Exposé de Tiphaine Bonnet et Angélique Figari

Angélique Figari : Avant de cofonder la Maison de l’Apprendre, j’ai commencé ma carrière comme assistante sociale de la protection de l’enfance sur le territoire de la métropole de Lyon. J’ai ensuite pris la direction de services dédiés aux politiques en faveur de la jeunesse, notamment à la mairie de Feyzin.

Tiphaine Bonnet : Pour ma part, je viens du secteur privé où j’ai rempli, pendant dix ans, des fonctions de directrice des ressources humaines dans l’industrie des télécoms, sur des périmètres nationaux et internationaux, avant de quitter Paris pour Lyon afin d’y cofonder l’association.

Mettre en œuvre des modèles alternatifs

Angélique Figari : L’association la Maison de l’Apprendre est née en 2017, sur le territoire de Lyon, d’une initiative citoyenne. Les champs de l’éducation et du développement des compétences étant généralement dévolus à l’Éducation nationale, aux collectivités locales ou aux services déconcentrés de l’État, cette situation était originale.

Tiphaine Bonnet : La Maison de l’Apprendre ambitionne de favoriser les alliances, à l’échelle d’un territoire, entre des acteurs publics, au service de l’intérêt général, et des acteurs économiques. Tous sont impliqués dans une même problématique de développement des individus, mais n’ont généralement pas l’opportunité de collaborer, chacun intervenant selon ses propres modalités. La première mission de la Maison de l’Apprendre est de réunir ces acteurs si variés et de nourrir chez eux l’ambition de répondre conjointement aux enjeux majeurs de leur territoire en matière d’éducation, de formation ou d’insertion professionnelle. La seconde est de les accompagner dans leurs actions, dans une dynamique de recherche et développement (R&D) sociale.

Angélique Figari : Puisque, sur ces sujets, nous intervenons dans le champ des politiques publiques, il est essentiel que notre activité de catalyse soit au service de l’intérêt public. Ainsi, nous documentons soigneusement les actions que nous menons de manière à ce qu’elles puissent être une source d’inspiration pour tout acteur souhaitant faire évoluer son activité au service du bien commun. Nous travaillons avec le Learning Planet Institute, membre de l’Alliance Sorbonne Paris Cité, qui étudie l’interconnexion entre les sciences de l’éducation, celles du vivant et les technologies numériques, afin de les mettre au service de l’émancipation des individus et de la création d’une société apprenante. Nous portons une attention particulière aux publics risquant la marginalisation. Le taux de chômage, dans certains quartiers de la métropole lyonnaise, dépassant parfois les 30 %, nous sommes amenés à travailler en grande proximité avec les dispositifs de la politique de la ville. Nos activités s’organisent sur la base de la problématique qu’un enseignant ou une structure d’éducation populaire rencontre face à une population qui ne parvient pas à s’approprier les dispositifs dont elle pourrait bénéficier. Nous travaillons à la mise en œuvre de modèles alternatifs en réponse à ces difficultés.

Créer une alliance éducative et territoriale

Sur le territoire de la métropole de Lyon, qui comprend 1,4 million d’habitants, nous comptons environ 35 000 enseignants et formateurs divers, 45 000 agents des collectivités locales impliqués dans les politiques publiques de la jeunesse, de la protection de l’enfance et de l’insertion sociale ou professionnelle, ainsi que plus de 10 000 structures associatives travaillant sur ces thématiques. La dynamique issue de cette abondance de moyens, tant humains que financiers, se trouve cependant obérée par le manque de synergie entre les acteurs de terrain.

Voici quelles sont, globalement, nos ambitions : créer des cadres et des espaces favorisant la coopération ; susciter des rencontres entre divers acteurs ; identifier leurs différences et leurs complémentarités ; mettre en avant de nouveaux récits ; démontrer qu’il est possible de penser collectivement des programmes qui ont du sens et touchent le plus grand nombre en instituant un continuum tout au long de la vie des bénéficiaires. Notre communauté fédère désormais 250 organisations publiques, associatives et privées, et plus de 5 000 acteurs sont engagés sur le territoire, avec l’ambition partagée de créer une alliance éducative et territoriale. Ce qui nourrit cette dynamique, c’est le fait d’apprendre ensemble sans être centrés sur les seuls bénéficiaires finaux. En accompagnant la circulation des savoirs issus de l’expérience des uns et des autres, nous privilégions la pertinence collective de nos actions plutôt que la performance individuelle.

