Exposé d’Agathe Imbault
Mettre des livres entre les mains de tous les enfants, leur faire découvrir le plaisir de la lecture dès le plus jeune âge, les aider à se construire en se projetant dans d’autres mondes... l’utopie de L’école des loisirs est restée intacte depuis plus d’un demi-siècle, mais le siècle, lui, a changé : les écrans ont envahi les foyers, le temps consacré à la lecture s’amenuise, la déferlante du manga bouscule les repères esthétiques et économiques... C’est l’occasion pour notre maison, premier éditeur indépendant de littérature jeunesse, de se renouveler tout en réaffirmant son exigence éditoriale et artistique.
L’émancipation par la culture
Depuis sa création, L’école des loisirs est animée par une utopie : l’émancipation par la culture. Nous considérons le livre comme une porte ouverte sur le monde, car il élargit les horizons et les possibles, va à la rencontre de l’autre et contribue à l’épanouissement de soi. Plus le virus de la lecture est contracté jeune, plus il est tenace et libérateur. Aussi L’école des loisirs se donne-t-elle pour mission de proposer les meilleurs albums au plus grand nombre, pour un prix modique.
Une affaire de famille
Tout commence au début des années 1920, quand Raymond Fabry, directeur d’une école catholique dans le sud-ouest de la France, décide de monter sa propre maison d’édition de livres scolaires, tant les manuels d’alors lui semblent médiocres. Avec une famille cousine, il crée les Éditions de l’école des loisirs, société dont les statuts précisent qu’elle devra toujours être dirigée par un représentant de chaque famille fondatrice – principe qui reste en vigueur. L’entreprise se développe durant la première moitié du XXe siècle. Après le départ de Raymond Fabry, Jean Fabre, son héritier, en prend les rênes et y accueille son neveu fraîchement diplômé de HEC, Jean Delas, ainsi qu’un stagiaire typographe suisse, Arthur Hubschmid. Ces deux recrues comprennent vite que l’édition scolaire ne fera pas les beaux jours de l’entreprise et qu’il est temps de se tourner vers la fiction. Un trio se met en place en 1965, dans lequel Arthur Hubschmid définit la ligne éditoriale, Jean Delas élabore la politique commerciale et de communication, et Jean Fabre assure la gestion.
Il faut traumatiser les enfants !
Durant son enfance en demi-teinte, dans une famille modeste protestante, Arthur Hubschmid a fait une rencontre décisive avec une bibliothécaire, qui l’a initié à la lecture et l’a conduit vers un destin dont il n’osait rêver. Il en a tiré un attachement indéfectible au livre. « Publier des livres pour les enfants, explique-t-il, c’est dire comment, avec charme, intelligence et volonté, on se construit une vie, malgré des obstacles terrifiants. C’est juste dire à des enfants, qui n’ont aucune autonomie, qui dépendent totalement des adultes pour tout, que l’avenir n’est pas écrit, et que quand les choses arrivent, il faut les prendre à bras-le-corps et en faire un ingrédient positif pour sa vie. »
C’est à l’occasion de la Foire du livre de Francfort, qui réunit chaque année les éditeurs du monde entier, qu’il trouve les premiers titres qu’il publie. Il se rend ensuite à New York, cœur battant de la culture à l’orée des années 1970, et y fait la connaissance de l’éditrice Ursula Nordstrom, qui a révolutionné le livre pour enfants aux États-Unis chez Harper & Row. Plutôt que les contes moraux alors en vogue, elle propose des « good books for bad children » (« bons livres pour sales gosses »), qui parlent directement aux émotions des enfants. Anticonformiste, homosexuelle, en avance sur son époque, elle sera la première femme à être récompensée pour son travail d’éditrice. Arthur Hubschmid découvre auprès d’elle des artistes qui deviendront la marque de fabrique de L’école des loisirs : Maurice Sendak, Tomi Ungerer, Leo Lionni, Margaret Wise Brown, ou encore Arnold Lobel. Les premières années sont difficiles, mais le catalogue s’impose peu à peu. Des auteurs français le renforcent progressivement : Claude Ponti, Mireille d’Allancé, Nadja, Grégoire Solotareff, Mario Ramos et tant d’autres. Arthur Hubschmid publie également Sonia Delaunay et le graphiste André François, expérimente en proposant des collages, des romans... Gallimard Jeunesse, l’un des principaux concurrents de L’école des loisirs, naît à la même époque.
Arthur Hubschmid conçoit son rôle d’éditeur comme celui d’un sélectionneur. Il refuse l’immense majorité des propositions, garde les meilleurs auteurs et leur donne les moyens de travailler. À rebours des commandes et des sujets à la mode, il recherche des voix et des pattes graphiques singulières, des histoires fortes qui plaisent aux enfants sans s’aliéner les parents. Gais et instructifs, les albums de L’école des loisirs sont parfois iconoclastes. Le grand Tomi Ungerer affirmait ainsi avec facétie qu’il fallait “traumatiser les enfants” : puisqu’ils savent déjà que la vie est dure, mieux vaut leur raconter des histoires dans lesquelles ils trouvent des ressources plutôt que gommer les difficultés. Au reste, les enfants adorent avoir peur ! Quant à Claude Ponti, il aborde la maltraitance et la résilience, et propose même un catalogue de parents pour les enfants qui veulent en changer. Ses petits héros finissent toujours par déjouer les tours des monstres et des menteurs. Cet esprit tendre et impertinent s’adresse à l’enfant tel qu’il est, plutôt qu’à un adulte non terminé que l’on essayerait de policer et de rendre conforme. Telle est la ligne de conduite de la maison depuis 1965. Le livre ne doit être ni une injonction ni une obligation scolaire, mais avant tout un plaisir qui incite l’enfant à persévérer dans la lecture.
Un écosystème militant
Aux côtés d’Arthur Hubschmid, Jean Delas élabore la politique commerciale de la maison. Sa grande intuition est de s’appuyer sur une génération d’enseignants qui, dans la foulée de Mai 68, sont convaincus que l’éducation et la culture constituent des vecteurs d’émancipation, que le livre est un rempart contre la violence, que la maîtrise du vocabulaire, la capacité à échanger des idées et à se mettre à la place des autres sont des fondements de la démocratie, et que derrière chaque lecteur, il y a un électeur. L’école de la République devient ainsi le premier partenaire de L’école des loisirs.
La légende veut que le 11 mai 1981, à peine François Mitterrand élu, Jean Delas décide de lancer des abonnements de livres dans les écoles. Dès la rentrée suivante, après que la loi sur le prix unique du livre a été votée, les petits se voient proposer, pour un prix modique, un abonnement comprenant huit livres, au rythme d’un par mois pendant l’année scolaire. La maison prend son essor grâce à cette formule. Les enseignants sont ravis de contribuer à cette démarche qui prolonge leur engagement. Des animatrices de L’école des loisirs vont à leur rencontre et leur présentent le projet éditorial, qu’ils sont libres de relayer ou non. Ils n’y trouvent aucun avantage financier, mais ont intérêt à ce que les enfants découvrent des ouvrages qui leur plaisent. L’école des loisirs leur dispense des formations à la littérature jeunesse. Des liens étroits se nouent ainsi avec les professeurs, en dehors de tout contrat-cadre avec l’Éducation nationale. Par la suite, des concurrents ont essayé d’atteindre les enfants par ce biais, mais L’école des loisirs avait trop d’avance pour être détrônée.
Outre les abonnements, Jean Delas invente le livre de poche pour enfants, qui reste une colonne vertébrale du catalogue. Il ouvre la première librairie dédiée à la jeunesse, Chantelivre, rue de Sèvres, qui reste une référence.
L’école des loisirs s’appuie par ailleurs sur les médiateurs que sont les bibliothécaires, à l’heure où l’État remplit les bibliothèques des classes et des communes. Conscient que les libraires sont également des partenaires essentiels, Jean Delas leur accorde des remises généreuses, pour en faire des militants de L’école des loisirs. Cette politique fait la différence.
Une indépendance revendiquée
L’école des loisirs a toujours été attachée à son indépendance. Au fil des ans, ses gestionnaires en ont racheté des parts lorsque c’était nécessaire, afin que le capital reste concentré. Il est encore détenu à 85 % par deux familles, le reste appartenant à un actionnariat flottant également familial. L’entreprise est gérée en bon père de famille et pratique une distribution des profits presque idéale : un tiers pour le travail, un tiers pour le capital, un tiers pour constituer des réserves ou réinvestir dans le projet.
La quatrième génération est aujourd’hui à la tête de la maison, incarnée par Guillaume Fabre, 45 ans, et Louis Delas, 60 ans. C’est grâce à ce dernier que j’ai intégré L’école des loisirs. Après des études à HEC, j’ai débuté ma carrière chez Flammarion. J’y ai d’abord déployé le logiciel de gestion SAP auprès des équipes éditoriales, puis ai fait du contrôle de gestion et de la vente, jusqu’à devenir l’un des bras droits du directeur éditorial, Louis Delas, en charge de la bande dessinée. Quand il a rejoint L’école des loisirs, en 2013, il m’a proposé de l’accompagner, avec trois acolytes, pour créer une filiale dédiée à la bande dessinée, appelée Rue de Sèvres. Elle fête ses neuf ans et se porte bien. J’ai consacré quatre ans au développement de cette filiale et travaille depuis quatre ans aux côtés de Louis Delas en tant que directrice de la promotion et du développement de L’école des loisirs.
Le livre n’est pas mort
Comment une maison familiale, indépendante et exigeante comme L’école des loisirs trouve-t-elle sa place dans un monde financiarisé, numérisé, piloté par les données et l’économie de l’attention ?
Rappelons tout d’abord que, malgré l’hégémonie des écrans, le livre n’est pas mort. Ses ventes ont crû de 18 % entre 2020 et 2021, et représente 80 % des biens culturels physiques vendus. Le secteur n’a donc pas été affecté par la crise de la Covid-19. Après un vent de fronde, les librairies ont d’ailleurs été déclarées commerces essentiels pendant le confinement de février 2021 et sont, depuis, le premier lieu d’achat du livre.
Parmi les 20 premiers biens culturels vendus en France en 2021 figurent 11 livres – Astérix en tête, suivi de 2 mangas, 6 romans et 1 essai – et 9 jeux vidéo. La bande dessinée a connu un essor fulgurant, passant de 15 % des ventes de livres il y a une dizaine d’années à 22 % en 2021. Elle est devancée par la littérature générale (27 %) et suivie par les livres pour la jeunesse (17 %). Ces derniers ont également battu des records en 2021, leurs ventes croissant de 17 % par rapport à 2019. Quelque 10 000 nouveautés pour les enfants paraissent chaque année, dont 4 000 sont vendues à l’étranger, en premier lieu à la Chine.
Selon une étude Ipsos réalisée début 2022, 86 % des Français ont lu au moins un livre au cours des douze derniers mois, à 83 % au format papier. Nos concitoyens disent toutefois avoir de plus en plus de mal à dégager du temps pour la lecture. L’importance accordée au livre dans leur enfance influence fortement leurs pratiques de lecture à long terme. Le pass Culture, créé en 2019 et destiné aux jeunes de 15 à 18 ans, a certes largement profité aux mangas, mais a eu le mérite de faire “débouler” les adolescents en librairie.
Bien qu’il soit en cours de concentration, le marché de l’édition reste hétéroclite. Il est tenu par quatre mastodontes, Hachette Livre (Lagardère), Editis (Vivendi), Médias-Participations et Éditions Gallimard (indépendant). Au-delà, le secteur compte plus de 10 000 éditeurs, dont 20 publient plus de 5 000 titres, et 5 000 publient moins de 10 titres. Nous attendons la décision de la Commission européenne concernant la tentative de prise de contrôle d’Hachette par Vivendi. Une telle fusion aurait des conséquences certes éditoriales, mais aussi en matière de distribution, puisque l’édition a ceci de particulier qu’elle a mutualisé sa distribution auprès de ses 4 principaux acteurs – de fait, nous sommes tous partenaires, clients et concurrents.
Les défis d’un éditeur jeunesse
Pourquoi être éditeur aujourd’hui, à l’heure où les divertissements numériques s’imposent et où les artistes ont les moyens de s’adresser directement à leurs lecteurs – sans compter qu’une pénurie de papier pourrait renchérir le coût des ouvrages ? Outre la conviction que la culture et l’éducation sont le socle de la démocratie, c’est avant tout le plaisir qui nous anime : tant que s’exprimera une créativité, pourquoi s’en priver ? Le livre offre un espace de création infini avec une économie de moyens : il n’est pas plus cher d’imprimer des mondes nouveaux que le banal quotidien ! Même les adolescents plébiscitent encore le divertissement qu’est la lecture. Nombre de jeunes talents, qui ont grandi durant les années 1980 et 1990 dans une forêt d’ouvrages pour la jeunesse, voient un accomplissement dans le fait d’être à leur tour édités. Le livre exerce par ailleurs son influence sur les autres médias : un film sur deux est adapté d’un ouvrage. L’industrie du cinéma se tourne de plus en plus vers les éditeurs pour trouver des histoires originales et singulières. C’est ainsi que Mœbius a imposé son imaginaire de science-fiction et son graphisme à tout Hollywood. Nous espérons tous devenir l’éditeur du prochain Mœbius !
Le livre est complémentaire des autres médias et n’a pas de raison d’être remplacé par les offres numériques qui remplissent nos vies. Dans un monde où les données sont contrôlées par une poignée d’acteurs privés, il n’y a pas d’urgence à se débarrasser de cette low tech qui diffuse une pensée diversifiée. Reconnaissons toutefois que, bien que le livre offre un usage infiniment renouvelable sans la moindre électricité, son industrie reste carbonée. Il nous reste à progresser en la matière.
Une force éditoriale
L’offre est la première arme avec laquelle nous affrontons ces défis. Nous devons rester sélectifs et continuer d’attirer les meilleurs créateurs, malgré le départ du fondateur de notre ligne éditoriale, Arthur Hubschmid. Pour perpétuer sa vision exigeante, nous avons pris le parti de ne pas le remplacer par une seule personne, mais par une équipe éditoriale mêlant d’anciens compagnons de route et du sang neuf. Le recrutement d’un éditeur est une mission éminemment délicate, car l’équipe n’étant pas renouvelée fréquemment, il ne faut pas se tromper. Or, pour recruter les meilleurs éditeurs, il faut une entreprise attractive. Nous nous sommes donc attelés à moderniser notre organisation qui, après avoir été dirigée cinquante ans par la même équipe, était certes charmante et “costaude”, mais quelque peu poussiéreuse. Le management a été doté de davantage d’autonomie et de responsabilité, tandis que l’équipe commerciale a été étoffée afin de renforcer notre indépendance et marquer notre présence sur le marché. À cela se sont ajoutés un chantier de renouvellement des systèmes d’information, mais aussi l’engagement d’une politique de responsabilité sociale et environnementale, atout indispensable pour recruter des jeunes talents.
Diversification, digitalisation et partenariats
Notre développement s’articule autour de trois axes : la diversification, la numérisation et l’ouverture à des partenariats.
Conscients du rôle déterminant de nos partenaires que sont les libraires, les enseignants et les médiateurs, nous avons repris notre bâton de pèlerin pour les convaincre, encore et toujours, de la beauté de notre catalogue et de l’importance de notre mission. Nous avons déployé à leur intention de nouveaux outils, plus adaptés à l’air du temps (podcasts, formations en ligne, ressources numériques, réseaux sociaux...), tout en préservant ce qui constitue notre spécificité : la convivialité et une communication papier soignée. En d’autres termes, nous en faisons toujours plus, sans abandonner les bonnes habitudes du passé.
Nous développons par ailleurs de nouvelles catégories de produits, comme les jouets et les jeux de société, en sollicitant des partenaires si nécessaire. Après avoir anobli le livre pour enfants, il y a plus d’un demi-siècle, l’une de nos ambitions pourrait être de valoriser d’autres médias, en particulier l’audio, qui a bénéficié d’un engouement durant le confinement et qui présente des correspondances avec le livre : comme lui, il invite l’enfant à se construire des images mentales. Nos tentatives de partenariat avec des plateformes de diffusion comme Spotify et Deezer n’ont pas porté leurs fruits, ces diffuseurs n’étant pas assez matures dans le segment de la jeunesse. Aussi avons-nous investi nous-mêmes dans la création de contenus sonores. Quand le marché sera prêt à les monétiser, nous serons en ordre de marche.
Quant à l’audiovisuel, il requiert des investissements et des compétences d’une autre nature que le livre. Aussi y sommes-nous entrés par le biais de partenariats. Nous commençons à produire des courts métrages et devrions lancer des coproductions dans les années à venir.
La crise de la Covid-19 a accéléré la numérisation de nos contenus. Pour occuper les enfants pendant le confinement, nous avons conçu pour eux le site L’école des loisirs à la maison. D’abord gratuite, cette offre a rapidement trouvé sa place dans les foyers et constitue la première marche vers un abonnement numérique. Elle sera amplifiée à l’automne 2022. Cette proposition a du sens, dans la mesure où nous pouvons nous appuyer sur une base d’abonnés.
Nous entendons, de plus, numériser nos canaux de diffusion, en lançant une application de commerce en ligne proposant de la vente directe et des retraits dans des librairies partenaires. Est-ce une utopie que de vouloir contourner les grandes plateformes comme Amazon ? Cette proposition n’aurait peut-être pas de sens pour tous les éditeurs, mais elle est pertinente pour L’école des loisirs, qui jouit d’une marque, d’une audience et d’abonnés.
Malgré nos efforts, le livre continuera-t-il de trouver sa place dans un environnement toujours plus technologique ? La logique de désintermédiation, à laquelle nous participons en développant une application d’e-commerce, ne gagnera-t-elle pas nos auteurs, qui pourraient, demain, s’adresser directement à leurs lecteurs ? Nous ne semblons pas en prendre le chemin : sur les quelque 20 000 auteurs qui s’autopublient aux États-Unis, seuls 500 gagnent plus de 500 dollars. Le rôle de l’éditeur est plutôt renforcé par la profusion de l’offre. Nous avons un autre enjeu : comment renforcer notre développement à l’étranger, malgré le profond ancrage du livre pour enfants dans la culture nationale ? L’audio nous permettra-t-il de gagner de nouveaux territoires ? Reste enfin le défi le plus déterminant : trouver les prochaines générations de créateurs qui continueront à faire fleurir notre projet.
Débat
Le projet comme fil directeur
Un intervenant : Après le départ du trio de fondateurs, comment s’est déroulée la transition ?
Agathe Imbault : L’école des loisirs a ceci de particulier que ses salariés sont profondément attachés à son projet. À la différence d’autres éditeurs, nous avons réussi à préserver des objectifs autres que financiers, ce qui est extrêmement mobilisateur. Nous sommes certes tenus d’engranger de bons résultats, ce qui est une garantie d’indépendance, mais nos critères d’évaluation tiennent tout autant à la qualité éditoriale, au renouvellement du fonds et à la qualité de nos liens avec nos partenaires. Nos conditions de travail et de rémunération étant de surcroît favorables, les équipes sont stables et perpétuent l’utopie initiale.
Les fondateurs avaient veillé à mêler les générations au sein de l’entreprise. Quand Jean Delas est parti à la retraite en 2013, son fils a pris la relève, entouré de personnes qui avaient travaillé avec son père pendant une dizaine d’années et qui s’étaient imprégnées de sa façon de traiter les aspects commerciaux et la communication. Il y a donc eu un passage de relais. La transition a été moins aisée dans l’activité d’édition après le départ d’Arthur Hubschmid. Le bateau a tangué quelques années, le temps que les plus jeunes éditeurs prennent leurs marques. Durant cette période, nous avons vécu sur nos acquis – fort heureusement, nous sommes riches d’un fonds qui représente 75 % de notre chiffre d’affaires. Cela nous a donné du temps, ingrédient clé de la transition. Depuis un ou deux ans, nous assistons à un vrai renouvellement du catalogue.
De 80 collaborateurs, il y a quatre ou cinq ans, nous sommes passés à 120, dont une centaine à Paris, quelques-uns en Belgique et une quinzaine de commerciaux sur le terrain. L’organisation n’a cessé de se transformer ces dernières années, au gré de la diversification des activités, parfois au risque de brouiller les attributions des uns et des autres. Nous devons veiller à ce que les équipes les plus anciennes n’aient pas l’impression d’être envahies par une foule de nouveaux venus. La crise de la Covid-19 n’a pas facilité les choses, puisque nous avons intégré des recrues en télétravail. Il a fallu recréer du collectif.
Int. : Les enseignants et les libraires qui ont soutenu L’école des loisirs à ses débuts ont maintenant pris leur retraite. Comment parvenez-vous à fidéliser leurs successeurs ?
A. I. : La clé est de se doter d’équipes commerciales et de communication internes, pratique plutôt rare chez les éditeurs de notre taille. Nous jouissons de la relative indépendance financière conférée par nos abonnements. Elle nous donne des moyens d’action dont ne disposent pas tous les éditeurs et nous permet d’investir dans la consolidation des liens avec nos partenaires. Notre équipe commerciale, qui porte la bonne parole auprès des librairies, n’est pas un centre de profit isolé, mais s’inscrit dans le prolongement de notre travail éditorial. Quand les représentants commerciaux de nos concurrents vendent 1 200 à 1 500 titres par an aux libraires, nos commerciaux en vendent 350 ; ils ont donc le temps de parler du projet et d’entretenir avec eux des liens de qualité. De même, des équipes internes sont dédiées aux animatrices qui passent du temps auprès des enseignants.
Int. : Organisez-vous une remontée d’information depuis vos réseaux, notamment celui des écoles ?
A. I. : Au-delà des retours que nous font nos 300 animatrices, nous ne sommes pas encore organisés pour capter plus formellement les remarques de nos 50 000 écoles partenaires. Nous commençons à développer des questionnaires à cet effet et à interroger nos bases de contacts. Nous œuvrons aussi à mieux accompagner nos animatrices, en leur fournissant davantage de données et en assurant un meilleur suivi de leurs démarches, pour leur faciliter la vie.
Int. : Avez-vous envisagé un système de distribution par des particuliers, de type Tupperware ?
A. I. : Nous en rêvons souvent, mais les enseignants étant essentiels à notre modèle, nous ne souhaitons pas les écarter. Nous allons nous essayer à ce modèle pour nos jeux de plateau avec un partenaire qui pratique ce mode de distribution.
Int. : L’utopie de L’école des loisirs séduit-elle les jeunes diplômés ?
A. I. : Nous recevons de nombreuses candidatures spontanées de jeunes diplômés qui cherchent du sens dans leur métier et que séduit notre ambition de partager l’art avec le plus grand nombre. L’âge moyen des collaborateurs de la maison a d’ailleurs baissé. Les jeunes créateurs et nos nouvelles recrues ont grandi avec le livre comme référence culturelle, mais qu’en sera-t-il dans vingt ans, pour ceux qui auront été élevés par des écrans ? Si nous voulons préserver un lien affectif au livre, nous devons redoubler d’efforts pour développer le goût de la lecture dès l’enfance.
Int. : Comment dénichez-vous vos artistes ? Y a-t-il un prestige à devenir auteur pour la jeunesse et peut-on en vivre ?
A. I. : Certains artistes trouvent leur terrain d’expression naturel auprès de la jeunesse ; plus qu’un choix délibéré, cela s’impose à eux. Ils s’adressent surtout à l’enfant qui est en eux. Nous recevons une dizaine de projets par jour, particulièrement en littérature jeunesse : l’apparente simplicité de ce genre donne envie à beaucoup de s’y essayer. Toutefois, il est très rare que nous publiions des textes qui nous sont adressés spontanément. Le plus souvent, nous trouvons nos artistes dans les écoles d’art, où nos éditeurs interviennent et repèrent des talents. Certains auteurs nous présentent aussi des débutants qu’ils ont pris sous leur aile.
Si, dans notre microcosme, il est prestigieux d’être un auteur pour la jeunesse, c’est nettement moins le cas au-delà, tant cet art est négligé par les médias. Il y a encore deux ans, l’émission télévisée La Grande Librairie consacrait une soirée par an à la littérature jeunesse. Depuis, elle l’a supprimée. Sauf à connaître un grand succès, la vente de leurs ouvrages suffit rarement à faire vivre les auteurs – à titre indicatif, nous leur versons 3 000 euros d’à-valoir. Ils exercent souvent d’autres activités, que ce soit dans l’animation, le jeu vidéo ou la communication institutionnelle. Ils sont par ailleurs rémunérés par l’Éducation nationale lorsqu’ils interviennent dans les classes. Beaucoup sillonnent les routes pour aller à la rencontre des élèves.
Int. : Dans la littérature générale, les auteurs ont le statut de marques. Qu’en est-il dans l’édition jeunesse ? Mettez-vous plutôt en avant vos auteurs ou la marque L’école des loisirs ?
A. I. : Nous avons plutôt fait le choix des auteurs marques et c’est pour eux que nous sommes suivis. Bayard Jeunesse, au contraire, communique plutôt sur ses personnages (Anatole Latuile, Ariol…). Il faut toutefois reconnaître que les auteurs sont davantage des repères pour les parents que pour les enfants, lesquels s’attachent surtout à des personnages. Il faut donc trouver un juste équilibre. Quoi qu’il en soit, nous sommes un des rares éditeurs qui possède une marque signifiante. Le catalogue de L’école des loisirs fait œuvre en soi : nous sommes reconnus pour notre collection et notre diversité d’histoires, d’auteurs et d’albums. Nous valorisons cette marque, que ce soit au travers de partenariats ou de notre distribution directe. Notre notoriété nous permet aussi d’investir plus facilement des médias connexes comme l’audio ou l’audiovisuel en tant que producteurs, tandis que nos concurrents cèdent généralement leurs droits dans ces domaines. Nous essayons de développer notre logique de catalogue et de l’étendre aux autres médias.
Mangas, écrans et jeux vidéo : surfer sur la vague ?
Int. : Comment affrontez-vous la concurrence des réseaux sociaux et de leurs vidéos, qui capturent l’attention des plus jeunes ?
A. I. : Les adolescents s’adonnent aux écrans deux heures et demie par jour, quand ils ne consacrent que trois heures et quart à la lecture chaque semaine. Cela ne signifie pas qu’ils ne reviendront pas vers le livre un peu plus tard. Pour préserver le loisir qu’est la lecture, nous misons sur des histoires fortes, originales et de qualité. Nous développons par ailleurs notre présence dans l’audiovisuel et les jeux de société, pour que les enfants se familiarisent avec nos personnages et aient plaisir à les retrouver sur papier. Quoi qu’il en soit, c’est encore largement par l’école que se produit la rencontre avec le livre. Les pouvoirs publics montrent un intérêt pour le sujet. Ainsi, la lecture est déclarée grande cause nationale en 2022, et une action spécifique soutient le livre auprès de la toute petite enfance.
Int. : Dans la mesure où le jeu vidéo prend une place croissante chez les plus jeunes, l’utopie de L’école des loisirs ne pourrait-elle pas trouver un champ d’expression dans ce média ?
A. I. : Nous y réfléchissons, en avançant à petits pas. De même que nous avons noué des collaborations avec des écoles d’animation pour identifier des talents et expérimenter la production de courts métrages dans le cadre de partenariats, nous nous rapprochons d’écoles qui forment les professionnels du jeu vidéo. Pourquoi ne pas développer des produits intelligents dans ce domaine, complémentaires avec le livre ? Les parents, qui sont souvent désemparés devant l’offre vidéoludique, pourraient être rassurés par des jeux estampillés “L’école des loisirs”. Nous ne nous lancerons dans l’aventure qu’à condition d’y apporter du neuf, car le développement d’un jeu demande des investissements considérables et le marché compte déjà de très bons professionnels. N’oublions pas non plus que notre mission première est de défendre le livre.
Int. : Comment résister à la déferlante du manga ?
A. I. : Plus d’une bande dessinée sur deux vendue en France est un manga. C’est une véritable lame de fond. Les enfants qui ont grandi avec des dessins animés japonais se retrouvent aisément dans ce graphisme et ces histoires, qui leur paraissent même plus accessibles que les bandes dessinées traditionnelles. La consommation des mangas se rapproche en outre de celle des séries, puisque les volumes s’enchaînent sans fin, produits par des ateliers où des escouades d’assistants secondent le créateur. En comparaison, la bande dessinée est de l’enluminure moderne ! Nous ne pouvons évidemment atteindre la même vitesse d’exécution. Comment ne pas nous laisser ringardiser par le manga ? C’est une vraie question. Les adeptes du manga lisent souvent aussi d’autres types d’ouvrages, mais nous n’avons pas la certitude qu’ils se tournent volontiers vers la bande dessinée franco-belge. Nous menons des études pour décrypter leurs parcours de lecture. Heureusement, les jeunes créateurs manifestent un intérêt pour la bande dessinée destinée à la jeunesse et contribuent à renouveler les propositions. Nous devons en tirer parti pour séduire des lecteurs dès le primaire.
Int. : Comment se segmente votre lectorat ? Jusqu’à quel âge considérez-vous qu’un ouvrage relève de la littérature jeunesse ? Vous intéressez-vous au segment dit des “jeunes adultes” qui est en fort développement dans les pays anglo-saxons ?
A. I. : À mon arrivée dans cette maison, en bonne marketeuse, j’ai travaillé sur la segmentation du catalogue. Il est par exemple apparu qu’il manquait une collection destinée aux tout premiers lecteurs de classe de CP. Nous avons demandé à nos éditeurs d’y réfléchir et d’inviter des auteurs à s’y intéresser – sans aller jusqu’à prononcer le mot honni de commande ! Bien que l’initiative ait d’abord été accueillie en interne avec une certaine froideur, la collection a vu le jour et des auteurs sont heureux d’y exprimer leur créativité. Par ailleurs, nous faisons évoluer notre collection Médium, destinée aux adolescents de 13 ans et plus. Nous la scindons en deux lignes, dont l’une s’adresse aux collégiens et l’autre aux lycéens, voire aux plus grands, ces romans étant appréciés par des lecteurs de 25 ou 30 ans.
Int. : Votre filiale Rue de Sèvres, consacrée à la bande dessinée adulte, a récemment intégré le Label 6191 dont l’identité graphique, entre comics et manga, détonne avec votre catalogue. Quelle est votre stratégie en la matière ?
A. I. : Après s’être limitée aux albums pour la jeunesse, L’école des loisirs s’est ouverte à la bande dessinée, sous l’impulsion de Louis Delas, ce qui lui a fait toucher un lectorat adulte. Progressivement, des ponts se sont bâtis entre ces deux activités qui ont en commun le parti pris de la fiction. Comment insuffler de la nouveauté dans l’offre pour adultes, sans trahir la mission originelle ou en faisant accepter que cette dernière évolue ? Nous avons expérimenté une ligne de littérature destinée à ce public, mais l’avons finalement revendue. En effet, elle demandait des modes de promotion et de communication trop différents des nôtres. Notre collaboration avec le Label 619 relève du souci d’élargir notre mission originelle, en considérant que l’émancipation par la culture ne vaut pas uniquement pour les enfants, mais aussi pour les êtres en perpétuel devenir que sont les adultes. Les artistes passent d’ailleurs facilement de l’album jeunesse à la bande dessinée adulte, davantage que de la littérature générale au livre pour enfants.
Se renouveler sans se trahir
Int. : Comment préserverez-vous l’indépendance de votre entreprise face aux regroupements majeurs qui ont cours dans l’édition ?
A. I. : L’indépendance de L’école des loisirs a été orchestrée de longue date dans son mode de gestion. Des rachats d’actions successifs ont maintenu le capital concentré. Cette stratégie se poursuivra. Pour le reste, la meilleure garantie d’indépendance est le succès. La question de la transmission se posera néanmoins, sachant que Louis Delas a 60 ans et que son bras droit en a 45. Qui prendra la suite dans une dizaine d’années ? Les descendants des familles fondatrices, qui travaillent aujourd’hui dans des start-up, désireront-ils reprendre le flambeau, et en auront-ils les compétences ?
Int. : Comment organisez-vous votre réflexion stratégique, pour faire perdurer votre utopie dans un contexte extrêmement évolutif ? Avez-vous une cellule de veille ? Comment se prennent les décisions ?
A. I. : Mon équipe est chargée de tester les nouvelles activités. Un collaborateur commence par y consacrer la moitié de son temps, puis, le cas échéant, s’y dédie à temps plein. Nous venons de valider la création d’un pôle numérique, même si le chiffre d’affaires et la marge que nous dégageons dans ce domaine ne sont pas encore au rendez-vous. Notre indépendance financière nous permet d’investir dans des équipes afin de développer des catalogues qui ne sont pas encore rentables.
Nos éditeurs ont par ailleurs une liberté totale de décision. Je peux en témoigner en tant que membre du comité de lecture pour la bande dessinée : nous ne sollicitons jamais l’avis du directeur général et refusons même ses propositions si elles n’entrent pas dans notre ligne éditoriale.
Pour le reste, les décisions sont prises par le comité de direction, qui ne compte que six personnes et dont je fais partie. Les projets peuvent donc avancer très vite. C’est un contexte extrêmement stimulant pour piloter la création.
Int. : Comment orchestrez-vous votre développement international, sachant que la culture de la bande dessinée européenne est très peu répandue ?
A. I. : L’Europe et la France ont une culture spécifique du livre pour enfants et de la bande dessinée ; elles accordent à cette dernière un statut artistique que ne lui reconnaissent pas les autres pays. Nous possédons des filiales en Allemagne, en Italie et en Espagne. Pour le reste, nous cédons nos droits à des éditeurs un peu partout dans le monde. Cela permet d’être pertinent sur chacun des marchés considérés, mais nous prive de nos droits de traduction. J’espère pouvoir approfondir ce domaine dans les années à venir, pour contribuer à diffuser une offre européenne qui ne soit pas nécessairement de la culture anglo-saxonne remâchée. La Chine est notre premier client étranger. Du fait de sa taille, elle représente évidemment des volumes intéressants, mais nous y dépendons des acteurs locaux à qui nous cédons nos titres ; or, l’édition locale doit encore s’y développer. Une autre difficulté tient au fait que l’État chinois contingente le nombre de livres autorisés à la publication chaque année. Quant à l’Inde, c’est encore pour nous un marché marginal. L’audio pourrait constituer une porte d’entrée intéressante dans le marché international, à condition de consentir des investissements importants.
Int. : Qu’en est-il de la francophonie ?
A. I. : Nous y sommes présents, en particulier grâce aux abonnements, qui ont l’intérêt d’avoir des prix attractifs. C’est un levier de développement. De façon générale, notre politique d’abonnement a peu évolué depuis quarante ans. Le chantier de développement et de digitalisation est devant nous, et la francophonie y trouvera toute sa place.
Int. : Comment rester impertinent à une époque où la bien-pensance s’impose ?
A. I. : En référence au facétieux Tomi Ungerer, nous aimons nous demander, avant de prendre une décision : « Sommes-nous dans l’esprit Tomi ? » Les artistes doivent se sentir le droit d’inventer des histoires décalées. J’ose croire que le livre est suffisamment discret, par rapport à la télévision, pour qu’on nous laisse relativement tranquilles. Nos contenus sont d’ailleurs édulcorés quand ils sont adaptés pour le petit écran, y compris quand le créateur lui-même y procède. Les auteurs savent qu’ils doivent proposer des histoires consensuelles à la télévision, mais qu’ils peuvent être plus impertinents dans leurs livres. Cela reste notre force.
1. Orienté cultures urbaines, le Label 619 réunit une sélection de BD et d’ouvrages inspirés des univers contemporains, pops et modernes.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Sophie JACOLIN