Les réunions de l’École de Paris, depuis dix-sept ans, ont mis en lumière des phénomènes insolites dans la vie des organisations, insolites par rapport aux normes admises par la culture ambiante, les médias et la littérature savante ou professionnelle. Aujourd’hui, l’ampleur des bouleversements subis par ces normes est telle que c’est plutôt la survie des mœurs anciennes qui est un objet d’étonnement, et l’innovation la norme.
Mais au fil des années et des réunions, de frappantes constantes apparaissent dans ces bouleversements, au point qu’il est légitime d’y voir l’esquisse du monde qui vient, et des nouvelles permanences, des nouvelles normes que nos contemporains et nos successeurs vont devoir apprendre à gérer.
Les réunions de l’année 2009 s’ordonnent commodément selon cette logique, ce qui inspirera les chapitres ci-après.
Les pays émergents
Les cultures locales, et l’affirmation des singularités
Les hardis innovateurs
Les nouvelles finances
Les nouvelles relations humaines
LES PAYS ÉMERGENTS
Dans ce monde qui se meurt lentement, les grands acteurs de la vie économique et politique étaient les puissances de l’Occident, rejointes il y a quelques décennies par le Japon puis par quelques petits tigres asiatiques, et le reste du monde était réputé en voie de développement. Aujourd’hui, il s’est dégagé de ce troisième groupe de nouveaux géants avec lesquels il faut apprendre à traiter sur des bases différentes que lorsque nous les prenions de haut. C’est ainsi que plusieurs séances ont traité de l’art de s’accommoder de la manière chinoise (p. 55, p. 77, p. 185), indienne (p. 391), et Russe, peut-être une des grandes puissances économiques de demain (p. 421).
Les pays encore pauvres suscitent un intérêt de plus en plus actif : après les déboires de l’aide traditionnelle au développement, on cherche à réinventer la co-opération (p. 225), ou à mieux comprendre l’articulation entre l’économique et les traditions ancestrales (p. 399). Enfin, la progression de la faim dans le monde, qui peut devenir une menace pour la paix, suppose de mettre au point des politiques de plus long terme que celles guidées par l’émotion d'un moment, comme après les récentes émeutes de la faim (p. 465).
LES CULTURES LOCALES ET L'AFFIRMATION DES SINGULARITÉS
La culture du monde d’avant plaçait la Raison, dont le triomphe paraissait évident en matière scientifique et technique, au-dessus de tous les autres modes de pensée, et comme la raison est par nature aussi universelle que la table de multiplication, le progrès devait conduire à une uniformisation des manières d’être et de faire sur toute la planète.
Mais avec l’irruption de tous ces brillants orientaux sur les marchés high-tech, dans les publications de haut niveau et jusqu’au prix Nobel, alors que leur relation à l’esprit obéit à de tout autres codes, même s’ils se meuvent à l’aise dans les nôtres, l’idée s’impose peu à peu que les singularités nationales voire régionales et locales peuvent avoir de l’avenir. En tout cas, elles ont tendance à s’affirmer au fur et à mesure que la mondialisation progresse.
Les singularités françaises ont ainsi été étudiées sous des angles variés : énigmes du changement à la française (p. 103, p. 121) ; construction singulière des identités des ingénieurs en France (p. 405), des chercheurs (p. 129) ou des petits patrons (p. 87) ; poids de l’histoire, révélé dans les troubles de la Guadeloupe (p. 293). Ces singularités peuvent être vues comme des faiblesses, mais il est sûrement plus efficace de chercher à s’appuyer sur elles plutôt que vouloir se conformer à un modèle soi-disant universel. L’universalité des modes de gestion bute d’ailleurs sur la spécificité des langues qui est loin d’être surmontée (p. 413).
Plusieurs séances ont montré une grande inventivité du local, dans un pays où l’on dit pourtant que tout est gouverné depuis Paris : invention d’une gouvernance territoriale à l’occasion de la production de l’Airbus A 380 (p. 301) ; modalités originales de prise en compte des besoins des seniors dans les politiques d’urbanisme (p. 287), ou des évolutions urbaines et démographiques dans les politiques de logements sociaux (p. 265) ; imagination et persévérance d’un maire pour faire de sa ville un laboratoire du développement durable (p. 313). Dans ce contexte de transition, la question de l’évaluation du management public reste toujours aussi confuse en France (p. 251).
L’aspect local reprend même une place telle qu’en ont connue les siècles antérieurs, avec l’intérêt porté aux monnaies locales face aux crises financières (p. 279).
L’intérêt croissant porté aux singularités se manifeste par la diffusion de l’art le plus raffiné, comme l’implantation du Louvre à Lens (p. 259), ou de sa version artisanale, le luxe (p. 349, p. 375).
Enfin, l’apologie des singularités va jusqu’à redonner vie à des aspects que l’on associe volontiers à la campagne traditionnelle (p. 203, p. 357).
LES HARDIS NOVATEURS
Dans ce monde secoué par des séismes physiques, techniques, économiques toujours plus fréquents et violents, bien malin qui peut dire d’une idée nouvelle, si farfelue qu’elle paraisse, qu’elle n’a pas d’avenir. C’est pourquoi, ce monde aussi cruel aux démunis a-t-il rarement été à ce point favorable aux audacieux.
