Qu'est-ce qui pousse les gens à travailler ? L'économiste dira qu'on échange sa force de travail contre de l'argent. Mais Christophe Dejours a avancé, au cours d'une soirée des Invités de l'École de Paris dont nous rendrons compte prochainement, que cela ne suffit pas : travailler aujourd'hui, c'est affronter les pannes, la versatilité des clients, les problèmes de coordination, etc. Il ne suffit pas d'appliquer une consigne, il faut sans cesse inventer un chemin et s'impliquer profondément dans son travail. Christophe Dejours en conclut que c'est le besoin de reconnaissance qui mobilise les gens. Entretenir la vigilance et l'inventivité sans lesquelles rien ne va bien suppose donc de savoir honorer. Voilà un principe simple à énoncer, mais fort difficile à mettre en pratique. Les articles de ce numéro éclairent le problème sous plusieurs angles.
Participer à un projet est stimulant : il faut faire face à l'adversité, multiplier les prouesses, ce qui permet à chacun d'apprécier le talent des autres. Les lendemains de projets sont souvent moroses, mais Thierry Boudès fait état d'une méthode : le “raconting”. Elle a de grandes vertus pour la transmission de l'expérience, mais j'en vois aussi une autre : quand on raconte le projet qu'on a vécu, on se raconte. Et voilà que les histoires d'anciens combattants, qu'on aime tant raconter mais si difficiles à faire prendre au sérieux, acquièrent un statut quasi scientifique…
Il n'est certes pas facile de réformer l'Administration, mais traiter les gens d'incapables ou de paresseux est contre-productif, comme on l'a vu récemment. Frédérique Pallez montre qu'on peut transformer l'Administration, à condition d'en respecter les rythmes et les rites, de s'appuyer sur le personnel et les syndicats, et de préserver ce dont les agents sont fiers : ils trouvent alors des manières nouvelles d'être de “vrais postiers”, de “vrais douaniers” ou de “vrais enseignants”.
Il y a trente ans, collaborer avec une entreprise pour un chercheur était comme pactiser avec le diable. Puis les esprits ont évolué, au point qu'on recommande aux chercheurs de créer des entreprises ou d'en devenir conseillers. Mais le droit a évolué moins vite et selon Pierre Laffitte un chercheur allant dans cette voie pouvait être considéré comme un délinquant, ainsi que les responsables qui l'y ont aidé. Un nouvelle loi va y mettre bon ordre, mais il restera du chemin à parcourir pour que ces activités soient considérées dignes des éloges dus à la “vraie recherche”.
“Bon sang, mais c'est bien sûr !” se dira-t-on en lisant Loïc Veillard-Baron à propos des concours tels que l'as des labours ou le roi des menteurs. Si les concours ont un tel développement, c'est qu'ils sont des dispositifs de reconnaissance efficaces et économiques : donner à chacun l'occasion de se valoriser à travers une activité où il excelle ; créer une émulation qui pousse les concurrents à se dépasser ; célébrer un vainqueur sans pour autant désigner des vaincus.
Dans la vie des usines et des bureaux se jouent de même des spectacles quotidiens dans lesquels chacun excelle aux yeux des autres. On fêtait jadis les décorations et les départs à la retraite, précieuses occasions de se raconter. On devrait faire plus souvent grand cas de tout ce qui fait de chacun un champion. C'est ce qui fait les équipes conquérantes.