C’était l’hiver. La France était en guerre depuis sept mois, luttant contre la deuxième vague d’assaut du coronavirus. Le moral était au plus bas. Le haut commandement décréta alors une vaccination générale, qui devrait débuter quelques semaines plus tard. L’intendance suivrait. Ou devrait suivre. La période, difficile pour tout le monde, l’était aussi pour l’état-major, tenu de prendre des décisions dans le brouillard le plus épais. Dès la stratégie annoncée, il a fallu la déployer, ce qui impliquait de recenser les acteurs en présence, de s’accorder avec eux, de gérer les stocks, l’approvisionnement, la traçabilité… Soit se doter d’une représentation la plus précise possible du terrain. Les états-majors d’hier se penchaient sur des cartes, ceux d’aujourd’hui s’appuient sur des systèmes d’information.
L’Oréal s’est forgé cette conviction de la dimension stratégique des données dans la représentation de son terrain d’action. Sa transformation digitale a consisté à assumer cette conviction pour amener l’entreprise à faire circuler les données, les rendre utilisables et changer sa culture. Ce sont aujourd’hui 850 personnes qui travaillent à temps plein sur les données, pour éclairer les choix de l’entreprise et aller vers une intuition augmentée.
La carte, on le sait, n’est pas le territoire. Elle en constitue une représentation simplifiée qui permet de l’appréhender pour mieux agir dessus. Comme lorsqu’un projet brillant est proposé pour la candidature de Marseille au titre de Capitale européenne de la culture, décliné en 90 idées… dont pratiquement aucune ne sera réalisée. Car il s’est agi ensuite de déployer le projet sur la réalité du terrain. Une intendance nécessaire qui a conduit à la réalisation de 900 opérations auxquelles ont participé 10 millions de personnes.
Le besoin de représentations simples conduit les banquiers à apprécier les business lisibles, recentrés et peu diversifiés. À rebours de cette vision, l’entreprise Ippolito, née sur la Côte d’Azur en 1968 dans la concession de camions, s’est diversifiée dans l’automobile, puis dans l’industrie, le tourisme et l’immobilier, avec comme seule ligne de conduite de se développer sur son territoire. Une stratégie de terrain qui en a fait un groupe de 900 salariés, affichant un chiffre d’affaires de 230 millions d’euros sur un maillage géographique dense.
La crise du Covid-19 a remis au premier plan les enjeux de maîtrise de son outil industriel pour la pharmacie. À contre-courant du secteur qui voyait les entreprises se séparer de leurs usines de chimie, Sanofi avait fait le choix de conserver un outil de production important sur ce segment. Le “retournement chinois” lui a donné raison, au point que cette activité a été introduite en Bourse avec succès dans un marché déprimé.
Décréter une vaccination générale, engager une transformation digitale, proposer de mettre la Méditerranée au cœur d’une candidature de Capitale européenne, assumer une diversification tous azimuts sur un territoire ou conserver coûte que coûte un outil de production face à la concurrence chinoise : voilà bien des décisions de stratèges, visionnaires et audacieuses, comme on aime les mettre en lumière. Elles n’ont pourtant de valeur qu’assorties de leur pendant de l’ombre, celui du terrain et de l’intendance.
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