Exposé de Marc Rennard
Savoyard d’origine, je travaille aujourd’hui dans le groupe Orange, mais, auparavant, j’ai enseigné le management à l’ISEOR (Institut de socioéconomie des entreprises et des organisations) à Lyon, j’ai dirigé la station de sports d’hiver des Arcs, j’ai été le numéro deux d’une entreprise de l’audiovisuel, avant de devenir le “Monsieur Afrique” du groupe Orange pendant une douzaine d’années, puis de lancer Orange Bank. Depuis dix-huit mois, je dirige les activités d’investissement du groupe Orange dans les start-up.
Ce dont je vais vous parler relève de la reverse innovation, c’est-à-dire des innovations que nous avons réalisées en Afrique et de la façon dont nous avons utilisé cette expérience pour innover en Europe et en France plus particulièrement.
L’Afrique n’existe pas
Il est important de comprendre que l’Afrique “n’existe pas”, puisque le continent africain, qui compte 1,22 milliard d’habitants, est un patchwork de 54 pays de tailles, de cultures, de religions, de niveaux de vie, de démographies et de rapports à la démocratie fort différents.
En réalité, il y a plus de différences entre le Sénégal et le Mozambique qu’entre la Grèce et l’Irlande. Cependant, les grands acteurs internationaux, tels Google ou Facebook, ne parlent généralement que d’une entité Afrique perçue comme homogène. Elles en confient alors souvent le soin à un Monsieur Afrique, ce qui n’a guère de sens, car, lorsque vous êtes à Dakar, vous êtes à des années-lumière de Johannesburg !
Aujourd’hui, un Africain sur deux a moins de 20 ans et utilise, ou utilisera, les nouvelles technologies, de communication ou autres. Par ailleurs, l’exode rural s’est considérablement accru et le continent s’urbanise rapidement, avec désormais 15 villes de plus de 3 millions d’habitants et des mégapoles comme Le Caire, Johannesburg, Kinshasa ou Lagos, qui sont toutes plus peuplées que Paris.
La quasi-totalité de la population dispose, à ce jour, d’une connexion téléphonique, grâce au signal GSM (Global System for Mobile Communications) qui couvre presque tout le territoire, à l’exception des zones désertiques. La connexion Internet s’est également largement développée, avec cependant des variations locales importantes. Ce qui est frappant, c’est que se profile le moment où tout le monde aura un smartphone basique, dont les prix sont désormais significativement inférieurs à 50 dollars. Toutes les activités autour des télécoms croissent très vite et l’industrie du mobile stricto sensu représente actuellement 7 % du PIB global de l’Afrique subsaharienne, c’est-à-dire 110 milliards d’euros.
Une dernière caractéristique de l’Afrique est qu’elle est bien plus vaste que nous ne le percevons en regardant une carte à plat, qui surévalue les régions proches des pôles et, par contraste, sous-évalue les régions équatoriales pour des raisons autant techniques que géopolitiques héritées des années du colonialisme. L’Afrique est immense puisqu’on pourrait y loger à la fois les États-Unis, la Chine, l’Inde et les 27 pays d’Europe, et qu’il resterait encore de la place ! Les distances sont considérables et, à lui seul, le Mali est plus grand que la France, l’Italie et l’Angleterre réunis. La perspective d’installer de la fibre optique de manière dense, d’éclairer l’intégralité du continent et autres projets grandioses, n’est donc simplement pas réaliste à court terme compte tenu de la taille physique de ce continent.
Un écosystème qui se structure
Aujourd’hui, malgré la pauvreté et le manque d’infrastructures, entre autres, les choses évoluent rapidement. Un peu partout, des Tech Hub se créent et toutes les capitales de pays dont les dirigeants sont quelque peu ouverts sur le monde se targuent d’être le centre technologique de quelque chose. C’est vrai pour la Tunisie, le Sénégal, l’Afrique du Sud – qui l’est de facto – pour Maurice, qui se vit comme une cyber-île, pour le Nigéria, qui représente la plus grosse économie du continent, pour l’Égypte, cependant davantage tournée vers le Moyen-Orient, etc. Partout, des écosystèmes se montent avec des centaines d’acteurs, dont beaucoup sollicitent Orange, que ce soit à Paris ou dans nos sièges locaux. À l’opposé des secteurs industriels ou agricoles, dans lesquels l’importance des infrastructures est un obstacle à l’entrée de nouveaux acteurs, les technologies digitales font disparaître les frontières, un programme pouvant être aussi bien développé à Abidjan ou Bamako qu’à Paris.