Tiphaine Bonnet : Afin de faire vivre cette communauté, nous programmons des rencontres mensuelles permettant à chacun des acteurs de faire connaître ses singularités et de mettre en lumière les problématiques qu’il rencontre.

Tous les ans, à la fin du mois de janvier, nous organisons à Lyon le Festival de l’Apprendre autour des mille et une façons d’apprendre et du plaisir que l’on en retire – d’autres festivals de l’Apprendre se déroulent dans 300 villes à travers le monde, sous l’égide de l’UNESCO. D’une durée de sept jours, il réunit environ 4 000 festivaliers autour d’animations illustrant la richesse de notre territoire et valorisant ses acteurs. C’est avant tout un festival du territoire où 230 acteurs locaux sont invités à partager les enjeux auxquels ils sont confrontés et les leviers qu’ils ont trouvés pour y répondre. Il permet aussi d’identifier ceux qui, parmi ces acteurs, sont susceptibles d’apporter une réponse à telle ou telle problématique délaissée et de débloquer ainsi la situation de bénéficiaires jusque-là sans solution. Le festival est également une instance de plaidoyer, où nous incitons les acteurs institutionnels à présenter les actions qu’ils comptent engager sur le territoire et à être à l’écoute des attentes des acteurs de terrain. Il bénéficie du haut patronage de l’Éducation nationale, reconnaissance essentielle pour les acteurs de ce ministère qui ont besoin de se sentir légitimes pour y présenter tant leurs réussites que les difficultés qu’ils rencontrent.

En 2024, à l’occasion de sa cinquième édition, de nouveaux acteurs venus d’autres territoires ont souhaité être intégrés dans cette communauté apprenante. Cependant, notre objectif n’est pas d’investir des territoires auxquels nous ne serions pas liés, seulement d’accompagner les équipes déjà présentes sur place en partageant avec elles nos pratiques et en mutualisant nos outils. C’est ce que nous faisons désormais sur les territoires de Bordeaux, de Saint-Etienne, de Clermont-Ferrand, d’Évry-Courcouronnes ou de la Biovallée, dans la Drôme.

Changer le regard

L’un des objectifs de la Maison de l’Apprendre est d’apporter des réponses innovantes en matière de R&D sociale. Notre action se décline selon trois programmes : Jeunesse et territoire, Éducation et parcours d’avenir, Emploi et insertion. Tous partagent des modalités opérationnelles similaires, partant toujours d’un besoin émanant soit d’un établissement d’enseignement, soit d’un territoire, d’un métier ou d’une population particulièrement éloignée de l’emploi. La méthodologie se base sur une qualification préalable du besoin, réalisée à partir d’interviews d’acteurs du territoire, croisée avec les données statistiques et quantitatives existantes.

Angélique Figari : Pour le programme Éducation et parcours d’avenir, la demande provient le plus souvent d’un établissement scolaire qui souhaite approfondir l’évaluation de ses besoins et mobiliser les ressources périphériques existantes. C’est, par exemple, le cas d’un lycée professionnel de Rillieux-la-Pape, relevant des réseaux d’éducation prioritaire (REP). La classe de troisième prépa-métiers accueille 24 élèves “décrocheurs”, souvent confrontés à de grandes difficultés sociales et scolaires, et qui, en fin de quatrième, ont été orientés vers la voie professionnelle sans avoir la moindre idée du secteur d’activité dans lequel ils souhaitaient se former par la suite. Cette année de troisième est l’occasion d’élaborer un projet à l’aide d’un parcours centré sur la découverte des métiers. Cet établissement nous a sollicité afin de mobiliser à ses côtés, d’une part, les acteurs associatifs pour les sujets touchant à l’orientation, à la connaissance de soi ou à l’identification des leviers d’engagement et, d’autre part, des entreprises pour qu’elles présentent devant les élèves leurs métiers et la réalité de leurs secteurs d’activité.

