Les travaux de l’École de Paris au cours de l’année 2006 sont marqués par la présence quasi permanente de discontinuités majeures dans les organisations présentées au cours des réunions. C’est à un niveau plus élémentaire la réplique des cataclysmes et ruptures de continuité qui caractérisent l’actualité mondiale récente. C’est une réfutation de plus des modèles économiques classiques, qui mettaient en scène des facteurs de production qui se combinaient selon des lois inspirées de la physique, ou qui s’affrontaient selon des processus inspirés de la biologie. C’est l’irruption du jamais vu. Nous proposons de parler de séismes.
Parallèlement, le rôle des hommes a subi une mutation. Dans ces mêmes modèles classiques, les acteurs étaient réputés rationnels, et ils maximisaient leurs profits selon des lois qui s’exprimaient en équations. Aujourd’hui, on assiste à un retour spectaculaire des héros, personnages hors du commun qui prennent des initiatives que rien ne laissait prévoir.
Séismes et héros se combinent. Soit le héros provoque délibérément le séisme, et nous parlerons de héros entrepreneurs ; soit le héros, à l’inverse des victimes ensevelies sous les décombres, exploite le séisme, mais il convient alors de distinguer deux catégories de séismes : ceux dus aux effets de la mondialisation et ceux dus aux changements brutaux de l’identité des organisations.
Dans de nombreux cas, les héros sont cachés dans l’anonymat d’une organisation qui répare les dégâts des séismes, voire en tire des avantages, en distinguant les cas où ces organisations relèvent de la puissance publique et ceux où ils relèvent d’initiatives privées.
Un sort particulier doit être réservé aux séismes et héros dont l’activité était à dominance financière, et ceux qui relèvent spécifiquement de vertus civiques.
Enfin, le tableau ne serait pas complet sans l’évocation de quelques échecs, les séismes avortés.
Héros entrepreneurs
Un premier défi aux normes du management est présenté par Michel Hervé (p. 17) qui a réussi l’alliance paradoxale de la flexibilité dans sa stratégie commerciale et de la stabilité dans la gestion de son personnel. Une réunion met en scène l’entreprise Lafuma, naguère le roi du sac à dos, qui a résolument devancé les vagues managériales en y ajoutant précocement des préoccupations écologiques (p. 61). La maison Air France était à l’agonie, et nous apprenons comment de hardis innovateurs en ont fait en peu d’années le numéro un mondial du transport aérien (p. 67). Nous découvrons Jean Ferré, qui, après une déconvenue dans le développement d’une start-up, se lance dans le domaine de la recherche d’information pour les entreprises (p. 135). Le charismatique maire de Millau est venu expliquer comment a vu le jour le féérique viaduc qui a redonné vie à sa ville (p. 271). Nous apprenons comment d’étranges personnages, au nez hypersensible et au langage ésotérique, inventent de merveilleux parfums (p. 361). Mercédès Erra est venue expliquer quels principes simples l’ont guidée pour constituer la première agence de publicité du marché français (p. 369).
Dans des domaines plus exotiques, nous apprenons comment Yves Petit de Voize et ses complices révolutionnent la formation musicale en France (p. 377) ; comment Alain Senderens commet la transgression inédite de renoncer à ses trois étoiles au guide Michelin (p. 385) ; comment Pierre Chevalier cherche à ménager la qualité et l’originalité tout en produisant des programmes de radio en grand nombre (p. 391) ; et comment Eric Tong Cuong repense radicalement le concept de communication en exploitant les virtualités du Net (p. 399).
Séismes transfrontaliers
La mondialisation donne lieu à des aventures héroïques, dont l’École de Paris a recueilli divers exemples. Dominique Poiroux explique comment Danone fait la conquête de la Chine (p. 85). Nous apprenons comment Thierry Jacquillat, à partir du domaine provençal de Pernod Ricard, s’est hissé au deuxième rang mondial des vins et spiritueux (p. 101). Gilles Taldu expose comment il a développé une énorme activité de logiciels en Inde (p. 173). Une séance a donné lieu à un affrontement épique entre un zélateur de la civilisation occidentale et un partisan du dialogue entre sept grandes civilisations aux mérites comparables à ses yeux, mais très différents (p 425).
A contrario, une autre séance nous expose comment des Français sont pionniers dans le backsourcing ou la réinternalisation de systèmes d’information d’abord externalisés à l’étranger (p. 35).
Séismes identitaires
Les séismes identitaires les plus spectaculaires que l’École de Paris a pu examiner en 2006 concernent les militaires, contraints de faire face à la disparition de leurs sources de légitimité. Cela concerne le sauvetage d’un site d’entretien de matériel lourd (p. 313), la transformation d’une base de sous-marins en base nautique (p. 321), la mutation de Giat Industries (p. 93), voire la stratégie d’ensemble du monde de la défense (p. 441). Apparaît fréquemment dans cet univers, l’intervention d’un héros tranquille, Jean-Pierre Aubert, dont l’École de Paris a déjà eu l’occasion d’étudier les interventions sur des séismes comme la fermeture des usines Chausson ou de Superphénix.
Dans un autre domaine, Pierre-André de Chalendar est venu exposer la mutation proprement sismique dont il a été le héros en faisant évoluer Saint-Gobain du monde manufacturier vers le monde de la distribution (p. 77).
Gérer les séismes
Gestion publique des séismes
L’année 2006 a été l’occasion d’examiner un ensemble d’initiatives des puissances publiques pour susciter de bienfaisants séismes là où l’activité économique languit : réveiller une métropole régionale, voilà le programme du héros de Mulhouse, Jean-Marie Bockel (p. 265) ; créer un aéroport nouveau, pour promouvoir Nantes (p. 285) ; donner à la Réunion le rayonnement justifié par sa position stratégique dans l’océan indien (p. 277) ; aménager le majestueux canal Seine-Nord Europe (p. 327) ; promouvoir le développement de grands bassins économiques au Maroc (p. 307) ; lancer des programmes mobilisateurs pour catalyser le développement des entreprises françaises (p. 119).
La manière de faire n’est cependant pas toujours évidente, ou les héros salvateurs tardent à se révéler : comment surmonter les trois crises de l’Île-de-France (p. 293) ? vaincre la désertification de l’espace rural français (p. 299) ? Il faut aider les innovateurs avec l’argent public, bonne idée, mais lesquels, et comment (p. 111) ? Ajoutons, au niveau de l’État français dans son ensemble, la LOLF, séisme majeur dans la gestion des finances publiques, dont la conduite soulève des problèmes nouveaux et d’une ampleur considérable (p. 51).
Gestion privée des séismes
Avec la fréquence accrue des séismes et le goût des médias pour les scandales, il faut repenser de fond en comble la gestion des crises dans les entreprises (p. 27), et transformer en profondeur leurs modes de gouvernance (p. 417). Puisque, dans une économie mondialisée, la différence se fait souvent par l’innovation, des acteurs prospèrent en provoquant des séismes. L’École de Paris a examiné en 2006 des initiatives privées représentant des ruptures majeures de continuité : tenter des irruptions sismiques dans le marché des télécommunications : Streamcore (p. 159) et Digital Airways (p. 165) ; stimuler des industries créatives dans une grande métropole (p. 337) ; former des innovateurs du design (p. 345) ; innover hardiment dans le son et l’image (p. 353, p. 391) ; investir délibérément dans la grande distribution pour bouleverser le visage de la ville (p. 409) ; multiplier les métiers d’aide à la personne (p. 433).
Les grandes entreprises, quant à elles, doivent résoudre la quadrature du cercle : affirmer leur puissance et leur force d’inertie, tout en entretenant en leur sein la mobilité et l’inventivité qui leur permettent d’avoir sans cesse un coup d’avance. On verra les réponses d’EDF (p. 127) et d’Intel (p. 143).
Les séismes et l’argent
Les héros entrepreneurs ont besoin d’argent. Les capitaux-risqueurs se font de plus en plus rares pour aider au démarrage des grandes aventures, alors on se tourne vers des riches aventureux, les business-angels. Pourquoi sont-ils plus rares en France qu’ailleurs (p. 151) ? Les services à la personne relèvent des bonnes œuvres, donc de la charité, c’est bien connu. Un entrepreneur a pourtant le projet d’en faire une entreprise rentable (p. 207). Toujours dans les bonnes œuvres, quoi de plus charitable que de distribuer l’eau gratuitement en Afrique ? Erreur, apprend-on : il faut la faire payer (p. 239).
Séismes civiques
La vie des communes et des quartiers préoccupe toujours davantage l’opinion publique. Une séance a été consacrée aux incivilités et aux moyens qu’ont les habitants d’en juguler la croissance (p. 199). On a pu voir à quel point les centres sociaux, trop peu connus, peuvent être de puissants instruments de vie sociale pour les pauvres et les personnes en mal d’intégration (p. 255). Des acteurs particulièrement inventifs et patients ont montré qu’il était possible de donner une vie et un travail à des autistes (p. 247). La crise du logement en France est notamment liée à la sous-estimation des décohabitations (divorces, familles monoparentales, etc.) ; dans ce contexte, le logement social, auquel les communes semblent contraintes en ronchonnant, est-il bien ce que l’on croit (p. 231) ?
Dans un monde qui s’est complexifié, il faut réinventer la démocratie, sujet qui a donné lieu à trois séances. À quoi servent les maires d’arrondissements, puisqu’il y a un puissant maire de Paris (p. 215) ? Gérer collectivement l’eau dans un territoire où cohabitent des acteurs aux enjeux très différents, c’est possible comme le montre une expérience menée avec succès en Isère (p. 191). Enfin, une séance a été consacrée à l’ambitieux projet de définir une démocratie idéale dans une entreprise, une association, une ville (p. 223).
Séismes avortés
Même si des réformes radicales paraissent s’imposer, même si de vaillants héros s’y attèlent, il arrive qu’ils échouent. L’École de Paris a recueilli deux témoignages de cet ordre. Serge Vallemont, célèbre comme réformateur dans le monde de l’Équipement, n’a pas réussi à mener à son terme une audacieuse réforme de la gestion publique de l’eau, pourtant fort bien entamée (p. 43). Par ailleurs, le monde de la finance s’était naguère enthousiasmé pour un instrument financier d’avant-garde, les options réelles. La greffe n’a pas encore pris (p. 181).