En 2016, le secteur du capital-risque a investi environ 300 millions de dollars dans des start-up africaines. Ce montant est passé à 500 millions en 2017, puis à 1 milliard de dollars en 2018. Ces chiffres restent faibles en valeur absolue si on les compare aux 70 milliards investis en Asie ou aux 100 milliards de dollars investis aux États-Unis cette même année, mais leur croissance est très spectaculaire. Quand une start-up est créée, elle peut très vite peser sur l’économie, tant par son activité propre que par sa visibilité face aux pouvoirs publics, ce qui fait qu’elle rayonne dans la société au-delà de son poids économique réel.
Une centaine d’investisseurs du capital-risque soutiennent le développement de la tech africaine en intervenant sur ses trois stades de développement. Dans son stade le plus précoce, le seed stage ou amorçage, la start-up n’existe souvent pas encore et son promoteur, porteur d’une idée novatrice, cherche 100 000 euros. La démarche de l’investisseur reposera généralement sur d’importantes batteries de process et pourra alors prendre beaucoup de temps. Orange se concentrant sur l’accompagnement technique et humain, il est assez peu présent à ce stade en tant qu’investisseur.
L’early stage, qui lui succède, concerne un petit entrepreneur déjà établi, qui dispose d’une présentation PowerPoint de son projet, d’une esquisse de business plan qui tient sur une ou deux feuilles Excel et d’un produit déjà présent sur un marché permettant de réaliser un petit chiffre d’affaires. Beaucoup d’investisseurs sont positionnés sur ce créneau, mais cette situation est appelée à évoluer, car tous les grands groupes, comme Total, Danone ou Orange, sont désormais présents en priorité à ce stade, étant peu enclins à travailler dans le flou et préférant les dossiers plus solidement construits à l’incertitude du seed stage.
Le growth stage, ou late stage, concerne des entreprises installées, qui perdent parfois encore de l’argent, mais qui sont dans une dynamique de croissance et, pour certaines, sont appelées à devenir un jour des licornes. Les investisseurs sont moins nombreux à ce stade, en particulier du fait des contraintes de conformité. En effet, pour des membres du CAC 40, investir en Afrique soulève un certain nombre de questions sur le fonctionnement de ces entreprises, leur capacité à travailler avec elles, l’implication de nos groupes sur leur territoire, etc. Tous ces facteurs, indispensables à leur réussite, nécessitent beaucoup de négociations, voire de compromis, avec les pouvoirs en place, qui peuvent parfois s’avérer difficilement acceptables.
Les investissements dans la tech africaine sont importants, se multiplient, mais sont également assez concentrés. Trois pays particulièrement en sont bénéficiaires, le Kenya, le Nigéria et l’Afrique du Sud, qui représentent à eux seuls les deux tiers des investissements sur le continent. Orange, de son côté, est très focalisé sur les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest et du Nord. Seuls deux d’entre eux se classent dans le top 10 : l’Égypte et le Sénégal.
Les secteurs porteurs d’innovation sont également assez concentrés. Le premier est celui des technologies financières (Fintech), notamment autour du global payment et de ses dérivés. Suivent le secteur du B to B, celui de l’off-grid, c’est-à-dire de l’énergie, et le e-commerce, en particulier avec quelques acteurs chinois récemment apparus.
Toutes les industries traditionnelles, telles celles de l’hévéa, de l’ananas ou de l’automobile, sont porteuses de leurs propres innovations. Depuis quelques années, deux tendances se dégagent cependant, qui sont des dénominateurs communs à tout ce qui se fait en matière d’innovation. La première est l’émergence de la 5G, car le monde est mobile et, dans les pays de continents comme l’Asie ou l’Afrique, l’activité ne peut se développer qu’à partir de la téléphonie mobile et du smartphone. Les ordinateurs portables consomment trop d’énergie, sont trop chers à l’achat, trop compliqués à maintenir dans des environnements souvent agressifs pour eux pour pouvoir se répandre massivement. Les choses se passeront donc grâce au mobile, qu’on le veuille ou non ! L’autre tendance forte est celle du développement de l’intelligence artificielle (IA). Néanmoins, en ce qui concerne la dynamique de croissance, les contenus, les avancées significatives, etc., l’Afrique reste loin derrière les États-Unis, l’Asie et l’Europe.
On peut imaginer que ces deux tendances de fond vont irriguer, dans les prochaines années, tous les processus, en Afrique comme ailleurs. L’évolution étant très rapide, l’Afrique saura-t-elle sauter par-dessus les étapes que nous avons dû franchir préalablement, comme elle a su le faire pour le mobile en s’affranchissant de la téléphonie fixe, ou, au contraire, va-t-elle se faire décrocher ? L’avenir seul le dira !
