La Rome antique a imposé ses conceptions de la vie collective avec une force et une pérennité stupéfiantes. Des voies romaines robustement pavées sont toujours en usage, Napoléon Bonaparte s'est inspiré du droit romain pour promouvoir le code civil dans toute l'Europe, et de nombreux parlements s'appellent toujours Sénat. Plus fondamentalement, l'idée d'un droit écrit, objectif, qui se décline en lois et en règlements est née à Rome et vit toujours.
Les albums de Goscinny et Uderzo, traduits dans toutes les langues et vendus en millions d'exemplaires, célèbrent encore la pax romana concrétisée par les légions de Babaorum, Laudanum, etc., qui entourent le village d'Astérix. Mais celui-ci refuse de plier sous l'autorité de César.
Nous y voilà : le présent numéro présente quatre domaines de la vie collective où des principes, normes et règles à vocation universelle sont défiés par des singularités rétives, dans l'univers de la comptabilité, de l'Europe, de la SNCF et du contrôle aérien.
La comptabilité est la langue de l'ordre impérial dans la vie des affaires. Une erreur d'écriture est un drame, un faux délibéré un délit, presque un crime. Il y a peu, chaque État avait ses propres normes. Mais le marché des actions est devenu mondial, et rien n'empêche un humble épargnant d'acheter des actions thaïlandaises ou sud-coréennes ; il faut bien qu'il puisse juger les comptes. Un latin universel devrait donc supplanter les langues locales. Mais, comme au temps des deux empereurs, une Rome et une Byzance s'affrontent : une norme élaborée par les cinq plus grands cabinets internationaux d'audit (les Big Five) et les normes US. C'est ce qu'expliquent Jacques Manardo, qui anime le groupe de liaison des Big Five, et Dominique Ledouble, président du Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables de France.
La référence à Rome est explicite dans la construction de l'Europe. Mais l'unité du premier siècle de notre ère est encore un lointain idéal. Notamment, les pratiques en matière de droits de l'homme sont fort disparates, sous une unanimité de façade. C'est ce qu'explique Bernard Bougon, représentant le Saint-Siège au Conseil de l'Europe, jésuite et conseil en gestion, insistant sur les infinies subtilités des mœurs diplomatiques pour ne jamais rompre les dialogues.
La SNCF, soupirait un ministre des Transports précédemment ministre de la Défense, c'est l'armée, avec la discipline en plus. Il n'en faut pas moins pour faire arriver des trains à l'heure en toute sécurité. Mais voilà que des gares deviennent des lieux de vie et de rencontres de marginaux, parfois psychopathes, éventuellement violents. Pour endiguer cette invasion, la SNCF a mis en place des brigades de jeunes issus des mêmes milieux que les trublions, qui les contrôlent de leur mieux en partageant leur territoire et leurs langages. C'est l'objet de la thèse de Damien Collard.
L'agent de police au carrefour ("l'agent aux voitures" disait Alain) est le symbole le plus parfait de l'État romain : autorité absolue, nécessaire, respectée par tous. Le contrôleur aérien paraît un symbole plus fort encore, compte tenu de l'ampleur des dangers qu'il écarte. Or, la thèse de Jean-Baptiste Stuchlik montre que cette communauté ressemble plus au village d'Astérix qu'à une légion romaine. Ils font bien leur travail, mais dans un climat de conflits et de malentendus qui risque de s'aggraver dans les années qui viennent.
Voilà peut-être comment chacun voit le management de l'avenir : tous les autres seront des Romains disciplinés, mais moi je resterai un irréductible Gaulois. Pas facile.