Les grands musées nationaux sont des symboles de permanence... Leur gestion est une toute autre histoire. Véhicules identitaires, ils sont des instruments au service d’une vision politique. Vecteurs d’attractivité, ils portent des enjeux de développement économique, social et culturel. Tournés vers la conservation, ils sont confrontés aux évolutions sociétales qui questionnent leur rôle... Diriger un musée, c’est jongler avec une collection et le monde, le passé et l’avenir, le temps long et le temps court...
Exposé de Michel Draguet
Le musée, miroir social
Institutions ayant traversé les siècles, vouées à la conservation d’un héritage artistique, les grands musées nationaux n’en sont pas moins traversés par les tensions politiques, sociales et économiques de leur époque. C’est ainsi à un impératif politique que répondent les musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Fondés par Napoléon Bonaparte en 1802, installés dans des bâtiments historiques au cœur de Bruxelles, ils entendent démontrer que bien avant l’indépendance du pays, en 1830, l’identité belge remonte à la fondation des États bourguignons et s’est cristallisée autour des primitifs flamands, pour se perpétuer jusqu’aux créateurs contemporains.
Paradoxalement, ce récit historique fédérateur contredit la tendance à l’éclatement qui frappe la Belgique. Avec une subvention publique qui ne couvre que 48 % de son budget – le reste provenant de recettes propres –, on peut aussi s’interroger sur le rôle de service public que l’État confère à nos musées. Henri Loyrette avait formulé une remarque similaire lorsqu’il était à la tête du Louvre… et son mandat n’a pas été reconduit. Je m’autorise donc à livrer cette interrogation en dehors de mon pays, mais j’évite de le faire en Belgique face à ma tutelle ! Les économies qui nous ont été imposées ces dix dernières années ont entraîné une diminution de 20 % de nos effectifs. Quand la dotation publique destinée à nos dépenses de personnel (5 millions d’euros) rémunère des agents statutaires en voie de disparition, 60 % de notre dotation de fonctionnement (4 millions d’euros) est consommée par notre facture énergétique. Pour survivre, notre institution doit donc s’inquiéter de la demande et satisfaire un public aux exigences nouvelles. De fait, nous ne pouvons totalement échapper à la “spectacularisation” qui gagne la majorité des musées dans le monde.
L’universalisme des musées en question
La vocation des grandes institutions comme la nôtre est attaquée par des groupes d’acteurs qui exigent le respect d’une certaine éthique, tout particulièrement en ce qui concerne les rapports au genre et au monde colonisé. Il est vrai qu’en tant qu’Occidentaux, nous sommes les héritiers d’une histoire, dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas volontiers, et d’un patrimoine dont l’origine est questionnée par l’épisode colonial. Le “décolonialisme” est l’une des expressions les plus frappantes des nouvelles attentes que nous assigne la société. Ainsi émergent des demandes de restitution d’œuvres, portées non par les pays africains anciennement colonisés, mais par des diasporas locales imprégnées de la pensée du décolonialisme, qui puise ses racines en France et s’est développée aux États-Unis. Après la décolonisation, alors que les universités françaises et belges abandonnaient les études coloniales, le déconstructionnisme et la French Theory, portés par Jacques Derrida, Roland Barthes, Pierre Bourdieu, ou encore Michel Foucault, ont essaimé dans les universités anglo-saxonnes. Des départements d’études communautaristes y ont vu le jour, consacrés en particulier aux Noirs et aux femmes. Ces courants se sont radicalisés et s’implantent en Europe depuis une petite décennie, réinvestissant l’espace laissé vacant par les études coloniales. Le manifeste de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, traduit bien la radicalité de leurs positions : le colonialisme est un crime contre l’humanité, l’universalisme en est un avatar, et quiconque voudrait discuter ces vérités doit être voué aux gémonies. Le sujet n’est ouvert à aucune discussion.
Vous ne pouvez pas lire la suite de cet article