Sur ces thématiques, les enseignants se trouvaient en difficulté, faute de connaître les opportunités que le tissu associatif pouvait leur apporter et faute également de disposer d’un réseau d’entreprises en mesure de présenter leurs métiers aux élèves. Avec l’établissement, la collectivité locale et quelques entreprises, nous avons travaillé à la coconstruction d’actions pédagogiques inédites, les enseignants accueillant des intervenants inhabituels et les entreprises découvrant un public qu’a priori, elles n’auraient pas eu l’idée de recruter. Nous sommes soutenus par le fonds d’innovation pédagogique du ministère de l’Éducation nationale, dans le cadre de la démarche Notre école, faisons-la ensemble, portée par le Conseil national de la refondation (CNR) Éducation. Cette démarche permet d’accompagner les enseignants dans la coconstruction, l’expérimentation et l’évaluation de nouveaux programmes, ainsi que dans leur formation continue, afin qu’ils puissent intégrer ces nouvelles modalités pédagogiques dans leur pratique.

Fort de ses premiers résultats concluants, ce projet a été présenté à la réserve nationale du CNR et sera déployé, dès la rentrée 2024, dans neuf établissements répartis sur les trois départements de l’académie de Lyon, avant d’être étendu à l’échelle nationale en septembre 2025.

Il a été pensé pour travailler la question du changement de regard, problématique subtile qui concerne non seulement le regard que les élèves portent sur eux-mêmes et sur leur capacité à s’engager, mais aussi celui des parents sur leur enfant et sur l’école, celui des enseignants sur ce public d’élèves en difficulté et celui du monde économique sur le système éducatif et cette jeunesse qui font l’objet d’a priori. Les premiers résultats de ce projet démontrent à quel point le lien social est déterminant dans les trajectoires de réussite de ces élèves. Dans cette classe de troisième prépa-métiers, représentative de celles que l’on trouve dans ce type d’établissement, les enseignants ont ainsi constaté, durant le premier semestre de cette année, quatre fois moins d’exclusions de cours que les années précédentes. Personnellement, j’y ai rencontré des élèves épanouis, avec une dynamique de groupe forte et positive. Aujourd’hui, les enseignants ont trouvé dans ce nouveau contexte un espace de collaboration avec leurs pairs et d’“oxygénation” auprès d’autres partenaires : cela change profondément leur vécu professionnel et leur rapport aux élèves.

La plupart des entreprises constatent le manque d’attractivité de leurs secteurs et métiers. Elles peinent à en faire la promotion auprès des jeunes et, ne pouvant pas les recruter rapidement en tant que salariés autonomes, elles hésitent à les prendre en charge à l’occasion d’une des cinq semaines de leurs stages obligatoires. Comprendre comment ces jeunes sont accompagnés par l’institution scolaire et le chemin qu’il leur reste à parcourir – en particulier par la voie de l’apprentissage – avant d’être recrutés leur permet de mieux cerner leur responsabilité et elles peuvent alors pleinement s’impliquer dans notre projet.

Partir de l’existant

Tiphaine Bonnet : Pour le programme Jeunesse et territoire, la commande émane d’un acteur public, généralement une ville, qui sollicite notre diagnostic, très souvent en matière de pauvreté des jeunes. Nous identifions les besoins locaux peu ou mal couverts et nous mobilisons des projets associatifs qui ont déjà fait la preuve de leur impact positif. Imaginé par Break Poverty Foundation1 et déployé dans 43 autres territoires, ce programme s’inscrit dans le plan national de lutte contre la pauvreté. Il est déployé par la Maison de l’Apprendre dans la métropole lyonnaise et, plus précisément, dans les villes de Vaulx-en-Velin et de Rillieux-la-Pape, dont les quartiers relevant de la politique de la ville affichent des niveaux de pauvreté majeurs.

Notre diagnostic préalable est l’occasion d’agréger un maximum de données disponibles au sein des collectivités. Nous menons ensuite des entretiens qualitatifs avec les intervenants déjà en place, afin de qualifier les besoins peu ou mal couverts, notamment en matière de petite enfance et d’accompagnement à la parentalité, de lutte contre le décrochage scolaire et d’accès au premier emploi.

L’étape suivante passe par l’identification des structures associatives ayant déjà prouvé leur impact. Par ce programme, nous accompagnons leur implantation sur ces territoires ou leur croissance lorsqu’elles y sont déjà implantées. Il s’agit alors de créer avec elles une dynamique collective en développant des projets complémentaires au profit des jeunes des quartiers concernés. Pour leur permettre de déployer leurs actions, nous sollicitons un tissu d’entreprises, afin que ces dernières soutiennent le développement de ces projets associatifs durant trois ans, dans le cadre d’un mécénat tant financier que de compétences.

Notre objectif est d’accompagner, à moyen terme, 6 500 jeunes de Vaulx-en-Velin et de Rillieux-la-Pape. À ce stade, une vingtaine d’entreprises, allant de l’entrepreneur individuel à la grande fondation, se sont déjà engagées à nos côtés, avec des motivations diverses. Pour les plus importantes, nous interpellons leur responsable RSE, pour les plus petites, nous dialoguons avec des dirigeants qui, souvent, ne savent vers quelle association se tourner afin de satisfaire leur volonté d’engagement pour leur territoire. Ce programme nous permet ainsi de proposer aux acteurs économiques une approche clés en main leur permettant de faire face aux problématiques qu’ils rencontrent quotidiennement, généralement liées au recrutement de jeunes dont les difficultés sont parfois enracinées très en amont dans leur enfance, et qu’ils ne peuvent résoudre seuls.

Vers un tiers-lieu d’hybridation des activités

Angélique Figari : Depuis cinq ans que nos activités se déploient sur le territoire lyonnais, nous entretenons un dialogue étroit avec les collectivités locales et l’ensemble des acteurs associatifs, sachant que la métropole de Lyon est une collectivité particulière, née de la fusion de la communauté de communes et du département. Son champ de compétences est, en conséquence, extrêmement large.

L’une des problématiques le plus souvent évoquées par les associations est leur grande difficulté à financer leurs activités de support et le fonctionnement de leurs structures. Cela les confronte à des conditions de travail difficiles mettant parfois en jeu leur pérennité. De plus, le coût très élevé de l’immobilier tertiaire lyonnais accentue l’éparpillement des acteurs et le côté diffus de leurs activités.

De notre dialogue avec la métropole est ressortie l’idée que certains éléments de son vaste patrimoine bâti non-occupé pourraient être mis à la disposition des associations, afin qu’elles s’y regroupent, renforcent leur coopération et améliorent leur impact sur le territoire. Ce projet de tiers-lieu est désormais concrétisé grâce à la vice-présidente de la métropole chargée de l’économie, qui nous a proposé de nous installer dans un immeuble situé au cœur du quartier de la Duchère, afin d’y créer un pôle territorial de coopération économique (PTCE) et d’y développer des programmes innovants. Nous nous installerons au mois de juin 2024 dans ce bâtiment de 2 000 mètres carrés complétement réhabilité, qui sera mis gratuitement à notre disposition, ce qui représente un avantage en nature de 340 000 euros par an. Il pourra accueillir une vingtaine de structures associatives, chose qui serait restée impossible par le seul jeu des subventions de fonctionnement.

Plus qu’une maison des associations ou qu’un espace de coworking, ce lieu sera dédié à la coconstruction de nouveaux programmes et services au bénéfice du territoire. Il sera aussi, pour nous, la garantie d’une pérennisation de nos activités. Néanmoins, si la présence d’espaces partagés constitue la raison d’être première de ce lieu, chaque structure disposera d’espaces privatifs, indispensables à la cohésion des équipes et à la poursuite de leurs activités propres. Nous disposerons également d’un espace de mutualisation de nos ressources – plateformes ou outils parfois coûteux, trop souvent sous-exploités quand ils ne sont utilisés que par une seule structure.

Tiphaine Bonnet : Dans cette dynamique collective, le Lab d’innovation sera l’espace, essentiel pour le projet, où seront accueillies les équipes plurielles chargées d’identifier les problématiques du territoire. Des acteurs publics ou privés disposeront ainsi d’un lieu neutre pour faire le pas de côté nécessaire à toute démarche d’innovation. Les enseignants, par exemple, sont très demandeurs d’espaces de travail pour pouvoir rencontrer d’autres acteurs, mais également travailler entre eux.

Angélique Figari : Par définition, un tiers-lieu est un lieu d’hybridation des activités. À côté des résidents permanents, nous animons une communauté bien plus large, pour qui ce lieu sera désormais fédérateur. Parmi les futurs occupants, nous comptons des acteurs associatifs classiques, comme l’AFEV2, qui tiendra un accueil quotidien pour les collégiens, lycéens et étudiants issus des quartiers alentours, mais aussi la Maison des jeunes et de la culture (MJC), qui y installera des activités, ainsi que des structures spécialisées, qui proposeront des actions de soutien à la parentalité. Toutes nos actions seront menées dans le cadre de ce PTCE autour duquel on retrouvera le tissu associatif, les acteurs de l’école, les collectivités locales et tous les intervenants de la Protection maternelle et infantile, de l’Aide sociale à l’enfance, de l’insertion professionnelle, etc.

Enfin, les habitants du territoire et les bénéficiaires des différents services y seront accueillis et accéderont aux nouveaux programmes développés par ce tiers-lieu. Les associations présentes pourront utiliser ce temps collectif pour leur présenter les activités qu’elles proposent et faciliter le passage de relais d’une structure à une autre, en fonction des besoins exprimés. Les associations peinant parfois à trouver leur public et le public ne sachant souvent pas à qui s’adresser, il s’agit de recréer de la cohésion dans un quartier où les fractures sociales et l’isolement sont très importants.

Tiphaine Bonnet : Avec le monde économique, seront abordées non seulement les problématiques du recrutement et de l’attractivité des métiers, mais également celles de l’accompagnement du tissu associatif par le bais du mécénat financier ou de compétences. Leur rôle de futur employeur sera au cœur de notre dialogue avec les entreprises, et questionné sous l’angle de leur engagement éducatif en tant que contributeurs à l’intérêt général, afin que chaque jeune puisse bénéficier in fine d’un parcours professionnel choisi, à la hauteur de ses attentes.

Débat

Quels moyens face à l’immensité des besoins ?

Un intervenant : De quels moyens disposez-vous pour organiser ces mises en relation et réussir votre travail de catalyse ?

Angélique Figari : Jusqu’il y a peu, nous étions six et les deux personnes qui viennent de terminer leur mission sont en cours de remplacement. À côté de l’association, nous disposons d’un fond de dotation. En effet, il nous faut pouvoir amorcer notre soutien à une expérimentation par un premier apport financier. Comme le rôle d’une association n’est pas de récolter des fonds privés, c’est cette seconde structure qui s’en charge et les redistribue ensuite sous formes de bourses d’expérimentation.

Il nous a fallu trois années avant de pouvoir nous salarier, car les financeurs ne nous voyaient que comme des intermédiaires et préféraient a priori financer directement des bénéficiaires. Nous avons donc dû commencer par faire nos preuves et par accumuler de l’expérience avant de pouvoir les convaincre. Aujourd’hui, les ressources de l’association proviennent majoritairement de subventions publiques à des fins d’activité, et non de fonctionnement, les collectivités ne nous les allouant que pour des projets précis. Elles sont souvent pluriannuelles, les résultats d’une expérimentation sociale n’étant mesurables qu’à moyen terme.

Int. : Comment faites-vous pour ne pas être submergées par la complexité de ce tissu d’acteurs ?

A. F. : Notre objectif n’est pas de les rassembler tous, mais d’identifier ceux qui ont déjà la volonté d’agir dans une dynamique de coopération afin de contribuer au bien commun. S’ils ne sont pas des exceptions, ils ne sont pas non plus une majorité. Ce qui fait la force de notre projet, bien au-delà de notre structure, c’est la communauté d’acteurs. Ainsi, quand nous proposons un festival qui, né de rien et non subventionné, programme six journées de rencontres et d’ateliers de réflexion, chacune des structures y participe bénévolement parce que cela a du sens pour elle.

Int. : Comment se passe ce festival ?

Tiphaine Bonnet : Très convivial, il propose sept jours de formation et sensibilisation gratuits pour tous les citoyens du territoire, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes. C’est l’occasion, pour le grand public, d’y rencontrer toutes les structures soucieuses de partager leurs expertises.

Pour les acteurs du territoire, c’est l’opportunité de tester de nouveaux formats et de s’adresser à de nouveaux publics. C’est le cas des pompiers qui, pour mieux se faire connaître des jeunes, leur proposent des formations aux premiers secours, qui rencontrent toujours un vif intérêt. Une association intervenant auprès des structures de placement judiciaire propose aux jeunes, par le biais de l’organisation de faux procès, une sensibilisation ludique à la loi et aux mécanismes de la justice. Les équipes de France Télévisions font découvrir à des élèves de collège en REP comment se déroulent la création et le montage d’un reportage, ce que sont les fake news et la nécessité d’avoir un esprit critique face à la désinformation. L’objectif de ces ateliers est de permettre aux participants de mieux saisir la société dans laquelle nous vivons et de comprendre comment ils peuvent, eux aussi, devenir les acteurs d’un développement positif.

Int. : De grandes structures, telles que l’éducation nationale – qui ne sait plus répondre à la question fondamentale de la formation de ses professeurs –, mais aussi l’hôpital, la justice ou la police sont toutes en butte à une concentration bureaucratique qui les étouffe sous des contraintes d’organisation et de contrôle, et qui consomme 50 % de leurs ressources. Le rôle de l’État et de ses services publics est pourtant de traiter 100 % des problématiques que ces structures rencontrent, quand bien même le tissu associatif a, de tous temps, comblé leurs défaillances. En ne vous consacrant qu’aux 6 500 jeunes de Rillieux-la-Pape et Vaulx-en-Velin, ne représentez-vous pas seulement une rustine face à l’immensité des besoins ?

A. F. : À l’échelle de notre territoire, il me semble indispensable que chaque acteur cesse la course à sa propre croissance et se pose la question d’une cohésion mobilisant l’ensemble des parties prenantes. Si nous avons pu lancer ce projet à Lyon, c’est parce qu’il y avait pléthore d’acteurs sur le territoire. Il nous aurait sans doute été plus difficile de créer cet élan collectif sur un territoire rural où les acteurs sont dispersés. Oui, l’école va mal, comme l’Aide sociale à l’enfance et bien d’autres services publics. Pour nous, il est urgent de mettre en valeur tous ceux qui, au quotidien, s’échinent à trouver des solutions, certes parfois modestes, mais qui permettent de reconnecter les acteurs de ces secteurs avec leur territoire.

Une démarche collective tournée vers le bien commun

Int. : La RSE a-t-elle changé vos rapports avec les entreprises ?

T. B. : Ce qui m’a fait quitter le monde de l’entreprise, c’est une forme de colère. Il me paraît en effet anormal qu’une entreprise ne découvre ce qui se passe sur son territoire qu’à l’occasion d’un plan social qui lui impose une redynamisation de son bassin d’emploi. Par ailleurs, les entreprises se mobilisent-elles vraiment contre l’obsolescence des compétences de leurs salariés, qui affecte directement leurs enfants lors d’un plan social ? Nous sommes intimement convaincues qu’elles ont un rôle majeur à jouer dans cette alliance éducative, tant au niveau de leurs politiques RH que de leurs politiques RSE. Celles qui ne viendraient à nous que dans une démarche de social washing, en profitant d’un effet d’opportunité lié aux dernières directives RSE, sont facilement mises à l’écart. Heureusement, nous avons aussi d’heureuses surprises, certaines entreprises de notre écosystème adoptant une démarche véritablement tournée vers le bien commun et l’intérêt général.

Int. : Quelle contribution les acteurs culturels, vecteurs d’une vision décalée du monde, peuvent-ils vous apporter ?

A. F. : Dans le cadre d’un atelier d’intelligence collective, nous avons travaillé, avec des enseignants, des acteurs économiques, des agents du rectorat et des élèves de classes professionnelles, sur la question de la recherche de stage. Quand on a 14 ans et que l’on vit dans un quartier très populaire, aller frapper à la porte d’une entreprise afin de trouver un stage est parfois compliqué. En effet, cela suppose la maîtrise de codes, de postures, de compétences psychosociales dont ces jeunes ne disposent pas forcément. S’est alors très vite posée la question de leur accompagnement par des acteurs culturels, en particulier issus du monde du théâtre. Tous les établissements disposant de crédits de la région – en particulier le Pass Culture – destinés à financer de telles opérations, nous avons monté une action qui a permis à ces acteurs culturels d’apporter, par le biais du théâtre-forum ou de l’improvisation, un cadre pédagogique complètement différent de ce à quoi les élèves étaient habitués. Leur vision du théâtre en a été bouleversée et certains, qui n’étaient jamais entrés dans un lieu culturel, sont allés voir sur scène ces acteurs avec qui ils avaient noué des liens, en entraînant parfois même leurs parents. Ces acteurs ont, en outre, apporté aux enseignants de nouvelles clés de compréhension et d’action. Une porosité entre les mondes éducatif, économique et culturel est possible dès lors que l’objectif est clair, le cadre bien défini, et que chacun assume de n’être que la pièce d’un puzzle qui, à la fin, a du sens pour tous.

Int. : Comment collaborez-vous avec les Cités éducatives qu’a mises en place l’Éducation nationale ?

T. B. : Un dispositif qui se propose d’implanter de nouvelles structures ou de faire croître certains acteurs déjà en place peut créer de l’inquiétude. C’est pour cela qu’il est essentiel de prendre, avec tous les acteurs, le temps de dialoguer et de comprendre leurs besoins. Notre objectif n’est pas d’entrer en concurrence avec l’existant, mais de répondre à des besoins insuffisamment, voire pas du tout couverts. À Rillieux-la-Pape et Vaulx-en-Velin, nous travaillons donc en pleine complémentarité avec les Cités éducatives. Nos modalités de financement sont certes très différentes, mais nous poursuivons un objectif commun résultant d’un diagnostic partagé. Cette collaboration est intéressante, car elle permet aussi aux Cités éducatives d’interpeller les acteurs privés sur la question du financement de leurs actions sur un territoire commun.

A. F. : Les Cités éducatives font pleinement partie de notre comité de pilotage des programmes, ce qui illustre l’intégration de l’existant au cœur de chacun des dispositifs.

Int. : Les Dialogues en humanités, qui se tiennent à Lyon, sont quelque chose d’extrêmement intéressant. Y contribuez-vous et si oui, comment ? Par ailleurs, vous pourriez apprendre beaucoup de choses aux 300 villes apprenantes du réseau UNESCO, en particulier sur le lien que vous nouez avec les entreprises, qui est leur point faible.

A. F. : Nous connaissons très bien l’organisation des Dialogues en humanités. Leur cofondatrice Geneviève Ancel fait partie des personnes avec qui nous réfléchissons à leur programmation et à leur diffusion. En ce qui concerne le réseau des villes apprenantes, comme notre projet ne porte pas sur une ville, seul dénominateur commun retenu à l’échelle mondiale par l’UNESCO, mais sur une métropole, nous ne remplissons pas les conditions pour y adhérer. L’UNESCO serait très favorable à ce que la ville de Lyon y candidate, mais comme c’est un projet touchant à la politique de territoire, c’est aux élus de se décider sur ce point qui ne semble pas, pour l’instant, être inscrit à leur agenda. Pour notre part, notre intention n’est ni de devenir une entité nationale ni de structurer un réseau autour de nous, mais plutôt d’outiller les équipes qui ont envie de développer des villes apprenantes sur leur territoire. Ce n’est donc certes pas un hasard si, parmi les cinq villes avec qui nous travaillons, deux d’entre elles, Évry et Clermont-Ferrand, sont labellisées villes apprenantes. Bien que nous n’ayons ni les mêmes dynamiques ni les mêmes sensibilités, nous avons réciproquement beaucoup de chose à nous apprendre.

Que d’avancées depuis dix ans !

Charles-Benoît Heidsick (Le Rameau) : Que d’avancées depuis dix ans ! Pour cela, il a fallu réinventer nos modèles à partir de territoires qui ne sont plus considérés comme des lieux d’exécution collective de décisions qui leur échappent, mais comme des laboratoires de proximité où se réinventent des solutions et un imaginaire collectif. C’est bien cette dimension de l’“agir ensemble” et ce goût retrouvé de la différence que portent des catalyseurs comme la Maison de l’Apprendre.

Jean-Paul Delevoye3, lorsqu’il est intervenu ici-même en tant que président de la Fondation des Territoires, rappelait que trois éléments étaient déterminants. Tout d’abord, on se doit d’agir à portée de main. Ce que l’Éducation nationale ne sait pas faire à son échelle, on sait le faire à l’échelle d’un territoire, comme vous le démontrez. Ensuite, le territoire est le lieu idéal de l’expérimentation, car on ne peut tester sans risques des solutions qui sont à la fois globales et innovantes : la culture, les acteurs, les besoins et les priorités d’un territoire donné ne sont pas similaires à ceux du territoire voisin. Enfin, nous devons écouter les jeunes sur la façon dont ils pensent réinventer, avec nous et sur leur territoire, les modèles qui seront les leurs en 2050.

Le territoire est le lieu du dépassement de l’entre-soi au profit de l’entre-tous. Ce qui pose problème, ce n’est pas la qualité de la performance de chacun, mais la non-interaction de tous. Ce que vous nous faites redécouvrir par votre action de terrain, c’est la force du collectif face aux fragilités individuelles. Dans notre société focalisée sur la performance individuelle, le catalyseur territorial que vous êtes parvient à susciter de la transformation dès lors que son humilité le préserve de vouloir récupérer à son seul profit le bénéfice de ses actions. Finalement, lorsque l’on a vécu ce genre d’expérience, tout cela est d’une évidence tellement triviale que l’on a parfois du mal à se dire qu’il faut quand même l’expliquer. Dès lors, comment partagez-vous vos expériences avec ceux qui ne les ont pas vécues ?

A. F. : Le partage de l’expérience est souvent un impensé, et ce, pour deux raisons. La première est la crainte que la bonne idée que l’on a eue soit indûment captée. La seconde est que l’on ne s’estime pas payé pour raconter ce que l’on fait, mais, avant tout, pour faire. À chaque fois que nous entamons le dialogue avec une nouvelle structure – association, collectivité ou entreprise – qui souhaite nous rejoindre, nous n’abordons pas d’emblée leurs besoins, car, dès que l’on fait parler les gens de leurs difficultés, il devient très difficile de passer à autre chose.

Nous commençons donc par leur faire raconter les réalisations dont ils sont particulièrement fiers. Il est en effet précieux de comprendre ce qu’ont été pour eux les leviers de leur changement. De même, leur invitation au Festival de l’Apprendre leur permet de prendre la parole et d’expliquer leurs réussites et l’impact que cela a eu sur eux. À cette occasion, ils ont également l’opportunité de donner la parole à leurs bénéficiaires. Ensuite seulement viennent la question de ce qu’il faudrait faire pour aller plus loin et l’expression de leurs besoins.

Tout cela participe d’un cheminement où rien n’est binaire. Cette attention portée à ce qui a du sens et de la valeur fait qu’ensuite, les personnes s’autorisent à s’exprimer et peuvent, par leur implication, nourrir l’innovation au sein de leur structure.

1. Organisation humanitaire française qui lutte contre la pauvreté en agissant sur ses causes.

2. Association de la fondation étudiante pour la ville.

3. Jean-Paul Delevoye, « (Re)construire des destins communs », séminaire Économie et sens de l’École de Paris du management, séance du 14 septembre 2022

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE