Le management des singularités
La contribution de la science économique classique aux théories du management est fort modeste : on apprend que le but de toute organisation industrielle et commerciale est la maximisation du profit. Aucune notion n'est précisée sur la nature des produits en cause ni sur les clients visés. Seuls sont pris en compte des constituants physiques, des coûts et des prix. Le présent Journal rassemble des cas authentiques de management qui n’ont aucunement un lien direct avec le monde économique et financier, et qui pourtant posent des questions qui relèvent à n'en pas douter du management. Qu'on en juge : le premier article traite du recrutement de la Légion étrangère, et il s'en dégage une ambiance magico-religieuse ; le deuxième présente le projet d'inspirer l'amour des livres à des enfants qui apprennent tout juste à lire ; le troisième traite de cybersécurité, appellation regroupant un ensemble de solutions visant à lutter contre les pathologies informatiques ; le quatrième fait l’apologie de la sobriété, en contradiction avec le reste de la littérature économique, qui fait plutôt l’apologie de la croissance ; le cinquième, sur les EHPAD, aborde les problèmes de fin de vie.
Je me propose de mettre un peu d’ordre dans cette liste disparate en utilisant une grille qui m’est chère, à savoir le triangle des mythes, des rites et des tribus. Cette grille est un emprunt au fondateur de la sociologie en France, Émile Durkheim (1858-1917), qui professe que tout groupe humain (il parle d’Église) repose sur un trépied composé, outre des affects spécifiques (pour ma part, je parle de tribus), d'idées partagées, (les mythes) et d’habitudes communes (je parle de rites). Dans ce triangle mythes-rites-tribus, dont les trois sommets doivent être en harmonie, trois entités étudiées dans ce numéro sont caractérisées par des tribus, la Légion, les enfants et les vieux. La sobriété est indiscutablement dominée par un mythe et le cyber par des rites tellement exigeants que la moindre inexactitude dans l'écriture d'un programme en invalide l'ensemble. Le sommet dominant impose clairement, dans chaque cas, ses contraintes aux deux autres.
Dans le cas de la Légion, le mythe est la loyauté et le courage au service des armes et de la France, et les rites sont ceux de l'armée complétés par la protection de l'anonymat.
Dans le cas des livres pour enfants, le mythe est une combinaison entre apprentissage et distraction (le thème des “isoloirs”) ; les rites sont ceux de l’école et de la famille.
Pour les vieux, le mythe est dominé par le respect des personnes compte tenu de leur affaiblissement, et les rites par l’attachement à leurs habitudes.
Le monde de la cybersécurité, outre ses exigences de rigueur, a de nombreux points communs avec la médecine autour de la notion de virus. Ce milieu est hanté par le mythe d'une délinquance mal cernée et toujours menaçante.
Enfin, le mythe de la sobriété échappe à toute classification, car il flotte dans un univers moral qui ne se prête guère à une systématisation.
Dans mes recherches au sein des organisations, je fais un grand usage de ce paradigme avec un succès très inégal. La tribu va généralement de soi, les mythes, à condition de les appeler principes, sont faciles à aborder, mais les rites sont littéralement un sujet tabou. Pourtant, c’est souvent là que se trouvent le mal et le remède. Les chercheurs, même avertis, doivent déployer patience et talents d’ethnologues pour mobiliser ces niveaux, mais les causes les plus signifiantes sont souvent dans les habitudes les plus banales, si familières qu’on ne les voit plus. D’où les vertus d’un œil extérieur.