On raconte qu'un parfumeur avait demandé à Renoir de lui dessiner une étiquette pour un flacon de parfum. Le maître s'exécuta et demanda une somme qui parut extravagante au parfumeur : "Mais, cela ne vous a pris que deux minutes ! - Non répondit Renoir : trente ans et deux minutes". De même, la valeur de la production d'une entreprise est fonction de l'expérience accumulée, de son image, de tout ce qui constitue son identité. On aurait tendance à l'oublier à une époque où l'on valorise l'opportunisme face à un monde qui bouge. Accorder les opportunités et les identités paraît pourtant une clé du succès. Illustrons cela sur les articles de ce numéro.
Avec le "Pax system", Michelin invente un produit révolutionnaire. Comme d'habitude dira-t-on. Mais le monde n'est plus celui où l'entreprise de Clermont-Ferrand imposait sans trop de mal ses innovations. L'échec il y a dix ans d'un pneu révolutionnaire l'a montré : il faut maintenant qu'une innovation devienne un standard mondial. Pour cela, Michelin a fait ce qui aurait paru jadis impensable : céder sa licence à ses concurrents. Thierry Sortais montre comment cela induit progressivement des modifications dans l'identité de Michelin.
Pour Robert Boyer et Michel Freyssenet, si à chaque instant les constructeurs automobiles semblent mus par des pulsions mimétiques – c'est la mode des robots, puis celle de la lean production, puis des fusions - ceux qui gagnent suivent avec obstination des "modèles productifs" singuliers. Aucun modèle n'est longtemps le meilleur face aux attentes changeantes du marché, mais les constructeurs qui suivent l'air du temps sans se soucier de leurs racines se mettent en danger : l'opportunisme ne paie pas. Pour Pierre Beuzit, de Renault, l'analyse des concurrents est une puissante incitation au progrès et l'alliance avec Nissan sera à l'origine d'un profond renouveau pour les deux constructeurs : selon lui, les opportunités font évoluer les identités.
Entre écologistes et éleveurs de porcs dans le Tarn l'incompréhension était totale : pour les premiers, les éleveurs sont des industriels qui polluent les nappes phréatiques et répandent des odeurs pestilentielles ; pour les seconds, les écologistes sont aveuglés par la passion, car dans le Tarn, les élevages sont familiaux, peu polluants et bénéficient d'un site exceptionnel. Quand des identités sont aussi fortement antagonistes, cela aboutit normalement à la confrontation. À moins d'instaurer un dialogue qui fait tomber les images simplistes d'autrui, permet de découvrir des opportunités communes et d'imaginer un cheminement pour en tirer parti. Gilles Barouch énonce les conditions de ces délicats processus de médiation.
Introduire des cours de management à l'ENA avait quelque chose d'extravagant car les élites publiques héritent de siècles de tradition selon laquelle la gestion n'est qu'un art bassement mercantile. Mais Axel Urgin explique qu'une opportunité extraordinaire a été mobilisée : utiliser comme matériaux de cours les rapports de l'Inspection générale des finances et de la Cour des comptes. Du point de vue pédagogique, ces rapports remplacent avantageusement les cas utilisés dans les formations à la gestion ; de plus en s'appuyant sur la production de deux corps de contrôle prestigieux, on légitime cette innovation en lui donnant un souffle épique.
Je parlerai en conclusion de l'École de Paris. Elle est attachée au dialogue et à la qualité des écrits, et il nous plaît de la situer dans l'héritage des salons du XVIIIe siècle. Mais voici qu'est paru l'internet. Qu'en faire ? Thierry Weil insista pour créer au plus vite un site web. Lucien Claes s'est attaché à le construire et le nourrir tout en se faisant avec Bernadette Dominique le gardien scrupuleux de la tradition de l'École de Paris. Ce site attire toujours plus de visiteurs et Marion Buscarlet et Coralie Pelieu commençant à crouler sous les demandes de textes, nous avons décidé de permettre de les télécharger. L'internet devient ainsi une opportunité pour déployer une identité ancrée dans une forte tradition française.