfaction à être performant !
Passer les entrepreneurs au radar
Int. : Vous semblez apte à vous forger un avis sur des projets et des entrepreneurs en un clin d’œil. Comment développe-t-on une telle qualité ? Vos coéquipiers la partagent-ils ?
J. de L. R. : Très jeune, à la faveur d’une grande désillusion, j’ai appris que l’on gagnait à écouter avant de se forger un jugement. J’ai nourri une capacité de compréhension des autres. Combien de fois ai-je prédit le problème que poserait telle personnalité à telle entreprise ? Deux ans plus tard, ma prophétie se réalisait. Il suffit d’observer les mimiques, le regard, les gestes… Cette capacité presque intuitive à lire dans les personnes me permet de décider rapidement. Mon coéquipier la partage et nous la transmettons à la collaboratrice qui vient de nous rejoindre. À l’issue des rendez-vous, nous la sensibilisons à une parole, un comportement… Nous lui repassons le film avec les sous-titres.
Int. : Vous êtes-vous doté d’un moyen de détecter des tendances d’avenir, pour aller chercher des entrepreneurs plutôt que d’attendre qu’ils vous sollicitent ? À l’inverse, comment échappez-vous à la dictature de la tendance – l’internet des objets il y a cinq ans, l’intelligence artificielle aujourd’hui… ?
J. de L. R. : Je reçois à longueur de journée des projets d’intelligence artificielle dans la blockchain… Je les refuse immédiatement ! Dernièrement, j’ai financé un bon nombre d’entreprises dont j’avais jugé a priori le marché inintéressant. La rencontre avec les entrepreneurs m’a convaincu du contraire. C’est le cas pour l’application de billetterie en ligne Dice : son porteur m’a littéralement retourné. J’estime qu’elle peut valoir 100 milliards de dollars, alors que je n’aurais jamais voulu en entendre parler il y a un an. Nous avons aussi découvert une foule de sujets dont nous ignorions l’existence. Quand je décide de rencontrer un entrepreneur, c’est soit parce que son sujet m’intéresse, soit parce que je connais mal son domaine et ai envie d’en savoir plus. Cependant, nous ne faisons pas de veille. Nous ne prenons pas d’avance sur la tendance, mais peut-être le devrions-nous ?
Int. : Dans vos décisions d’investissement, quelles parts respectives accordez-vous à l’équipe projet et au concept ?
J. de L. R. : La décision d’investissement tient pour moitié à l’opportunité de marché, et pour moitié à la capacité de l’équipe de s’en saisir. À la différence du marché, l’équipe est immuable. Le critère discriminant est l’humain, mais il est indissociable du marché : lorsqu’une équipe sort du domaine dans lequel elle s’est constituée, elle risque de perdre en motivation et en pertinence. Nous faisons tout pour maintenir l’adéquation entre les hommes et le marché.
Int. : Les porteurs de projet que vous rencontrez représentent-ils toutes les facettes de la société ou ont-ils un profil très stéréotypé ? La création d’entreprise fait-elle office d’ascenseur social ?
J. de L. R. : Les trois quarts de nos entrepreneurs sont issus des grandes écoles. Ils ont appris à travailler dur, ont développé un réseau et ont envie de réussir. En revanche, tous ne sont pas issus d’un milieu favorisé. Nous en faisons le constat, mais ce n’est en rien un critère de sélection. Je ne demande jamais à un entrepreneur de quelle école il est diplômé et je me méfie de ceux qui en font un argument : c’est la preuve qu’ils sont tournés vers le passé.
Connaître ses limites
Int. : Y a-t-il des domaines dans lesquels vous n’entrez délibérément pas ?
J. de L. R. : Nous n’allons pas dans le marché vidéoludique, dont la logique de portfolio est très éloignée de notre dynamique. Cela nous demanderait trop d’efforts. Nous restons à l’écart du e-commerce, où l’on passe son temps à racheter ses clients, ainsi que des médias, insuffisamment rémunérateurs. Nous ne faisons pas d’électronique grand public, marché trop réduit en dehors des téléphones, fortement capitalistique et demandant de se réinventer tous les ans. Nous ne sommes pas présents dans les biotechnologies, car nous n’y comprenons rien, ni dans la blockchain dès lors qu’elle est considérée comme une fin et non comme un outil.
Int. : Vous arrive-t-il de solliciter l’avis d’experts extérieurs, en particulier pour cerner la valeur technologique d’un projet ?
J. de L. R. : Mon coéquipier a commencé à coder à l’âge de 5 ans. C’est lui qui a développé tous nos outils internes. Il est le premier filtre lorsqu’un projet présente une dimension technique poussée. Si nécessaire, il prend conseil auprès de tiers.
Int. : Avez-vous un intérêt pour les projets industriels ?
J. de L. R. : Chaque fois que nous avons étudié des sujets industriels, ils nécessitaient un accompagnement très poussé. L’industrie demande de connaître son sujet dans les moindres détails. Nous n’avons pas cette capacité. L’idéal serait de créer un fonds spécialisé dans l’industrie.
Nous ne pourrions soutenir une entreprise industrielle que si elle était capable d’exister par elle-même, sans s’associer à d’autres. Tous les processus d’amélioration industriels dont nous avons eu connaissance nécessitaient un besoin en capital impossible à satisfaire en France, à moins de s’adosser à un tiers. Avec 150 000 euros, Kima financerait un mois et demi d’activité…
Une certaine idée de la performance
Int. : Votre stratégie de ne jamais investir deux fois dans la même entreprise n’est pas des plus profitables, puisqu’elle induit une dilution de votre participation au gré des augmentations de capital. Pourquoi vous en tenir à cette ligne ?
J. de L. R. : Cela ne nous empêche pas de faire de la performance, même si celle-ci diminue de moitié au fil des tours de table.
Une stratégie de refinancement enverrait un message au marché : une startup dans laquelle nous ne réinvestissons pas serait décrédibilisée. Telle n’est pas notre intention.
Autant il est facile de dire oui ou non une première fois, autant l’exercice se complique la fois suivante, car il faut alors se justifier. Même si je me contentais de refinancer mon top 5, cela créerait un signal. Les grands investisseurs me demanderaient pourquoi je n’en fais pas de même pour le reste de mon portefeuille. Aujourd’hui, au contraire, ils ne m’appellent jamais pour me demander mon avis. Tant mieux, car j’ai horreur de mentir ! Si je m’écoutais, je leur déconseillerais les trois quarts des affaires…
Int. : Aux États-Unis, les venture capitalists n’hésitent pas à prendre la main si une entreprise est dirigée par de mauvais gestionnaires. Le faites-vous aussi ?
J. de L. R. : Kima n’y procède jamais. Cela demanderait une vraie présence, et il faudrait le faire de la meilleure manière qui soit. Ce n’est pas le rôle d’un investisseur minoritaire.
Pour les gros tickets, nous nous demandons si le fondateur sera encore aux manettes dans dix ans. C’est l’un de nos critères de décision. Nous voulons faire grandir les futurs Jeff Bezos ou Reed Hastings, fondateurs respectifs d’Amazon et Netflix. Et lorsque l’un des cofondateurs ne fait pas l’affaire, mon rôle est de le faire sortir du paysage le plus vite possible.
Int. : Quelle est la durée de vos investissements ? À qui vendez-vous en général ?
J. de L. R. : Nos investissements courent sur dix à douze ans, sachant que nous investissons dans des entreprises très jeunes. Les startups qui performent créent toute la valeur lors des trois ou quatre dernières années. Il ne faut jamais vendre ! Des entreprises qui ont atteint une valorisation de 100 millions d’euros après six ans d’efforts peuvent valoir 1 milliard l’année suivante, puis 2 milliards !
Int. : Quel reporting faites-vous à Xavier Niel ?
J. de L. R. : Pour travailler avec Xavier Niel, il faut être sympathique, honnête et efficace. Vous devez afficher une bonne humeur constante, l’informer immédiatement de vos problèmes et vous hisser à son degré d’efficacité. Tout chez lui est implicite. Il faut savoir le décoder. Il ne vous demande jamais rien : votre condition de survie est d’être proactif.
Un beau jour de fin 2016, alors que nous rentrions d’une visite chez une startup, il m’a demandé quelles entreprises du portefeuille se portaient mal. Je me suis rendu compte qu’il n’avait jamais eu de reporting sur Kima depuis 2010 ! J’ai donc mis en place un reporting trimestriel, qu’il ne m’a pas demandé, mais qu’il est probablement ravi de recevoir. Il n’exige pas une performance chiffrée. Il n’exige d’ailleurs jamais rien, mais nous savons ce qu’il vaut et ce qu’il veut. Il est conscient que le modèle de Kima implique d’investir à fonds perdu pendant douze ans. C’est peut-être aussi en cela que nous sommes des venture capitalists altruistes.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Sophie JACOLIN