Exposé d’Olaf Maxant, Robinson Graas et Julien Carette
Qui sont les Y ?
Olaf Maxant : En 2017, la génération Y était celle des moins de 35 ans, nés avec le numérique, qu’ils étaient censés maîtriser parfaitement, et dont on pensait qu’ils pouvaient avoir des aspirations différentes de celles du reste de l’entreprise. L’idée nous est donc venue de réunir 30 jeunes de moins de 35 ans et issus de tous les métiers d’EDF, afin qu’ils consacrent, pendant un an, de 10 à 20 % de leur temps à accélérer l’innovation et la transformation de l’entreprise face aux évolutions sociétales. Nous leur avons donné carte blanche pour bousculer les modes de fonctionnement du Groupe en proposant et en testant rapidement, sur des missions précises, des idées parfois décalées. Ces idées n’auraient pas pu émerger au sein des dispositifs existants. L’intention du président, Jean-Bernard Lévy, qui a soutenu ce projet dès l’origine, était d’alerter les dirigeants sur les virages à prendre et d’assumer auprès d’eux l’idée qu’un fonctionnement différent puisse être possible dans un groupe comme EDF, pourtant réputé pyramidal. Laisser la parole aux moins de 35 ans pouvait contribuer à atteindre cet objectif.
Les candidats et candidates sont issus de toutes les composantes du Groupe, qu’ils soient techniciens de centrale nucléaire ou directeurs de cabinet d’un haut dirigeant, parisiens ou commerciaux à Londres, etc. Tous les profils sont les bienvenus, sous réserve de remplir les prérequis que sont l’âge, la créativité, l’empathie, le sens du collectif ainsi que la volonté d’œuvrer pour l’innovation et la transformation de l’entreprise. Il est également obligatoire de comprendre un minimum le français, notre langue de travail. Les candidats sont ensuite appelés à répondre par écrit à un questionnaire d’une dizaine d’items. Chaque année, nous recueillons ainsi environ 300 dossiers en moins d’une semaine, qui sont ensuite confiés aux Y des promotions précédentes. Ces Y en dégagent une short list de 60 candidats qui passent un court entretien téléphonique mené par un cabinet d’innovation. Toute cette procédure préserve leur anonymat, pour éviter toute pression intempestive, d’où qu’elle vienne, et pour que leur spécificité soit préservée face, par exemple, à celle des détections managériales plus classiques.
Robinson Graas : La représentativité de tous les métiers et de tous les collèges du Groupe au sein des Y est réelle. On aurait pu craindre une surreprésentation des cadres parisiens, mais il n’en est rien et l’anonymisation des candidatures contribue largement à cette mixité professionnelle et statutaire. Cela montre également aux salariés que, dans l’entreprise, tout le monde peut être créatif et que cette démarche s’adresse à tous, sans exception.
Olaf Maxant : Les membres du comex, tout particulièrement le président, sont très attachés à ces aspects spécifiques du projet Y, ce qui contribue à assurer sa pérennité au-delà des idées produites. Cette connexion et les échanges directs avec les jeunes permettent à ces hauts dirigeants de mieux sentir le pouls de l’entreprise sans passer par l’intermédiaire des managers. L’équilibre entre hommes et femmes, sur lequel nous veillons lors des recrutements, contribue également à cette représentativité des Y.
Notre écosystème
Trois directeurs exécutifs du Groupe, membres du comex, et une personne du niveau comex-1 sont les parrains du projet et en assurent le pilotage stratégique et le cadrage. Ce sont Alexandre Perra, en charge de la direction de l’innovation, de la responsabilité sociétale de l’entreprise et de la stratégie, Véronique Lacour, en charge de la transformation et de l’efficacité opérationnelle, Christophe Carval, en charge de la direction des ressources humaines (DRH) du Groupe, et Julien Villeret, directeur de l’innovation. Chaque année, ils portent le réajustement du dispositif en fonction des résultats et garantissent sa pérennité. J’interagis régulièrement avec eux afin de garantir une bonne concordance entre leurs attentes et l’appropriation du projet par les Y. Ainsi, à la direction de l’innovation, nous proposons aux Y un soutien et des solutions méthodologiques, mais sans que cela soit contraignant afin qu’en définitive, les solutions proposées restent bien les leurs.
