- De l’enseignement à l’économie circulaire, sociale et solidaire
- Trois fondateurs
- Collecter, trier, réparer, réhabiliter
- Une mission à triple impact
- Efficacité sociale et économique
- Diversification et innovation
- Envie Autonomie
- Perspectives
- Le Labo
- La réinsertion n’induit pas une distorsion de concurrence !
- Complémentarité stratégique et territoriale
- Entendre les besoins
- Gouvernance et financement solidaires
- Agir au sein d’un tissu d’entreprises
Exposé de Jean-Paul Raillard
De l’enseignement à l’économie circulaire, sociale et solidaire
Je suis économiste de formation et j’ai enseigné durant une quinzaine d’années avant d’intégrer un cabinet d’expertise comptable dont la vocation est d’assister les représentants du personnel dans ce qu’on nomme depuis 2018 les CSE (comités sociaux et économiques), et dont je suis devenu le directeur général. Au cours de ma carrière, j’ai donc été sensibilisé à la question sociale dans les entreprises – à l’inclusion dirait-on aujourd’hui – et c’est ainsi que j’ai accepté la présidence d’Envie Loire-Atlantique avant d’être élu président de la Fédération Envie, en juin 2019. Je suis également membre du Conseil de l’inclusion dans l’emploi – qui travaille sous l’autorité du Premier ministre et de la ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion – et membre de la plateforme nationale d’actions globales pour la responsabilité sociétale des entreprises (Plateforme RSE, sous l’égide de France Stratégie), où je représente les entreprises coopératives, puisque je participe aussi à la direction d’une SCOP (société coopérative et participative).
Trois fondateurs
Le réseau Envie (Entreprise nouvelle vers l’insertion économique) a créé sa première entreprise en 1984, à Strasbourg, grâce à la collaboration d’un travailleur social chargé de la réinsertion par le travail de jeunes délinquants, d’un dirigeant de la communauté Emmaüs locale, qui récupérait du gros électroménager, le revendait s’il était en état de marche, mais ne le réparait pas, et, enfin, du directeur du magasin Darty de la ville, qui reprenait à ses clients leurs appareils usagés. Ils ont fait naître l’idée de fournir à une clientèle modeste des appareils de seconde main, réparés et garantis, à des prix modiques. Le réseau Envie regroupe aujourd’hui 50 entreprises locales d’insertion, implantées dans toute la France. Nos activités répondent aux principes de l’économie circulaire : elles commencent par la collecte de déchets électroménagers, se poursuivent par le tri – qui détermine ce qui sera réparé et ce qui sera détruit pour recyclage –, puis par le reconditionnement dans nos ateliers et, enfin, elles s’achèvent par la vente au public.
Collecter, trier, réparer, réhabiliter
Nous nous sommes développés autour de quatre métiers principaux.
Le premier d’entre eux, la rénovation d’appareils électroménagers, est le métier historique créé par Envie. Il s’étend de la réparation proprement dite à la vente et au service après-vente.
Le transport et la logistique, réalisés par des entreprises du réseau, sont un second métier, intégré dès les années 1990 à la filière des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE). En 2006, à la suite d’une directive européenne, sont créées les filières à responsabilité élargie des producteurs (REP). Envie fait alors un bond en avant en prenant position dans les appels d’offres, au point de devenir l’un des principaux acteurs du secteur, puisque nous sommes désormais responsables du transport d’un tiers environ de ces déchets.
Le troisième métier est le traitement final des déchets qui ne peuvent être reconditionnés : nous les trions pour qu’ils soient broyés et recyclés.
Enfin, depuis 2015, avec la création d’Envie Autonomie à Angers, nous rénovons du matériel médical, notamment de fauteuils roulants, pour les personnes en situation de handicap. En 2019, nous avons créé une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) afin de piloter ce projet innovant.
Le réseau Envie emprunte des formes juridiques diverses : la rénovation des appareils électroménagers est souvent effectuée par des entreprises disposant du régime associatif ; le transport, le traitement, le stockage sont le plus souvent assurés par des sociétés par actions simplifiés (SAS), propriétés des associations. Toutes les entreprises d’Envie ont l’agrément d’entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS), c’est-à-dire qu’elles sont tenues d’avoir un but d’intérêt général, qu’elles doivent être gouvernées démocratiquement et que leurs bénéfices sont en majorité réinvestis dans leur développement.
Au sein de ses 50 entreprises d’insertion, Envie emploie 3 000 salariés, dont 2 300 en insertion professionnelle. Notre chiffre d’affaires s’élève à 100 millions d’euros. Nous avons vendu 126 000 appareils rénovés et garantis en 2019 – il faut en moyenne trois appareils jetés pour reconstituer un appareil qui sera mis en vente –, issus de 24 000 tonnes de déchets collectés sur des points dédiés. Sur un marché qui produit environ 600 000 tonnes de DEEE en France, nous en avons collecté et transporté vers des centres de traitement 191 000 tonnes, soit un peu plus de 30 %, dont 120 000 tonnes environ ont été recyclées, soit dans nos ateliers, soit par des sous-traitants ou cotraitants d’industriels de la filière déchets.
Une mission à triple impact
Si nous ne sommes pas une entreprise à mission telle que définie par la loi Pacte de 2019, nous souhaitons néanmoins avoir un triple impact : social, environnemental et de revitalisation économique des territoires. Nous employons des salariés éloignés de l’emploi, que nous formons afin qu’ils puissent se réinsérer sur le marché du travail, tandis que nous permettons aux ménages les moins aisés d’acquérir à des prix modiques – environ 50 % du prix neuf – des produits de première nécessité en excellent état et garantis un an, voire, de plus en plus souvent, deux ans. Nous allongeons la durée de vie des produits, nous réutilisons des déchets et nous contribuons ainsi à limiter l’épuisement des ressources naturelles. Enfin, nous créons des emplois dans les bassins locaux, à travers des activités pérennes et dans des entreprises tenues d’équilibrer leurs comptes et de constituer des fonds propres. Nous nous sommes également dotés d’une mission d’intérêt général : travailler pour une société plus inclusive et œuvrer à la consommation responsable – jeter moins, réparer plus. C’est dans cet esprit que nous avons lancé le Green Friday, lors duquel nous menons, le même jour que la monstrueuse opération de déstockage lancée par les grandes enseignes, qu’elles ont nommée Black Friday, des opérations de sensibilisation à la consommation responsable. Depuis 2018, de nouveaux acteurs fondateurs, comme Altermundi, le Refer, DreamAct, Ethiquable ou Emmaüs, nous ont rejoints dans cette initiative.
Efficacité sociale et économique
La chaîne de l’économie circulaire obéit à une hiérarchie, du plus souhaitable au moins souhaitable, en partant du réemploi vers les déchets ultimes en passant par le recyclage – qui valorise une partie des matières et brûle le reste pour produire de l’énergie. Néanmoins, le souhaitable s’articule aussi du local à l’international ; la pire option étant, on l’aura compris, le rejet des déchets dans un pays tiers.
Une tonne de déchets enfouis ne crée localement qu’un emploi équivalent temps plein. Si elle est incinérée, elle engendrera 3 emplois ; son tri, pour le recyclage des matières, produit 30 emplois et, enfin, son réemploi ou sa réutilisation permet l’embauche de 85 à 130 personnes à temps plein.
C’est sur ces bases qu’Envie, entreprise d’insertion par l’activité économique, cherche à générer un impact social maximal. Nous exerçons notre activité aux conditions du marché et nos ressources proviennent pour 80 % à 90 % de la commercialisation des biens et des services que nous produisons. Nous recevons de l’État une prestation d’insertion qui correspond au coût de la formation et de l’écart de productivité des personnes que nous employons, agréées par Pôle emploi. Nous nous efforçons de les conduire, au terme d’un contrat d’insertion de deux ans maximum (la moyenne de la durée des emplois dans l’entreprise était en 2019 de 13 mois), vers un emploi durable. L’année dernière, 78 % des personnes qui ont quitté Envie ont retrouvé soit un CDI, soit un CDD d’au moins six mois, soit une formation qualifiante afin de compléter l’expérience acquise. Notre personnel d’encadrement est doté de compétences à la fois techniques et pédagogiques. Notre entreprise, tournée en permanence vers la montée en qualité, mérite le nom d’entreprise apprenante. Elle recherche l’excellence, dans sa gestion comme dans sa production et dans la vente de ses produits – y compris sur Internet.
Diversification et innovation
Au sein de nos métiers traditionnels de collecte, de recyclage, de réhabilitation et de revente des déchets électroménagers, nous ne cessons d’innover.
À Strasbourg, nous avons constitué une nouvelle chaîne automatisée de tri de déchets de petit électroménager, qui traite un volume trois fois supérieur, tout en conservant les emplois de l’ancienne chaîne manuelle. C’est un choix que nous avons fait alors qu’on aurait pu diviser cet effectif par trois.
À partir de 2015, sur les sites de Rennes et de Nancy, nous avons développé le recyclage des matelas et en traitons actuellement 2 350 tonnes par an.
Nous reconditionnons du matériel informatique et de téléphonie mobile, que nous remettons en circulation dans nos magasins ou avec l’aide d’associations luttant contre la fracture numérique. La crise sanitaire a montré l’importance de ce type d’action.
À Rennes, depuis 2019, nous avons entrepris une activité de tri de déchets de chantier, en coopération avec le Groupe Legendre et le groupe Veolia.
Nous nous sommes même lancés dans la récupération de denrées périmées, en collaboration avec les centres E. Leclerc de Pau et de Mazères, ainsi qu’avec l’épicerie Urre Gorria, en Nouvelle-Aquitaine, avec pour ambition de créer une gamme de produits locaux à partir de fruits et légumes invendus.
Nous tentons aussi d’innover en amont, en collaboration avec des déchetteries municipales et des acteurs de ce secteur, pour former une plateforme de regroupement des encombrants et encourager la valorisation matière et le réemploi. Le principe est d’organiser le tri le plus en amont possible, avec du personnel qualifié sur site. Ces initiatives sont notamment menées dans la région Rhône-Alpes et dans les métropoles de Lyon et de Nantes. Dans cette dernière, nous collaborons à une filière de consigne et de lavage des fûts et des bouteilles de bière.
Envie Autonomie
En 2016, Envie Autonomie est née d’un constat : le matériel d’aide technique aux personnes handicapées ou en manque d’autonomie, notamment d’aide à la mobilité, est parfois insuffisamment remboursé par la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM). Les restes à charge peuvent être importants et empêchent de nombreuses personnes d’accéder à ces aides. Le matériel que nous reconditionnons est vendu à un prix correspondant aux trois quarts, voire à la moitié, du prix du matériel neuf. Dès que le décret de la loi de programmation de la sécurité sociale 2020 sera sorti, nous serons en mesure d’obtenir pour nos clients nos premiers accords de prise en charge par la CPAM de matériels rénovés dans des conditions similaires au matériel neuf.
Depuis 2016, à partir de 35 000 appareils d’aide technique collectés, nous en avons reconditionnés et vendus 6 000. Le chiffre d’affaires d’Envie Autonomie s’élevait à 700 000 euros en 2019 et le budget de 2020 prévoit une augmentation de 100 000 euros. Nous comptons aujourd’hui 7 sites de production, et nos appareils, répondant aux normes de la CPAM, sont disponibles dans 11 magasins. Leur remise à neuf a permis la création de 75 emplois, dont 40 en insertion.
Perspectives
Évidemment, la crise sanitaire est un choc. Néanmoins, elle engendre aussi de nouvelles solidarités.
Nos magasins d’électroménager ont dû fermer pendant le confinement, mais les mois de juin, juillet et août ont ramené une clientèle plus nombreuse. Nous avons utilisé les outils de l’État (chômage partiel, reports de charges, prêts garantis par l’État) et nos trésoreries n’ont pas trop souffert. Nos fonds propres, suite à une bonne année 2019, nous ont été d’un soutien important. La crise n’est pourtant pas derrière nous et notre activité commerciale dépend du climat général. La quantité de déchets, en revanche, a considérablement augmenté durant les mois qui ont suivi le confinement ; nous avons croulé sous les tonnes de déchets durant les mois de juillet, d’août et de septembre, dans des conditions tendues ; cet afflux a néanmoins permis de rattraper la chute des mois précédents, et nous prévoyons que nous aurons transporté quelque 200 000 tonnes de déchets d’ici la fin de l’année, ce qui correspond à notre étiage habituel.
Nous négocions avec les éco-organismes agréés par l’État, comme ecosystem – qui a en charge une grande partie de la filière des DEEE, des lampes et des petits extincteurs –, les coûts de nos prestations sur le réemploi des matériels dans un esprit de vrai partenariat. Les taux de réemploi sont aujourd’hui de 3 % à 4 %, et nous visons, à la faveur de la loi anti-gaspillage et pour l’économie circulaire (AGEC), un taux de 10 %. Cette loi encadrera nos activités dans les années à venir. L’enjeu étant important, nous menons une activité de plaidoyer auprès des parlementaires et des acteurs du secteur.
Nous continuons d’ouvrir des sites dédiés à nos activités historiques et souhaitons étendre le projet Envie Autonomie à tout le territoire, ce qui nécessite des fonds importants.
Si nous revendiquons le fait d’être des acteurs sociaux, nous ne sommes pas pour autant des bricoleurs ! Nous avons donc demandé au Centre européen de normalisation en électronique et en électrotechnique de nous auditer afin de labelliser au maximum nos process.
Nous nous lançons également dans le commerce de pièces détachées certifiées de réemploi, dont nous ambitionnons de devenir le premier acteur national pour l’électroménager.
La loi AGEC devrait ouvrir de nombreux horizons nouveaux. En effet, elle fixe des objectifs plus ambitieux pour le réemploi et organise une nouvelle gouvernance des filières, où nous devons trouver notre place, notamment dans le dépannage, pour lequel il nous faut proposer des solutions abordables. Dans ce domaine, la TVA devrait passer de 20 % à 10 % pour faire baisser les prix et encourager le recours à la réparation, mais ce n’est pas gagné.
Au cours des quinze prochaines années, nous souhaitons multiplier notre activité par cinq. Le marché s’ouvre à la concurrence, ce qui devrait le stimuler. Néanmoins, nous tenons absolument à continuer d’articuler l’économie circulaire à la création d’emplois inclusifs, et plus particulièrement locaux.
Le Labo
Nous allons inaugurer notre nouveau siège, dans le 20e arrondissement de Paris, dans un bâtiment à ossature bois, construit, en dehors du gros œuvre, avec 45 % de matériaux de réemploi, selon les principes de l’économie circulaire, et destiné à en diffuser les pratiques à la construction. Une surface de vente, un atelier et un centre de formation y ouvriront leurs portes. Les clients pourront y acheter leur matériel sur des tablettes mises à disposition et l’essentiel de la production se fera dans nos ateliers de Trappes ; nous assurerons évidemment la livraison. Nous allons également y créer un tiers-lieu, c’est-à-dire un lieu ouvert à l’ensemble des acteurs de l’économie circulaire à Paris, avec la programmation d’événements et d’actions de sensibilisation du public à l’allongement de la durée de vie des produits. C’est pour nous un projet essentiel, et nous en espérons un retentissement national.
Débat
La réinsertion n’induit pas une distorsion de concurrence !
Un intervenant : Un aspirateur usagé jeté aux encombrants est-il envoyé vers vos centres de tri par la ville chargée de la collecte ? Sa réparation, qui coûte du temps et de l’argent, est-elle rentable ?
Jean-Paul Raillard : L’aspirateur jeté aux encombrants est rarement réorienté vers une association ou une entreprise comme la nôtre. La destination habituelle est celle du circuit de recyclage, qui implique la destruction de l’appareil. Nous travaillons activement à coordonner notre action avec les municipalités pour récupérer du matériel. Les coûts de réparation du petit électroménager sont en revanche importants. Ils représentent le plus souvent le quart de la valeur marchande d’un produit neuf, la compétitivité d’une réparation est donc faible.
Int. : Vous êtes à la fois un acteur du marché et un acteur subventionné ; peut-on vous soupçonner de distorsion de concurrence ?
J.-P. R. : C’est une fausse idée, même si elle est répandue ! Le personnel en retour vers l’emploi coûte relativement cher, car il faut l’encadrer et assurer sa formation. La mission d’une partie de nos techniciens est d’ailleurs exclusivement pédagogique, afin de permettre la montée en compétence des personnels, et les subventions que nous recevons ne représentent que 10 % à 12 % de notre chiffre d’affaires, ce qui couvre les coûts de notre sous-productivité et de la formation. Ainsi, pour une réparation chez un client, nous ne pouvons généralement pas envoyer une personne en insertion. Nous devons mobiliser pour cela un technicien permanent. Quant à l’activité de transport et de logistique, elle devient extrêmement concurrentielle. Les marchés conclus avec les éco-organismes courent sur un délai de trois ans, au terme duquel l’appel d’offres est renouvelé. Nous avons aussi conclu des partenariats avec de grosses entreprises (Veolia, Suez, Derichebourg) intéressées par l’insertion, qui reconnaissent notre compétence, notre compétitivité et notre capacité à gérer avec elles une chaîne de tri ou du recyclage. Quoi qu’il en soit, il est plus difficile de gérer une entreprise d’insertion qu’une entreprise ordinaire.
Complémentarité stratégique et territoriale
Int. : Envisagez-vous votre action comme complémentaire de celles d’Emmaüs, des ressourceries d’Île-de-France ou des Territoires zéro chômeur de longue durée ? À New York, on voit fleurir des magasins de réparation. Comment se maintiennent-ils ?
J.-P. R. : La politique du réseau Envie est de multiplier les contacts avec les autres acteurs de l’insertion, afin d’organiser la complémentarité et, notamment, de trier le plus en amont possible avant de redistribuer en fonction des compétences et des capacités de chacun. Emmaüs, par exemple, ne répare pas, alors que nous reconditionnons entièrement. De même, trouvons-nous auprès de Territoires zéro chômeur des personnes qui viennent en insertion chez nous. Pôle emploi, qui contrôle en amont et en aval, est évidemment un partenaire, mais n’est plus le seul puisque la législation, là aussi, a évolué. À Strasbourg, par exemple, 70 % de nos personnels en insertion sont des migrants que nous adressent des associations d’insertion, très motivés, avec lesquels nous obtenons de bons résultats, tandis que des associations travaillent en liaison avec nous sur les questions d’apprentissage de la langue française. Nous coopérerons aussi avec Fnac Darty : nous pouvons leur fournir une main-d’œuvre formée tandis qu’ils nous approvisionnent en produits que nous reconditionnons.
Je ne connais pas le statut des boutiques de réparation new-yorkaises. En France, ce sont souvent des émanations du tissu associatif, qui ne débouchent pas sur la création d’emplois rémunérés. Attention à la dérive qui consisterait à ubériser l’emploi dans ces domaines ! Notre tiers-lieu de Paris travaillera avec des bénévoles dans la réparation. Encore une fois, le dépannage est peu rentable, même si nous le maintenons pour des raisons d’éthique et d’image.
La manipulation des pièces, leur organisation, leur référencement sont des questions capitales, de même que celle des déchets ultimes, les plastiques, notamment, qu’on peut transformer par pyrolyse en carburant…
Int. : Vous êtes beaucoup plus présents en province qu’en Île-de-France, où vous implantez votre siège. Peut-on parler d’un déséquilibre ?
J.-P. R. : Notre absence de Paris nous préoccupe. Historiquement, elle s’explique par le coût du foncier. Nos ateliers et notre logistique nécessitent des surfaces importantes, dont les prix nous sont inaccessibles à Paris. Nous avons installé, à Trappes, une zone logistique et un atelier complet, et nous participons à Gennevilliers, en lien avec Derichebourg, à une chaîne de tri et de recyclage, avec un point de réemploi. Nous souhaitons désormais être présents à Paris, au-delà du siège social. Saluons l’action des collectivité publiques, notamment de la Ville, qui accepte de mettre à notre disposition des surfaces significatives afin que nous puissions augmenter le nombre de nos magasins. Reste à organiser la logistique, car nos stocks devront demeurer hors de Paris. Nous avons des solutions : à Montreuil, par exemple, une cité du réemploi devrait voir le jour à l’horizon 2024. Par ailleurs, en amont, nous travaillons avec Darty sur la nouvelle plateforme de Mitry-Mory, en Seine-et-Marne.
Int : Les grands distributeurs proposent depuis longtemps de reprendre l’ancien appareil lors de l’achat d’un appareil neuf ; vous disposez là d’un gisement. Quelles sont vos relations, à cet égard, avec eux ?
J.-P. R. : Nos relations sont dynamiques. Nous menons déjà, ou nous essayons de le faire, sur l’ensemble du territoire, des partenariats avec Boulanger, But, etc. Les grandes enseignes d’électroménager vendent désormais des produits de seconde main et s’intéressent à nos savoir-faire. Certaines souhaitent nous revendre le matériel qu’elles récupèrent.
Int : Les artisans réparateurs d’autrefois ont disparu des villes. Reconstituer leur réseau, y compris avec des subventions, contribuerait à crédibiliser la réparabilité.
J.-P. R. : Pour reconstituer un réseau de réparateurs, où nous entendons bien tenir notre place, il faut que le produit soit réparable et que sa réparation coûte moins cher qu’un produit neuf acheté en Asie du Sud-Est. Si l’artisan réparateur a disparu et n’est plus un débouché pour les personnes que nous avons formées, le marché de la seconde main, en revanche, se développe, créant une nouvelle demande de main-d’œuvre. C’est l’une des raisons de notre coopération avec Darty : les grands distributeurs ont vu fuir une part de leurs techniciens, débauchés par des plateformes, car attirés par des gains souvent illusoires. La baisse de la TVA sur les réparations peut être un levier important. En effet, elle contribuerait à relancer un secteur de l’artisanat presque disparu. Il faut cependant aussi pouvoir utiliser le maximum de pièces détachées de réemploi. Je rappelle que la loi sur l’économie circulaire porte l’obligation d’un indice de réparabilité.
Int. : Quelles sont vos relations avec vos équivalents dans les pays étrangers ?
J.-P. R. : Envie est membre, depuis 2001, du conseil d’administration du réseau européen Reuse and Recycling Social Enterprises in the European Union (RREUSE). Nous sommes aussi en contact avec un acteur québécois. Nous tentons par ailleurs de nous implanter dans les collectivités françaises d’outre-mer.
Entendre les besoins
Int. : Vous vous êtes intéressés à des questions orphelines, au départ sans beaucoup d’offre ni de demande avérée. Dans les années 1980, vous étiez peu ou prou le seul acteur du tri, du recyclage et de la rénovation des produits électriques et électroniques. La création des éco-organismes, à partir de 2006, a changé le paysage. Votre travail sur les pièces détachées de réemploi est également précurseur, sur un marché où l’offre est actuellement absente et où vous avez les capacités d’intervenir en raison de votre accès aux gisements et de vos compétences. Ainsi ouvrez-vous des voies que les lois d’organisation du marché peuvent pérenniser. Il existe en revanche un réseau de réparateurs de gros électroménager. Comment vous situez-vous dans ce secteur d’activité ?
J.-P. R. : J’ajouterai, concernant les questions orphelines, celle du réemploi du matériel médical, bien actuelle. L’initiative en revient au président d’Envie Anjou, après sa rencontre avec des personnes dépourvues d’accès à l’aide technique médicalisée dont elles avaient besoin. Un autre exemple a alimenté notre réflexion : nous avons pu vendre à un jeune homme atteint d’une maladie dégénérative un fauteuil reconditionné à un prix inférieur à la prise en charge de la CPAM, alors que du matériel neuf aurait représenté un reste à charge beaucoup trop élevé pour lui. Évidemment, notre initiative bouscule le marché. Il nous faut désormais construire un plan stratégique si nous voulons aller au-delà de nos premiers métiers et favoriser la montée en gamme du réemploi. Les nouveaux cadres législatifs et réglementaires nous y aident ainsi que ceux en cours d’élaboration, pour lesquels nous menons une action de plaidoyer, sur l’écoconception des produits. Nous y travaillons de conserve avec des industriels – Bosch, le Gifam (Groupement des marques d’appareils pour la maison), etc.
Nous pourrions peut-être également participer à la relance du projet l’Increvable, une machine à laver le linge garantie à vie, lancé par de jeunes audacieux et interrompu faute de partenaires industriels et financiers au mois de février 2020. Nous devons désormais freiner l’exploitation des ressources naturelles et nous souhaitons aussi travailler à la réhabilitation des téléphones mobiles, un marché rentable où la concurrence est forte.
Int. : Quel est votre taux d’emploi de personnes handicapées ?
J.-P. R. : Nous employons peu de personnes handicapées en insertion, car elles le sont par les ESAT (établissements et service d’aide par le travail). Cela dit, le chef d’atelier de l’entité d’Angers spécialisée dans le matériel médical se déplace en fauteuil.
Gouvernance et financement solidaires
Int. : Que vous apporte le statut d’entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS) ?
J.-P. R. : Le statut ESUS est délivré après la validation des statuts de l’entreprise d’insertion, qui jouit à cet égard de facilités d’accès. Ce statut a été introduit par la loi Économie sociale et solidaire de 2014. La loi de 2020 relative à l’économie circulaire porte mention d’un fonds de financement du réemploi abondé par les éco-organismes. Nous avons demandé que ces subventions soient réservées à des entreprises solidaires d’utilité sociale, car si ce statut n’est certes pas une garantie infaillible d’équité, il offre néanmoins une reconnaissance aux actions d’inclusion et une éthique de fonctionnement.
Int. : Vous comptez une cinquantaine d’entités indépendantes, de formes juridiques diverses. Quelles sont vos modalités de gouvernance ?
J.-P. R. : Ce n’est pas toujours simple et nous avons traversé des crises de gouvernance ! Le conseil d’administration de la Fédération Envie – qui est une association – est formé, outre du président, de représentants de nos six régions (Est, Île-de-France, Nord, Ouest, Sud-Est, Sud-Ouest), soit actuellement 13 personnes – trois, deux ou une par région. Les entreprises Envie participent au fonctionnement en cotisant et doivent nécessairement bénéficier, en contrepartie de cet effort financier, de services rendus par la Fédération. Notre force de coercition est limitée au retrait de l’agrément Envie, après une enquête prévue par les statuts, qui peut se conclure par une exclusion. La direction de l’association ne peut donner d’ordres aux entreprises du réseau, mais elle mène un travail de conviction pour l’émergence et l’aboutissement de projets communs. Le bon fonctionnement du couple formé par le président et le délégué général est un facteur important de légitimité.
Int. : Faites-vous appel à la finance solidaire ? Si oui, sous quelle forme (actions, obligations, prêts, etc.) ?
J.-P. R. : Chaque entreprise Envie gère son financement. Nous faisons notamment appel à La Nef, coopérative de financement éthique, et au réseau France Active. La réhabilitation de matériel médical, dont le marché est en cours de création, demande de gros investissements. C’est pourquoi nous sollicitons également des investisseurs privés. Nous préparons aussi des contrats à impact social, encouragés par de nouvelles dispositions réglementaires, prévoyant des allègements de cotisations sociales indexés sur les économies induites pour le système de santé. Le réseau Envie tente de coordonner les financements pour contribuer à son changement d’échelle, en recourant, par exemple, aux fonds départementaux d’insertion, tout en présentant à la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle un plan d’ensemble (DGEFP).
Agir au sein d’un tissu d’entreprises
Int. : Vous êtes engagés auprès d’acteurs économiques divers. Ne craignez-vous pas de vous disperser ? Quid, par ailleurs, des subventions publiques, qui ne sauraient durer toujours ?
J.-P. R. : Nous ne sommes pas sous perfusion ! Les prestations d’insertion sont rémunérées par l’État, mais couvrent, je le répète, les écarts de productivité et le coût de la formation. Le Pacte d’ambition pour l’insertion par l’activité économique, remis à la ministre du Travail en septembre 2019, où le président de la République affirme, en exergue, vouloir porter le nombre de contrats d’insertion de 140 000 à 240 000 (objectif 2022), donne à cet égard quelque garantie ! Nous travaillons également avec Pôle emploi et la DGEFP pour mettre en place des traçages et des évaluations de parcours, ainsi, bien entendu, qu’avec d’autres entreprises d’insertion.
Je ne pense pas que nous nous dispersions. Sur la réhabilitation des DEEE, nous restons dans notre métier d’origine, même si nous tentons d’étendre notre activité au petit électroménager. La rénovation de matériel médical, qui est une innovation, n’en demeure pas moins, elle aussi, dans l’esprit initial du projet Envie. Quant au transport, à la logistique et au recyclage, ce sont des activités mieux rémunérées qui nous permettent de renforcer nos fonds propres. Nous sommes aussi un réseau d’entreprises indépendantes, toutes capables de se développer localement, en analysant les besoins, en s’alliant avec les acteurs locaux, etc. En revanche, nous devons rester attentifs à la mesure de l’impact social et environnemental, qui nous distingue, y compris en matière d’image – un point auquel la direction du réseau est de plus en plus attentive. C’est bien parce que nos diverses activités portent le même sens qu’elles ne nous éparpillent pas. Ainsi participons-nous à des actions cordonnées avec d’autres acteurs, dans d’autres secteurs de la réinsertion par l’emploi et de l’économie sociale et solidaire : les deux unités Envie du Nord – recyclage, logistique et rénovation – font partie du groupe Vitamine T, très diversifié, qui est l’un des leaders de l’entrepreneuriat social en France.
Int. : Avez-vous recours au mécénat de compétences auprès d’entreprises qui vous donnent ou vous livrent des produits ? Envisagez-vous de vous associer à de grands distributeurs pour vous rapprocher des centres urbains ?
J.-P. R. : Les mécénats de compétences sont une excellente chose. Nous y avons recouru dans le domaine juridique et pour notre organisation industrielle. Nous nous sommes appuyés sur ces partages d’expérience lorsque nous avons lancé notre activité de réhabilitation de matériel médical, pour établir des listes de clients potentiels, avec l’aide de techniciens commerciaux. Nous n’avons pas encore trouvé les modèles économiques qui nous permettraient d’installer notre marque dans les rayons de grands distributeurs, mais nous ne sommes pas loin d’y parvenir avec l’un d’entre eux. Nous nous rapprochons également des villes sous notre propre étiquette. Notre boutique lyonnaise de gros électroménager est en centre-ville, où nous ouvrirons prochainement une nouvelle boutique de matériel médical, outre celle, déjà existante, de Villeurbanne. Nous avons également un magasin et un atelier dans un tiers-lieu du centre-ville de Nantes.
Int. : Vous développez de nombreuses coopérations avec des industriels. Au-delà de la sous-traitance, quel type d’alliances territoriales avez-vous pu mener ou aimeriez-vous mener ? Comment les structures du réseau Envie s’impliquent-elles dans l’écologie industrielle et territoriale ?
J.-P. R. : Suite à un appel d’offres concernant les changements de compteurs d’eau, Veolia a souhaité travailler avec nous. À cette occasion, nous avons formé des personnels. Cependant, la DGEFP nous a fait remarquer que nous sortions là de notre domaine d’activité et des cadres réglementaires. Nous ne sommes donc pas totalement autonomes dans nos choix de développement. Cela dit, les industriels viennent nous chercher, car nous sommes reconnus pour être un acteur sérieux – et responsable – du traitement des déchets, et cela nous permet d’évoluer progressivement. Nous avons été en concurrence avec Paprec sur un appel d’offres de gestion de déchetteries passé par une métropole, que nous n’avons pas remporté. Nous avons été désavantagés par l’absence d’un indice de la qualité des processus d’insertion et d’apprentissage, qui n’est pas évaluée dans ces procédures. Or, nous l’avons vu, nos activités d’insertion ont des conséquences sur notre productivité. Nous sommes partie prenante d’une SCIC de recyclage avec la métropole de Lyon et d’autres acteurs industriels comme Suez, et nous espérons aussi nous implanter à Grenoble. Je rappelle l’existence de notre site de Gennevilliers et le partenariat avec Derichebourg, qui contribue aussi à l’activité de notre site de Bassens en Gironde. La RSE amène l’économie circulaire et le recours à l’insertion à s’imposer dans le tissu industriel.
Les éco-organismes et leurs cahiers des charges vont déterminer en bonne partie les évolutions de l’écologie industrielle, notamment dans les DEEE. Nous construisons des partenariats, souvent avec des gens enthousiastes, mais qui n’en sont pas moins soumis à des contraintes économiques. Nous devons être ambitieux ! Les discussions commerciales peuvent être âpres, mais la volonté est là, de part et d’autre.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
François BOISIVON