L’École de Paris, qui a souvent donné la parole à de tels hardis pionniers, a ainsi pu étudier en 2009 : l’expérience de cadres sauvant leur aciérie en la transformant en coopérative (p. 95) ; le développement d'une start-up partie de l’École des mines pour devenir un des leaders des moteurs de recherche (p. 161) ; la réussite exceptionnelle d’une spin-off de l’Inria (p. 177) ; les audaces d’une ancienne fabrique d’amidon (p. 169) ; l’inventivité d’un fonds de capital-risque pour créer un nouvel acteur industriel (p. 145) ; les perspectives de la business intelligence (p. 137) ; l’ingéniosité de l’inventeur des épiceries solidaires (p. 217) ; l’aventure collective décomplexée de la troupe du Splendid (p. 329) ; les remises en causes radicales, et réussies, d’un leader des jeux électroniques (p. 335) ; la saga des motards en colère pour créer une assurance qui fait référence (p. 19) ; les expériences audacieuses d’un ingénieur dans l’architecture (p. 363) et de designers du luxe dans la construction d’hélicoptères (p. 341).
Les innovations tiennent certes aux traits personnels de leurs créateurs, mais aussi à la façon dont ils sont soutenus. Plusieurs séances ont examiné des dispositifs destinés à stimuler l’innovation ou conforter les entrepreneurs : un incubateur pour les business émergents (p. 113) ; une nouvelle articulation entre recherche et business (p. 153) ; des valorisations de la créativité dans la recherche en biologie (p. 381), ou dans la publicité (p. 323) ; un "café projets" pour entrepreneurs sociaux (p. 211), et un environnement de soutien aux demandeurs d’emploi se lançant dans l’entrepreneuriat (p. 307). On a même vu comment un cadre aussi traditionnel que le cirque pouvait se révéler un vecteur de renouveau du théâtre (p. 369).
LES NOUVELLES FINANCES
De tous les bouleversements qui inaugurent un monde jamais vu, les tornades qui ont dévasté le monde de la finance sont les plus porteuses de changements, car leurs effets ont pétrifié de crainte les experts les plus avertis, et réduit à l’impuissance les plus subtils analystes. Les séances de l’École de Paris ont donné lieu à de vifs échanges sur ce terrain tempétueux : rôle des normes comptables dans la crise financière (p. 45), menaces, ou opportunités, créées par les fonds souverains (p. 27), attentes envers les banques (p. 429), turbulences sur les LBO (p. 439).
LES NOUVELLES RELATIONS HUMAINES
Le monde des organisations a connu successivement l’ère des chefs, puis l’ère des organisateurs, puis l’ère des managers. Dans le monde qui s’annonce, les savoirs et les talents propres à ces différents responsables seront toujours nécessaires, mais il apparaît d’autres besoins, liés à l’élévation du niveau d’éducation, au développement considérable des moyens d’information, aux fragilités des personnes créées par l'instabilité, et à l’accroissement de la durée de vie.
La question du moral des troupes (p. 51) devient aussi centrale qu’énigmatique, les bonnes recettes d'un moment pouvant vite s’avérer vaines (p. 37), et la communication officielle tournant facilement à la langue de bois (p. 69). Les organisations à risques sont amenées à éviter de punir les erreurs pour mieux maîtriser les risques, ce qui va à rebours du bon sens traditionnel (p. 455).
Si, dans le monde ancien, on pensait que le savoir était contenu dans des livres, dispensé dans des cours et attesté par des examens et des diplômes, il se confirme aujourd’hui que de nombreux savoirs nécessaires à la vie collective sont à rechercher auprès de ceux qui savent faire plutôt qu’auprès de ceux qui manient le savoir abstrait et formalisé. L’École de Paris en a souvent examiné des exemples instructifs, tels que, en 2009, la formation des futurs conducteurs de bus et agents de métro à la RATP (p. 195), ou la création de réseaux d’échanges réciproques de savoirs à La Poste (p. 233).
La société elle-même se réinvente d’une façon dont on n’a pas toujours clairement conscience quand les évolutions sont silencieuses : avec l’abaissement du coût des communications et la crise de l’énergie, de nouvelles sociétés de voisinage émergent (p. 273), pendant que ceux qui sont démunis peuvent sombrer dans la détresse s’ils connaissent la solitude ; cela invite à développer de nouveaux modes de relation, comme ceux inventés par un centre d’appels vraiment à l’écoute (p. 447). D’autres exclusions engendrent au contraire la violence, qui devient particulièrement visible et préoccupante ; il est toutefois peu probable que la répression suffise à éradiquer ce mal moderne, et des pionniers persévérants cherchent à explorer d’autres voies en pariant sur les bienfaits de la connaissance réciproque (p. 241).
COMPRENDRE AVANT DE JUGER
Il est difficile de dire aujourd’hui à quoi ressemblera exactement le monde de demain, car il reste encore nombre d’incertitudes à affronter, et des bifurcations aux effets imprévisibles. L’incertitude engendrant l’inquiétude, cela rend souvent les hommes prompts à juger de façon trop péremptoire : les normes selon lesquelles on juge sont souvent obsolètes. Être attentif aux émergences, essayer de comprendre les phénomènes étranges ou dérangeants sont des attitudes qui aident plus sûrement à faire advenir un monde nouveau. C’est ce à quoi s’efforce l’École de Paris en s’attachant à connaître les multiples manifestations des évolutions actuelles et à les comprendre plutôt que de se contenter d’énoncer des principes normatifs sur ce que bien gérer devrait être.