Chaque année, chacun des douze membres du comex donne aux Y un sujet qu’ils ont à traiter par groupe de cinq, au rythme de six sujets par semestre. À la différence d’un shadow comex, les Y ne traitent pas des sujets abordés au quotidien par le comex, mais ils répondent à des questions spécifiques posées par ses membres, en fonction de leurs attentes. Par ailleurs, les Y ont carte blanche pour faire remonter au comex des questions, sous la forme de rapports d’étonnement, portant sur les fonctionnements qui les interpellent au sein du Groupe – il devrait y en avoir une quarantaine cette année. Nous les encourageons également à s’exprimer au sein de leurs entités et de leurs réseaux personnels.
Les temps forts
Pour les nouveaux Y, tout commence par un bootcamp de cinq jours afin d’apprendre à se connaître, créer ce collectif de 30 personnes issues d’horizons très divers et lancer le programme. Suivent, pendant six jours, quelques ateliers encadrés par EDF Pulse Factory et EDF Pulse Design, entités internes à la direction de l’innovation, destinés à aborder les sujets proposés par les parrains du comex. Quatre soirées réparties dans l’année, les afterworks, sont l’occasion pour les Y de rencontrer les membres du comex. Par ailleurs, les Y ont le privilège de partager un dîner, par groupes de 10 et pendant trois heures, avec notre président, qui apprécie beaucoup ces moments-là. Plonger les Y dans une telle ambiance informelle permet de les faire accéder à quantité d’informations qu’ils n’auraient pu obtenir autrement.
Robinson Graas : C’est lors d’un de ces dîners que le président, qui aime nous questionner un à un sur notre parcours et notre vie, a réalisé que, selon les filiales, jusqu’à neuf strates hiérarchiques pouvaient le séparer du salarié de base. Trois semaines plus tard, nos directeurs d’unités nous faisaient part d’une volonté de l’entreprise de revoir à la baisse le nombre de strates managériales en son sein. Cela a été très gratifiant pour nous et nous a démontré que ce repas n’était pas juste une formalité agréable : ce pouvait aussi être un moment où étaient abordés des sujets de fond et durant lequel notre parole pouvait être entendue au plus haut niveau.
Olaf Maxant : Il est évident qu’une telle réorganisation des strates managériales implique également une transformation de la pensée managériale à l’intérieur de la plupart des métiers. C’est sans doute l’une des contributions majeures du projet Y à la transformation du Groupe.
Les capsules
On attend des Y qu’ils consacrent quelques semaines de travail, à 10 ou 20 % de leur temps, sur les sujets proposés par les membres du comex, ce qui les rapproche plus de la position d’un consultant interne connaissant bien l’entreprise que de celle du créateur d’une start-up interne. Ces sujets, que nous appelons “capsules”, sont abordables par tous, touchent au fonctionnement de l’entreprise et soulèvent des problématiques d’avenir, en lien avec l’innovation dans le groupe EDF.
Lors des échanges entre les Y et leurs interlocuteurs, ces sujets sont autant destinés à susciter des propositions concrètes qu’à mettre en lumière des incompréhensions ou des étonnements sur les modes de fonctionnement de l’entreprise. Pour n’en citer que quelques-uns, on trouve cette année des sujets sur l’attractivité des métiers du nucléaire, l’exigence de sobriété énergétique dans le Groupe, le networking au sein de la direction internationale, la concertation publique sur les EPR2, les métavers et les ressources humaines.
Julien Carette : Neuf de mes collègues et moi-même avons travaillé durant le premier semestre sur la capsule concernant l’attractivité des métiers du nucléaire, celle-ci ayant la particularité de résulter de la fusion de deux sous-capsules, initialement attribuées à cinq Y chacune. Ce groupe de dix – donc d’une taille plus importante que prévue – se trouvait également avoir trois commanditaires différents sur ce même sujet, mais avec des enjeux différents que nous avons choisis de traiter par le biais d’une problématique unique. Ces commanditaires étaient la direction RH du Groupe, le plan Excell – qui vise à accroître les compétences au sein du pôle nucléaire, notamment par le biais de l’Université du Nucléaire récemment créée par un consortium d’industriels, dont EDF – et la direction du parc nucléaire et thermique (DPNT), exploitant industriel des centrales d’EDF qui manque chroniquement de ressources. Les interactions avec ces commanditaires ont été multiples, en gardant comme idée directrice qu’il nous fallait leur fournir un même ensemble cohérent de solutions où chacun trouverait de quoi répondre à ses attentes.
Durant le second semestre, je travaille avec quatre collègues sur la capsule traitant de la mixité au sein de la filière finance, ainsi que sur une capsule secondaire touchant à l’attractivité des métiers de techniciens chez Dalkia.
L’esprit du projet Y fait que tous les participants sont très investis et conscients des problématiques et des défis à relever dans l’entreprise. Entre nous, il existe une cohésion et une force d’entraide tout à fait étonnante, en dépit des difficultés qui surgissent parfois quand il nous faut concilier cet engagement dans le projet avec les exigences de notre métier, qui occupe toujours plus de 80 % de notre temps de travail.
Des résultats tangibles, mais pas seulement
Au quotidien, ce projet m’a apporté une plus grande visibilité sur le groupe EDF, dont la taille, la multiplicité des métiers et la complexité des activités rendent difficile une perception exhaustive des grands enjeux. En effet, travailler dans le nucléaire nous enferme dans une bulle, avec notre propre jargon et nos propres façons de faire qui nous éloignent de tous les autres enjeux d’EDF. Le monde de certains de mes collègues du projet, ceux qui sont data scientists par exemple, m’était ainsi complètement inconnu. Découvrir leur point de vue sur le monde du nucléaire, alors qu’ils y sont totalement étrangers, a été une expérience à la fois personnellement enrichissante et utile à notre réflexion collective sur l’attractivité de ses métiers.
Le projet Y m’a également permis d’enrichir mon réseau en rencontrant, outre les autres Y, de multiples personnes de l’encadrement, les membres du comex et le président lui-même, opportunité qui ne se présente pas tous les jours quand on est à 5 ou 6 strates hiérarchiques au-dessous de lui.
Par ailleurs, si j’ai pu passer deux ou trois dizaines de jours dans l’année sur 26 sites de formation en dehors de mon unité, qui compte environ 1 000 personnes, c’est aussi parce que ma manager m’a encouragé à candidater et que ma démarche a été soutenue avec bienveillance par les autres managers et par mes collègues appelés à me remplacer durant mes absences. En retour, je partage avec eux, dans le cadre de réunions régulières avec la trentaine de responsables innovation de l’unité, ce que m’apportent les expériences auxquelles le projet Y me confronte. Ainsi, la question de la mixité dans la filière finance, par exemple, trouve un écho dans mon quotidien professionnel. En effet, ce qui apparemment pose problème dans d’autres unités n’en pose aucunement dans la mienne, au sein de laquelle la ligne managériale est totalement féminine. Recueillir les retours d’expérience de ces femmes managers me permet de mieux comprendre les raisons de la bonne intégration d’une femme dans une unité alors qu’elle sera un échec dans une autre, et d’ainsi enrichir le travail du groupe d’Y auquel je contribue. Le projet Y diffuse donc bien au-delà du seul salarié qui s’y investit.
Robinson Graas : J’ai intégré le projet Y en 2018, alors que j’avais 23 ans et que ma date de naissance me plaçait donc juste entre les générations Y et Z. Cela fait désormais huit ans que je travaille au sein du groupe EDF. Durant les deux premières années, je préparais en alternance un master 2 en informatique et télécommunications. Une fois ce diplôme obtenu, je me suis demandé ce qu’EDF, qui ne m’offrait pas de perspective à Marseille, dont je suis originaire, pouvait m’apporter de plus que les entreprises régionales susceptibles de m’accueillir. Ce qui a pesé dans ma décision a été la palette de métiers très différents du Groupe et, de ce fait, les considérables possibilités d’évolution de carrière qu’il offrait.
J’ai donc passé deux ans au sein de la direction informatique et télécoms avant d’intégrer le projet Y, qui répondait à toutes mes aspirations. Cette année exigeante restera longtemps dans ma mémoire. Un fil rouge imposé – comment améliorer l’expérience utilisateur – traversait cette année-là toutes les thématiques et concernait, pour celle dont j’avais la charge, l’expérience des salariés qui changent d’espace de travail. Ce qui semblait a priori anecdotique s’est avéré extrêmement complexe à gérer pour l’entreprise, en impliquant non seulement le manager, chef d’orchestre du changement, mais aussi les équipes projet et, à des degrés divers, toutes les strates de l’entreprise. Ayant endossé le costume des Y, mes collègues et moi avons mené une cinquantaine d’entretiens auprès de managers, de salariés ou d’équipes projet, sans prioriser la voix du cadre sur celle du salarié. Pour un Y, l’intérêt du projet est de lui permettre d’aborder un tel sujet avec un œil nouveau et un regard décalé, tout en prenant en compte les attentes du comex. Ainsi, sur les espaces de travail, la solution que nous avons préconisée a été la création d’un hub collaboratif, accessible sur notre réseau social interne et permettant de présenter à tous les salariés l’ensemble des possibilités de mobilité existant au sein du Groupe, afin qu’ils puissent se saisir des opportunités de carrière et être des acteurs du changement.
Le projet Y ne se réduit donc pas à la caricature d’un groupe de jeunes ayant une appétence marquée pour le numérique, travaillant pendant une petite année sans aller au fond des sujets pour n’aboutir in fine qu’à un site internet de plus. S’il est vrai que l’on nous demande de produire un projet tangible au bout d’un an, on nous demande aussi de le transmettre aux équipes des métiers qui seront chargées de le mettre en œuvre. Cette passation est extrêmement importante, car c’est le moyen pour les Y de préparer concrètement l’avenir de l’entreprise, en allant bien au-delà d’un simple exercice théorique.
J’ai également eu l’occasion de travailler sur Parlons énergie, la démarche d’intelligence collective du Groupe, dont un des groupes de travail s’occupait d’une bourse des compétences internes à proposer aux salariés – les talents de photographe amateur d’un salarié en interne peuvent, par exemple, intéresser les responsables d’un site ayant besoin de réaliser des prises de vue de certains de leurs équipements sans pouvoir faire appel à un prestataire externe. Ce travail très intéressant m’a permis de prendre conscience que l’adoption de telles initiatives ne pouvait pas reposer sur la seule proposition du management, mais également sur la contribution directe des salariés.
Il m’a aussi apporté une ouverture sur des métiers que je n’aurais pas eu l’opportunité de découvrir autrement et m’a permis de faire évoluer ma carrière. Je suis ainsi passé d’ingénieur informatique à chef de cabinet de la directrice de la communication sociale au sein de la DRH du Groupe.
Du point de vue des Y, bien que n’ayant pas encore 35 ans, je suis maintenant du côté des commanditaires pour tous les sujets soumis par la DRH du Groupe à la nouvelle promotion. De cette place, je suis toujours persuadé que le projet Y est un formidable levier de transformation pour le Groupe. Alors que la cinquième saison va se terminer, 150 jeunes salariés ont désormais acquis cette carte d’identité quelque peu disruptive. Aujourd’hui, il s’agit pour nous de faire vivre ce collectif et de trouver comment capitaliser au mieux sur l’expérience acquise par les alumni. Notre ambition est que ce collectif puisse être sollicité à tout moment, non seulement par le comex ou par les managers, mais aussi par l’ensemble des composantes de l’entreprise, et qu’il le soit sur des sujets de transformation concernant l’avenir du Groupe.
Olaf Maxant : Sur ce point, je pense à un grand dossier de simplification qui a été lancé l’année dernière par la directrice de la transformation du Groupe. Avec le concours de 30 dirigeants, elle a identifié une série d’actions de simplification pour lesquelles elle m’a demandé qu’une dizaine d’alumni Y soient mis quelques heures à sa disposition afin de mettre à l’épreuve les propositions émises. Les reformulations apportées par les Y ont été adoptées par ces dirigeants (pourtant nettement plus âgés), ce qui a validé leur pertinence, et nous a rassuré sur l’intérêt de la vision décalée portée par les Y. Un nouveau collectif de cette nature va prochainement être lancé afin d’engager les collaborateurs d’EDF dans la sobriété, que nous allons tous devoir assumer à l’avenir, et des Y seront également présents autour de la table.
Robinson Graas : Désormais, le réflexe naturel au sein du comex est de dire qu’il peut être pertinent d’inclure des Y à de tels projets.
Olaf Maxant : Depuis le début, nous cultivons l’importance de l’informel dans nos réponses aux sollicitations. Il y a tellement d’autres dispositifs à l’intérieur du Groupe, formalisés par des processus bien huilés, mais ne délivrant souvent qu’une vision classique, que cette approche décalée, même si elle est parfois dérangeante pour certains, est parvenue à trouver sa légitimité et sa liberté auprès des dirigeants.
Débat
Jeune ? Pour quoi faire ?
Un intervenant : Qu’est-ce qui vous fait croire que, lorsque l’on a moins de 35 ans, on est plus innovant qu’après ? Avez-vous un groupe témoin des plus de 55 ans, par exemple ?
Olaf Maxant : Nous n’avons jamais prétendu que le projet Y était la seule source d’innovation et de transformation chez EDF ! En effet, 99 % des projets innovants naissent dans quantité d’autres lieux de l’entreprise et il existe de multiples dispositifs qui permettent aux collaborateurs d’exprimer leur créativité. Les projets d’intrapreneuriat sont nombreux et beaucoup de métiers allouent des ressources à des projets innovants qui sont, pour une large part, le fait de personnes de plus de 35 ans. L’âge n’est donc pas le seul critère de l’innovation, mais nous assumons de sanctuariser, sur un petit périmètre, le projet Y et son fonctionnement décalé. Jean-Bernard Lévy y tient particulièrement et, par ce biais, il veut montrer à toutes les strates du management qu’il est lui-même en mesure de consacrer de son temps afin d’écouter ce qu’ont à dire les collaborateurs issus de cette génération Y. Son objectif est de passer progressivement d’une entreprise très pyramidale à une entreprise plus longitudinale où l’on s’écoute les uns les autres et où les solutions ne viennent pas forcément que d’en haut ou des anciens !
Int. : À 35 ans, pour ceux qui sont nés avec une tablette dans les mains, vous êtes déjà un vieux ! Comment envisagez-vous de répondre aux attentes de la génération Z qui arrive, dite des “biberons numériques” ?
Julien Carette : Nous avons pointé des éléments de réponse aux aspirations de cette génération montante. Par exemple, bien que n’étant personnellement connecté ni à Deezer ni a aucune autre plateforme musicale, le goût de ces jeunes pour l’écoute de musique lors de leurs déplacements ne m’a pas échappé. Nous avons donc proposé de réaliser des jingles EDF sur le recrutement afin de les diffuser en tant que publicité sur ces différentes plateformes.
Robinson Graas : Il serait aussi envisageable, plutôt que de fixer un critère d’âge à la participation à ce projet, de l’ouvrir aux salariés ayant moins de cinq années de présence au sein de l’entreprise. Cela concernerait alors les gens issus de la génération Z, mais aussi les nouveaux venus de plus de 35 ans, qui peuvent également être porteurs d’une vision disruptive de l’entreprise.
Int. : Il y a 300 candidats pour 30 sélectionnés. Comment gérez-vous ces 270 déceptions ?
O. M. : Je connais un brillant innovateur et businessman qui a monté l’une de nos meilleures start-up et qui s’amuse à dire qu’il a candidaté trois fois au projet Y sans jamais être accepté ! Certains candidatent à nouveau l’année suivante, mais, par souci de confidentialité, nous ne communiquons pas sur les noms. Nous expliquons que nos critères diffèrent de ceux des multiples autres dispositifs qui existent par ailleurs chez EDF. Nous recherchons des profils atypiques et, pour nous, il est tout aussi important d’intégrer dans le dispositif la téléconseillère d’une ville de province que le jeune ingénieur X-Mines. Nous cherchons à créer un équilibre et une complémentarité dans les profils. Si un haut potentiel ou un intrapreneur ne présente pas les caractéristiques que nous attendons d’un Y, sa candidature ne sera pas retenue, ce qui ne signifie pas pour autant que nous l’estimons moins qu’un Y.
Nous demandons également à chacun des 300 candidats de rédiger un rapport d’étonnement questionnant les fonctionnements du Groupe. Cette année, comme dans les promotions précédentes, nous avons pris en compte la connaissance ainsi produite, en tenant chaque auteur informé des suites données. Cela leur montre que leur candidature, même non retenue, n’a pas été vaine.
Int. : Échangez-vous avec d’autres entreprises sur ce genre de sujet ?
O. M. : Il me semble que c’est le groupe Accor qui a été le précurseur dans cette approche, mais nous avons délibérément voulu que notre démarche diffère de celle d’un shadow comex. Chez nous, l’idée initiale est venue du directeur du plan stratégique, qui a voulu confier une part de la réflexion sur la transformation à des jeunes salariés. En regardant autour de nous, nous n’avons pas vu à ce jour, en France, d’entreprises qui aient engagé l’équivalent de notre projet Y, tant au niveau des moyens que de de l’ambition. Beaucoup de projets visant à développer du business, dans les assurances ou les banques en particulier, peuvent certes être confiés, souvent avec succès, à de jeunes talents, mais ils relèvent avant tout de l’intrapreneuriat. Si chez nous, certains livrables sont de véritables plans d’action, l’intrapreneuriat n’est pas notre objectif prioritaire. Ce que nous attendons de ces jeunes, ce n’est pas tant de l’innovation business profitable qu’une vision décalée, les projets classiques pouvant être laissés aux consultants externes ou aux seniors dont c’est le travail et qui délivreront bien mieux qu’eux des solutions rentables et conformes aux standards de l’entreprise.
Proposer et transmettre
Int. : Les capsules sont-elles problématisées ou le comex ne propose-t-il que des thématiques générales ?
O. M. : Les commanditaires posent des questions qui sont volontairement larges. Nous considérons que c’est aux Y eux-mêmes d’en faire émerger une problématique. La démarche se déroule en trois temps d’environ un mois chacun. Le premier est consacré à l’élaboration de cette problématique et nous demandons aux Y d’en proposer trois formulations, plus ou moins disruptives, plus ou moins faciles à mettre en œuvre, qui sont ensuite soumises au commanditaire pour qu’il choisisse celle qu’il souhaite retenir. C’est un premier temps d’échange et nous voulons qu’à cette occasion, les Y assument pleinement leur propre vision du problème qui leur est soumis, quand bien même elle s’écarterait des attentes du commanditaire. Le deuxième temps est celui de la production des idées à partir de la problématisation et le troisième, celui du pitch, porte sur la mise en œuvre de la solution retenue.
Int. : À propos de la faible attractivité des métiers du nucléaire, par exemple, qu’a-t-il été concrètement produit au sein de cette capsule et quelle est la nature des propositions qui en sont issues ?
J. C. : Sur ce point, nous avons créé un “coffre à pépites”, c’est-à-dire un package rassemblant l’ensemble de nos propositions, classées selon leur difficulté de mise en œuvre et leur aspect éventuellement audacieux. Par exemple, beaucoup de jeunes portant des t-shirts arborant des slogans ou des logos d’entreprises, nous avons proposé d’en réaliser aux couleurs d’EDF. Au-delà de son aspect ludique diversement apprécié, l’intention d’une telle proposition était de montrer aux membres du comex qu’à rebours des idées préconçues, la génération Y pouvait, tout autant que ses aînés, faire preuve d’un fort attachement à l’entreprise.
Une autre de nos solutions, plus classique, a porté sur EDF Recrute, le site internet où sont mises à disposition nos offres de recrutement externe. Une manager nous avait fait part de ses difficultés à élaborer des offres réellement attrayantes, la conception des formulaires ne lui laissant que peu d’espace pour s’exprimer sur leur contenu et les personnaliser. Ayant personnellement été confronté à cet outil, d’abord en tant que stagiaire, puis alternant, puis employé dans une centrale nucléaire, j’ai pu, dans cette capsule, contribuer à mettre en évidence les temps de réponse particulièrement longs ou le suivi insuffisant des candidatures. La proposition du groupe a donc été d’inverser la logique utilisateur en mettant en place, dans l’espace candidat, un suivi en temps réel de la procédure et en étant présent sur les médias favoris des jeunes. Un plan d’action et un échéancier ont été transmis au commanditaire de la capsule et la feuille de route du site a alors pu intégrer concrètement les évolutions préconisées par le projet Y.
O. M. : Alors que les Y ne sont là que pour un temps défini, la difficulté est de faire en sorte que leurs propositions puissent être développées par les métiers sans entrer en conflit avec leurs contraintes opérationnelles. Sans recette miracle, le succès n’est pas toujours au rendez-vous, mais, avec les années et les ajustements que nous effectuons à la suite de nos retours d’expérience, la volonté d’accepter les challenges portés par les Y se diffuse de plus en plus.
Int. : Pour élaborer vos solutions, quels sont vos moyens et faites-vous parfois appel à des ressources extérieures ?
O. M. : À l’évidence, nous ne faisons pas assez appel à des ressources extérieures à l’entreprise, qui s’accommoderaient sans doute mal du rythme du projet. Il nous arrive de faire des interviews ou des petits benchmarks sur des entreprises extérieures, mais nous pourrions certainement être bien meilleurs en la matière. Sur certains projets, nous nous faisons challenger par des experts de notre réseau devant qui les Y défendent leurs problématiques.
Notre ressource extérieure la plus conséquente consiste à mettre à la disposition de chaque projet, durant une dizaine de jours répartis hebdomadairement, des designers afin de formaliser les solutions retenues en vue de leur présentation devant le comex.
Int. : Comment formalisez-vous les connaissances ainsi acquises ? Les partagez-vous entre les différentes promotions ?
R. G. : La DRH Groupe a lancé depuis peu une réflexion sur le knowledge management et sur la capitalisation des connaissances au sein de l’entreprise. Dans cette optique, les Y peuvent être considérés comme une communauté de pratique. Nous travaillons sur des espaces Teams qui nous servent de systèmes de gestion de la donnée, car c’est là que nous produisons tous nos supports et nos documents. Grâce à ces outils et à nos alumni, nous allons bientôt pouvoir établir des connexions entre les productions des différentes saisons. Le bouche à oreille fonctionne également très bien entre nos commanditaires qui, en fonction de leurs besoins, s’orientent les uns les autres vers tel ou tel Y ayant travaillé sur le sujet qui les intéresse. À ce jour, cette capitalisation de l’ensemble des livrables produits par les différentes promotions n’est sans doute pas optimale. Comme toutes les entreprises, nous rêvons du moteur de recherche ultime qui nous permettrait d’y avoir accès instantanément. En attendant, nous avons déjà commencé à travailler sur les métadonnées et les référencements, ainsi que sur l’archivage de ces données dispersées.
Disruptifs, mais engagés
Int. : Comment parvenez-vous à libérer des équipes à hauteur de 20 % de leur temps, luxe qui n’est pas donné à toutes les entreprises ? Vous êtes-vous heurtés à du scepticisme, voire de l’hostilité de la part des managers ?
O. M. : Les Y sont à la croisée entre des injonctions managériales et opérationnelles parfois très fortes, et les efforts qu’ils consentent quand ils rejoignent le projet, qui peuvent les amener à déborder sur leur temps personnel. Aussi, quand nous les recrutons dans le projet Y, nous adressons, depuis la boîte mail personnelle du président du Groupe, un message nominatif à chacun de leurs managers, les remerciant de bien vouloir contribuer à la démarche du collectif EDF, notamment en continuant à payer l’intégralité de leur salaire ainsi que leurs frais de déplacements. Quand certains Y ont des contraintes qui, temporairement, les rendent indisponibles pour le projet, nous nous adaptons et le travail continue pendant un temps à 29 participants plutôt qu’à 30.
J. C. : Nous avons rencontré plusieurs situations qui, a priori, posaient problème. Ainsi, une candidate attendant un enfant hésitait à s’engager dans le projet. Consulté, le groupe l’a unanimement encouragée à y participer selon ses disponibilités. Dans un autre cas, une manager sur le site d’une centrale nucléaire a été temporairement confrontée à des tensions dans ses équipes ; de ce fait, elle s’est jointe à notre réunion parisienne par visioconférence, tout comme l’a aussi fait une autre personne qui était alors en congé. Nous nous engageons tous avec beaucoup d’énergie, y compris sur notre temps personnel.
R. G. : Dès le départ, nous sommes mis en garde et chacun accepte donc en connaissance de cause ce qu’implique le fait d’être engagé dans le projet Y. D’un point de vue managérial, ce qui ne pose pas problème avec des cadres, qui sont au forfait jour, s’avère plus délicat avec des opérationnels qui ont des horaires de travail imposés. L’important est alors de pouvoir dialoguer avec le manager. Pour ma part, j’ai été soutenu avec une grande bienveillance par mon entourage professionnel. Globalement, en dépit de rares contre-exemples, tout s’est passé de façon très satisfaisante durant ces cinq années.
Int. : Intégrez-vous des Y dans des projets ou des fonctions d’état-major afin de les aguerrir ?
O. M. : Oui, et Robinson Graas ici présent en est l’exemple puisque sa cheffe, N-1 vis-à-vis du comex, l’a repéré en estimant que, pour transformer sa façon de voir les choses et la challenger, recruter un ancien Y pouvait avoir du sens. Ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres, des Y étant recrutés par de hauts responsables du Groupe en tant que directeurs de cabinet ou dans des fonctions analogues.
Int. : Comment les Y sont-ils perçus par les autres ?
R. G. : Si les Y ont pu être exposés aux regards interrogatifs des autres salariés dans les premiers temps du projet, ce n’est désormais plus le cas après cinq ans. Un salarié de talent n’a en effet pas besoin du projet Y pour se mettre en valeur et l’entreprise lui offre quantité d’autres opportunités de retour sur son investissement qui ne sont pas l’apanage des seuls Y.
Int. : Ce programme contribue-t-il à fidéliser les talents dans l’entreprise ?
O. M. : La question ne se pose guère, car EDF n’a pas beaucoup de turnover ! Ceci étant, les personnes détenant certaines compétences spécifiques, comme les data scientists, sont difficiles à retenir même si elles partent bien moins d’EDF que d’autres entreprises. En revanche, nous communiquons beaucoup sur le projet Y afin de les attirer chez nous. Le programme Y est aussi développé pour susciter l’engagement des salariés. Le technicien éloigné des centres de décision, mais qui sait qu’à travers ce projet il va pouvoir échanger avec d’autres collaborateurs, travailler sur des sujets intéressants et échanger avec la direction du Groupe, va acquérir une vision différente et plus engagée de son rôle dans l’entreprise. Néanmoins, d’autres dispositifs peuvent aussi avoir un tel effet positif sur l’engagement des salariés.
Int. : Avec le recul, voyez-vous apparaître les débuts d’un esprit de corps parmi les alumni ?
O. M. : Cela nous ramène à la question de l’engagement. Depuis la première saison, chaque promotion a mis en place des rituels, des soirées ou des weekends partagés, etc. Nous nous efforçons de cultiver cet esprit de sortie d’école ou d’université afin de rapidement engager un véritable esprit collaboratif dans chaque groupe et nous nous efforçons de structurer l’association des anciens. Il y a également un fort partage d’émotions. Par exemple, défendre ses propositions face à son président alors que l’on est jeune salarié n’est pas anodin, que l’on soit téléconseiller, ingénieur ou juriste. Personnellement, j’aime beaucoup cette notion d’esprit de corps qui se crée au sein des différents groupes et je suis très fier pour eux qu’il en soit ainsi.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE