mai/juin 2016
Le management est une affaire sérieuse, les amis de l’École de Paris le savent bien... L’on rit pourtant dans les organisations, et pas seulement lorsque l’on fait appel au théâtre d’entreprise. Le rire y est même très présent et n’y est pas anecdotique. Pour Élisabeth Bourguinat, qui s’est intéressée à ce phénomène après ses travaux de recherche sur le persiflage à la Cour, il joue même un rôle décisif dans les rapports humains et les rapports de pouvoir qui s’y jouent. Rire, nous dit Bergson, c’est placer du mécanique sur du vivant. Le rire est ainsi beaucoup plus proche de l’organisation qu’il n’y paraît, puisque cette définition pourrait s’appliquer à elle. Du vivant : des hommes et des femmes ; du mécanique : des processus, des règles. Et le drame des organisations, drame étant entendu au sens premier, se niche dans ce rapport entre le mécanique et le vivant. Prenez la société Haulotte, entreprise familiale centenaire qui fabrique des nacelles de grues de chantiers. Le cycle bas d’une industrie qui se conjugue à la crise de 2008, et l’entreprise perd les deux tiers de son chiffre d’affaires. Les deux tiers ! La réponse mécanique, raisonnable peut-être, eût été de licencier. Le choix - périlleux - de son PDG Alexandre Saubot a été de ne pas le faire, et d’envoyer ses salariés se former tout en sanctuarisant la R&D. Il était important pour lui de préserver les compétences, voire les développer, et l’affectio societatis. Bien lui en a pris. Il y a aussi une forme de mécanique implacable dans le vieillissement des personnes et le quotidien des pensionnaires de maisons de retraite, une fatalité à laisser la vie s’en aller doucement. Qu’à cela ne tienne : à contre-courant de tous les dogmes et croyances, deux diplômés de STAPS ont souhaité proposer une éducation physique adaptée à des personnes âgées en grande dépendance. Le résultat a été tel que, 18 ans après, le projet raconté par Jean-Michel Ricard est devenu Siel Bleu, un groupe associatif de 450 salariés qui intervient auprès de 100 000 bénéficiaires dans toute la France chaque semaine. Il n’y a pas plus vivant que l’univers du jeu mobile. Vibrionnant. La description qu’en donne Nicolas Bensignor fait penser à une culture bactérienne dans une boîte de Pétri observée au microscope : des milliers d’acteurs qui créent quotidiennement des millions de jeux dont beaucoup disparaissent aussitôt. L’industrie du jeu vidéo français était l’une des plus dynamiques au monde. Mais elle est aujourd’hui en perte de vitesse, et les pouvoirs publics, dans leur volonté de soutenir l’innovation, semblent incapables de prendre en considération cette vie-là, avec des outils relevant d’une approche trop mécanique. L’univers des business schools est aussi engagé dans une concurrence darwinienne. L’analyse qu’en donnent Hamid Bouchikhi et John Kimberly fait remonter la situation actuelle à la fin des années 1950, quand a été donnée une impulsion majeure pour promouvoir la recherche quantitative. Les travaux de recherche pure se sont développés et éloignés du monde managérial, et cette victoire du mécanique sur le vivant a entraîné les business schools dans une fuite en avant. Mais le modèle fonctionne car les business schools constituent aussi un rite initiatique. Cela dessine une triste perspective qui les verrait s’affirmer comme le moment où les jeunes épousent le mécanique au détriment du vivant. Que l’on continue à rire dans les organisations est alors rassurant en nous prouvant le contraire.
18 novembre 2015 | Séminaire Aventures industrielles