Par ailleurs, alors que le nombre de brevets déposés en Asie a décollé en dix ans, porté par la Chine et la Corée du Sud, la contribution de l’Afrique reste marginale, affectant le niveau de confiance de certains investisseurs, ce qui est préoccupant même s’il est possible d’innover en utilisant des brevets dont on n’est pas à l’origine. Cette situation navrante n’est cependant pas propre à l’Afrique. Ainsi, la première communication GSM a été réalisée à Paris, en 1991, deux semaines avant les Allemands. En caricaturant un peu, on pourrait dire qu’à cette date, l’Europe possédait l’ensemble des brevets sur les technologies de la 2G, all patents, selon la terminologie usuelle. Sur la 3G, nous avions most patents ; sur la 4G, some patents ; et sur la 5G, none patents. Sur la 6G, actuellement en cours de spécification, les Chinois commencent à créer des groupes de recherche et les Européens sont à peine invités. Mais au final, tous les opérateurs démarreront en même temps et auront accès aux mêmes technologies afin de pouvoir développer leurs services.
L’innovation par les usages source de succès inespérés
Il est cependant possible de rester optimiste, le mobile payment étant l’exemple d’une innovation qui a superbement réussi sur le continent africain, non pas tant parce que la technologie était originale ou développée localement, mais parce que les usages, les systèmes et les process ont été inventés et personnalisés sur place.
Le mobile payment a été inventé en 2007, sur la base d’une idée née au Kenya, M-Pesa, et développée par Michael Joseph, dirigeant de Safaricom, afin de faciliter le remboursement des microcrédits. Cette innovation n’avait cependant pas immédiatement rencontré le succès escompté. Quand je suis arrivé dans cette industrie en Afrique, j’ai eu l’intuition que pallier le manque généralisé d’agences bancaires en trouvant un moyen fiable permettant de payer et de transférer de l’argent en sécurité pourrait être un facteur de développement économique important. Nous avons donc décidé de nous consacrer à la mise au point d’un système permettant, grâce à des menus simples sur un portable, de transférer de l’argent d’un téléphone à l’autre, puis de le convertir en billets de banque ou d’en conserver le solde virtuel comme sur un compte en banque. C’est très utile pour effectuer localement ses paiements courants, mais aussi, dans le cas d’un immigré travaillant en France, pour envoyer de l’argent à sa famille restée au pays, sans intermédiaire et sans délai.
Le succès est venu du fait que l’on n’avait pas besoin d’un smartphone de dernière génération, que trop peu de personnes auraient pu se payer, pour profiter de ce service. Nous nous sommes, en effet, appuyés sur un appareil coûtant moins de 10 dollars, qui ne sait rien faire d’autre que de “la voix” et des SMS. Or, ce téléphone de base dispose de quelque chose de fabuleux, la norme USSD (Unstructured Supplementary Service Data), sous-partie de la norme GSM, que certains utilisent encore de façon très marginale en France pour consulter leur crédit téléphonique, mais qui était à la disposition de qui voulait s’en servir. C’est de là que tout est parti.
Chez Orange, une petite équipe s’est consacrée à ce projet et, si nous avons réussi, c’est en partie parce que nous l’avons fait quasiment en cachette. Nous ne pourrions plus agir ainsi, car trop de gens s’emploieraient aujourd’hui à sophistiquer l’objet et trop de règles de conformité, visant à éviter les risques de fraude, contraindraient le projet. Nous avons donc avancé sans trop nous en soucier. Bien sûr, nous avons eu un peu de fraude, mais l’essentiel des transferts dans ces pays portant sur des montants de 5 000 francs CFA, soit 7 euros, celle-ci est restée sans réelles conséquences. Nous pouvions donc jouer notre propre assureur.
Concrètement, le système s’est mis en place autour d’un réseau de vendeurs installés dans la rue, sous un parasol Orange ou dans un petit kiosque. Ce vendeur recharge virtuellement le téléphone avec la somme d’argent que lui remet le client qui, dès lors, peut le transférer à qui il veut. Il lui suffit de composer #144#numéro de téléphone du bénéficiaire#montant#code secret, puis d’envoyer pour que l’opération soit conclue.
Au début, les gens n’ayant pas encore vraiment confiance, la personne qui recevait cette somme virtuelle allait aussitôt la convertir en cash auprès d’un point Orange ou d’un commerçant partenaire. Néanmoins, ce système est depuis devenu tellement porteur de confiance que les transactions quotidiennes représentent aujourd’hui un flux hebdomadaire de 1 milliard de dollars – en croissance annuelle de 15 %. Les deux tiers des transactions mondiales de mobile money ont lieu en Afrique – avec une croissance de 12 %. Les gens qui ont, virtuellement, de l’argent sur leur téléphone ne vont plus le retirer aussitôt, car ils savent qu’il y est en sécurité, garanti par Orange et les autres opérateurs. Contrairement à ce qui se fait en France, ce flux est rémunéré à des taux de 2 à 4 %, ce qui permet de financer les développements.
Comme pour tous grands succès d’innovations à travers le monde, les usages imprévus se sont multipliés. Par exemple, au Sénégal, un marchand vient de 80 kilomètres au nord de la capitale vendre ses salades sur un marché de Dakar. À la fin de la matinée, s’il rentre avec une somme conséquente en cash, il risque de se la faire voler par les coupeurs de route. Avant de partir, il va donc dans un Point Orange, met virtuellement cette somme sur son téléphone et, quand il arrive chez lui, soit il va la récupérer en cash dans le Point Orange local, soit il la garde sur son téléphone pour faire ses achats. De plus, désormais, il n’a même plus de cash à transférer, puisque tous ses clients lui paient ses salades en composant le #144#... On est entré dans une less cash economy, mais pas encore dans une no cash economy.
C’est grâce à ce type d’usage qu’Orange Money s’est développé et que nous avons désormais 45 millions de clients, dont 17 millions sont des clients actifs qui l’utilisent plus ou moins chaque mois. Dans certains pays comme le Mali, cet usage s’est tellement développé que l’équivalent de plus de la moitié du PIB national transite par Orange Money. Devenu un outil incontournable, si Orange Money disparaissait, cela affecterait la collecte de taxes, le versement de bourses aux étudiants, le paiement de l’électricité, etc., et le pays s’immobiliserait. Jamais nous n’aurions pu imaginer un tel succès !
Tout se passe donc dans ces petits kiosques, qui ne coûtent que 600 euros chacun. Une ville comme Bamako n’en compte d’ailleurs pas moins de 3 000. La sécurité, après quelques incidents au début, est maintenant assurée par des tournées à moto relevant régulièrement le cash, qui ne reste donc pas très longtemps dans ces kiosques. Quand un produit est devenu à ce point indispensable à la population, celle-ci le défend et le protège. Ainsi, en 2011, en Côte-d’Ivoire ou lors du Printemps arabe, les rebelles et opposants aux pouvoirs en place ont pris soin de ne pas détruire ces infrastructures, dont ils avaient eux-mêmes besoin.
Aujourd’hui, l’Afrique est le premier utilisateur mondial du mobile payment. Sur ce continent, 40 % des 125 millions de clients d’Orange Telecom ont un compte Orange Money et la moitié d’entre eux l’utilisent régulièrement. Ce succès est absolument incroyable.
Depuis, nous avons développé une application qui fonctionne sur tous les smartphones. Cependant, sur ce genre de technologie, nous ne sommes plus qu’un acteur parmi tant d’autres, à commencer par les grands acteurs internationaux, notamment chinois comme WeChat ou Alipay, qui pourraient nous “disrupter” à notre tour malgré l’avance que nous avons pu prendre.
Trop rustique pour l’Europe ?
Pourquoi n’avons-nous pas développé ce système en France et en Europe ? Tout simplement parce qu’il est trop rustique et qu’il l’était déjà il y a dix ans.
À cette époque, le président du groupe Orange, lors d’un voyage en Afrique avec moi, voit apparaître sur son smartphone un message annonçant une réduction de 70 % sur le prix des communications. Il s’en étonne et m’en demande la raison. Je lui explique que, lorsqu’il n’y a pas de trafic sur une antenne donnée, Orange fait une promotion à ceux qui passent à proximité puisque, de fait, cela ne nous coûte rien et ne peut que nous ramener des clients. Il s’enthousiasme pour cette idée et me demande pourquoi cela n’existe pas en France. De retour au siège parisien, je soumets le projet à qui de droit. Cependant, mon approche pragmatique de terrain se heurte aux procédures de modélisation en vigueur dans un grand groupe comme Orange. Pourquoi 70 % de réduction ? Après quelques relances inefficaces, un groupe d’étude est mis en place pour déterminer le niveau optimal de réduction ! Quelques mois plus tard, l’arrivée de Free rendra le prépayé d’un coup obsolète, tout va donc en rester là.
Le système fonctionne sans problèmes tous les jours en Afrique, mais ce n’est désormais plus envisageable de le transposer tel quel en France, les nouvelles applications sur nos smartphones sophistiqués étant très efficaces pour répondre à des besoins plus complexes. Il n’en demeure pas moins que nous n’avons pas su faire évoluer chez nous quelque chose de simple qui existait et donnait toute satisfaction à ses usagers ailleurs.
La relation client, clé du succès
En tant qu’opérateur d’un réseau de téléphonie mobile, nous avons démarré, comme nos concurrents, dans les télécommunications. Nous nous sommes ensuite développés vers les réseaux sociaux, puis le e-commerce. Après cela, grâce à la connaissance de nos clients acquise autour de notre activité d’opérateur de télécommunications, nous avons réussi à contrôler la relation client qui s’est développée autour de nos services financiers, ce qui nous permet de nous ouvrir à quantité d’activités annexes.
Les autres acteurs qui arrivent désormais démarrent autrement. Facebook, par exemple, possède une base de contacts issue de son réseau social, qu’il essaie de monétiser à travers d’autres domaines, tel le développement de sa monnaie numérique, le Libra. Sa puissance de feu est énorme en matière de cash et de moyens disponibles, mais sa faiblesse est qu’il ne maîtrise pas cette relation qui est la clé pour faire payer le client.
Si, en Afrique, nous avons gagné le combat face aux banques, qui n’ont développé pendant longtemps que quelques dizaines de points de vente dans un pays donné, c’est qu’en tant qu’opérateur de télécommunications, nous en avons 500 000 sur le continent ! Même si ce ne sont que de modestes kiosques, ce sont des points de contact avec les clients. Nous pouvons y faire de la recharge téléphonique, y vendre des chargeurs de batterie et quantité d’autres choses... Et un client Orange Mobile qui est aussi client Orange Money est plus fidèle qu’un client lambda ! Cette puissance en matière de distribution nous a permis de gagner la bataille tant vis-à-vis des banques que des régulateurs locaux qui ont voulu nous taxer et nous réglementer, mais se sont heurtés à la population qui nous a protégés. En effet, aucun État ne peut arrêter Orange Money là où nous sommes implantés tant les populations ont besoin de nos services ! Or, là aussi, les choses changeront peut-être avec l’arrivée de WeChat ou d’Alipay.
De la clandestinité à la reconnaissance
Nous avons réellement vécu à une certaine distance du siège pendant six ans. Nous opérions en liaison avec la BNP et, petit à petit, nous sommes devenus un établissement émetteur de monnaie électronique, statut propre à ces pays francophones qui est devenu obligatoire. En France, on s’était organisé pour faire disparaître le cash dans les boutiques. En Afrique, nous avons réintroduit ce cash qui, reconnaissons-le, n’est pas le cœur de métier d’un opérateur de télécommunications. Le comité d’investissement du Groupe était donc très suspicieux et personne ne croyait vraiment que ce système puisse un jour gagner de l’argent. Jusqu’au jour où, lors d’un voyage en Afrique avec le directeur financier, celui-ci s’étonne d’une file de clients devant une de nos boutiques. Je lui explique qu’ils attendent pour retirer de l’argent au distributeur via Orange Money. D’abord incrédule, il vérifie auprès d’eux que ce ne sont pas des figurants recrutés à l’occasion de sa visite ! Convaincu par son constat de visu de la popularité d’Orange Mobile, il en deviendra le premier soutien et en fera la promotion auprès de ses équipes qui, vu les montants croissants en jeu, s’intéresseront alors d’un peu plus près à nous. Notre développement se poursuivra dès lors sur un mode nettement moins clandestin.
Orange Money a donc bel et bien réussi et a commencé à contribuer au cœur d’activité du Groupe. D’ailleurs, grâce à Orange Money, son développement en Afrique a été considérable. Alors que la croissance en France et en Europe est faible, en Afrique, elle est de l’ordre de 6 % sur des montants qui sont devenus significatifs et dont l’essentiel repose sur les données et sur Orange Money. En une douzaine d’années, nous y sommes passés de 6 millions de clients à 120 millions et Orange y emploie 18 000 personnes. Ce continent est aujourd’hui le premier territoire de croissance du Groupe et pèse plus de 12 % dans son chiffre d’affaires. Si la part de l’Afrique reste modeste dans les résultats du Groupe, le fait qu’elle représente une part essentielle de sa croissance plaît beaucoup aux investisseurs.
Par ailleurs, le Groupe a choisi d’africaniser largement son management. Mon successeur à la tête d’Orange Money est Alioune Ndiaye, l’ancien CEO d’Orange Sénégal, et il siège désormais au Comex du Groupe. Aujourd’hui, le top management des filiales est local et n’est plus assuré par des expatriés comme ce fût le cas il y a quelques années.
Nous nous sommes efforcés de répliquer Orange Money dans plusieurs pays. En France, où le système bancaire est très développé et où les besoins ne sont évidemment pas identiques, nous avons surtout misé sur les transferts d’argent réalisés par les diasporas africaines vers leurs pays d’origine. Sur ce point, rien n’est plus efficace que de composer #144#numéro de téléphone du bénéficiaire#montant#code secret et de l’envoyer ! Nous nous sommes implantés avec succès en Roumanie, pays intermédiaire, où nous avons procédé en plusieurs temps, avec un produit plus attractif, une carte bancaire plus élaborée, etc.
Innover en interne comme en externe
Le cœur de la reverse innovation est cependant que, sur la base de cette expérience réussie, le Groupe s’est finalement interrogé sur la possibilité d’être davantage présent dans le domaine des services financiers. Sous l’impulsion de son président, Stéphane Richard, Orange a décidé de ne pas se limiter à un rôle de distributeur, mais de lancer sa propre banque. C’était la première fois qu’un opérateur de télécommunications se lançait dans l’activité bancaire et cela a nécessité de convaincre beaucoup de gens et d’institutions, ainsi que notre propre conseil d’administration qui n’était pas acquis d’emblée à cette approche. Nous avons alors racheté la licence bancaire de Groupama Banque et lancé Orange Bank en novembre 2017. Prochainement, nous allons également ouvrir une banque, en intime partenariat avec Orange Bank, en Afrique, où nous faisions déjà du crédit depuis longtemps.
C’est donc parce que nous avons su réaliser des services financiers en Afrique que nous avons pu acquérir une légitimité en France, et non du fait d’innovations technologiques que nous y aurions importées. Ce sont les process, les savoir-faire, le management d’Orange Money qui en ont été le socle.
Désormais, le management d’Orange Bank est très logiquement entre les mains de véritables banquiers, ce que je ne suis en aucun cas. Quand il s’agit de défricher, des entrepreneurs qui impulsent les choses sont nécessaires ; ensuite, il faut continuer à innover, mais aussi introduire des process et de la réglementation et, pour cela, d’autres profils doivent prendre le relais.
Parallèlement, nous avons tiré sur un autre fil. On ne peut en effet prétendre innover avec pour seules ressources celles de l’entreprise, car l’innovation est partout, notamment dans les start-up. Il fallait donc que nous trouvions un dispositif d’accompagnement de ces start-up. C’est le réseau Orange Fab qui s’en charge, en leur procurant des locaux et des moyens pour une période donnée.
Avec Orange Digital Ventures, basé à Paris, Londres et Dakar, nous disposons également d’une capacité d’investissement dans les start-up, unique pour le Groupe, non seulement afin de les aider à développer leurs innovations, mais aussi pour nous défier sur notre propre capacité à innover. Les 1 000 chercheurs de la direction technique d’Orange, aussi excellents soient-ils, ne peuvent pas tout inventer sur tous les sujets et en permanence. S’ouvrir sur le monde extérieur est donc essentiel.
Par exemple, nous soutenons Gebeya, une start-up africaine qui a recruté et formé en ligne au Kenya, en Éthiopie et au Sénégal plus de 600 développeurs africains et les a positionnés au sein d’entreprises africaines, européennes et nord-américaines. Famoco, de son côté, a développé plus de 100 000 terminaux Android utilisés pour identifier les clients et réaliser des transactions, et ils sont actuellement vendus en Europe et au Canada. Enfin, PayJoy finance des smartphones à crédit au Mexique et en Afrique, et entre dans la phase de commercialisation en Roumanie.
À l’échelle d’une vie et parmi mes multiples expériences professionnelles, avoir contribué au développement d’Orange Money a été quelque chose qui m’a profondément marqué. Nous avons réussi à instiller cet esprit de reverse innovation un peu partout dans le Groupe, mais sera-t-il utile à l’avenir pour l’opérateur multiservice qu’Orange veut devenir ? Ce sera probablement possible dans le secteur de l’énergie ou dans le domaine médical, dans lequel des avancées significatives vont sans doute se développer à partir d’initiatives africaines. Néanmoins, dans celui de l’e-commerce, ne va-t-on pas être balayé par “un Alibaba” qui, en une minute de Black Friday, réalise 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires ? Quant à l’e-éducation, c’est évidemment un défi pour tous les pays émergents, mais surtout pour l’Afrique où les distances sont telles qu’il est inimaginable de concevoir des programmes de formation en présentiel. Saura-t-on être présents et la financer ?
Le flot de l’innovation technologique provient aujourd’hui majoritairement des pays développés, mais des contributions significatives ne manqueront sans doute pas de venir aussi d’Afrique, notamment sur des innovations d’usages.
Débat
Du cash au crédit
Un intervenant : Avez-vous privilégié les pays d’Afrique francophone ?
Marc Rennard : Ces pays sont notre socle historique pour de multiples raisons liées à la langue et à notre histoire commune. Cependant, nous sommes également présents en Égypte et en Jordanie, qui sont arabophones, au Botswana, pays anglophone, à Maurice qui est bilingue anglais et français, etc. Ceci étant, les chiffres peuvent être trompeurs. Si le plus grand pays francophone du monde est désormais la République démocratique du Congo avec ses 100 millions d’habitants, près de la moitié d’entre eux ne parle pas ou mal le français, mais l’une des multiples langues locales.
Int. : Comment vos vendeurs sont-ils rémunérés ?
M. R. : Les grossistes touchent une commission de distribution très importante qui a pu atteindre, lors de notre démarrage, jusqu’à 45 % des frais payés par les clients. À charge pour eux de rétribuer les employés des kiosques à hauteur de 20 ou 30 %. Mon souci était alors de faire croître le système, sachant que nous ne pourrions plus agir ainsi aujourd’hui, les contrôleurs de gestion s’étant emparés de la question. Désormais, les commissions que nous payons sont à un niveau comparable à ce qui se fait partout ailleurs dans le domaine des télécommunications, c’est-à-dire entre 12 et 16 %. Un vendeur qui travaille bien peut alors gagner jusqu’à 600 euros par mois, ce qui est très important dans ces pays. Quant au client, lorsqu’il fait du cash out, c’est-à-dire lorsqu’il retire de l’argent, nous lui facturons une commission de retrait de 500 francs CFA, soit 70 centimes d’euro.
Int. : Comment avez-vous réussi à faire du crédit ?
M. R. : Là aussi, nous en avons fait sans le dire. Quand Orange en Afrique réalisait 4 milliards de chiffre d’affaires, nous en réalisions déjà 7 % grâce au crédit. Pourtant, tout le monde semblait l’ignorer, me disait que ce n’était pas notre métier et que nous n’y arriverions pas. En fait, tout se passait dans l’air time. Avec le forfait en prépayé que nous vendions, dès lors que quelqu’un n’avait plus de crédit, nous avions un système qui lui permettait de continuer à téléphoner en lui allouant gratuitement de l’air time qu’il pouvait activer. Nous nous remboursions ensuite avec un petit intérêt lors de sa recharge suivante. Nous avons décidé de formaliser cette pratique, d’abord à travers des expériences de microcrédit à Madagascar et au Mali, menées durant plusieurs années en partenariat avec des sociétés spécialisées. Comme nous avons choisi d’avoir un agrément bancaire, nous allons pouvoir prochainement nous développer à travers Orange Bank en Côte d’Ivoire et au Sénégal, sur la base de notre connaissance intime de nos clients et de l’évaluation de leur profil, car prêter de l’argent est tout de même un peu plus ambitieux que de faire une avance sur consommation, même si celle-ci fait l’objet d’un intérêt.
Int. : Votre légitimité ne constitue-t-elle pas l’essentiel de ce que vous avez transposé dans Orange Bank ?
M. R. : En fait, ce que nous avons surtout transposé dans Orange Bank, c’est notre capacité à gérer la conformité et notre légitimité à le faire. Nous avons d’abord acheté une banque et obtenu l’agrément bancaire. Ensuite, nous avons réagencé l’ensemble des process, totalement français quant à eux, en utilisant l’expérience client que nous avions acquise avec Orange Money et les applications que nous y avions développées. Orange Bank est donc une banque de plein exercice, avec des chéquiers et des applications sur smartphone, mais nous n’avons pas d’agences locales et ce sont les agences d’Orange France qui gèrent les souscriptions, accordent des prêts avec des crédits à la consommation, etc.
Int. : Les start-up que vous aidez sont-elles nées en Afrique ou utilisent-elles le continent comme un simple marché ?
M. R. : Dans mes trois exemples, Gebeya est une start-up purement africaine ; Famoco, de son côté, est une entreprise française qui travaille pour l’essentiel en Afrique ; enfin, PayJoy est immatriculée aux États-Unis, mais ne travaille qu’en Afrique et au Mexique. Parmi toutes celles qui opèrent sur le continent, nous avons visé en priorité les start-up initiées et développées par des Africains. Cependant, quand elles grandissent, soit elles se délocalisent, soit elles s’immatriculent au Delaware ou à Maurice. Si une entreprise devient une licorne, elle risque en effet de rapidement devenir une proie pour beaucoup d’États qui chercheront à la taxer déraisonnablement. Sans surprise, elle ira donc très vite s’immatriculer ailleurs, dans des lieux plus accueillants ou prévisibles.
Disruption
Int. : On voit beaucoup se développer, particulièrement en Chine, le paiement par portable. Pourquoi cela ne se met-il en place que très marginalement chez nous ?
M. R. : Je suis un accro du paiement sans contact. À Paris, en tant que client Orange Bank, je ne paie qu’avec mon smartphone ! Huit fois sur dix, on me dit que ce n’est pas possible ou que le montant est limité à 30 euros, alors que le plafond est de 1 000 euros par jour. Si j’insiste et que l’on me met finalement au défi d’y parvenir, je présente mon téléphone, puis je tape mon code et ça marche ! De par la loi, tous les nouveaux terminaux sont désormais équipés pour le paiement sans contact et seuls quelques commerçants ne l’ont pas activé en pensant que, pour les petits montants, les banques prennent une commission fixe trop importante, ce qui n’est plus le cas depuis trois ans. Si ce mode de paiement ne croît pas plus rapidement en France, c’est sans doute en partie parce que nous n’avons pas fait notre travail en n’éduquant pas suffisamment le marché. Les commerçants ne savent pas comment le système fonctionne et sont donc très réticents à son usage. Pour l’administrateur d’Orange Bank que je suis, ce mode de paiement est perfectible, car nous perdons encore de l’argent malgré nos 500 000 clients, mais, pour le client que je suis également, c’est fabuleux ! Notre objectif est d’atteindre les 2 millions de clients d’ici huit ans.
Int. : Dans tous les pays que vous évoquez, Orange fait partie des cinq plus grosses entreprises. Vous devez y être sollicités, voire considérés comme crédibles pour faire n’importe quoi d’autre que de la téléphonie, de l’électricité par exemple ?
M. R. : Mais nous y produisons de l’électricité ! Nous venons ainsi d’inaugurer une ferme solaire en Jordanie afin de produire de l’“électricité Orange”. Ce pays est stable, mais sans ressources, dans un Proche-Orient compliqué, et l’électricité y est très onéreuse. Le projet a été lancé il y a huit ans, ce qui est long, mais nous ne devons pas non plus bousculer les habitudes, ce qui, de la part d’une entreprise puissante telle Orange, pourrait être pris pour de l’arrogance. Il nous est ainsi délicat de publier nos résultats dans certains pays où l’on nous demande pourquoi tout cet argent que nous gagnons chez eux remonte ensuite à Paris. Il nous serait donc envisageable de produire de l’électricité et de l’amener dans les villages avec de petits réseaux locaux, mais nous devons être attentifs à ne pas tuer les opérateurs locaux, déjà très fragiles. Ce serait rapidement très contreproductif et je le déconseille vivement.
Int. : Ne courez-vous pas à votre tour le risque d’une disruption ? Et d’où pourrait-elle surgir ?
M. R. : Je pense qu’elle pourrait venir d’Alibaba (Alipay) ou de Tencent (WeChat). Aujourd’hui, nous sommes protégés par ce téléphone basique USSD que les Chinois ne connaissent pas. Néanmoins, dès lors que tout le monde en Afrique possèdera un smartphone, leur puissance de feu est telle qu’ils pourront mettre 2 milliards de dollars ou plus sur la table pour s’y implanter, comme l’a d’ailleurs prédit Jack Ma, l’ancien CEO d’Alibaba. Ils pourront alors très vite financer d’un seul coup 50 réseaux de distribution et, en théorie, menacer notre existence. C’est pour cela que, sans relâche, je prêche pour que nous soyons très forts sur nos applications, que nous développions un écosystème élaboré, etc.
La vraie menace est qu’Orange Money a une croissance très rapide, à deux chiffres, ce qui satisfait pleinement nos financiers. Or, nous ne pouvons pas vivre sur ce que nous avons inventé il y a douze ans de cela, même si cela peut me rendre fier. Les facteurs de succès qui expliquaient la réussite de mon business model à l’époque n’ont en effet rien à voir avec ceux qui expliqueront le succès d’Orange Money demain. Il faut donc nous préparer soigneusement, sauf à courir le risque, si nous ne le faisions pas, d’être effectivement disruptés à l’avenir. Mes successeurs s’y sont attelés.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE