RSE, les limites du everything, everywhere, all at once

En matière de RSE, la facilité est de trouver la paille dans l’œil de son voisin, de déplorer les carences et les failles de tout autre que soi : la faute des entreprises qui n’en font pas assez pour le climat ou la préservation des ressources, ou alors qui en disent trop et qu’on suspecte de greenwashing ; la faute des élus et du monde politique qui réglementent trop ou pas assez, selon les intérêts de chacun ; la faute des ONG qui demandent l’impossible tout de suite ou qui sont trop complaisantes ; la faute des citoyens-consommateurs qui achètent trop, mal ou pas assez.

Le virus de la polarisation, qui appauvrit le débat politique, semble contaminer également le développement durable, avec le risque d’enfermer cette utopie concrète de la RSE dans l’opposition binaire et incantatoire : “décroissance radicale sous peine d’effondrement” vs “business as usual, abrité derrière le paravent du techno-solutionnisme”.

Face aux difficultés à faire pivoter les business model pour respecter les limites planétaires et les droits humains, on assiste depuis quelques mois à des mouvements anti-RSE (ESG bashing chez les investisseurs américains, critique de l’excès de réglementations du pacte vert pour l’Europe…) et à des reculs préoccupants, comme les récentes révisions à la baisse des ambitions ESG (environnementales, sociales et de gouvernance) d’Unilever.

D’où provient cette crispation actuelle, qui engendre colère, découragement ou tétanie ?

Gérer les contraintes du temps

Première cause possible, la question de la temporalité : les acteurs (pouvoirs publics, citoyens-consommateurs, investisseurs, ONG, clients et fournisseurs…) ont des horizons d’attente trop différents vis-à-vis de la performance extra-financière.

Par exemple, dans le secteur des cosmétiques, le passage d’ingrédients pétrochimiques à des ingrédients naturels biosourcés va être échelonné sur dix ans. Malgré des investissements R&D massifs, la substitution exige du temps pour bâtir de nouvelles briques technologiques avec des start-up autour des green sciences, tester les nouvelles molécules et leur impact sur la santé et l’environnement, construire de nouvelles filières de matières premières en capacité d’approvisionner les clients à grande échelle.

Ajuster la focale

Deuxième cause, le manque de profondeur de l’engagement RSE et le mauvais ciblage de ses impacts, où l’on concentre ses efforts et sa communication sur des sujets périphériques, mais pas sur les enjeux prioritaires (ceux que permet d’identifier le bon outil qu’est la matrice de double matérialité).

Pour le secteur des cosmétiques, les attentes des citoyens et des ONG sont très portées sur le sujet des emballages et de leur recyclage, alors que des analyses de cycle de vie montrent que le facteur principal d’impact environnemental est la consommation d’eau en phase d’usage.

Autre exemple, dans le secteur des produits électriques et électroniques, le grand public a les yeux rivés sur le problème de la gestion de la fin de vie de ces produits, du recyclage des déchets qu’ils engendrent, alors que des analyses montrent que les principaux impacts ont lieu lors de la phase d’extraction de matières premières telles que les terres rares et les métaux. L’on oublie également trop souvent les impacts environnementaux de la phase d’usage, par exemple la consommation d’énergie, et donc de carbone, d’un écran d’ordinateur actif toute la journée.

Définir sa sphère d’influence

Troisième cause, la mauvaise appréhension de son espace d’intervention RSE légitime : savoir agir sur sa sphère d’influence, prendre ses responsabilités sur les étapes de la chaîne de valeur sur lesquelles on a un véritable effet de levier.

S’il est pertinent d’embarquer ses fournisseurs directs (rang 1) dans une trajectoire de décarbonation (par exemple, L’Oréal s’est fixé une réduction de 50 % de l’empreinte carbone de ses fournisseurs stratégiques à l’horizon 2030 et développe pour cela des formations et l’accès à des experts), il est illusoire de prétendre avoir une traction significative sur ses fournisseurs de rang 4 de manière isolée (faible pouvoir d’influence du fait d’un faible volume d’achat, accès limité aux données d’impact environnemental), sauf à agir en coalition avec l’ensemble des acteurs majeurs du secteur concerné.

Autre illustration, si les fabricants de produits électriques et électroniques (téléphones, ordinateurs, petit et gros électroménager…) veulent réellement avoir un impact environnemental positif, il est nécessaire d’activer tous les leviers : ceux que ces industriels contrôlent directement (l’écoconception, avec un design produit plus robuste, plus recyclable, plus réparable…), mais aussi les leviers indirects sur sa chaîne de valeur, notamment en travaillant avec les réseaux de réparateurs, les éco-organismes et les distributeurs pour organiser tout le modèle logistique et économique de la réparation. Tout ceci nécessite d’avoir une vision holistique des responsabilités de chaque acteur de l’écosystème, de créer des espaces d’échange, de coopération et d’innovation, qui peuvent prendre des formes organisationnelles très diverses : consortiums, filières à responsabilité élargie du producteur, joint-venture sociale – comme celle créée entre le Groupe SEB et le groupe d’insertion par l’économie ARES.

On le voit, la solution passe par le fait de bien articuler ces trois dimensions :

- la temporalité et la capacité à gérer les décisions financières à court terme, avec la performance extra-financière à moyen et long terme ;

- la profondeur, qui passe par l’analyse de ses impacts sociaux et environnementaux, et la priorisation des investissements associés ;

- l’espace d’intervention légitime, qui revient à cerner correctement son champ de responsabilité et d’influence au sein d’un écosystème.

Les limites de l’hyperspécialisation

Une des difficultés rencontrées par les entreprises dans ce travail de mise en cohérence des trois dimensions est la suivante : depuis quelques années, on assiste à une professionnalisation des métiers du développement durable, un accroissement du corpus de connaissances scientifiques lié à la RSE, des exigences renforcées de transparence, de performance et de reporting extra-financier toujours plus nombreuses, auxquelles s’ajoute l’inflation des normes, des régulations et des lois.

Ce mouvement très positif, qui traduit l’inscription durable de la RSE dans l’économie et la société, produit également un effet rebond négatif : l’hyperspécialisation. En découle une vision parcellaire (le fameux travail en silo), qui vient entraver la vision globale et systémique essentielle pour piloter la RSE.

La synthèse, la pédagogie et l’imaginaire

L’autre écueil réside dans la complexité à synthétiser sa stratégie et ses responsabilités RSE avec pédagogie auprès de l’ensemble des parties prenantes, en assumant et en gérant les frustrations inévitables de chacun – puisque chaque acteur de la chaîne va trouver que l’entreprise ne va pas assez vite ni assez loin sur son maillon ! Donner une vision cohérente, fédératrice passe par une capacité à savoir contextualiser ses enjeux, mettre en avant ses marges de manœuvre et aussi ses limites, ainsi que manier les symboles et les imaginaires pour rendre désirables son projet et sa trajectoire de transformation durable.

Et le renouvellement des imaginaires désirables prend du temps, si l’on veut éviter de l’imposer dans la violence. Le vivant nous indique la voie à suivre : dans le monde végétal, les ressources renouvelables se régénèrent dans la durée, on ne fait pas pousser les fleurs plus vite en tirant sur la tige.