Le séminaire Aventures industrielles de l’École de Paris du management a été créé en 2013, avec l’appui de l’UIMM et de La Fabrique de l’industrie, pour repérer des PME ou des ETI qui ont mené une stratégie de conquête et analyser leur démarche. Alors que l’on parlait d’un inéluctable déclin français, du fait de la fiscalité, des charges sociales, de la rigidité du marché du travail, ou encore de l’image de l’industrie, nous cherchions à repérer les facteurs “micro” des succès. La centaine de cas étudiés a fait découvrir des aventures étonnantes, voire extraordinaires. Pour autant, les stratégies suivies ne tombaient pas sous le sens : la PME ou l’ETI performante n’est pas un modèle réduit de la grande entreprise. Les séances du séminaire ont même montré qu’il n’y avait pas, loin de là, une manière unique d’arriver au succès.
Dès lors, comment tirer des enseignements généraux de ce patrimoine d’observations en respectant la variété des réponses trouvées par les acteurs aux défis auxquels ils sont confrontés ? Plutôt que d’énoncer des principes et des recettes de portée générale, nous proposons une grille de lecture de ces aventures industrielles. Elle a pour but de repérer les problématiques auxquelles sont confrontés les acteurs de l’industrie, dans l’idée que le repérage de ces questions clés peut les aider à résoudre leurs propres problèmes et les éclairer sur les stratégies gagnantes. L’examen de la façon dont d’autres ont fait face à des problèmes semblables ne leur donne pas la solution – il ne s’agit pas de les copier, chaque situation étant différente –, mais peut être une source d’inspiration.
Nous postulons d’abord que le succès passe par la distinction par rapport aux concurrents. Nous proposons ensuite dix problématiques, énoncées comme des têtes de chapitres. Chacune est brièvement illustrée par des cas étudiés lors du séminaire, qui montrent l’ingéniosité des entrepreneurs. Enfin, nous verrons, dans un douzième repère, que la démarche de différenciation de ces entreprises peut être comparée à l’élaboration d’une œuvre d’art et que cette grille pourra servir à faire la critique d’une aventure industrielle au sens de la critique dans le domaine de l’art. Elle pourra aussi servir à commenter des comptes rendus de séances passées du séminaire ou à organiser la discussion de séances à venir. Une fois éprouvée, cette méthode pourrait également aider des acteurs à se lancer dans des aventures, ou servir à la formation de dirigeants ou collaborateurs d’entreprises.
Dans un premier temps, nous avons soumis cette grille à des dirigeants qui ont témoigné au séminaire Aventures industrielles, et sont donc particulièrement bien placés pour discuter la pertinence de ces repères. Dans un second temps, la création d’un Cercle des Aventures industrielles, ouvert pour l’instant aux orateurs et oratrices de l’École de Paris, ainsi qu’à quelques experts, facilitera ces discussions et fournira un cadre pour approfondir ces travaux dans l’échange. Naturellement, les réactions de tout lecteur qui aura pris intérêt à ce texte seront particulièrement bienvenues et étudiées avec soin.
1 – Se distinguer de mille et une manières pour réussir
Il est classiquement admis qu’il existe deux grands types de stratégies : la stratégie par les coûts, pour ceux qui veulent produire de grands volumes, et la stratégie par la différenciation. Dans l’industrie, où les biens circulent facilement et où des concurrents, dépendant d’autres législations, paient leur personnel des misères pendant que nos grandes entreprises sont portées à serrer toujours plus les prix de leurs fournisseurs, il ne peut y avoir de belle aventure pour une PME ou une ETI que par la différenciation. Celle-ci peut être réalisée de plusieurs manières, selon le contexte, les techniques, les marchés et, aussi, selon la personnalité de l’entrepreneur, ses anticipations, ses savoir-faire, et même ses rêves. C’est un travail de longue haleine, souvent difficile, dans lequel il faut associer financeurs, partenaires, personnel et clients. Voici une typologie provisoire des stratégies repérées.
Inventer des usages inattendus
> Clextral1 fabrique des extrudeuses bivis devenues banales dans la plasturgie ; il lui faut donc trouver d’autres marchés. Découvrant qu’elles peuvent fabriquer des croquettes pour chien comme de la pâte à papier fiduciaire, Georges Jobard lance un grand plan d’innovation en partenariat avec des clients dans le monde entier. Vingt-cinq ans plus tard, Clextral est le leader mondial des extrudeuses bivis, présent dans 88 pays, comprend 275 personnes, dont 80 ingénieurs et 3 docteurs, et commerce dans 17 langues pour être au plus près de ses clients.
> En 2006, Cécile Thévenet crée, avec son mari, Securotec, à partir d’une innovation : une tente gonflable à déploiement rapide pour protéger le matériel de cardiologie des pompiers. Ils n’en vendent aucune, mais après bien des rebonds, l’entreprise trouve un marché nouveau grâce à l’invention d’une tente novatrice dédiée aux interventions vitales près des champs de bataille. Un marché d’avenir…
Conquérir un marché de niche
> En 1932, dans un petit appartement, un docteur en physique fonde le laboratoire Septodont, spécialisé dans les produits destinés aux chirurgiens-dentistes. Développée avec persévérance par les héritiers, qui rêvaient de conquérir le monde, l’entreprise est devenue, sous l’impulsion d’Olivier Schiller, le leader mondial des anesthésiques dentaires.
> Saverglass est au bord de la faillite quand, en 1984, un consultant, Loïc Quentin de Gromard, propose de viser une niche : les bouteilles premium de vins et spiritueux. Nommé dirigeant, il orchestre une croissance de 10 % par an pendant trente ans.
Développer des innovations qui font la différence
> Après avoir racheté une entreprise de câbles qui vivote, Joseph Puzo, passionné d’électronique, travaille avec obstination avec des centres de recherche publics à l’invention de câbles de connexion très haut de gamme. Axon’ Cable est aujourd’hui devenue si indispensable à ses clients qu’elle est le fournisseur unique de 80 % d’entre eux.
> Le BTP est un marché très concurrentiel, dominé par des géants, et pourtant la petite entreprise savoyarde d’Alexandre Souvignet, Alphi, est devenue le leader français des échafaudages avec des innovations permettant d’augmenter la productivité de 25 à 30 %, grâce à l’amélioration de la sécurité des compagnons et à la lutte contre la pénibilité.
Affirmer une compétence critique
> DEF, née dans un garage en 1958 pour perfectionner un détecteur de fumée lors de l’explosion du marché de la détection incendie, se transforme quand Philippe Lécuyer prend la succession de son père. Son objectif est que l’entreprise devienne spécialiste de toutes les dimensions de la sécurité incendie : détection, désenfumage, évacuations, extinctions automatiques, etc. Désormais organisée en réseau patrimonial d’entreprises dédiées à la sécurité incendie du bâtiment, l’entreprise devient Réseau DEF. Cette organisation particulière lui donne une position forte par rapport à des concurrents beaucoup plus gros.
Miser sur l’économie de la fonctionnalité
> Créée en 1927, l’entreprise Ragni a été développée par quatre générations qui ont patiemment construit une entreprise singulière. Avec Marcel Ragni, elle ne propose plus du matériel pour éclairer les villes, les villages ou les stades, mais des solutions optimisées pour économiser de l’énergie et limiter les pollutions lumineuses, solutions développées par une importante R&D. Elle tient son rang face à des géants mondiaux, sans externaliser la fabrication en Asie, contrairement à ses concurrents.
Créer une organisation particulièrement agile
> Quand Romain Serra reprend SMPF, entreprise de tôlerie fine de précision créée en 1968, il veut aller au rebours de la mode de la robotisation en privilégiant un mode de production artisanal, avec des machines modernes, mais qui ne remplacent pas l’homme. Cela lui permet une agilité, parfois dès la conception des pièces, très appréciée de ses clients.
> SGAME, fondée par Jean-Claude Gas, conçoit, industrialise et fabrique des cartes électroniques en petites et moyennes séries, sur mesure et sans robotisation. Ses clients apprécient sa créativité et sa fiabilité, qui font merveille, notamment lors de pénurie de composants : l’entreprise honore ses commandes, quitte à adapter les cartes aux composants disponibles.
Être dominant sur un territoire délimité
> Quand Paul Lhotellier devient président du Groupe Lhotellier, fondé en 1919, il choisit de le concentrer sur un territoire restreint pour s’y installer en profondeur. Se limitant à la Normandie et aux Hauts-de-France, il s’attache à ce que le Groupe développe tous les métiers utiles à l’évolution de ces régions – assainissement, infrastructures, numérique, nouvelles mobilités, nouvelles énergies, etc. –, y acquérant ainsi une forte position face aux géants de son domaine.
> Le Groupe Ippolito veut également rester implanté sur son territoire historique. Pour tout de même développer le Groupe, Pierre Ippolito mène une diversification dans l’automobile, l’industrie, le tourisme, l’immobilier… en visant la place de leader dans chaque marché local. Pour ce faire, il adopte une structure juridique et un mode de management adaptés.
Créer des offres premium attractives
Face à la concurrence à bas prix, l’issue pour des entreprises européennes est la montée en gamme avec des offres premium, ce qui peut demander beaucoup d’imagination dans le B to C.
> Quand Bernard Reybier rachète, en 1989, un ancien atelier de maréchal ferrant ne comptant plus que 9 personnes, il annonce qu’il visera le marché mondial en collaborant avec des designers de talents. Malgré le scepticisme initial de ses troupes, Fermob est choisie pour fournir en chaises l’université de Harvard et pour transformer en parc au charme français un coupe-gorge de Manhattan. En développant sa marque‚ sa French Touch fait recette dans le monde et, bien sûr, en France.
> Pour relancer Les Tissages de Charlieu, dont l’activité multiséculaire est ravagée par la concurrence chinoise, Éric Boël recrute 15 stylistes, œuvrant le plus souvent en télétravail, qui créent 800 modèles de tissus jacquard par mois. Déterminé à faire de l’entreprise un lieu d’épanouissement qui favorise les échanges, les initiatives et l’insertion, il arrive à des résultats étonnants. Pendant la crise du Covid-19, l’entreprise se reconvertit en un temps record dans la fabrication de masques certifiés.
2 – Savoir financer l’originalité
La singularité inquiète les banquiers, tandis que les investisseurs qui aiment le risque se tournent vers les start-up du numérique, avec lesquelles les gains peuvent être rapides. Les entreprises patrimoniales, à la trésorerie solide, sont ainsi mieux armées pour défendre leur singularité que celles qui dépendent d’actionnaires ou de financeurs extérieurs. Les patrons qui veulent mener une stratégie de long terme rêvent souvent d’arriver à ce stade, avec des stratégies variées : l’accumulation patiente des bénéfices, la détermination farouche, une gestion avisée des fonds, etc.
> Après une riche carrière, Isabelle Vray-Échinard souhaite reprendre Mirima, fabricant de mobilier qui avait fait référence dans le monde médical et était endormi depuis de longues années. « Reprendre une entreprise, sans expérience, à 52 ans, pour une femme même pas lyonnaise, vous n’y pensez pas ! » lui dit-on. Or, après avoir fait le siège de Bpifrance pour que son dossier soit examiné sérieusement et obtenu son feu vert, elle démarche les banques et arrive à acquérir et relancer l’entreprise.
> En 2004, Hubert de Boisredon relance Armor, qui est ensuite vendue à un fonds lyonnais ouvert aux stratégies de long terme. À sa sortie, ce fonds aide les membres du personnel à participer au capital, certains d’entre eux s’endettant lourdement. Le personnel est à présent majoritaire et Hubert de Boisredon vise à faire de cette entreprise centenaire une “entreprise managériale à esprit familial” capable de mener des projets de long terme.
3 – Associer le capital à la démarche
La dimension capitalistique est complexe pour les entreprises dépendant de fonds d’investissement, qui peuvent créer une pression rendant difficile une stratégie de long terme. Même quand ils voient loin, ils ne sont là que de manière temporaire et il faut gérer leur remplacement. De plus, alors que ce sont souvent les fonds qui mettent en place des managers, ici, ce sont les patrons qui essaient de trouver des fonds s’accordant à leur stratégie. Quand il s’agit d’une entreprise patrimoniale, la pression à court terme est moindre, mais il faut gérer les attentes de la famille et, surtout, les successions (qui seront l’objet du repère suivant).
> Cinq générations se sont succédé à la tête de La Buvette, leader mondial des abreuvoirs pour élevages intensifs, jusqu’à ce qu’aucun membre de la famille ne souhaite prendre la relève. La transmission se fait par LBO successifs, les actionnaires cédants ayant toutefois la sagesse de ne pas survaloriser la société afin de ne pas trop l’endetter et de permettre à des cadres, animés par Jean-Philippe Bousquet, de reprendre l’entreprise. De nombreux investisseurs se montrent intéressés, du fait de la santé de l’entreprise, et sont mis en concurrence. Grâce à la gouvernance mise en place, le personnel peut récuser les fonds qui lui paraissent avoir les visées trop courtes, ce qui est arrivé à un candidat venu imprudemment en Ferrari…
> Après cent trente-cinq ans de présence dans le transport maritime, Daher pivote vers l’industrie. Son directeur général, Didier Kayat, explique comment Patrick Daher a transformé la gouvernance de l’entreprise en distinguant une holding patrimoniale (avec des pactes d’actionnaires à dix ans) et une holding opérationnelle, dont la holding patrimoniale est actionnaire à 80 %. Les actionnaires familiaux ne parlent ainsi que d’une seule voix et le capital de la holding opérationnelle a pu être ouvert, ce qui a permis ce pivotement vers l’industrie.
4 – Gérer les transmissions
La transmission est un moment clé pour les entreprises patrimoniales (80 % des PME et 47 % des ETI) : un membre de la famille prendra-t-il la suite ? lequel choisir, si plusieurs sont intéressés ? doit-on nommer un directeur général salarié pour laisser du temps à la transition ? comment faire pour que les droits de succession ne créent pas des divergences entre les héritiers et ne pèsent pas trop sur les successeurs ? C’est une préoccupation majeure pour les entreprises patrimoniales.
> Sylvain Gariel et Gauthier Lherbier ont restitué leur mémoire d’ingénieurs des mines sur la transmission d’entreprise sous la forme d’une fiction réaliste : « Sylvestre Vieuxchênes s’interroge : “À qui transmettre mon entreprise ?” » Elle aborde les divergences d’intérêts familiales, le poids de la fiscalité, les contraintes du pacte Dutreil, l’apport de la nomination d’un dirigeant salarié, les différents montages fiscaux, etc. On y comprend qu’il faut parfois de grandes vertus ou une forte tradition familiale pour ne pas vendre l’entreprise.
> En 2015, Jean-Claude Gas se demande qui pourrait lui succéder à la tête de SGAME, qu’il a fondée en 1968, et envisage de vendre. « Pourquoi ne pas confier l’entreprise à votre fille ? » dit le personnel lors d’une réunion de Noël. Certains ont connu Guillaumette Lecante enfant dans son parc au milieu de l’atelier, et tous ont été impressionnés par la façon dont elle a remonté une filiale de l’entreprise. La transmission s’organise, non sans difficultés, car il faut du temps pour ajuster les rôles respectifs.
5 – Préserver son indépendance
Défendre une singularité est problématique quand on dépend du bon vouloir de financeurs, de partenaires, ou même de certains clients lorsqu’ils représentent une part trop grande de l’activité. Tous les dirigeants évoqués ici cherchent à conquérir une indépendance suffisante pour mener à bien leur stratégie.
> En 1988, Fabrice Lepotier crée une entreprise de chaudronnerie travaillant pour le nucléaire et le naval. Même s’il maîtrise une compétence critique pour ces filières, il se rend compte qu’il faut éviter d’être prisonnier dans la chaîne de sous-traitance. Il crée alors ou achète des sociétés en ingénierie, fabrication, maintenance et services support, afin de devenir un ensemblier apportant des solutions clés en main. Pour ne pas dépendre d’un seul secteur industriel (le nucléaire lui a appris à être prudent), il effectue un quadrillage de tous les secteurs de sa région, puis s’implante dans différents pôles industriels. Ainsi est né le groupe Éfinor, pôle de référence indépendant comprenant 1 000 personnes et 17 sociétés.
6 – Gérer les acquisitions et les rapprochements
Certaines entreprises étudiées recourant à la croissance externe ont développé des méthodes performantes d’acquisition pour éviter l’intégration dans un modèle unique qui pourrait briser le dynamisme de l’entreprise acquise.
> Réseau DEF, qui se définit comme un réseau patrimonial, comprend actuellement une soixantaine d’entreprises ayant chacune une part d’indépendance. Il use avec discernement de la croissance externe. Quand Philippe Lécuyer projette de faire une acquisition, il passe de longs moments avec le dirigeant de l’entreprise concernée pour s’assurer qu’elle sera compatible avec Réseau DEF, puis les équipes travaillent ensemble à l’élaboration d’un business plan qui va baliser l’avenir de l’entreprise rachetée au sein du réseau.
> Le groupe Ragni propose à Novéa Énergies – start-up spécialisée dans l’éclairage autonome concevant des produits technologiquement supérieurs aux siens et avec un beau design, mais disposant d’un réseau commercial peu performant – d’acheter 51 % de son capital pour qu’elle appartienne au Groupe tout en gardant son autonomie. L’opération est un succès durable.
7 – Associer le personnel et le responsabiliser
Les entreprises qui réussissent s’occupent de leur personnel, de sa montée en compétence, de son épanouissement et de la fluidité des relations au travail. Le préserver des à-coups de la conjoncture est aussi une clé pour gagner sa confiance et son investissement.
> Julien et Frédéric Lippi reprennent l’entreprise familiale en 2005, avec l’idée d’en transformer le fonctionnement. Après avoir lancé une formation au numérique pour tous, ils facilitent l’appropriation d’outils informatiques pour permettre aux salariés de communiquer entre eux et avec les différents services. Chacun s’investit dans l’évolution de l’entreprise et est embarqué dans une étonnante transformation, liée à une démarche lean de bout en bout. Cela se traduit par une montée en gamme de l’entreprise, une redéfinition de ses rapports aux clients, et même de sa mission.
> À la suite de la crise de 2008, le marché de Haulotte est divisé par huit. Pour garder son personnel, Alexandre Saubot recourt à deux ou trois semaines de chômage partiel par mois, pendant dix-huit mois, en maintenant le lien social et le savoir-faire avec un vaste plan de formation. Quand le marché redémarre, l’entreprise conquiert des parts de marché sur ses concurrents qui avaient licencié et devient un solide leader européen.
8 – Former le personnel aux transformations
Les techniques évoluent, transformant le travail des ouvriers, techniciens et ingénieurs, et les entreprises investissent massivement dans la formation. Certaines ETI en viennent même à créer leur université d’entreprise, ce qui symbolise leur fort investissement dans ce domaine, et supplée parfois aux carences du système de formation public.
> Manutan, qui s’est transformée pour résister à Amazon, a fait de la création de son université, comme l’explique Pierre-Olivier Brial, l’un des piliers de cette transformation. On s’y forme à des nouveaux métiers, mais on y apprend aussi à apprendre, à se familiariser avec la méthode lean ou avec la communication non violente, utile pour gérer la relation avec les clients.
> Dans le même esprit, six ETI s’unissent, sur la suggestion de Patrice Bonte, pour créer ALETIA, université d’entreprise commune qui délivre des formations et organise des parcours transverses pour ouvrir de nouveaux horizons à de jeunes talents.
> Les petites entreprises cherchent, elles aussi, des réponses. Après avoir confié à ses soudeurs le choix et l’achat d’un robot de soudage, Élisabeth Klein, dirigeante de CFT Industrie – 12 personnes –, s’attache à stimuler la curiosité du personnel au sujet des robots collaboratifs, du télétravail, de l’environnement, etc.
9 – Attirer les compétences nécessaires
Même les entreprises industrielles dynamiques qui paient bien leur personnel rencontrent des difficultés de recrutement. Elles ne sont pas assez connues, il n’existe pas à proximité de formations adaptées, ou encore elles sont trop éloignées des villes, privilégiées par les cadres qui en apprécient la vie sociale et culturelle, et où leur conjoint peut trouver un emploi. Il faut alors développer des stratégies pour attirer les compétences recherchées…
> Le groupe Gérard Perrier Industrie, spécialisé dans l’installation d’équipements électriques et électroniques sur mesure, recrute à 95 % des débutants au bas de la pyramide, si possible au niveau du stage de fin d’études, les formant par apprentissage et procédant uniquement par promotion interne. Le flux de recrutements est déconnecté des besoins à court terme et dépend de la stratégie à long terme du Groupe. Grâce à cette politique atypique lancée par François Perrier, le personnel est très attaché à l’entreprise.
> Le cabinet Elzéar est spécialisé dans le recrutement pour les PME et ETI performantes, mais peu connues. Thibaud de Prémare et Franck Jullié montrent qu’il faut parfois des “ruses de Sioux” pour convaincre les jeunes ingénieurs, commerciaux ou financiers que telle entreprise dans le B to B est celle dont ils rêvaient.
10 – S’investir dans la responsabilité sociétale de l’entreprise
Les entreprises étudiées ont affiché très tôt des ambitions en matière de RSE, avec des politiques de plus en plus ambitieuses. Les nouvelles recrues, jeunes ou non, sont attirées par le souci d’impact de l’entreprise, qui leur permet de s’engager dans des projets qui ont du sens pour eux. Par ailleurs, les transitions énergétiques ou écologiques ouvrent de nouveaux marchés aux entreprises qui savent se réinventer.
> En 2007, David Simonnet crée Axyntis, une ETI indépendante, en regroupant cinq usines. Sa démarche est alors fondée sur deux idées : aller au rebours de la stratégie des groupes pharmaceutiques qui délocalisent et font perdre au pays sa souveraineté en matière de médicaments ; assurer au personnel une stabilité de l’emploi malgré les transformations amenant les concurrents à multiplier les plans sociaux. C’est ainsi qu’il conçoit la RSE, qui a fait de son entreprise une référence dans la production de médicaments sensibles.
> Fertiberia, groupe familial espagnol leader en Europe des fertilisants, est racheté par un fonds en 2020. Ce fonds souhaite accélérer l’internationalisation du Groupe et lancer une décarbonation de la production des engrais à l’horizon 2030, à travers le recours aux énergies renouvelables – il y a du soleil et du vent en Espagne. Les produits décarbonés sont plus chers et les agriculteurs peu enclins à les acheter, sauf si de gros clients, comme Heineken, y voient un moyen d’améliorer leur bilan carbone. Jean-Luc Pradal, directeur de la filiale française, explique la stratégie systémique ainsi engagée.
11 – Cultiver des relations avec le territoire
Les usines sont souvent proches de petites villes, dont elles sont parfois le principal employeur. Réciproquement, les entreprises dépendent de leur territoire pour les services qu’il peut leur apporter, le cadre de vie qu’il offre aux familles, le système d’éducation qui y est disponible, la possibilité pour les conjoints des salariés d’y trouver un emploi, etc. C’est pourquoi la qualité de la relation avec leur territoire peut être pour les ETI un point d’attention sur le long cours.
> C’est bien sûr le cas quand l’entreprise est installée loin de grandes villes. Le siège d’Axon’ Cable se situe à Montmirail, bourg de 3 000 habitants situé à 30 kilomètres de la ville la plus proche. Pour animer la vie économique et aider les entreprises locales à recruter, Joseph Puzo multiplie les initiatives qui relancent restaurants et commerces. Après l’achat d’un château où Napoléon a séjourné, il organise avec les Hussards de Lasalle une fête pour commémorer des victoires de Napoléon en 1814 près de Montmirail. Mobilisant 500 bénévoles et soutenu par une centaine de communes, l’événement connaît un tel succès que, depuis, Axon’ Cable organise chaque année les bals de l’Empereur, qui font connaître Montmirail2.
> D’autres entreprises voient le territoire comme un ferment d’unité. Lorsque Sandrine Delory est nommée directrice générale d’Ingredia, coopérative laitière des Hauts-de-France, elle est confrontée à un violent conflit entre les producteurs de lait, qui exigent des baisses drastiques des effectifs et des salaires du personnel, et ce dernier, qui ne l’entend pas ainsi. La crise passée, elle propose de bâtir un projet de valorisation du territoire, fondé sur des principes de qualité élaborés en commun par les producteurs et les salariés, et validés par l’ONG WWF. Ce projet, qui a ramené la paix, a anticipé sur les attentes actuelles des consommateurs, de plus en plus attachés à l’origine des produits.
> La filière du Comté n’a pas été touchée, elle, par la grave crise du lait. Elle a su mettre en place des règles collectives s’imposant à tous les acteurs du territoire : exigences strictes sur les conditions de la production, maîtrise des volumes commercialisés et politique de communication collective ambitieuse. Cela suppose, de la part des acteurs de la filière, un fort engagement au service de l’intérêt général, dans une vision de long terme. Un exemple rare de projet de territoire rapporté par Valéry Elisséeff, directeur du Comité interprofessionnel de gestion du Comté.
12 – Penser la stratégie comme un art
Ainsi, confrontés à des questions semblables, les entrepreneurs apportent des réponses différentes selon le contexte, la technique, le marché, le personnel et leur inspiration. Les ouvrages et les formations qui aiment à donner des réponses générales ne sont donc pas forcément de bons guides pour eux. On peut, en revanche, faire un parallèle avec l’art, qui a pour fonction de produire l’unique. Chaque stratégie vise en effet ici à produire de l’unique.
Or, si les cinéastes courent les cinémas, les peintres les expositions, les musiciens les concerts, c’est qu’ils gagnent à étudier chez les autres ce dont ils pourraient se démarquer, ou ce qu’ils pourraient transposer. Dans l’art, toute formation commence par l’imitation avant que chacun trouve sa manière propre, et c’est l’émulation qui y pousse. Les critiques jouent un rôle important : s’ils ne font pas forcément plaisir aux artistes, ils aident le public à se passionner pour l’art en mettant en relief les choix qui ont concouru à la réalisation de l’œuvre, les obstacles qu’a dû surmonter l’artiste, les incompréhensions dont il a pu faire l’objet avant de percer.
Ceux qui veulent élaborer des stratégies d’entreprises gagnent à connaître les aventures des autres. Leur récit ne donne pas la solution, mais il favorise l’émulation plutôt que l’imitation, qui est inapropriée dans l’industrie si l’on veut se démarquer. Le séminaire Aventures industrielles et ses comptes rendus aident ainsi à décortiquer les stratégies suivies. L’objet de cette grille est de favoriser les partages sur ces textes, et aussi de servir de base pour la critique de ces stratégies, au sens exigeant que prend ce terme dans l’art. De même qu’on se passionne pour la vie artistique, nous nous proposons d’inventer une critique qui aidera à se passionner pour les aventures industrielles.
1. Les cas cités ici sont approfondis dans les comptes rendus des séances qui leur ont été consacrées. Vous retrouverez ces comptes rendus sur le site www.ecole.org.
2. Exemple tiré de Réinventer l’industrie, les aventures de Joseph Puzo, Élisabeth Bourguinat, ateliers henry dougier, 2015.