Exposé de Camille Richard
Back Market en bref
Back Market a été la première plateforme entièrement dédiée à l’électronique et à l’électroménager reconditionnés. Cette market place française a été fondée en 2014 par trois jeunes associés à la suite d’une double observation : l’impact dramatique du digital et de la tech sur la planète, 4 % des émissions globales de CO₂ leur étant imputables, dont les trois quarts sont dues à la fabrication des appareils ; l’existence de la solution, ancienne mais négligée, du reconditionnement. En réponse à ces constats, Back Market propose de créer autour du reconditionné et de la seconde main une expérience client qui égale celle du neuf, avec comme devise qu’il n’y a pas de raison factuelle d’acheter du neuf – condition première de la réussite de l’entreprise.
La question a alors été de savoir comment ouvrir le secteur du reconditionnement au grand public. En France comme dans le reste du monde, ce secteur est opaque pour le consommateur final qui se trouve face à des acteurs divers, ateliers artisanaux ou véritables usines. Par ailleurs, la méfiance des consommateurs quant à la fiabilité des matériels reconditionnés et au respect de la confidentialité des données personnelles constituait un frein majeur.
Back Market emploie aujourd’hui presque 700 personnes, contre 250 il y a deux ans, répartis dans six bureaux à Paris, Bordeaux, New York, Berlin et Barcelone, avec des antennes à Séoul et Londres. L’entreprise est présente dans 27 pays, dont le Japon et les États-Unis, et compte 5 millions de clients uniques. À ce jour, elle a levé 884 millions de dollars et est évaluée à 7 milliards d’euros, ce qui en fait une licorne française.
La plupart de nos ventes se font en Europe avec des marchands européens. D’autres marchands sont implantés en Chine ou aux États-Unis. Dans ces pays, le client n’est pas propriétaire de l’appareil qu’il utilise, dont le renouvellement régulier est inclus dans le forfait téléphonique, ce qui y favorise la surconsommation et constitue pour nous une abondante source d’approvisionnement.
Le business model de Back Market
Partant du principe que le consommateur ne doit pas avoir de raison factuelle d’acheter du neuf, il nous faut lui offrir un large choix de produits assorti de toutes les garanties quant à leur fiabilité. Pour cela, il nous faut attirer un maximum de vendeurs. Vendre leurs produits sur notre plateforme doit leur assurer un volume de ventes supérieur à celui qu’ils réaliseraient sous leur seul nom et leur faire bénéficier de la confiance que le consommateur a dans les produits vendus par Back Market. Nous leur proposons donc plusieurs types de services complémentaires, parmi lesquels l’analyse de données qui leur permet une plus grande visibilité sur l’état du marché et sur les types d’appareils recherchés par les acheteurs. Nous les aidons également à améliorer leur SAV ou leur packaging, et à suivre la qualité de leurs produits en leur fournissant, entre autres, leur taux de pannes détaillé.
Grâce à notre plateforme, les clients bénéficient, quant à eux, d’un vaste choix, d’une garantie souvent supérieure à la garantie légale et d’un SAV performant, toutes conditions indispensables afin d’obtenir leur confiance. Tout comme le marché de la voiture d’occasion a su gagner la confiance du consommateur, il est crucial pour nous d’en faire de même avec nos produits.
Nos clients peuvent aussi échanger leur appareil pour un autre modèle ou choisir de le revendre sur la plateforme grâce à notre programme BuyBack. Les Français restant néanmoins réticents à le faire – essentiellement pour des questions de confidentialité de leurs données – environ 100 millions de téléphones portables dorment dans leurs tiroirs. Face au manque d’appareils à reconditionner, nous proposons de monétiser ces appareils en déshérence. Pour cela, le client entre sur la plateforme les caractéristiques de l’appareil dont il souhaite se défaire et si un reconditionneur est intéressé, il lui fera une offre et prendra à sa charge l’envoi chez lui de cet appareil, ce qui permet de fermer la boucle de l’économie circulaire. Lancé l’année dernière en France, où il a permis de collecter plus de 250 000 appareils, achetés à 98 % par des reconditionneurs français, ce programme existe désormais aux États-Unis et en Allemagne.
Back Market n’est pas une market place comme les autres parce que notre algorithme a été développé en interne. Quand, sur la plateforme, un client recherche un appareil précis, ce n’est pas le moins cher qui lui sera proposé en priorité, mais celui offrant le meilleur rapport qualité-prix. Libre à lui ensuite d’en choisir d’autres.
Puisque nous ne sommes qu’une plateforme de mise en relation, la partie livraison au client est ensuite traitée directement par le reconditionneur, sauf pour les plus petits d’entre eux, à qui nous proposons des contrats que nous négocions avec les transporteurs. Cet aspect important de la relation client nous échappant, nous travaillons avec les différents intéressés afin de l’améliorer.
Nos développements à venir
Notre premier axe de développement pour les prochaines années vise à l’implantation de Back Market dans de nouveaux pays et à la diversification de nos ventes vers de nouvelles catégories d’appareils.
Le deuxième axe est la qualité, facteur essentiel de la confiance du consommateur : si l’on veut qu’il renonce à acheter du neuf, il faut parvenir à le convaincre qu’il ne perdra pas au change avec le reconditionné. Back Market a donc mis en place un système de vérification et de standardisation de la qualité dans un marché restant très hétérogène. Pour cela, quand un reconditionneur souhaite travailler avec Back Market, il se soumet d’abord, ainsi que ses équipes, à une batterie d’audits. S’il remplit tous les critères de qualité, il accède à la plateforme de manière temporaire et peut y vendre un nombre limité d’appareils. Si, durant cette période probatoire, il obtient de bons retours clients, il pourra alors valider définitivement sa candidature, sous réserve que ses prestations, surveillées par nos account managers, maintiennent un taux de pannes bas et une qualité conforme.
Nous commandons anonymement sur notre plateforme – parfois de manière aléatoire, parfois en ciblant certains marchands – des produits reconditionnés. Ces derniers sont ensuite confiés à notre laboratoire de recherche, basé à Bordeaux, afin qu’il vérifie la qualité des réparations qui ont été réalisées. Vis-à-vis de nos clients, nous ne pouvons pas nous permettre la moindre négligence.
Notre troisième axe de développement est le supply sustainable growth. Il s’agit de faire en sorte que les particuliers et les entreprises remettent leurs appareils sur le marché dès lors qu’ils n’en veulent plus, en mesurent la valeur résiduelle et ne s’en débarrassent pas n’importe comment, en favorisant le reconditionnement ou le recyclage. De leur côté, les éco-organismes récupèrent aussi beaucoup d’appareils qui peuvent être dédiés au réemploi et qu’il s’agit pour nous de pouvoir traiter.
Enfin, nous développons Back Market for business, dont le site va prochainement être mis en ligne. Aujourd’hui, l’achat de flottes de téléphones en vue de les reconditionner a un impact significatif sur l’empreinte carbone des entreprises. Nos équipes accompagnent ces dernières afin de déterminer précisément quelles émissions peuvent être limitées et quels impacts environnementaux peuvent être évités par le reconditionnement.
Les entreprises de taille significative ont longtemps eu beaucoup de difficulté à équiper leurs flottes en appareils reconditionnés pour des raisons de maintenance et d’uniformité du matériel. Back Market, pour qui cet axe de développement est stratégique, travaille donc sur ce sujet depuis plusieurs années, afin de pouvoir leur faire des offres compatibles avec leurs attentes.
Un business model circulaire
L’ambition de Back Market est de faire passer la tech d’un business model linéaire, de la production à la fin de vie, à un business model circulaire intégrant plusieurs cycles de reconditionnement. Pour diminuer la pression sur les ressources, la réparation est la priorité, suivie par le réemploi, puis par le recyclage. Or, on considère que 88 % des Français changent de téléphone alors que le leur fonctionne toujours et que son utilisation a été trop brève pour que son impact environnemental soit “amorti”.
Nous avions l’intuition que le reconditionné serait meilleur pour la planète que le neuf, mais n’ayant pas d’éléments tangibles pour la valider, il nous a fallu convaincre les acheteurs potentiels sans risquer d’être accusés de publicité mensongère. En 2021, nous avons donc lancé, avec l’ADEME et les fédérations des reconditionneurs français, un projet d’analyse du cycle de vie des appareils reconditionnés. Cette analyse part de l’extraction des matières premières pour aller jusqu’à la fin de vie des produits, en n’excluant aucune des étapes de la chaîne de valeur pouvant avoir un impact environnemental. On y inclut les opérations réalisées à l’étranger, bien que le transport n’affecte qu’à la marge ce bilan global.
La conclusion de l’analyse de l’ADEME est que la production d’un smartphone de 140 grammes, par exemple, engendre une émission de 84,4 kilos de CO₂ contre 7,09 kilos pour un reconditionnement. Elle nécessite également 89 100 litres d’eau (soit la consommation moyenne d’un individu durant quatre-vingt-quatorze ans) et 266 kilos de matières premières, contre respectivement 12 100 litres et 23,1 kilos pour le reconditionnement. Par ailleurs, reconditionner permet d’éviter la production de 178 grammes de déchets électroniques. Cette économie n’est pas négligeable lorsque l’on sait que ces derniers représentent à eux seuls le flux de déchets le plus important avec 61 millions de tonnes générées en 2021, en augmentation de 14 % par an. Ils terminent souvent en Afrique ou en Asie, où ils créent de multiples problèmes environnementaux et humains. Notre mission est également de permettre à nos clients d’accéder à ces informations afin de les convaincre de l’intérêt de l’économie circulaire. Aujourd’hui, si les trois quarts d’entre eux viennent au reconditionné principalement pour des questions de moindre prix, les autres sont motivés par les enjeux environnementaux – tendance qui s’affirme au fil des ans.
Depuis le début de l’année 2022, grâce aux ventes sur notre plateforme, nous avons ainsi pu éviter la production de plus de 1 000 tonnes de déchets électroniques et l’émission de plus de 246 000 tonnes de CO₂.
Changer les habitudes de consommation
Pour convaincre le consommateur de changer ses habitudes de consommation afin d’aller vers plus de circularité, il faut tout d’abord avoir une solution robuste à lui proposer, ce que nous avons fait avec une plateforme efficace, un algorithme maison performant, des standards qualité élevés répondant aux critères de l’économie circulaire et un SAV réactif.
En deuxième lieu, il faut communiquer sur chacun de ces points en détaillant les bénéfices qu’ils apportent. Plutôt que de culpabiliser le consommateur pour des habitudes ancrées de longue date chez lui, nous pensons qu’il vaut mieux être pédagogues pour lui faire prendre conscience qu’il peut être un acteur du changement. Chez Back Market, nous nous efforçons donc de créer chez l’acheteur d’un appareil reconditionné un sentiment de fierté et d’appartenance au mouvement de l’économie circulaire. Nous nous appuyons pour cela sur des faits établis, par l’ADEME ou par d’autres études scientifiques, car nul ne nous aurait crus si nous avions été seuls à révéler ces chiffres spectaculaires en faveur du reconditionné. À partir de là, nous avons pu établir une communication avec un ton décalé. L’idée a été de rependre les codes marketing des grands fabricants de tech, mais en les détournant, comme ce fut le cas l’année dernière avec notre campagne d’affichage dans le métro qui proclamait, entre autres : « Fiers de ne rien produire » ou « Ce n’est pas neuf, c’est nouveau. » Cette connivence avec le consommateur a donné, de Back Market et de la seconde main, une image “cool” qui parle à notre public, majoritairement âgé de moins de 34 ans.
Enfin, l’exemplarité est essentielle si nous voulons montrer qu’un vrai business model fondé sur l’économie circulaire est durable et rentable. Début 2022, Back Market est donc devenue une entreprise à mission. Ce statut, mis en place par la loi PACTE1, implique que vous intégriez dans vos statuts légaux la mission de l’entreprise, accompagnée de trois objectifs que vous vous engagez à poursuivre dans le cadre de vos activités.
La mission que s’est fixée Back Market est de « donner à tous les humains le pouvoir de faire durer les machines par la circularité et la réparation ». Les trois objectifs inscrits dans nos statuts sont : encourager la circularité dans l’industrie de la tech ; faire du reconditionnement la meilleure option pour le consommateur ; faire prospérer notre culture inclusive et bienveillante. Ces trois objectifs nous permettent de toujours avoir en tête notre raison d’être et notre souci d’exemplarité. Une entreprise aussi fortement positionnée que nous sur les questions environnementales ne peut pas se permettre d’être accusée de greenwashing. Ce cadre est essentiel pour que tout élargissement de notre activité, présent ou à venir, s’inscrive en cohérence avec notre mission initiale et la pérennise.
La quête d’exemplarité de Back Market passe aussi par le fait que, comme n’importe quelle entreprise, nous avons un impact environnemental et social qu’il nous incombe d’analyser. Ainsi, nous avons mis en place une stratégie respectant les objectifs de l’Accord de Paris et nous intégrons nos impacts non financiers à notre comptabilité. Nous établissons également un reporting très serré de nos indicateurs sociaux, environnementaux et de gouvernance avec des cibles d’amélioration mises à jour chaque année.
Nous avons postulé afin d’obtenir le label B Corp, créé par une ONG américaine, B Lab, similaire à une agence de notation non financière. Les critères d’évaluation conditionnant l’obtention de ce label présentent l’avantage non négligeable d’être transparents, ce qui en fait un outil de pilotage efficace des démarches RSE.
1. Le plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) ambitionne de donner aux entreprises les moyens d’innover, de se transformer, de grandir et de créer des emplois. La loi PACTE a été promulguée le 22 mai 2019.
Débat
Pourquoi choisir ?
Un intervenant : Outre les téléphones, que reconditionnez-vous ?
Camille Richard : Les téléphones représentent la majeure partie de nos ventes. Cependant, nous vendons aussi beaucoup d’ordinateurs, de tablettes et de consoles de jeu. Cela fait plusieurs années que nous proposons également de l’électroménager, en partenariat avec des marques comme SEB, Moulinex ou Dyson, qui ont une boutique sur notre plateforme.
Int. : Comment se passe le transfert des données personnelles d’un téléphone à l’autre ?
C. R. : La crainte que des données personnelles puissent subsister malgré le reconditionnement peut être un frein à la revente d’un téléphone. Or, aujourd’hui, la loi oblige les reconditionneurs à réaliser un diagnostic préalable complet de l’appareil qu’ils reçoivent ainsi qu’un nettoyage intégral de sa mémoire avant sa remise en circulation.
Int. : La différence de prix est-elle le seul facteur qui amène à choisir le reconditionné plutôt que le neuf ?
C. R. : Il est apparu que lorsque le prix de la réparation d’un appareil est supérieur à 30 % de son prix neuf, le possesseur de cet appareil défaillant y renonce. Il est difficile d’identifier un effet de seuil qui induirait le choix du reconditionné, même si pour nous, le premier argument reste le prix. Au-delà de l’obsolescence technique, il existe aussi une obsolescence marketing très efficace pour pousser au renouvellement de téléphones en parfait état. Il ne faut néanmoins pas penser que le changement des pratiques de consommation vers l’économie circulaire ne concerne que le consommateur. Cela engage tout autant les fabricants et les pouvoirs publics. Par exemple, une TVA réduite sur les appareils reconditionnés pourrait représenter une aide significative. Nous travaillons en ce sens auprès des instances européennes.
Int. : Qu’est-ce qui différencie vos ordinateurs reconditionnés des occasions que l’on trouve à prix équivalents chez les revendeurs spécialisés ?
C. R. : Ce marché des ordinateurs reconditionnés est principalement alimenté par les flottes d’entreprises. Il est, toutefois, nettement moins important que celui des téléphones. Sur ce créneau, nous vendons principalement des produits Apple, mais la différence de prix ne devient réellement intéressante que pour des appareils qui ont plus de 5 ans et qui ont déjà amorti leur impact, ce que souligne l’étude de l’ADEME, alors que ce délai n’est que de 3 ans pour les téléphones. Le sous-secteur des ordinateurs de gaming fonctionne également bien, les joueurs recherchant des machines toujours plus puissantes, ce qui crée un turnover important.
Int. : L’économie réalisée grâce à l’achat d’un produit reconditionné crée-t-elle un effet rebond, poussant ainsi à la surconsommation ?
C. R. : Dans ses études, l’ADEME est très soucieuse de prendre en compte l’intégralité des impacts d’une solution afin de ne pas en surévaluer les bénéfices et d’être ainsi accusée de pousser à la surconsommation. En ce qui nous concerne, l’ADEME a élaboré plusieurs scenarii. Pour le téléphone, l’une des quatre catégories de produits étudiées, l’un des scenarii portait sur un appareil acheté neuf, utilisé trois ans, reconditionné, puis utilisé deux ans. En réalité, un tel téléphone reconditionné est souvent gardé plus de deux ans, mais l’ADEME ne voulait surtout pas surestimer le bénéfice du reconditionnement.
Dans une seconde approche, elle détaille les bénéfices environnementaux par année d’utilisation. Dans ce cas, l’impact environnemental d’un téléphone reconditionné n’est pas vraiment intéressant s’il n’a pas été utilisé suffisamment longtemps auparavant. En revanche, l’impact environnemental d’un téléphone acheté neuf et utilisé pendant six ans sera amorti. Dans cette étude, l’ADEME a réellement détaillé les habitudes de consommation pour éviter de favoriser toute surconsommation.
Int. : Dans l’évaluation de l’impact environnemental d’un téléphone reconditionné, intégrez-vous tous les flux numériques de Back Market et les infrastructures physiques nécessaires pour votre business ?
C. R. : Dans cette évaluation, nous prenons essentiellement en compte les changements les plus communs, tel celui de la batterie, qui est la pièce détachée la plus polluante.
Outre ce que l’ADEME prend en compte, notre analyse du cycle de vie (ACV) intègre le transport de nos produits. Nous réalisons annuellement une analyse carbone, à la fois par la méthodologie Bilan Carbone de l’ADEME et par le GHG Protocol selon les scopes 1, 2 et 3. Nous distinguons les émissions dues à nos opérations (Internet, marketing, etc.) et celles liées à l’impact des produits (livraison, reconditionnement et usage). Mon travail consiste à faire en sorte qu’elles soient réduites le plus possible avec, par équipe, des objectifs carbone quantifiés. Cette année, nous avons ainsi procédé à une réduction drastique de l’espace occupé par nos données sur les serveurs avec lesquels nous travaillons. Cela a permis de diminuer significativement notre empreinte carbone.
Nous luttons tous pour la même cause !
Int. : Les grands opérateurs proposent des téléphones neufs à prix réduit pour fidéliser leurs clients. Est-il envisageable qu’ils fassent de même avec vos téléphones reconditionnés ?
C. R. : Nous avons eu de nombreuses discussions avec beaucoup d’entre eux. Certains, comme Orange, ont déjà leur programme de rachat et de vente d’appareils reconditionnés. En fin de compte, on peut se dire que nous luttons tous pour la même cause.
Int. : Quelle attitude les vendeurs d’appareils neufs ont-ils à votre égard ?
C. R. : Ils commencent à ne plus trop nous aimer, bien que le marché des téléphones reconditionnés, avec 17 % des ventes, reste minuscule ! Il n’est en effet pas dans l’intérêt des constructeurs de limiter leur vente de neuf et ils érigent beaucoup de barrières, visibles ou invisibles, pour empêcher tout reconditionnement. Jusqu’à l’entrée en vigueur, en 2022, de la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC), l’indisponibilité des pièces de rechange, par arrêt de leur production ou par leur prix excessif, était un obstacle incontournable. Certains constructeurs, dès la conception, font aussi en sorte que leurs appareils ne soient pas réparables. Ainsi, Apple, plutôt que de fixer ses composants avec des vis, va les “gluer” pour rendre tout démontage impossible, sauf avec des machines à “dégluer” qu’il est seul à posséder.
Int. : Avec combien de reconditionneurs travaillez-vous ? Prenez-vous en compte leurs conditions de travail dans votre audit RSE ?
C. R. : Nous travaillons avec 1 500 reconditionneurs. La majorité des ventes est réalisée par une minorité d’entre eux. En 2019, nous avons mené en France une analyse socioéconomique qui nous a montré que Back Market générait environ 7 000 emplois. Le suivi des conditions de travail des réparateurs chinois (il y en a une centaine sur la plateforme) est une vraie question dont nous sommes conscients, mais à laquelle il nous est très difficile de répondre et qui est perçue comme discriminatoire par les intéressés. Nous avons travaillé sur ce point pendant deux ans avec EcoVadis, mais leur business model, bien que très robuste pour les entreprises voulant auditer leurs fournisseurs, n’est pas adapté aux market places. Nous travaillons beaucoup avec les marchands asiatiques sur ces sujets et cherchons de nouvelles solutions d’audit.
Int. : Comment Back Market se positionne-t-elle face à Fairphone, non seulement fabricant historique de téléphones neufs ayant un indice de réparabilité de 9,3/10, mais aussi vendeur d’appareils reconditionnés destinés aux entreprises ?
C. R. : Nous aimons beaucoup Fairphone, dont les téléphones sont les seuls appareils neufs à être vendus sur notre plateforme et dont la CEO, Eva Gouwens, est membre de notre comité de mission. Nous ne faisons pas tout à fait le même métier, mais nous servons la même cause. Notre raison d’être est la réparabilité des produits, alors que celle de Fairphone est de pouvoir garder, de façon quasi illimitée, un téléphone dont toutes les pièces sont éventuellement remplaçables. Nous nous adressons cependant à un public plus large que le leur, nos produits reconditionnés étant d’un abord plus simple que ceux de Fairphone qui requièrent d’apprendre à les réparer soi-même.
Int. : Fnac Darty ou Boulanger s’engagent désormais sur ce marché du reconditionné. Voyez-vous d’autres concurrents apparaître ?
C. R. : Amazon et Cdiscount vendent déjà du reconditionné depuis un certain temps. De leur côté, les plateformes dédiées à ce secteur sont peu nombreuses au plan mondial et notre principal concurrent est l’allemand Refurb, qui s’oriente désormais vers le textile et le mobilier. Nous sommes spécialistes de la tech et nous entendons le rester, considérant qu’il y a une réelle valeur ajoutée à apporter dans ce domaine dont les métiers sont très particuliers.
Int. : Identifiez-vous des fabricants pratiquant une obsolescence programmée systématique ?
C. R. : L’une des missions de notre laboratoire de recherche est d’identifier les divers facteurs d’obsolescence qui affectent les appareils de nouvelle génération et de rédiger des comptes rendus techniques destinés à guider les réparateurs lorsque ces appareils arriveront sur le marché de la seconde main. Nous soutenons également l’association HOP (Halte à l’obsolescence programmée).
Int. : Vous avez développé vos propres algorithmes pour votre plateforme. Comment attirez-vous ces informaticiens de talent qui sont très courtisés ?
C. R. : Il y a un million de postes de développeurs non pourvus en Europe, la compétition entre entreprises existe donc bien. Où qu’ils aillent, les développeurs sont très bien payés ! Notre système de cooptation est essentiel pour ces recrutements. Ensuite, la question du sens est centrale. Nous valorisons la mission de l’entreprise auprès des candidats qui cherchent de plus en plus des sociétés porteuses de sens et ayant une utilité sociale.
Int. : Comment faites-vous face aux difficultés d’approvisionnement en appareils d’occasion, notamment pour garantir une qualité de réparation élevée ?
C. R. : Nous n’avons pas complétement réglé cette problématique. Outre notre programme BuyBack, qui permet de remettre des appareils sur le marché, nous avons mis en place un système de Refurbish as a Service, qui accompagne les entreprises pour revendre leur flotte d’appareils usagés à des reconditionneurs lorsqu’elles les remplacent par des appareils neufs. Cette question de l’approvisionnement est cruciale et c’est pour cela que nous nous sommes ouverts aux marchés chinois et américains, pays où la structure de consommation fait qu’il y a plus d’appareils disponibles.
Int. : Aujourd’hui, trouver un réparateur pour un appareil en panne n’est pas simple. Le développement d’un service de réparation est-il une voie que vous pourriez envisager ?
C. R. : Nous préparons une offre de réparation qui permettra, dans un premier temps, aux gens ayant acheté sur notre plateforme de faire réparer leur appareil par un membre du réseau de réparateurs vérifiés par Back Market. Cela s’inscrit logiquement dans notre mission.
La quête du sens
Int. : De quel cadre réglementaire auriez-vous besoin pour développer votre activité ?
C. R. : Une meilleure définition des pratiques de reconditionnement et des standards de qualité est en cours d’élaboration. Nous ne sommes pas éligibles au marché du carbone et la question se pose de savoir comment valoriser les réductions d’émissions de carbone réalisées, par exemple, par une entreprise qui ferait le choix d’appareils reconditionnés pour équiper ses salariés. Nous avons partiellement financé la labellisation bas carbone du reconditionnement, aujourd’hui en attente de validation par le Gouvernement. Ensuite, tout ce qui ira dans le sens de l’économie circulaire et d’une consommation responsable nous conviendra, en particulier l’éventuelle baisse de TVA que nous appelons de nos vœux, mais qui n’est encore qu’un doux rêve.
Int. : Quels choix organisationnels ont présidé à l’extraordinaire développement de votre plateforme ?
C. R. : Les trois fondateurs, un commercial, un technicien et un publicitaire, étaient tous très engagés sur le sujet de l’économie circulaire. Être une entreprise à mission a donc été leur choix initial. Sur quantité de points, nous sommes évidemment plus proches d’Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia, que de Jeff Bezos, celui d’Amazon. Nous sommes certains que notre valeur ajoutée tient à notre identité d’entreprise à impact, car nous ne nous différencions pas par nos prix, puisque la gamme de services que nous proposons fait que nous sommes un peu plus chers qu’Amazon ou Cdiscount. Cette identité est très importante et la plupart des collaborateurs de Back Market disent nous avoir rejoints parce que cela avait du sens pour eux. Mon travail consiste à continuellement injecter du sens dans notre création de valeur et à faire que chacun, quelle que soit sa fonction, y contribue. Par ailleurs, chez Back Market, plus de 90 % des salariés détiennent des parts du capital de la société, ce qui contribue aussi à leur attachement.
Int. : Quelles actions mettez-vous en œuvre au quotidien afin de préserver, pour les salariés, le sens du business model d’entreprise à impact impulsé par les fondateurs ?
C. R. : J’ai deux missions au sein de Back Market, celle de la sensibilisation sur l’impact de la tech et celle de la prise en charge de notre propre impact. En étant transparents sur notre empreinte carbone, nous travaillons en transversal avec toutes les équipes afin de les faire participer à cet exercice. Nous faisons également beaucoup de sensibilisation sous forme de miniconférences animées soit par des spécialistes internes, soit par des intervenants extérieurs. Nous avons ainsi créé un manuel sur les bonnes pratiques de traitement des données grâce à la réduction du nombre de requêtes, donc des émissions de carbone. Pour nous, donner du sens passe beaucoup par les transferts de connaissances et j’ai moi-même animé des séances sur ce que sont les bilans carbone ou les scopes, sur la façon de les calculer, sur le rapport de l’ADEME, etc. Les participants sont toujours très intéressés, personne auparavant n’ayant jamais pris le soin de leur expliquer clairement ces notions dont ils entendent pourtant parler quotidiennement. Nous avons un réseau d’ambassadeurs dans chaque équipe qui, à la fois, portent l’information et y sensibilisent leurs collègues, et sont en charge de promouvoir et de déployer en interne les initiatives de développement durable.
Int. : Pourquoi avoir choisi le statut d’entreprise à mission ?
C. R. : Face à notre énorme enjeu de raison d’être et de sens, il nous fallait un cadre pour éviter de nous perdre. Comme nous avons un business model à impact, il était naturel de choisir ce statut. C’était juste acter une mission présente dans notre ADN depuis toujours. Aujourd’hui, quand nous faisons passer des entretiens d’embauche, nous constatons que cela a de l’importance pour la plupart des candidats. S’il apparaît à terme que ce statut n’a pas d’intérêt, nous en changerons peut-être, mais, pour l’instant, il nous sert de boussole.
Int. : Vous êtes valorisés environ 5,7 milliards d’euros. Pourquoi n’êtes-vous pas encore profitables ?
C. R. : Nos ressources sont majoritairement investies dans notre déploiement international et nous sommes persuadés que ce modèle de consommation sera d’autant plus profitable qu’il sera proposé au plus grand nombre. Nous n’avons pas que des fonds à impact à notre capital (Goldman Sachs, par exemple).
Int. : De quelle nature sont vos investissements ?
C. R. : Ils sont principalement humains. Créer un réseau de reconditionneurs et une offre dans un pays nécessite de gros moyens en analyse de marché, en recrutement de talents, en marketing classique ou digital. Avant Back Market, il n’y avait pas de marché de masse du reconditionnement auquel se référer. Le coût d’entrée est donc très élevé.
Int. : La loi AGEC, étendue au niveau européen, devrait fortement contribuer au développement de cette activité, dont les investisseurs savent par ailleurs qu’une dizaine d’années sera nécessaire, du fait des effets d’échelle attendus, avant qu’elle puisse atteindre son seuil de rentabilité et que “the winner takes all”. Est-ce votre stratégie ?
C. R. : Il est sans doute illusoire d’imaginer que nous puissions être “the winner who takes all”, même si l’idée est séduisante ! Nous n’avons pas créé ce marché, nous en avons seulement démocratisé l’accès. Aujourd’hui, nous sommes la plateforme numéro un sur cette activité en ligne, avec un modèle particulier du fait de notre mission de base. L’objectif de Back Market n’est donc pas d’engendrer une augmentation de la consommation de technologies, mais de gagner des parts sur le neuf et de faire évoluer les habitudes de consommation. Vouloir que personne d’autre ne le fasse serait paradoxal compte tenu de nos valeurs.
Int. : Ne craignez-vous pas de perturber l’accès aux flux de produits reconditionnables pour les acteurs de l’ESS (économie sociale et solidaire), qui jouent un rôle important sur les territoires ?
C. R. : Certains acteurs de l’ESS vendent déjà sur Back Market et nous les y encourageons. Nous avons également un partenariat avec Emmaüs Connect concernant la lutte contre la fracture digitale. Il est néanmoins avéré qu’avec l’arrivée d’acteurs comme nous, ces recycleries reçoivent moins d’appareils électroniques en bon état. Nous discutons avec divers représentants de l’ESS de façon à laisser à leur disposition une manne d’appareils réutilisables. Devons-nous pour autant renoncer à notre modèle de massification de la tech recyclée et à réduire globalement l’impact environnemental de la tech ? C’est une question difficile.
Int. : Qui sont les membres de votre comité de mission ? En quoi est-il différent du conseil d’administration ?
C. R. : Comme son apparition est très récente, il nous appartient de définir quelle sera la place de cet organe, très différent des autres, dans la gouvernance de Back Market. Notre ambition est de créer une conversation entre comex, conseil d’administration et comité de mission. Pour ce faire, notre choix a été que les membres de cette instance soient représentatifs de nos parties prenantes. Ainsi, Eva Gouwens, la CEO de Fairphone, représente les vendeurs ; Valérie Guillard, directrice du laboratoire Dauphine Recherche en Management à l’université Paris Dauphine est une spécialiste de la sobriété et de la psychologie des consommateurs ; Gay Gordon-Byrne est la présidente de l’association Right to Repair aux États-Unis ; le Head of Sustainability de Google Europe, à qui nous achetons beaucoup d’espaces marketing, représente la partie provider et nous apporte son expertise en matière de software ; est également membre la directrice ESG (environnement, société et gouvernance) de General Atlantic. La première réunion de ce comité de mission aura lieu dans quelques jours. Deux des fondateurs, dont le CEO et le COO (Chief Operating Officer) y participeront. Toutefois, ce processus est tellement nouveau qu’il est difficile d’augurer de la place qu’il prendra dans notre gouvernance.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE