Les voies de la transition énergétique ne sont pas aussi clairement tracées qu’on l’entend souvent dire. Les solutions prônées par les uns sont honnies par les autres, selon l’appréciation que chacun se forge des priorités et des risques acceptables. Quel est le vecteur le plus efficace de cette transition, ou le plus délétère, entre le nucléaire, le photovoltaïque, l’éolien, l’hydrogène… ? La protection de l’environnement doit-elle primer sur la croissance économique ? Comment identifier les leviers d’action les plus efficaces ?
Débat entre Didier Holleaux et Jean-Marc Jancovici
Quelles marges de manœuvre ?
Michel Berry : Pour mener la transition énergétique, quels leviers avons-nous en main, et quels éléments nous échappent ?
Jean-Marc Jancovici : Comment préserver une humanité de plusieurs milliards d’individus sur une planète faisant irrémédiablement 13 000 kilomètres de diamètre et dont la capacité à supporter les prélèvements et les rejets liés aux activités humaines est limitée – l’enjeu étant de ne pas sombrer dans le chaos ? Telle est la définition de la transition énergétique ; elle est pour le moins rébarbative ! Nous devons la traduire en un énoncé positif : il s’agit de préserver, dans la mesure du possible, les acquis que nous avons tirés d’un usage croissant des énergies, sans étouffer sous les répercussions d’une consommation énergétique immodérée. Dans cet exercice, les lois de la physique et les règles mathématiques s’imposent à nous – à commencer par la simplissime règle de trois, trop peu employée dans la décision publique, qui permet de faire la part entre les bonnes idées, aux effets rapides et massifs, et les chimères.
Si nous ne régulons pas volontairement le système, par la sobriété ou la décarbonation, il le fera lui-même, à travers des processus violents aboutissant à un effondrement socioéconomique et démographique. Il n’existe pas de troisième voie assurant une croissance perpétuelle sur une planète finie.
Didier Holleaux : Comme vous, je vois dans la lutte contre le changement climatique un objectif non négociable. ENGIE en a fait sa raison d’être, inscrite dans ses statuts : « Agir pour accélérer la transition vers une économie neutre en carbone, par des solutions plus sobres en énergie et plus respectueuses de l’environnement. » À ne pas réduire significativement les émissions de carbone, nous nous exposerions à des catastrophes qui réguleront certes le système, mais à un prix éminemment douloureux pour l’humanité.
Plutôt qu’une approche macroscopique comme la vôtre, nous adoptons une approche microéconomique guidée par les besoins, les contraintes et les possibilités de nos clients. Nous recherchons, avec eux, des solutions permettant d’exploiter au mieux les ressources décarbonées locales – fort différentes entre Romorantin-Lanthenay et Abu Dhabi ! – et de satisfaire leurs besoins, en réduisant autant que possible les émissions de CO2, le tout à un coût raisonnable. En tant qu’entreprise, nous n’avons pas la main sur les politiques nationales, locales, voire microlocales dans lesquelles s’inscrit notre activité. De même, nous n’avons qu’un contrôle partiel de l’évolution technologique, même si nous sommes persuadés qu’une part significative de la transition sera rendue possible par la technologie.
Seule une diversification des sources d’énergie et des solutions nous semble susceptible d’entraîner une résilience globale. Il n’y a ni solution miracle ni solution unique : chaque situation est spécifique et doit être travaillée sur le terrain. La réduction des émissions de CO2 passera par une plus grande électrification, mais pas par le tout électrique. Différents vecteurs énergétiques doivent être combinés, y compris le gaz naturel, le gaz vert et l’hydrogène, nécessaires pour équilibrer le système. Nous sommes convaincus, par exemple, que la mobilité doit faire intervenir une multiplicité de solutions : gaz naturel liquéfié (GNL) ou bio-GNL pour les camions parcourant de longues distances ou les navires de haute mer (comme le fait CMA CGM avec ses porte-conteneurs) ; hydrogène pour les taxis (comme à Paris), les bus (comme à Pau), les flottes captives y compris les camions à haute intensité de service et, demain, les avions court-courriers ; électrification des véhicules (vélos, scooters, voitures pour des trajets limités) ; gaz naturel pour les véhicules (GNV) et, demain, bio-GNV pour les utilitaires légers et les tracteurs. Il conviendra, enfin, de trouver une solution décarbonée pour les avions long-courriers ; aujourd’hui, nous n’en voyons d’autre que le fuel reconstitué à partir d’hydrogène et de CO2. Voilà une illustration de notre approche pragmatique, guidée par la conviction que le système sera d’autant plus résilient qu’il assortira des solutions complémentaires.
Jean-Marc Jancovici : La diversification des solutions de substitution n’est pas un argument d’autorité. Elle n’est pas, en soi, un gage de résilience globale. Les entreprises doivent cesser d’égrener leurs bonnes actions, qui représentent souvent une part microscopique de leur activité, sans les mettre en perspective avec l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre dont elles dépendent. Elles doivent se doter d’un outil de pilotage global qui assure une comptabilité carbone exhaustive, aussi granulaire que la comptabilité économique. Nous aurons beau avoir un avion à hydrogène, le problème ne sera pas résolu si, dans le même temps, nous augmentons l’usage du gaz naturel, qui émet du CO2 pour la génération électrique ! Depuis un siècle et demi, aucune innovation technique n’a inversé la courbe des émissions planétaires de gaz à effet de serre.
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