- L’histoire de l’hydrogène
- Les caractéristiques de l’hydrogène
- Une réputation imméritée de dangerosité
- Le mode de production
- Le marché actuel de l’hydrogène
- L’intérêt de l’hydrogène pour décarboner l’énergie
- Une prise de conscience récente et croissante
- Des impacts géopolitiques
- Hydrogène et mobilité
- Le moteur à combustion à hydrogène
- Et le nucléaire ?
- Importations massives ou production locale ?
Exposé de Raphaël Schoentgen
Après ma formation à l’École des mines de Paris, j’ai travaillé pendant dix ans dans l’Administration, en particulier auprès du ministre de l’Énergie, des Télécommunications et de l’Industrie. Ayant été son conseiller diplomatique, j’ai été sensibilisé aux questions de géopolitique liées à l’énergie.
J’ai ensuite été employé pendant une dizaine d’années par de grands groupes, essentiellement ENGIE, dont j’ai dirigé la filiale chinoise avant de devenir directeur technique du Groupe. Dans ce cadre, je me suis intéressé de près à quelques nouvelles technologies, parmi lesquelles l’hydrogène et les piles à combustible, au point de devenir président de l’association Hydrogen Europe. Pour ce poste, je bénéficiais d’une expérience à la fois auprès des pouvoirs publics français et de la Commission européenne, ce qui m’a été utile lors des négociations des nouvelles directives européennes (paquet mobilité et RED II).
En 2018, j’ai quitté ENGIE pour fonder une société de conseil, Hydrogen Advisors, qui conseille les pouvoirs publics, des financiers ainsi que les grandes et petites entreprises souhaitant investir dans l’économie de l’hydrogène. J’exerce également une activité d’investissement dans le secteur en rassemblant des investisseurs autour d’opportunités. J’ai notamment investi dans un constructeur de camions à hydrogène et un fabricant d’électrolyseurs en Europe.
L’histoire de l’hydrogène
Il y a quelques années encore, certains estimaient que l’hydrogène ne serait jamais qu’un sous-sujet de la transition énergétique. En réalité, comme l’avait pressenti Jules Verne, ce gaz va permettre une véritable révolution énergétique. Dans L’Île Mystérieuse, paru en 1874, l’ingénieur Cyrus Smith, évoquant le risque d’épuisement du charbon, annonce que celui-ci sera un jour remplacé par « l’eau décomposée en ses éléments constitutifs, et décomposée, sans doute, par l’électricité, qui sera devenue alors une force puissante et maniable », et il ajoute : « Oui, mes amis, je crois que l’eau sera un jour employée comme combustible, que l’hydrogène et l’oxygène, qui la constituent, utilisés isolément ou simultanément, fourniront une source de chaleur et de lumière inépuisables et d’une intensité que la houille ne saurait avoir. […] L’eau est le charbon de l’avenir. »
La plupart des grandes révolutions énergétiques ont mis plusieurs siècles à se concrétiser. Ainsi, le charbon a été extrait pour la première fois au XIe siècle, et c’est au XVIIe siècle qu’il a commencé à être utilisé largement. Le pétrole a été découvert dans l’Égypte ancienne et en Mésopotamie, mais n’a été exploité qu’à partir du XIXe siècle, de même que l’électricité, qui avait été mise en évidence au XVIIIe siècle.
L’hydrogène n’échappe pas à cette règle. Au XVIe siècle, l’alchimiste Paracelse observe un “air” né de la réaction entre l’acide sulfurique et le fer, et se demande s’il s’agit du même air que celui que nous respirons. Au XVIIe siècle, le chimiste Robert Boyle parvient à isoler l’hydrogène. Au XVIIIe siècle, Henry Cavendish répète l’expérience de Paracelse avec différents minéraux et réussit à accumuler de grandes quantités d’hydrogène. Puis Antoine Laurent de Lavoisier découvre que « l’air inflammable » décrit par Cavendish réagit avec l’oxygène pour former de l’eau et il le baptise hydrogène (formeur d’eau en grec). Toujours au XVIIIe siècle, Jacques Charles découvre la faible densité de l’hydrogène et s’en sert pour gonfler un ballon qui lui permet de s’élever au-dessus du jardin des Tuileries à Paris.
La pile à combustible est inventée par le Britannique William Robert Grove, en 1839, à partir des travaux de son ami allemand Christian Schönbein. À la fin du XIXe siècle, le Suisse Raoul-Pierre Pictet et le Français Louis Cailletet réussissent à liquéfier l’oxygène, et le Polonais Zygmunt Wróblewski s’inspire de leurs travaux pour liquéfier l’hydrogène.
Au début du XXe siècle, les Allemands Fritz Haber et Carl Bosch mettent au point un procédé permettant de produire de l’ammoniac à partir de l’azote et de l’hydrogène. À la même époque, Paris et Londres sont équipées de réseaux de gaz de ville composé à parité de monoxyde de carbone et d’hydrogène fabriqué par pyrolyse à partir du charbon, avant que celui-ci soit remplacé par du gaz naturel à partir des années soixante-dix.
Dans les années soixante, des piles à combustible sont installées sur les vols Apollo et Gemini. En 2014, Toyota est le premier constructeur à mettre sur le marché un modèle d’automobile grand public fonctionnant à l’hydrogène, la Mirai, dont une deuxième génération vient d’être mise en vente cette année.
En somme, l’hydrogène arrive maintenant à maturité. C’est la nouvelle révolution énergétique après celles du charbon et de la vapeur, du pétrole, du gaz, du nucléaire, du solaire, de l’éolien et des batteries au cours des cent à cent cinquante dernières années.
Les caractéristiques de l’hydrogène
L’hydrogène est la molécule la plus abondante sur notre planète et peut être combiné avec de très nombreux autres éléments. Sa densité d’énergie au kilo est trois fois supérieure à celle du diesel, ce qui en fait le carburant de prédilection pour les vols spatiaux, d’autant que l’hydrogène peut être transporté sur de très longues distances. Non toxique, il peut être produit sans émission de CO₂. Les flammes engendrées par la combustion de l’hydrogène sont non radiantes, c’est-à-dire que le feu ne se communique pas aux objets alentour, et sa combustion est silencieuse.
L’hydrogène présente aussi quelques caractéristiques moins favorables. Comme cette molécule est extrêmement légère, elle prend beaucoup de place et nécessite d’être fortement comprimée, voire liquéfiée, pour être transportée. Pour obtenir la même quantité d’énergie par volume que celle du gaz naturel, l’hydrogène doit être comprimé à 200 bars. Même ainsi, la quantité d’énergie par volume reste deux fois inférieure à celle du GNL (gaz naturel liquéfié) et trois fois inférieure à celle de n’importe quel carburant liquide.
De plus, lorsque l’hydrogène est transporté sous pression, il peut provoquer des microfracturations dans les tuyaux en acier et, comme la molécule est de très petite taille, elle peut fuir facilement.
Par ailleurs, ce gaz offre une large plage d’ignition : la concentration d’hydrogène susceptible de produire, avec l’air, un mélange combustible va de 5 % à près de 80 %, alors que celle du méthane, par exemple, s’étend seulement de 5 % à moins de 20 %. Comme l’hydrogène n’a pas d’odeur et que sa flamme est invisible, un feu à base de ce gaz exige de la part des pompiers des techniques particulières d’intervention.
Cela dit, à l’air libre, les vapeurs d’hydrogène sont moins dangereuses que les vapeurs d’essence, car elles sont tellement légères qu’elles se dispersent rapidement. Les réservoirs des voitures à hydrogène sont dotés d’une valve qui, en cas d’incendie, s’ouvre automatiquement : l’hydrogène jaillit alors verticalement et se consume sous la forme d’une torche à très haute température (environ 2 000 degrés Celsius) qui s’éteint au bout d’une minute environ. Un feu de voiture à essence dure beaucoup plus longtemps et, lors d’un carambolage, l’incendie se propage d’un véhicule à l’autre, la flamme d’hydrocarbure étant radiante, contrairement à celle de l’hydrogène.
La nouvelle Toyota Mirai a passé avec succès les tests de sécurité et a obtenu la note maximale de cinq étoiles aux crash tests de l’organisme Euro NCAP, lequel a constaté que le fait qu’elle soit alimentée à l’hydrogène « n’avait aucune conséquence sur la sécurité du véhicule ».
Une réputation imméritée de dangerosité
La réputation persistante de dangerosité de l’hydrogène est liée au souvenir de l’incendie du ballon dirigeable LZ 129 Hindenburg, en 1937. Il s’agit de la première catastrophe de l’histoire aéronautique à avoir été photographiée et filmée en direct, ce qui a marqué les esprits. Il n’y a cependant eu qu’une trentaine de victimes parmi la centaine de passagers, ce qui, au regard d’autres catastrophes aéronautiques, demande à mettre cet accident en perspective.
L’origine de l’incendie a longtemps été imputée à l’hydrogène, mais celui-ci n’a servi que de combustible et la véritable cause de la catastrophe semble être ailleurs. Le ballon avait traversé un orage et sa surface s’était chargée d’électricité statique. Lors de son ancrage à la tour métallique, les câbles d’arrimage ont relié à la terre l’enveloppe externe plus rapidement que la structure du dirigeable, et la différence de potentiel a généré une étincelle qui a enflammé l’enveloppe extérieure. C’est seulement ensuite que le feu s’est propagé au réservoir d’hydrogène. Celui-ci s’est alors consumé comme l’aurait fait n’importe quel autre combustible dans un accident de ce type.
Le mode de production
Actuellement, 95 % de l’hydrogène sont produits par vapocraquage à partir de gaz naturel (68 %), de pétrole (16 %) ou de charbon (11 %) mis en présence d’eau à haute température. Il en résulte de l’hydrogène et du CO₂.
Les 5 % restants sont produits par électrolyse, un procédé consistant à scinder les molécules d’eau en oxygène et hydrogène. À condition que l’électricité utilisée pour cette opération soit décarbonée (c’est-à-dire qu’elle soit d’origine nucléaire ou renouvelable) ou que le carbone puisse être récupéré, ce procédé n’émet pas de CO₂.
On appelle hydrogène vert celui qui est produit par électrolyse à partir d’eau et d’électricité d’origine renouvelable, donc sans émission de CO₂. L’hydrogène bleu est celui qui est produit par vapocraquage du gaz puis capture des émissions de CO₂, qui sont réinjectées dans des puits de gaz ou des gisements déplétés. L’hydrogène gris est issu du vapocraquage du gaz sans capture du CO₂. Enfin, l’hydrogène brun est produit à partir du charbon, également sans récupération du CO₂.
Tout l’enjeu est de passer à une production d’hydrogène majoritairement réalisée à partir d’électricité d’origine renouvelable, ou de gaz naturel avec récupération du carbone.
Le prix de l’hydrogène vert est en train de baisser de la même manière que l’on a vu chuter celui de l’électricité d’origine solaire. Ce prix dépend de deux facteurs principaux. Le premier est le coût des électrolyseurs, qui est en train de diminuer et devient secondaire lorsqu’ils fonctionnent à plein régime, c’est-à-dire dans des régions où l’énergie solaire ou éolienne est abondante. Le deuxième facteur, en réalité beaucoup plus prégnant, est le coût de l’électricité d’origine renouvelable. Or, celui-ci est en train de s’effondrer, de sorte que l’on prévoit que le prix de l’hydrogène vert pourrait devenir compétitif avec celui de l’hydrogène gris à l’horizon 2030. Un troisième facteur est le nombre d’heures d’utilisation de l’équipement, mais on ne rentrera pas dans ces détails aujourd’hui.
Selon une étude menée par McKinsey, que je ne cautionne pas complètement, les régions du monde offrant des ressources en soleil et en vent et celles disposant de ressources en gaz naturel sont relativement complémentaires, si bien que la plupart des régions du monde pourraient produire de l’hydrogène vert ou bleu.
Le marché actuel de l’hydrogène
Le marché de l’hydrogène représentait 135 milliards de dollars en 2018 et connaît une forte croissance – à deux chiffres dans les pays en développement et à un chiffre élevé dans les pays développés. L’utilisation de l’hydrogène en tant que source d’énergie reste cependant minoritaire.
L’hydrogène sert essentiellement à la fabrication de produits chimiques, notamment l’ammoniac destiné aux engrais, le méthanol qui entre dans la fabrication du plastique, ou encore l’eau oxygénée. Il est également employé dans la fabrication de carburants, car il permet de casser les longues chaînes moléculaires afin de les transformer en molécules plus petites. Enfin, l’hydrogène est utilisé, de façon très minoritaire, pour des applications industrielles spécifiques, par exemple comme gaz inerte pour certains traitements de surface (verre, acier, électronique), ou encore comme agent de refroidissement dans les alternateurs.
L’intérêt de l’hydrogène pour décarboner l’énergie
Les trois grands domaines d’utilisation de l’énergie finale en Europe sont le chauffage/refroidissement, les transports, les appareils électriques. Le chauffage/refroidissement (à la fois industriel, domestique et commercial) représente 46 % de la consommation d’énergie finale (dont 41 % pour le chauffage et 5 % pour le refroidissement) et repose essentiellement sur l’utilisation du gaz naturel et d’un peu de bois. Le transport représente 30 % de la consommation d’énergie finale, principalement sous forme de carburants liquides. Enfin, l’électricité, forme sous laquelle s’effectuent 24 % de la consommation, est produite essentiellement à partir du nucléaire et des centrales à gaz ou à charbon.
L’Europe souhaite décarboner ces trois secteurs, avec un objectif de 55 % de décarbonation pour 2030. La tentation est grande de privilégier ce qui concerne l’électricité, car la décarbonation y est plus facile que dans les transports ou le chauffage/refroidissement. À supposer toutefois que nous réussissions à passer à 100 % d’électricité renouvelable, cela ne règlerait que 24 % du problème des émissions de carbone… Il vaudrait mieux concentrer nos efforts sur nos usages des combustibles solides et liquides, qui représentent 76 % de la consommation d’énergie.
La bonne nouvelle est que l’hydrogène produit par électrolyse – qui, au passage, permet de stocker les excédents d’électricité verte – peut être utilisé pour la production des carburants, ce qui réduirait de 5 % les émissions du monde des transports. On peut également le mélanger au gaz naturel dans les canalisations, jusqu’à une proportion de 20 %, ce qui diminuerait d’autant les émissions de carbone du chauffage. L’hydrogène peut enfin être utilisé comme carburant pur dans les transports et le chauffage/refroidissement via des piles à combustible, qui permettent de produire de l’électricité à partir de l’oxygène et de l’hydrogène, le résidu de ce procédé étant de l’eau. Ainsi, on doit s’attendre, dans les années à venir, au remplacement des carburants fossiles solides, liquides et gazeux par l’hydrogène pour le chauffage et les transports.
Parmi tous les combustibles et carburants solides, liquides ou gazeux, qu’ils soient d’origine biologique ou non, il n’y en a qu’un qui n’émette pas un atome de carbone lorsqu’il est utilisé : l’hydrogène. Par conséquent, si l’on veut décarboner la consommation énergétique de la planète, il faut y inclure autant d’hydrogène que possible.
Les scénarios les plus ambitieux prévoient qu’à l’horizon 2050, l’énergie consommée en Europe sera pour moitié de l’électricité et pour moitié de l’hydrogène, produit en partie en Europe et en partie aux frontières de l’Europe, notamment en Ukraine et en Afrique. Il est sans doute plus plausible que l’hydrogène représentera 15 à 35 % du mix énergétique primaire.
Une prise de conscience récente et croissante
La prise de conscience de l’intérêt de l’hydrogène pour décarboner l’énergie est très récente. En 2017, presque personne n’en parlait. L’ancien président d’Hydrogen Europe, qui était par ailleurs le patron de l’hydrogène chez Air Liquide, a eu l’idée de créer un club de dirigeants de grandes entreprises pour faire du lobbying auprès des ministres. Baptisé Hydrogen Council, ce club a été fondé à Davos en 2017 avec une quinzaine de membres, dont Alstom, BMW, ENGIE, Total, ou encore Toyota. Il en compte plus de 100 aujourd’hui.
Ce club a commandé à McKinsey un rapport destiné à mettre en évidence les nouveaux usages possibles de l’hydrogène. Outre le rôle majeur que ce dernier est amené à jouer dans la mobilité, dans la production de chaleur pour l’industrie et le bâtiment, ou encore dans le stockage de l’électricité renouvelable, l’hydrogène peut également être utilisé dans de nouveaux procédés industriels. La fabrication du fer, par exemple, consomme beaucoup de coke pour les réactions d’oxyréduction, ce qui entraîne des rejets de gaz carbonique. En utilisant de l’hydrogène, le seul rejet sera de la vapeur d’eau. On voit apparaître aujourd’hui de nombreux projets d’acier vert, produit avec de l’hydrogène.
De nombreux pays se sont déjà dotés d’une stratégie hydrogène, et beaucoup d’autres sont en train de le faire. Sur les 760 milliards d’euros du plan de relance européen, 160 milliards sont consacrés à l’hydrogène.
Dès 2015, l’AIE (Agence internationale de l’énergie) avait identifié les perspectives qu’ouvrait l’hydrogène et en 2019, à l’occasion du G20 d’Osaka, elle a publié un rapport véritablement révolutionnaire, dans lequel elle annonce que l’hydrogène est le futur GNL, en ce sens qu’il va pouvoir être transporté de pays en pays comme le gaz naturel, et ainsi accroître la flexibilité opérationnelle des futurs systèmes énergétiques bas carbone.
Dans son tout dernier rapport, paru en 2020, l’AIE estime qu’en 2070, la part de l’hydrogène dans la consommation d’énergie finale pourrait être équivalente à celle du pétrole. Par ailleurs, elle considère que le rythme d’augmentation de la production d’hydrogène à faible émission de carbone est compatible avec un scénario à 2 degrés Celsius d’augmentation des températures de la planète.
Des impacts géopolitiques
L’AIE a établi une carte des régions du monde où il serait envisageable de produire de l’hydrogène vert à un coût plus faible que celui de l’hydrogène gris. On y trouve l’Inde, l’Australie, le Moyen-Orient, le sud de l’Espagne, les États-Unis, ou encore le Chili.
Selon une étude de DII Desert Energy – une initiative industrielle née en Allemagne en 2009, qui vise à explorer le potentiel des énergies renouvelables dans les zones désertiques d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient –,à l’horizon 2050, l’Europe pourrait être alimentée à 50 % en électricité verte grâce à l’hydrogène qui serait produit en Afrique du Nord à partir de l’énergie solaire et éolienne.
De son côté, l’Association européenne des opérateurs de transport de gaz travaille à la transformation des réseaux de l’Union européenne pour les adapter à l’hydrogène ; ces réseaux seront connectés à la Tunisie, à l’Algérie, au Maroc et à l’Ukraine. Il est important de noter que le coût de transport de l’hydrogène par pipeline est très bon marché, de l’ordre de 10 centimes par kilo sur 1 000 kilomètres.
Pour l’instant, toutefois, l’Allemagne est le seul pays européen à s’être doté d’un plan hydrogène recourant massivement à l’importation. L’Administration française privilégie l’hydrogène d’origine nucléaire et produit en France, sans pour le moment mettre l’accent sur le déploiement de réseaux pour favoriser les imports et les exports, ce qui crée des tensions avec les Espagnols et les Portugais qui voudraient faire transiter leur hydrogène par notre pays pour l’envoyer en Allemagne.
Une nouvelle équation géopolitique est en train de se mettre en place, avec plusieurs facteurs à prendre en compte. Le Moyen-Orient est riche en énergie solaire, mais a un accès limité à l’eau. La France est très avancée sur le plan technologique, mais en retard sur l’implantation d’éoliennes et de panneaux solaires. Elle pourrait, en revanche, envisager d’investir dans des pays disposant de ressources en énergies, notamment en Afrique du Nord. À l’échelle européenne, on trouve de l’énergie solaire au sud et éolienne au nord. La question est de savoir si nous allons mutualiser nos ressources entre Européens ou laisser se créer des routes de l’hydrogène qui contourneront l’Europe et favoriser la production loin de chez nous pour ensuite importer.
Par ailleurs, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, on voit émerger des technologies permettant de produire de l’hydrogène à un niveau local, à partir de panneaux solaires et de petits électrolyseurs, à des prix qui ne cessent de décroître. Comme l’anticipait Jeremy Rifkin, en 2002, dans son livre consacré à l’économie de l’hydrogène, celle-ci « va permettre une vaste redistribution du pouvoir, avec des conséquences de grande portée pour la société. Le flux d’énergie centralisé et descendant d’aujourd’hui, contrôlé par les compagnies pétrolières et les services publics mondiaux, devient obsolète ».
Débat
Hydrogène et mobilité
Un intervenant : Pour quels types de moyens de transport l’utilisation de l’hydrogène est-elle la plus pertinente ?
Raphaël Schoentgen : Les véhicules individuels représentent 50 % de la consommation d’énergie liée à la mobilité, et le transport routier, 30 %. C’est donc sur ces deux segments qu’il faut se concentrer.
Différentes études montrent qu’à assez brève échéance, nous allons vers une décarbonation complète des véhicules individuels et du transport routier. Non seulement les moteurs thermiques, mais également les moteurs hybrides devraient disparaître. Le marché se partagera en deux grandes options : les moteurs électriques pourront être alimentés soit par des batteries, soit par une pile à combustible et un réservoir d’hydrogène. Pour le reste, des fuels produits à partir d’hydrogène, comme l’ammoniac, le méthanol ou les carburants de synthèse (avec intégration de CO₂ recyclé) seront utilisés dans des moteurs thermiques ou des piles à combustible adaptées.
Selon Toyota, le choix est a priori très simple entre les différentes options de chaînes de traction. Pour de longues distances effectuées en camion, les batteries prennent trop de place et alourdissent énormément les véhicules, sans parler de leur temps de recharge et de la nécessité d’équiper les parkings d’autoroutes afin de permettre cette recharge. Le recours à l’hydrogène paraît donc largement préférable, avec un temps de recharge de quinze minutes toutes les quatre heures. Elon Musk est le seul à défendre encore l’option batteries pour les camions sur de la longue distance, mais il ne réussit pas à vendre ses modèles pour ce type de clients et, tôt ou tard, il devra réviser sa position.
Pour les véhicules individuels circulant sur de petites distances, la meilleure solution sera sans doute celle des batteries. En revanche, pour ceux qui sont utilisés sur de longues distances, l’hydrogène sera préférable. De même, pour les flottes à rotation rapide, comme les taxis, le choix de l’hydrogène permettra une recharge presque instantanée.
La ville de Shenzhen, qui avait opté pour des taxis et bus électriques, est en train de revenir en arrière, car le réseau électrique ne le supporte pas. Dans une ville comme Bruxelles, qui a décidé, comme d’autres métropoles, de bannir le véhicule thermique à courte échéance, se pose le problème de la recharge des voitures particulières électriques. Même en équipant tous les trottoirs de chargeurs électriques, ce ne sera pas suffisant. En revanche, on pourrait remplacer les pompes à essence implantées en périphérie de la ville par des pompes à hydrogène.
L’hydrogène peut également présenter un avantage sur des marchés très particuliers, comme celui des chariots élévateurs. Lorsque ceux-ci sont utilisés pour la gestion des stocks de produits alimentaires frais, le recours aux moteurs thermiques est interdit et, par ailleurs, les batteries ne fonctionnent pas très bien dans des hangars frigorifiés. L’hydrogène apparaît alors également comme la meilleure solution. C’est ce qui a conduit Renault et la société Plug Power – dont le très fort développement repose sur le marché des chariots élévateurs à hydrogène – à s’associer, au sein d’une coentreprise baptisée Hyvia, afin de développer des piles à combustible pour le secteur automobile.
De son côté, Alstom a produit un train roulant à l’hydrogène, mais celui-ci n’est pas assez puissant pour monter les côtes. Des recherches sont en cours, chez de nombreux constructeurs, pour améliorer la technologie avec des turbines à hydrogène et/ou doper les piles.
En ce qui concerne les bateaux et les avions, une piste consiste à récupérer le CO₂ issu des sites industriels et, en l’associant à de l’hydrogène vert, à en faire un fioul synthétique vert, avec cependant un inconvénient : le bilan carbone est neutre, mais la combustion produit des microparticules qui sont rejetées dans l’air, ce qui est néfaste pour la santé. Une autre piste consiste à utiliser directement l’hydrogène, liquéfié ou non en fonction de la taille de l’avion ou du bateau et des distances à parcourir. Nous ne sommes pas au bout des recherches et des avancées sur toutes ces nouvelles formes de traction et de propulsion.
Le moteur à combustion à hydrogène
Int. : La solution du moteur à combustion à hydrogène a-t-elle été définitivement abandonnée ?
R. S. : Non, car elle offre une solution transitoire intéressante, sachant que le transport routier, notamment, ne va pas passer instantanément à la pile à combustible, faute d’une offre suffisante. Entre-temps, on peut injecter de l’hydrogène vert dans les moteurs diesel, ce qui améliore leur bilan carbone. Cette solution présente un autre intérêt : le modèle économique des camions suppose qu’ils soient revendus d’occasion en fin de vie ; or, en retirant le système d’injection d’hydrogène, on peut les écouler comme des camions diesel classiques dans des pays ne disposant pas encore d’infrastructures hydrogène. Les deux solutions vont donc probablement continuer à être développées en parallèle, au moins de façon temporaire.
Et le nucléaire ?
Int. : La moitié des centrales nucléaires européennes se trouvent en France. Pourquoi ne pas utiliser l’énergie nucléaire pour produire de l’hydrogène ?
R. S. : Le rendement de l’électrolyse à haute température est de 80 à 90 % – briser de l’eau à l’état gazeux est en effet moins coûteux en énergie que quand elle est à l’état liquide. En comparaison, le rendement de l’électrolyse à température ambiante est de 60 %. Cela plaide en faveur de l’électrolyse réalisée à partir du nucléaire, car elle peut bénéficier de l’abondante vapeur produite par les centrales. EDF a d’ailleurs commencé à installer des électrolyseurs dans une centrale nucléaire britannique.
Cela dit, pour que nos concitoyens acceptent le recours au nucléaire pour la production d’hydrogène à terme, encore faudrait-il développer des technologies nucléaires alternatives, ne générant pas de déchets radioactifs pour des millions d’années…
Int. : À courbe d’expérience équivalente, que donnerait la comparaison entre le prix de l’électrolyse à partir d’énergie nucléaire et celui de l’électrolyse à base d’éolien ou de solaire ?
R. S. : Je ne suis pas compétent sur la question du prix réel de l’électricité d’origine nucléaire, notamment lorsque l’on prend en considération le coût du démantèlement. Je m’intéresse davantage aux technologies nucléaires alternatives qui pourraient, demain, changer complètement la donne, y compris sur le plan économique.
Int. : La transition énergétique doit s’opérer avant 2050 et reposera donc essentiellement sur des technologies déjà existantes. Or, le premier SMR (petit réacteur modulaire) ne pourra pas être construit, en France, avant 2035.
C’est pourquoi, dans ses scénarios les plus optimistes, RTE (Réseau de transport d’électricité), qu’on ne peut pas suspecter d’être antinucléaire, prévoit qu’en 2050, la France pourrait au maximum couvrir 50 % de ses besoins en électricité par le nucléaire. Ceci supposerait, outre la création de SMR, de prolonger la vie des centrales existantes au-delà de soixante ans et de construire 14 EPR (réacteurs pressurisés européens).
Par ailleurs, selon l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire), le coût de l’électricité d’origine nucléaire, qui est de l’ordre de 100 euros par mégawattheure pour les réacteurs neufs, pourrait, avec les EPR construits en série, descendre à 80 euros. Avec les SMR, en revanche, le prix serait de 120 euros. À l’époque où la France fabriquait à la chaîne des centrales de 900 mégawatts simples et robustes, nous pouvions produire de l’électricité à 40 euros le mégawattheure, mais ce n’est plus d’actualité et ce ne le sera sans doute plus jamais dans les pays occidentaux.
Au tarif de 100 euros le mégawattheure, il n’y a aucune chance de produire de l’hydrogène compétitif par rapport à celui issu de l’énergie solaire, qui ne coûte d’ores et déjà que 10 euros le mégawattheure en Arabie Saoudite ou en Afrique du Nord.
À mon sens, la voie de l’hydrogène produit à partir de nucléaire neuf, à laquelle la France s’accroche, n’a aucun intérêt. Il vaudrait beaucoup mieux nous concentrer sur les filières susceptibles de produire de l’hydrogène à prix abordable, à savoir l’éolien offshore et le solaire dans le sud de la France, en Espagne et en Afrique du Nord. Sur cette zone, au lieu de dépendre de l’Algérie et de la Lybie comme actuellement pour le gaz naturel, nous pourrions répartir nos investissements entre la Tunisie, le Maroc, l’Algérie, la Mauritanie, la Lybie, l’Égypte, sans compter l’Espagne ou la Grèce, ce qui réduirait fortement les risques.
Importations massives ou production locale ?
R. S. : Ceci soulève la question du choix entre deux modèles d’économie de l’hydrogène, une approche globale avec le transport de l’hydrogène sur de longues distances, qui peut poser des problèmes d’ordre géopolitique, et une approche beaucoup plus localisée de la production d’hydrogène, rendue envisageable par le développement des réseaux électriques intelligents.
Int. : Je ne vois pas comment la France pourrait s’opposer à l’importation d’hydrogène depuis l’Espagne, puisqu’il s’agit du marché intérieur. Au-delà, sachant que l’hydrogène nucléaire ne sera jamais compétitif, notre pays aurait tout intérêt à devenir le point de passage des hydrogénoducs entre l’Afrique et l’Europe, car plus ils seront nombreux à traverser notre pays, plus nous serons en mesure d’obtenir des tarifs avantageux. Aujourd’hui, face à l’opposition de la France, on voit émerger un projet d’hydrogénoduc offshore entre le Portugal et les Pays-Bas, ce qui est vraiment absurde…
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Élisabeth BOURGUINAT