- ENGIE, un acteur de premier plan des énergies renouvelables
- Procédures juridiques, acceptabilité sociale : difficultés et solutions
- Les enjeux industriels de la filière éolienne
- Ce que la loi d’accélération va changer
- Les “éoliennes de la discorde” : acceptabilité et partage
- Autres énergies renouvelables, autres territoires
Exposé de François Hiernard
ENGIE, un acteur de premier plan des énergies renouvelables
ENGIE, issue de l’alliance d’un gazier historique (GDF) et d’un électricien (SUEZ), a fait le choix, il y a une dizaine d’années, de se concentrer sur la production d’énergie bas carbone. Notre capacité de production d’électricité à travers le monde avoisine les 100 gigawatts (GW) – ce qui est du même ordre de grandeur que l’ensemble du parc de production historique français –, dont 38 GW sont d’origine renouvelable. Notre objectif est que ces énergies renouvelables atteignent une capacité de 80 GW à l’horizon 2030. Cela nécessitera de notre part des investissements massifs, de l’ordre de 13 à 14 milliards d’euros, dont la moitié seront réalisés en Europe.
En France, l’électricité représente environ 25 % de la consommation d’énergie finale et cette part ira sans cesse croissant à la faveur des nouveaux usages. Le réseau de transport haute tension RTE estime ainsi qu’elle atteindra 55 % au milieu du siècle. Elle constitue donc, très clairement, un élément central de la décarbonation de notre économie, mais ce n’est pas le seul. Chez ENGIE, nous croyons en “l’alliance de l’électron et de la molécule”, une manière pour nous de dire que la décarbonation passera aussi, entre autres, par de nouvelles formes de gaz décarbonés (biogaz, hydrogène), ce qui a d’autant plus de sens pour un système énergétique fondamentalement dimensionné sur la pointe globale de demande.
Les besoins en électricité sont et seront très importants. Il n’y a donc pas lieu d’opposer les énergies les unes aux autres. Il suffit de lire le bilan prévisionnel de RTE, réaffichant nos trois objectifs nationaux de sécurité (les approvisionnements), de compétitivité (les coûts) et de durabilité (la baisse de l’empreinte carbone), pour nous convaincre que, pour atteindre ce triple objectif, nous aurons besoin de toutes les énergies – nucléaire et renouvelables – du côté de la production, ainsi que des deux leviers que sont la sobriété et l’efficacité énergétique du côté de la demande. Le développement de notre parc nucléaire étant un processus long, nous devons, dans l’intervalle, profiter au mieux de nos gisements de vent et de soleil qui répondent de manière compétitive à ces enjeux.
À cet égard, la loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables représente une importante avancée et un signal politique fort. Nous veillerons, chez ENGIE, à ce que les décrets d’application suivent, mais aussi à ce que soient mis en place des tableaux de bord et des outils de monitoring permettant le partage d’informations entre pouvoirs publics, collectivités, opérateurs de réseaux électriques et développeurs.
Cependant, qui dit énergies renouvelables dit intermittence, même si cette variabilité est gérée efficacement à bien des égards (installation des éoliennes offshores dans des zones de vents réguliers, profils de production solaire avec une très bonne prévisibilité…). C’est pourquoi l’enjeu majeur de cette montée en puissance sera, pour nous, la question des réseaux et de leur disponibilité. Il nous faut adapter nos réseaux au caractère à la fois décentralisé et variable de ces formes d’énergie, ce qui est difficile, mais pas impossible.
Exposé de Maxime Lavayssière
Procédures juridiques, acceptabilité sociale : difficultés et solutions
Pour le praticien du droit que je suis, les principales difficultés que rencontrent les opérateurs d’énergies renouvelables dans les différentes filières (photovoltaïque, éolien, hydraulique, biomasse…) sont de deux types : premièrement, celles de nature réglementaire et juridique, ayant trait aux procédures d’instruction des demandes d’autorisation et des recours des tiers ; deuxièmement, celles de nature technique et financière, liées à cette difficile gestion de l’intermittence que François Hiernard a brièvement évoquée.
Commençons par l’aspect réglementaire et juridique. Il est clair que le développeur souhaitant mettre en œuvre un projet se retrouve face à une multiplicité d’interlocuteurs et à un véritable millefeuille administratif où s’entremêlent les dispositions relevant du code de l’urbanisme, celles sur les installations classées, etc. À cet égard, la loi du 10 mars 2023 constitue un signal fort, puisqu’elle institue des “zones d’accélération” des énergies renouvelables, où ces procédures administratives, qu’il s’agisse de l’instruction des demandes d’autorisation ou des recours, devront être simplifiées et accélérées.
Ce n’est pas du luxe, car, dans notre pays, la durée d’instruction d’un projet éolien est en moyenne de sept ans s’il est terrestre et dix ans s’il est maritime, soit deux fois plus que chez la plupart de nos voisins européens. Cette longueur tient notamment au fait que, dans l’éolien, les recours intentés par des tiers (contestation de la bonne réalisation de l’étude d’impact sur la biodiversité, etc.) sont devenus quasi systématiques. Cela a un effet délétère sur leur financement, car il en résulte que les banques ne veulent ou ne peuvent plus suivre le développeur. Cela dit, des solutions existent. Certaines assurances permettent de se prémunir contre ce risque de recours, mais cet outil n’est pas adapté à toutes les sortes de projet. Une autre parade consiste, pour le développeur, à impliquer très en amont toutes les parties prenantes, exploitants agricoles comme collectivités locales : cela peut limiter le risque de recours, mais ce n’est pas non plus une panacée.
Évoquons maintenant l’aspect technique et financier. Les énergies renouvelables bénéficient, par rapport aux autres formes d’énergie, d’une priorité au niveau de l’injection sur le réseau ; cela a pour corollaire l’existence – qui peut paraître contre-intuitive – de périodes de prix négatifs sur le marché de l’électricité. Pour pallier les difficultés inhérentes à la variabilité, RTE doit non seulement disposer de réserves primaires dans lesquelles puiser au moment des pics de consommation, mais aussi développer de nouveaux outils de gestion de la consommation, généralement réservés aux consommateurs électro-intensifs. Par exemple, l’usine d’aluminium de Trimet à Saint-Jean-de-Maurienne, qui consomme chaque année autant d’électricité que la ville de Marseille, a signé avec RTE un accord pour se rendre interruptible. Ainsi, à l’approche d’un pic de consommation, le gestionnaire du réseau peut demander à l’industriel de suspendre une partie de son activité pour un bref délai.
Voici un autre exemple qui nous vient cette fois du Texas, dont le réseau est à peu près aussi grand que celui de la France. Pour utiliser cette technique de gestion de la consommation, le gestionnaire du réseau a fait appel aux mineurs de bitcoins, activité qui consomme énormément d’électricité, mais qui peut être très facilement déconnectée et reconnectée. En août dernier, lors de la canicule qui a sévi au Texas et qui a fait bondir la demande d’électricité pour la climatisation, la plus grosse société de minage de bitcoins a réduit sa consommation de 95 % et s’est vu reverser 31 millions de dollars.
Si je vous cite ces exemples, c’est que je crois que ces nouveaux outils de gestion de la consommation ouvrent une piste intéressante pour les énergies renouvelables et leur meilleure intégration aux réseaux électriques
Exposé de Michel Gioria
Les enjeux industriels de la filière éolienne
L’éolien, industrie née en Europe, et notamment au Danemark, représente aujourd’hui quelque 300 000 emplois directs et indirects sur le Vieux Continent. Les principaux turbiniers européens sont le danois Vestas, les allemands Siemens Gamesa et Enercon, et le germano-espagnol Nordex Acciona.
Un autre gros acteur est l’américain General Electric, qui possède en France des installations de fabrication et d’assemblage offshores à Cherbourg et à Saint-Nazaire. Le fait saillant est cependant l’émergence rapide, au cours des dernières années, des turbiniers asiatiques, notamment chinois. Il faut savoir qu’en 2022, 85 GW d’installations éoliennes ont été mis en place en Chine, et 45 GW dans le reste du monde !
Cette concurrence chinoise croissante nous laisse face à un enjeu majeur, cité par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen dans son dernier discours sur l’état de l’Union européenne, qui est de parvenir à dynamiser et à protéger une industrie européenne de l’éolien essentielle à la souveraineté énergétique du continent.
Pour ce faire, plusieurs conditions doivent être réunies.
La première, qui est cruciale dans un secteur aussi dépendant des pouvoirs publics, consiste à en finir avec la déconnexion que l’on observe depuis trop longtemps entre les objectifs des politiques publiques et les réalisations concrètes, lesquelles demeurent presque toujours très en deçà des annonces. L’Europe devrait installer 30 GW d’éoliennes sur son territoire chaque année : seule la moitié est installée. On comprendra aisément que cela ne facilite pas la tâche des industriels au moment de dimensionner leurs appareils de production, même si – nécessité fait loi – ils ont peu à peu appris à gérer ces écarts, qu’ils amortissent notamment grâce à leurs actions à l’export.
Une autre condition clef est de réconcilier logique industrielle et respect de l’écosystème, lui-même tiraillé entre différentes composantes – défense nationale, aviation civile, protection des paysages, protection de la biodiversité, etc. L’industrie de l’éolien est, comme toute industrie, tirée par la recherche de gains de compétitivité. Il y a une quinzaine d’années, une éolienne terrestre mesurait 90 mètres de hauteur et avait une puissance de l’ordre de 1 mégawatt (MW) d’électricité ; aujourd’hui, elle peut atteindre 240 mètres de hauteur et avoir une puissance de 6 MW : ce n’est plus du tout le même objet, car les technologies ont évolué. Or, si un État impose que, dans telle ou telle partie de son territoire, pour telle ou telle raison liée à des questions militaires, paysagères, environnementales ou autres, les éoliennes ne peuvent pas dépasser 130 mètres, cela oblige les industriels européens à maintenir une très large gamme de produits avec, dans leur portefeuille, des éoliennes de toutes tailles. Là encore, cela ne peut que les affaiblir face à la rude concurrence asiatique. Vestas a récemment réagi, en décidant l’arrêt de la production de ses éoliennes de petite taille et en tapant du poing sur la table, avec, en substance, le message suivant : soit on assouplit les innombrables contraintes qui pèsent sur nous, soit on accepte de laisser le parc éolien aux mains des Chinois.
Il y a une troisième condition sine qua non, qui est l’absorption des chocs de matières premières (acier, aluminium, cuivre, etc.). Le coût de construction d’une éolienne s’est envolé de près de 40 % entre le début de l’année 2021 et aujourd’hui, pour atteindre désormais, en moyenne, 3,4 millions d’euros. Entre l’attribution d’un appel d’offres à un prix de l’électricité donné et la finalisation du chantier, vingt-quatre à trente-six mois s’écoulent. Si, pendant cette durée, le coût de l’éolienne s’est alourdi de 40 %, le prix initial conclu au moment de l’appel d’offres n’est évidemment plus tenable. Cela explique qu’une bonne partie des turbiniers européens, pour ne pas dire la totalité, se retrouvent aujourd’hui dans une situation financière dégradée. Nous avons travaillé avec les pouvoirs publics français pour que soient intégrés, dans les appels d’offres, des mécanismes d’indexation du prix de l’électricité sur le coût des matières premières. La France a été précurseure en la matière. C’est la voie à suivre, car de tels mécanismes représentent la seule manière d’éviter de fonctionner par à-coups.
Enfin, la dernière condition est de veiller – ce que l’Europe, et tout particulièrement la France, a un peu oublié de faire ces derniers temps – à ce que notre politique industrielle reste en ligne avec nos objectifs en matière de politique climatique et énergétique. Si l’objectif numéro un est de sortir des énergies fossiles, qui représentent encore, dans notre pays, 60 % du mix énergétique, il n’y a pas trente-six façons d’y parvenir. Les quatre leviers à notre disposition, RTE le dit bien, sont l’efficacité énergétique, la sobriété, le développement des énergies décarbonées et le développement de l’électrification des usages. Ces quatre leviers reposent en partie sur les technologies. Si l’on substitue à notre dépendance historique vis-à-vis des pays producteurs d’énergies fossiles une dépendance nouvelle vis-à-vis des pays maîtrisant ces technologies, nous irons dans le mur. Il faut que l’Europe se réveille, pour faire en sorte que son ambition climatique se traduise par de la R&D et des retombées industrielles sur ses terres, et non à l’autre bout du monde. Si nos pompes à chaleur, nos voitures électriques, nos panneaux solaires et nos éoliennes sont tous made in China, cela ne marchera pas. Cette perspective peut encore être évitée, à condition cependant d’agir vite et fort. Peut-être la solution consiste-t-elle ici à accepter un prix du mégawattheure supérieur, mais avec la garantie d’un contenu local beaucoup plus important ?
Débat
Ce que la loi d’accélération va changer
L’accélération, enfin ?
Un intervenant : À quoi correspondent les “zones d’accélération” instituées par la loi du 10 mars 2023 ?
Maxime Lavayssière : Ce sont des zones géographiques au sein desquelles le déploiement des énergies renouvelables se verra renforcé par l’accélération du traitement et le raccourcissement des délais de l’instruction des demandes d’autorisation et des recours (le droit applicable et les durées de contentieux demeurant naturellement inchangés). Elles se verront en outre assigner un référent préfectoral, qui sera l’interlocuteur unique des développeurs dans leurs relations avec l’Administration : je pense que cette seule disposition pourrait sensiblement changer la donne. A contrario, la même loi crée aussi des “zones d’exclusion”, dans lesquelles il sera impossible de lancer de nouveaux projets.
François Hiernard : Ces zones d’accélération constituent un signal très positif, mais nous devons rester prudents, d’abord parce qu’elles n’existent encore que sur le papier, ensuite et surtout parce qu’il ne faudrait pas que le déploiement des énergies renouvelables se réduise à ces zones, à l’exclusion des autres territoires. Si cela devait être le cas, nous ne serions pas à la hauteur des enjeux climatiques.
Michel Gioria : Je précise que la création de ces zones d’accélération constitue la réponse du Sénat au projet de loi qui lui avait été initialement présenté, qui prévoyait un droit de veto des maires dont les sénateurs n’ont pas voulu. Néanmoins, le Sénat et les élus locaux qu’il représente ont manifesté leur souhait d’être impliqués dans la planification énergétique territoriale. C’est de cette volonté que sont nées les zones d’accélération.
Int. : Maxime Lavayssière a mentionné le fait que le financement bancaire des projets éoliens était rendu difficile par la quasi-systématicité des recours. Est-ce à dire que seuls quelques très grands groupes, aux reins assez solides pour pouvoir se passer des banques, seraient en capacité de se lancer dans de tels projets ?
M. L. : Les très gros industriels ont la possibilité de signer ce que nous appelons des Corporate PPA (Power Purchase Agreement), c’est-à-dire des contrats (sous seing privé et en quelque sorte sur-mesure) qui leur permettent de se fournir en électricité verte en s’approvisionnant directement auprès d’un producteur d’électricité renouvelable. Le problème du financement bancaire se pose donc surtout pour les industriels de plus petite taille, pour lesquels le risque est réel, en effet, de voir les banques renâcler à apporter leur concours. Nous allons voir si la donne est améliorée avec la loi sur l’accélération de la production d’énergies renouvelables, dans le cadre de laquelle l’État a mis en place, avec Bpifrance, une garantie de paiement.
F. H. : Nous savons que les banquiers ont une aversion pour le risque, mais j’ajoute que les problèmes découlant de l’incertitude que revêt un projet de développement se posent presque dans les mêmes termes pour un industriel comme ENGIE. S’il n’est évidemment pas question pour nous de commencer un chantier avant d’avoir reçu toutes les autorisations préalables nécessaires, on pourrait imaginer, par exemple, que nous commandions à l’avance les turbines. Or, le problème est que ces turbines sont, contrairement à ce que l’on pense trop souvent, des machines relativement complexes et surtout très spécifiques à un environnement ou à un cahier des charges donné. Il est donc hasardeux de les commander s’il n’est pas certain que le projet aboutisse. Je connais peu d’industriels qui soient prêts à prendre un tel risque.
Int. : Dans sa présentation, Michel Gioria a évoqué la concurrence asiatique. Il paraît clair que si les turbiniers européens sont les seuls à se voir imposer par les pouvoirs publics une hauteur limite, ils se feront balayer par leurs concurrents chinois. On voit bien, sur ce point précis, le lien entre réglementation publique et compétitivité industrielle…
M. G. : C’est, en effet, un point nodal. Entre 2025 et 2035, 13 GW de parcs éoliens vont arriver en fin de contrat. Certains de ces parcs vont être prolongés sous forme de Corporate PPA, d’autres vont entrer dans un processus de renouvellement. Pour que ce processus soit bénéfique à tous points de vue – industriel, énergétique et climatique –, il nous faudra ajuster ces contraintes réglementaires, et donc faire évoluer la circulaire qui cadre le renouvellement des parcs éoliens (repowering).
Int. : Au regard de tout ce que vous venez de nous dire sur la loi du 10 mars 2023, à la question « peut-on développer plus vite les énergies renouvelables ? », quelle serait votre réponse ?Au regard de tout ce que vous venez de nous dire sur la loi du 10 mars 2023, à la question « peut-on développer plus vite les énergies renouvelables ? », quelle serait votre réponse ?peut-on développer plus vite les énergies renouvelables ?
M. G. : Ma réponse serait « oui, mais… ». « Oui » parce que la loi du 10 mars dernier inclut un certain nombre de dispositions clefs qui ne peuvent objectivement qu’accélérer ce développement, « mais » parce que cela ne se fera qu’à deux conditions. Premièrement, il faut qu’il soit bien clair dans l’esprit de tout le monde, y compris de nos politiques, que les énergies renouvelables forment une composante essentielle de la transition vers la neutralité carbone, et non une composante d’appoint, pour ne pas dire un amuse-bouche. Je ne suis malheureusement pas certain que ce constat soit unanimement partagé. Deuxièmement, il est nécessaire que se recrée de la confiance dans nos politiques énergétiques. Cela fait maintenant deux décennies que nous nous fixons des objectifs en la matière, qui ne sont jamais atteints : les citoyens s’en rendent compte et n’y croient plus. Il faut que nos politiques aillent au bout de leurs phrases. Quand les membres de certains partis politiques disent : « Je ne veux plus d’éoliennes », qu’ils aillent au bout de leur pensée et disent : « Je ne veux plus d’éoliennes et je m’assieds sur le réchauffement climatique. » Quand d’autres disent : « Je ne veux plus de centrales nucléaires », qu’ils aillent au bout de leur pensée et disent : « Je ne veux plus de centrales nucléaires et je veux que toute l’industrie de l’énergie soit publique. »
Les réseaux, clef de voûte de la transition énergétique
Int. : Parmi les enjeux majeurs que vous avez évoqués, il y a celui des réseaux. Pour produire de l’électricité avec des éoliennes, encore faut-il que les réseaux de transport et de distribution suivent. Que prévoit la récente loi à leur sujet ?
F. H. : Vous avez raison de le souligner, car cette question des réseaux est l’une des clefs de voûte de la transition énergétique. Historiquement, le réseau français a été construit sur la base d’une production fortement centralisée. Le défi devant nous est de l’adapter à une production fortement décentralisée, ce qui demande des investissements massifs, mais aussi de la visibilité sur le long terme. À cet égard, on ne peut que se féliciter des dispositions de la loi du 10 mars 2023 relatives au raccordement au réseau. Jusqu’ici, avec les schémas régionaux de raccordement au réseau des énergies renouvelables (S3REnR), cette visibilité n’allait guère au-delà de cinq ans. La nouvelle loi nous permet désormais d’avoir une visibilité de dix à quinze ans sur ce type de schémas régionaux. Cela entraîne une dynamique positive, à quoi s’ajoute le fait qu’Enedis s’est engagé à diviser les délais de raccordement par deux. Ces avancées concernent le seul réseau de distribution, auquel beaucoup de producteurs d’énergies renouvelables sont directement raccordés. Nous attendons à présent un signal analogue de la part de RTE pour le réseau de transport haute tension.
M. G. : Cette visibilité accrue représente effectivement une belle avancée de cette loi, qui possède aux yeux de France Renouvelables une autre vertu. Elle permet aux gestionnaires du réseau de transport et de distribution d’anticiper les études et les travaux. Jusqu’à présent, les gestionnaires attendaient d’avoir un volume de projets suffisant sur un territoire donné pour lancer les études préparatoires, d’où des goulets d’étranglement expliquant que plusieurs années s’écoulent parfois entre l’autorisation et le raccordement effectif. La nouvelle loi va fluidifier ce processus.
Int. : Le vent ne souffle pas de la même manière partout. On observe une claire dichotomie entre les lieux de production et ceux d’hyperconsommation, l’exemple le plus probant étant celui de l’Allemagne avec son énorme parc éolien sur la Baltique, à 1 000 kilomètres de la Ruhr… Vous n’avez guère mentionné ce point, qui est loin d’être un détail.
F. H. : C’est loin d’être un détail, en effet, c’est même tout à fait essentiel et cela nous renvoie également à l’importance primordiale des réseaux et de leur nécessaire planification. L’électricité a beaucoup de vertus, mais elle se transporte mal, les pertes le long d’un câble étant importantes. On ne contournera pas le problème des distances nécessairement longues entre les parcs offshores et les foyers de population, certes. Néanmoins, du fait de son caractère décentralisé, l’éolien, comme le solaire d’ailleurs, offre la possibilité d’effectuer un maillage fin du territoire et de répartir les centres de production d’électricité verte au plus près des populations.
M. G. : J’ajoute que la production d’électricité résulte toujours d’un mix. Elle n’est jamais issue de l’éolien seul, du solaire seul, du nucléaire seul… De la composition, mais aussi de l’implantation territoriale de ce mix de production dépendra le succès de la transition énergétique – d’où l’importance des choix de planification, y compris au niveau des localisations géographiques. L’exemple allemand nous a enseigné que si l’on se fixe des objectifs ambitieux en matière de production d’énergies renouvelables, mais sans avoir à l’avance bien planifié le développement des réseaux, c’est l’échec assuré. Ce manque de planification aboutit à des congestions : l’an dernier, les gestionnaires des réseaux de transport et de distribution allemands ont dû indemniser les producteurs, qui étaient raccordés, mais ne pouvaient pas injecter, à hauteur de 4 milliards d’euros.
Les “éoliennes de la discorde” : acceptabilité et partage
Pacifier les esprits
Int. : On a le sentiment que, dès qu’un parc d’éoliennes se construit sur le territoire d’une commune, cela sème la zizanie, les uns bénéficiant des indemnités, les autres ne bénéficiant que du bruit…
F. H. : Beaucoup d’idées fausses circulent autour de ce prétendu rejet des éoliennes par les populations locales. Des sondages ont été réalisés qui montraient que le taux d’acceptation était sensiblement plus élevé parmi les personnes ayant une résidence principale ou secondaire à proximité d’un parc d’éoliennes que dans la population générale. Il est vrai que les éoliennes peuvent être, dans certains cas particuliers, sources de nuisances, sonores par exemple. La réglementation française en matière d’acoustique étant parmi les plus strictes, elle garantit des niveaux de bruit très faibles. Nous savons que certains anciens modèles de turbines font plus de bruit que d’autres ou que les turbines actuelles, mais nous savons aussi qu’il existe plusieurs solutions techniques pour amoindrir ce bruit, comme le bridage d’une machine, et respecter ainsi les exigences réglementaires à tout moment du jour ou de la nuit.
M. L. : La nature humaine étant ce qu’elle est, des zizanies ont pu et peuvent effectivement avoir lieu. Tel exploitant agricole a une éolienne sur son terrain, tel autre n’en a pas… Pour pacifier les esprits, certains développeurs proposent ce qu’ils appellent des projets de territoire, aux termes desquels le montant du loyer est divisé en deux parts égales, une moitié allant au propriétaire du terrain, la seconde étant partagée entre tous les autres.
Int. : Pour réconcilier éoliennes et populations locales, ne conviendrait-il pas d’ouvrir l’actionnariat et la distribution de dividendes aux riverains, voire de favoriser l’émergence de collectifs ad hoc entre usagers et opérateurs ?
M. L. : Cela se fait déjà ! Les développeurs réalisent des opérations de crowdfunding, circonscrites au territoire d’implantation, le plus souvent sous forme d’émissions obligataires. D’autres projets voient le jour sous forme de coopératives : des solutions qui permettent à tout un chacun d’avoir son mot à dire, même si le principe “un homme, une voix” ne facilite pas la prise de décision !
M. G. : La loi du 10 mars 2023 a cherché à institutionnaliser cette question du partage de la valeur. Elle impose notamment aux développeurs l’obligation de proposer aux communes d’implantation d’entrer ou non dans le capital de leurs projets.
De l’importance d’une harmonieuse répartition sur le territoire…
Int. : L’exemple du département de la Somme ne nous montre-t-il pas un fort rejet des éoliennes dans les territoires où elles sont le plus concentrées ?
M. G. : Cette question de la Somme est importante, car emblématique. Ces dernières années, nous avons appris qu’à partir du moment où l’on concentre trop de projets de même nature dans un même endroit – qu’il s’agisse de méthanisation en Bretagne, de photovoltaïque dans le Sud ou d’éolien dans la Somme –, apparaissent des phénomènes de crispation. Nous avons également constaté, ce qui est plus grave, des tactiques électoralistes consistant à transformer les énergies renouvelables en objets politiques : untel veut se faire élire à l’élection X ou Y, il regarde quels sont les sujets clivants, jauge la proportion d’électeurs qu’il peut récupérer et, s’il estime cette proportion suffisante, monte au créneau. C’est le sort qu’a subi l’éolien aux élections régionales de 2021 et à l’élection présidentielle de 2022. Cela a un effet dévastateur, car l’ensemble des politiques de transition énergétique sont alors mises en danger. Face à cela, l’État dispose d’un certain nombre de leviers. Le premier d’entre eux est la planification. Les zones d’accélération s’inscrivent dans cette tradition planificatrice de l’État français : on doit, par ce biais, veiller à donner aux populations le sentiment d’une bonne répartition, que ce soit sur terre ou offshore. Vient ensuite l’incitation économique. Il faut moduler la rémunération des développeurs en fonction de la valeur du gisement considéré – la majorer s’il y a moins de vent, la minorer s’il y en a beaucoup – pour les inciter à couvrir harmonieusement tout le territoire.
… et d’un partage équilibré de la valeur
Int. : Il n’est que de se promener dans nos campagnes françaises pour y découvrir de petits villages jouissant de piscines municipales aux dimensions quasi olympiques. Bien souvent, ces petits villages sont situés à proximité d’une centrale nucléaire qui déverse des torrents d’argent alentour. N’est-ce pas aussi là un élément de “pacification des esprits” qui pourrait être dupliqué avec l’éolien, même si le modèle économique n’est évidemment pas le même ?
M. L. : Comme l’indiquait Michel Gioria, la loi du 10 mars 2023 a permis d’institutionnaliser cette question du partage de la valeur. On ne peut que s’en réjouir, car, auparavant, ce partage était réalisé au moyen d’outils juridiques qui n’étaient pas forcément bien “bordés”. Il passait par des “offres de concours” stipulant que le développeur s’engageait à réaliser tel petit investissement au bénéfice de la commune (refaire la toiture d’une église, etc.), ce qui pouvait être vu comme une forme de retour d’ascenseur en échange du soutien des édiles. Maintenant que le partage de la valeur est inscrit dans la loi, il n’y a plus ce problème.
Int. : Sur le sujet des partenariats avec les riverains, l’“agriénergie”, telle que la met en œuvre le groupe Akuo dans le photovoltaïque, n’est-elle pas une piste intéressante ?
M. L. : Akuo est, en effet, un acteur central dans les énergies renouvelables, qui a lancé beaucoup de bonnes idées. Il n’est pas le seul à porter ce concept d’agriénergie, d’autres groupes aussi dissemblables que TotalEnergies ou InVivo le font aussi. Il me semble cependant que cela reste plus compliqué avec l’éolien qu’avec le solaire…
F. H. : Oui, sans être impossible, c’est clairement plus difficile à mettre en œuvre avec l’éolien qu’avec le solaire, où il existe de vraies et évidentes synergies entre agriculture et production d’énergie, comme le montrent les projets d’“agrivoltaïsme” qui se développent fortement en Italie.
Int. : Quid de l’enfouissement des lignes électriques ? Ce thème a-t-il une résonance dans notre pays ?
F. H. : La transition énergétique nécessite une adaptation du réseau, aujourd’hui centralisé. Cela devrait induire de nouvelles lignes, mais, intuitivement, je pense que ce serait plutôt sur le réseau de distribution, ce qui devrait se traduire par l’installation de lignes avec un potentiel d’enfouissement plus important que s’il s’agissait de lignes à très hautes tensions.
M. G. : Dans le schéma décennal de développement des réseaux, des lignes budgétaires dédiées à l’enfouissement existent, que ce soit dans le cadre d’un programme de développement urbain – à l’image du Grand Paris, qui prévoit d’enfouir des kilomètres entiers de lignes du côté d’Orly, d’Antony, etc. – ou pour des raisons environnementales. Il est clair que c’est coûteux, mais cela ouvre des espaces à l’aménagement urbain, ce qui permet de les valoriser – à cet égard, l’exemple du Grand Paris est particulièrement parlant.
Int. : Le partage de la valeur vaut aussi en fin de vie d’un projet, lorsqu’une installation doit être démantelée. Qui paie à ce moment-là ?
M. L. : Les textes sont très clairs : c’est le développeur, qui doit constituer des garanties financières dès le début du projet. S’il fait faillite ou disparaît, la caution qu’il aura déposée à la Caisse des dépôts sera là pour financer le démantèlement du parc.
Autres énergies renouvelables, autres territoires
Int. : Vous nous avez beaucoup parlé d’éolien, mais pas du tout ou très peu des autres formes d’énergies renouvelables : le solaire, l’hydroélectricité, la biomasse… Cela signifie-t-il que, dans votre esprit, ces autres énergies renouvelables demeureront confidentielles ?
F. H. : Si nous avons davantage parlé de l’éolien, c’est qu’il occupe beaucoup plus de place dans le débat public et déclenche bien plus les passions politiques que le solaire. Ce dernier est cependant un composant essentiel de la transition énergétique, ainsi que nous l’observons déjà dans nombre de pays. Loin de nous l’idée qu’il jouera un rôle marginal en France ! Si l’on s’en réfère aux derniers chiffres de RTE, il faudrait que l’énergie solaire, dont la production se situe historiquement aux alentours de 1 à 2 GW par an, monte en puissance jusqu’à 5 à 7 GW par an. Le photovoltaïque devrait donc connaître une accélération massive dans les années qui viennent, ce qui impliquera de bien traiter la question du foncier. Concernant l’hydroélectricité, la situation est un peu différente. Sa marge de progression est plus limitée puisque les gisements hydrauliques faciles à exploiter le sont déjà, et depuis des décennies ! J’ajoute que, dans la filière hydroélectrique, se pose de façon encore plus aiguë que partout ailleurs la question de la visibilité de long terme, les investissements à réaliser pour exploiter de nouveaux gisements potentiels et développer de la flexibilité pour le système électrique étant proprement colossaux.
Int. : Y a-t-il en France de la place pour des projets dans lesquels l’électricité n’est pas directement transportée, mais stockée ? Je pense bien sûr, en disant cela, à l’hydrogène.
F. H. : Oui, nous avons chez ENGIE des projets autour de l’hydrogène. Vous savez qu’il existe dans le monde de l’hydrogène tout un éventail de couleurs : le gris, le bleu, le vert, etc. Ce à quoi vous faites référence correspond plus particulièrement à l’hydrogène vert, produit par électrolyse de l’eau à partir d’énergie renouvelable. C’est effectivement une solution très prometteuse pour pallier ce problème de la distance entre zones de production et de consommation. Cela suppose toutefois que soit construit et mis en place l’ensemble de la chaîne logistique, à l’instar de ce qui a été fait pour le gaz naturel que nous liquéfions sous forme de GNL (gaz naturel liquéfié), transporté par les méthaniers. L’idée est, demain, de bâtir des “hydrogéniers” qui feront de même avec l’hydrogène. Cependant, la question économique sera, ici aussi, un élément clef, car les lois de la thermodynamique sont têtues et les transformations multiples de l’énergie impliquent fatalement des déperditions importantes. Ainsi, et encore une fois, il ne faut pas regarder la question de la transition énergétique sous le seul angle de l’électricité : elle appelle de notre part une réponse énergétique globale, incluant hydrogène, biomasse, biogaz, e-fuels, etc.
Int. : Quelles sont les énergies renouvelables les plus financées par les obligations vertes (green bonds) ?
F. H. : Je n’ai pas en tête le détail de la répartition des green bonds par technologies ou par filières. Il est cependant rare que ces obligations soient fléchées vers une et une seule filière. C’est généralement un panel qu’elles proposent aux souscripteurs.
Int. : Concernant les objectifs mondiaux de décarbonation et de développement des énergies vertes, comment les entreprises françaises se situent-elles par rapport au continent africain, tout proche ?
F. H. : J’ai envie de vous répondre en faisant le parallèle avec l’industrie des télécoms, où les réseaux de ces pays étaient entièrement à construire. C’est la même chose aujourd’hui pour les énergies vertes. Ce côté “page blanche” nous offre l’opportunité de construire des réseaux électriques et des systèmes de production qui soient, d’emblée, en parfaite adéquation avec les enjeux environnementaux. Là encore, le caractère décentralisé des énergies renouvelables est un atout précieux puisqu’il nous permet d’apporter l’énergie au plus près des populations, même lorsque celles-ci sont isolées et éloignées de plusieurs milliers de kilomètres des principales infrastructures du pays, mais à condition de compléter ces installations (photovoltaïques, par exemple) d’un système de stockage, telles des batteries.
M. L. : J’ajouterai à ces propos que s’agissant par exemple du Maroc, nombre d’entreprises françaises ont répondu aux appels d’offres lancés ces dernières années par l’Office national d’électricité ou par Masen (Agence marocaine pour l’énergie durable). EDF a remporté quelques morceaux du vaste appel d’offres concernant le projet de complexe solaire Noor Ouarzazate. Ce pays et, plus largement, le continent africain sont regardés de très près par les acteurs français de l’énergie.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Yann VERDO