Exposé de Damien Collard


Le livre du journaliste Victor Castanet, Les Fossoyeurs1, fruit d’une enquête minutieuse sur le fonctionnement des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) du groupe Orpea, a fait l’effet d’une bombe. Il s’attache moins au travail des soignants, à leurs conditions d’exercice et à leurs relations avec les résidents qu’aux pratiques de gestion imposées par le siège de ce groupe très centralisé, qui, selon l’auteur, induisent une maltraitance systémique. En parallèle, le journaliste dénonce les défaillances des autorités de tutelle, qui n’ont pas su identifier ces dérives.

Retour sur l’affaire Orpea

Leader mondial des EHPAD et des cliniques, Orpea est le deuxième acteur du secteur en France, derrière un autre géant, Korian. Il est présent dans 22 pays, compte plus de 1 100 établissements dans le monde (dont 372 en France, essentiellement des EHPAD), et gère plus de 110 000 lits. Coté en Bourse, ce groupe est, à en croire Victor Castanet, guidé par un objectif unique : la croissance et la rentabilité.

L’enquête commence dans l’EHPAD Les Bords de Seine de Neuilly, résidence de luxe où le coût des chambres – de 6 500 à 12 000 euros par mois – ne prémunit en rien les résidents de défaillances et de dérives. Pour en comprendre les raisons, l’auteur invite à décortiquer le système Orpea et les pratiques de gestion délétères décidées par le siège, que chaque établissement est tenu d’appliquer. Des rationnements seraient ainsi imposés, qu’ils concernent les protections urinaires (pas plus de trois couches par jour), les gants, les serviettes de bain, ou encore la nourriture – hormis pour les résidents “VIP” qui s’acquittent d’une suite au prix fort.

Il est important de préciser que le modèle économique des EHPAD privés lucratifs, comme ceux d’Orpea, repose en grande partie sur de l’argent public, puisque la rémunération du personnel soignant (aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologues, orthophonistes, kinésithérapeutes...) est intégralement prise en charge par l’Assurance Maladie. Seules les prestations d’hôtellerie et d’hébergement sont facturées aux clients. En dépit de ce financement public, les établissements d’Orpea seraient en sous-effectif. Pour réaliser des économies, le Groupe refuserait de remplacer le personnel absent et embaucherait des vacataires plutôt que des salariés permanents sur des postes de soignants, bien que ceux-ci soient financés de façon pérenne par l’État. Le Groupe serait familier des faux contrats à durée déterminée de remplacement, les noms des personnes à remplacer étant très souvent fictifs – ce ne serait autre qu’une violation caractérisée du droit du travail.

Les directeurs d’EHPAD et de cliniques d’Orpea ne disposeraient d’aucun pouvoir décisionnaire, tout étant décidé et validé par le siège. À l’échelle locale, les managers auraient donc des marges de manœuvre minimes. Ils seraient soumis à la pression d’un système de reporting sophistiqué, qui les évaluerait avant tout sur des indicateurs comptables et financiers : le taux d’occupation des lits, devant frôler les 100 % ; le coût du repas journalier, devant être le plus bas possible ; et, enfin, la marge. Les primes des directeurs seraient principalement indexées sur les résultats économiques de leur établissement. En résumé, tout serait fait pour qu’ils aient la rentabilité pour boussole. Le Groupe pratiquerait, en outre, un management par la peur, réservant des brimades et des humiliations publiques à ceux qui ne remplissent pas les objectifs. Passons, enfin, sur les relations avec les fournisseurs, les rétrocommissions et les connivences avec le milieu politique.

Ces pratiques de gestion aboutissent, explique Victor Castanet, à une double maltraitance, à l’égard des résidents, mais aussi à l’égard du personnel, qui n’a pas les moyens d’effectuer un travail de qualité.

Cette face sombre tranche avec la vitrine qu’affiche Orpea. Le Groupe insiste, en effet, sur le standing de ses résidences et le respect de nombreux protocoles assurant une prise en charge de qualité. Sa communication huilée cible les investisseurs et les familles : elle vante l’application de bonnes pratiques de gouvernance, la certification ISO de la quasi-totalité des établissements, ou encore une politique de responsabilité sociale et environnementale (RSE) ambitieuse, saluée par le monde financier et les agences de notation extra-financière. Autant dire que l’écart est abyssal entre le discours et les pratiques constatées par Victor Castanet. Orpea ne serait pas le seul à agir de la sorte. Korian, leader français et numéro deux mondial des EHPAD, est lui aussi mis en cause pour des dérives similaires. Les deux groupes ont d’ailleurs vu leurs actions dévisser depuis les révélations du journaliste.

Tout ceci interroge le modèle économique de ces grands acteurs privés. Nous avons visiblement affaire à un capitalisme financiarisé débridé. Afin de se développer en France et, surtout, à l’étranger, ces groupes cherchent à dégager un maximum de cash : il leur faut attirer des investisseurs pour acquérir ou construire des résidences. Orpea serait d’ailleurs fortement endetté du fait de sa politique immobilière extrêmement ambitieuse. Aussi s’attache-t-il à réduire ses coûts par tous les moyens. Ainsi, la priorité est donnée à la rentabilité, tandis que la qualité de la prise en charge des résidents passe au second plan. La maltraitance y serait donc avant tout le produit d’un système.

Tous les grands groupes privés gérant des EHPAD et des cliniques déploient-ils des logiques de gestion de cette nature ? Tous les établissements d’Orpea et de Korian appliquent-ils ces mêmes recettes ? Les directeurs de ces établissements sont-ils tous des soldats zélés obéissant aveuglément à leur siège ? Ces questions restent ouvertes.

Les révélations sur Orpea et Korian ne doivent cependant pas conduire à stigmatiser les EHPAD dans leur ensemble. En France, le secteur privé lucratif représente un peu plus de 20 % des établissements, et compte aussi des acteurs de petite taille. En parallèle, le secteur privé non lucratif est essentiellement constitué d’associations. Quant au secteur public, il recouvre des EHPAD, des maisons de retraite non médicalisées et des services hospitaliers de gériatrie. Cette variété de statuts recouvre elle-même une diversité de pratiques.

Des propositions largement inopérantes

Le scandale Orpea a eu le mérite de poser à nouveaux frais la question de la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Il a suscité une indignation unanime parmi la classe politique, chacun se sentant tenu, en période préélectorale, de réagir et de formuler des propositions. En parallèle fleurissent une myriade de rapports et de recommandations.

Renforcer les contrôles ?

La proposition qui suscite l’adhésion la plus large réside dans le renforcement des contrôles à l’égard des EHPAD. Victor Castanet la partage, puisqu’il estime que les autorités de tutelle, notamment les agences régionales de santé (ARS), ont failli à leur mission. Les responsables politiques de tous bords abondent en ce sens. Ils suggèrent de multiplier les contrôles, d’en renforcer l’efficacité, d’en étendre le champ et d’en élargir les modalités, en instaurant par exemple des visites inopinées, comme pour les lieux de privation de liberté. La Cour des comptes préconise, pour sa part, de contrôler non seulement le budget de soins des EHPAD privés lucratifs, intégralement financé par l’Assurance Maladie, mais aussi leur budget d’hébergement, ce qui n’était pas possible jusqu’alors. Cette extension permettrait d’identifier d’éventuels tours de passe-passe comptables ; encore faudrait-il accroître les ressources et les moyens des ARS, alors que, selon plusieurs sources syndicales, les effectifs de contrôleurs et d’inspecteurs ont diminué au fil du temps.

Cette piste mérite d’être creusée. « Toutefois, affirme Victor Castanet, les autorités de contrôle ne sont tout simplement pas au niveau pour faire face à la force de frappe et à l’ingéniosité de ces grands groupes privés. » On peut donc se demander si, au jeu du chat et de la souris, les autorités de contrôle l’emporteront, ou si, comme dans la lutte contre le dopage, elles n’auront pas une éternelle longueur de retard face à des acteurs prêts à tout pour accroître leurs performances. N’est-il pas illusoire de vouloir discipliner des dirigeants qui se soucient essentiellement de la rentabilité des établissements qu’ils gèrent, au détriment de la qualité de la prise en charge de leurs résidents ? Ces questions me conduisent à nourrir des doutes sur l’efficacité des contrôles.

Interdire les EHPAD privés lucratifs ?

La France insoumise et le Parti communiste français proposent d’interdire purement et simplement les EHPAD privés lucratifs, tandis que le Pôle écologiste suggère de cesser d’y créer des places. Il y a là un marqueur de gauche : par principe, le secteur privé lucratif serait peu vertueux et mû par l’appât du gain, en conséquence de quoi la maltraitance y serait plus fréquente qu’ailleurs. La réalité est plus complexe. Dans son rapport du 28 février 20222, la Cour des comptes indique ainsi que les EHPAD publics ne sont pas spécialement mieux gérés que les établissements privés lucratifs. Elle ajoute que la qualité de la prise en charge des résidents n’est pas liée à la nature publique ou privée des structures, mais avant tout à l’efficacité de l’encadrement, incarnée par le triptyque directeur-médecin-infirmier coordonnateur. La Cour des comptes déplace donc le problème vers le management et la coordination interne. J’y vois une piste d’action intéressante.

En tout état de cause, il est inenvisageable de supprimer un pan entier des EHPAD en France, à court comme à moyen terme. On peut aussi penser qu’il existe une place pour le secteur privé lucratif, parallèlement aux autres, en réponse à la demande légitime de familles aisées d’installer leur proche âgé dans une résidence ayant un certain standing. Peut-on négliger cette aspiration ?

Augmenter le nombre de soignants ?

Une troisième proposition phare consiste à augmenter le nombre de soignants dans les EHPAD, en appliquant un ratio au regard du nombre de résidents. Mais où placer le curseur ? Doit-il y avoir autant de soignants que de résidents, comme dans certains pays d’Europe du Nord et comme le réclame le Parti communiste français ? L’objectif est louable, mais, si ce ratio entrait en vigueur, il n’est pas certain que l’on parviendrait à embaucher le personnel correspondant. Le secteur des EHPAD souffre en effet d’une image dégradée et il s’avère extrêmement difficile d’attirer des jeunes dans les métiers du grand âge. Comment susciter des vocations de soignants dans un contexte de très forte tension des ressources humaines ? Un plan ambitieux de revalorisation des carrières et des métiers sera nécessaire pour attirer des candidats et fidéliser les personnels en poste. Cette voie, qui a été ouverte par le Ségur de la santé en juillet 2020, mérite d’être approfondie. La question du financement de ces mesures de revalorisation reste néanmoins posée.

Multiplier les normes ?

Une quatrième proposition, soutenue par la candidate Les Républicains, consiste à imposer aux EHPAD un référentiel en vue d’améliorer la qualité de vie des résidents et la qualité des soins. C’est, selon moi, une fausse bonne idée. En effet, on ne saurait traiter un sujet aussi complexe en se contentant d’édicter des normes. L’on peut, à la rigueur, fixer des standards pour certains aspects matériels du service – la surface minimale des chambres, par exemple – et déployer des procédures relatives à la sécurité des soins et à la gestion du circuit des médicaments. Concernant la qualité des soins, en revanche, particulièrement dans leur composante relationnelle, l’édiction de normes constituerait une solution simpliste et inopérante. En effet, comme le démontrent des recherches empiriques menées dans les champs de la psychodynamique du travail3 et de la clinique de l’activité4, les normes s’incarnent le plus souvent dans des procédures, indicateurs, guides de bonnes pratiques et autres chartes difficilement applicables, car fondés sur des représentations erronées des situations de travail.

Enseignements d’une enquête de terrain

Intéressons-nous justement aux situations réelles de travail. En 2018, je me suis immergé pendant trois mois dans une unité de soins de suite et de réadaptation gériatrique de 36 lits rattachée à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP), afin d’y observer les pratiques des soignants. L’équipe, aux trois quarts féminine, comptait environ 25 personnes : des aides-soignants en majorité, des infirmières et trois médecins, dont deux titulaires expérimentés et une cadre de santé – cette dernière étant la supérieure hiérarchique des personnels paramédicaux. Ce service gériatrique était polyvalent, il pouvait accueillir, pour une durée théoriquement inférieure à trois mois, des patients très variés : les uns se remettaient d’une chute, d’autres présentaient un début d’Alzheimer ou des troubles psychiatriques, d’autres encore pouvaient être alcooliques, en perte d’autonomie ou en fin de vie.

Un grain de folie pour supporter l’insupportable

J’ai tôt été surpris par la bonne humeur des soignants et par l’ambiance agréable qui régnait dans l’équipe. Conversations légères et échanges de plaisanteries contrastaient de façon saisissante avec la gravité des situations, depuis la souffrance physique ou psychique des patients jusqu’au désarroi des familles. Dans les services de gériatrie comme dans les EHPAD, les soignants doivent composer en permanence avec la souffrance humaine. Ils sont confrontés à la maladie, à la mort, à la déchéance physique, à la douleur, et sont parfois en butte à la violence verbale ou physique des patients, voire de leurs proches. Les tâches qu’ils réalisent, bien qu’essentielles, ne sont ni les plus gratifiantes ni les plus valorisées par notre société : changer les protections des patients incontinents, les accompagner lors des repas, les aider à se laver, à s’habiller... Ces actes physiques demandent de la technicité, doublée de compétences émotionnelles et relationnelles. C’est dire la complexité de ces métiers.

Pour les soignants, la question principale est la suivante : comment faire face psychiquement à ces situations dramatiques et comment tenir dans la durée ? Il y a là un enjeu de santé au travail. Pour ma part, j’ai assez mal dormi durant mes trois mois d’enquête, car je pensais constamment aux soignants et aux patients. L’expérience a réveillé en moi des angoisses liées à la vulnérabilité, à la maladie et à la mort. Néanmoins, mon malaise aurait probablement été plus profond si, en toile de fond, il n’y avait eu cette bonne humeur de l’équipe et ces conversations informelles liées au travail. Cette légèreté apparente, qui contribuait à dédramatiser nombre de situations, prenait parfois des formes surprenantes : en groupe, on se moquait des uns et des autres, y compris des chefs, de l’institution et de soi-même ; on singeait les patients et les collègues ; on chantait, on dansait, on riait aux éclats. On se disputait parfois, mais on tournait la page rapidement.

Ces moments presque “carnavalesques” tranchaient avec la lourdeur des situations des personnes âgées. Ils étaient fondamentaux à double titre. Sur le plan collectif, d’abord, ils étaient révélateurs du mode de fonctionnement de l’équipe et de la convivialité qui y régnait. Sur le plan psychique, ensuite, ils constituaient une défense qui protégeait chaque membre de l’équipe et conjurait la souffrance au travail. L’unité affichait d’ailleurs un turnover et un taux d’absentéisme faibles ; son personnel était stable. Comme me l’a confié un aide-soignant : « Chez nous, il n’y a pas de burn-out ! » C’est un élément clé de la qualité de vie au travail. Quand une équipe repose sur de tels ressorts, le management doit veiller à préserver la dynamique collective, en protégeant les nombreux espaces et moments de discussion, formels et informels, qui lui sont propres : en salle de pause, devant la machine à café, lors des repas, dans les couloirs, mais aussi lors des transmissions orales entre soignants au moment des relèves. Encore faut-il que la charge de travail soit supportable et laisse exister des temps morts. La vie de l’équipe se joue avant tout dans ces interstices où se mêlent le travail et le hors travail. Il importe donc que les ressources humaines soient bien dimensionnées – l’idéal étant un léger sureffectif. Il faut préserver un peu de mou, un slack organisationnel, pour reprendre le terme de Richard M. Cyert et James G. March.

Les éléments informels que je viens de décrire, qui relèvent de la culture de l’équipe et contribuent à la qualité de vie au travail, participent aussi à la qualité de la prise en charge des patients, notamment sur le plan relationnel. En effet, quand la parole circule entre les soignants, elle est plus fluide dans les relations qu’ils entretiennent avec les résidents. Faire circuler la parole est donc un enjeu capital. L’humanisation des soins passe en premier lieu par la discussion et l’art de la conversation. Il faut les cultiver entre les soignants, ainsi qu’entre ces derniers et les patients.

Ouvrir des espaces de discussion

Un autre élément clé, participant de la qualité des soins, réside dans la bonne circulation des informations au sein de l’équipe et dans la coordination des missions – d’où l’importance des espaces de discussion formels, qu’ils soient pilotés par un cadre de santé ou par un médecin, ou qu’ils relèvent de l’autorité des soignants eux-mêmes. J’ai identifié trois types d’espaces de discussion particulièrement importants dans l’unité de gériatrie que j’ai étudiée. Tout d’abord, les réunions médicales (dites staffs), pilotées par les médecins, permettaient de faire le point collectivement sur la situation de chaque patient, de croiser les points de vue et de prendre certaines décisions difficiles ensemble. Les deux médecins expérimentés qui les pilotaient à tour de rôle pratiquaient un management très participatif et invitaient chacun à s’exprimer, y compris les aides-soignants.

Ensuite, les réunions animées par la cadre de santé, destinées aux personnels paramédicaux (infirmières et aides-soignants), étaient l’occasion d’aborder des questions touchant à l’organisation du travail, à la répartition des tâches et des rôles, à la qualité des soins et aux difficultés rencontrées. Là encore, le management était très participatif et chacun pouvait parler librement.

Enfin, les transmissions orales entre soignants, au moment des relèves, constituaient autant d’occasions de partager non seulement des informations, mais aussi, et surtout, des émotions. On y observait d’ailleurs les séquences quelque peu carnavalesques que j’ai évoquées : moqueries croisées, mimes... La cohésion de l’équipe se jouait en grande partie lors de ces transmissions orales, moments de régulation des affects et des émotions.

Qu’ils fussent formels ou informels, les espaces de discussion abritaient des débats et des controverses parfois très poussés, en lien avec la qualité de la prise en charge des patients. C’est essentiel, car la qualité des soins et du travail est fondamentalement discutable. Elle ne saurait être formalisée et figée dans des protocoles, guides de bonnes pratiques, chartes de bientraitance, procédures et autres check-lists. Ces outils peuvent avoir leur utilité, mais ne doivent en aucun cas entraver la confrontation des points de vue et des usages entre les soignants, essentielle pour maintenir une qualité des soins. En effet, il n’existe pas de bonne pratique valable en tout temps et en tout lieu, mais seulement des pratiques ad hoc, plus ou moins ajustées à la spécificité des situations, et toujours discutables. Pour reprendre une expression d’Yves Clot, la seule bonne pratique est celle de la discussion et de la controverse sur les critères de la qualité du travail. On comprend alors l’importance des espaces formels ou informels de discussion sur le travail, ainsi que du slack organisationnel. Quand les ressources sont trop tendues, le temps manque pour les coupures et les pauses, ces interstices dans lesquels s’expriment les controverses et les débats. La qualité de vie au travail et la qualité de prise en charge des patients s’en trouvent affectées. Si, à mon tour, je devais soumettre une préconisation, ce serait avant tout de parler du travail !


Débat

Manager par l’informel

Un intervenant : L’équipe n’était-elle jamais traversée par des conflits ou des divergences ?

Damien Collard : Malgré la bonne ambiance générale, l’équipe connaissait quelques tensions. En particulier, un groupe de fumeurs, essentiellement constitué d’aides-soignants masculins, avait l’habitude de partager de longues pauses cigarette. C’était probablement un moyen de défense contre la dureté des situations. Leurs collègues devaient éponger la charge de travail durant ces pauses, ce qui occasionnait des tensions.

J’ai par ailleurs observé de nettes différences entre les hommes et les femmes dans le traitement des patients, en particulier lorsqu’il s’agissait d’accompagner les personnes âgées dépendantes lors des repas. Cette tâche est capitale : il en va de la bonne alimentation des patients, que guette le risque de dénutrition, mais aussi de leur sécurité, sachant qu’une fausse route peut être mortelle. Cet accompagnement demande du temps et a un coût psychique : il faut se mettre au diapason de la personne, s’adapter à son rythme... Dans ces situations, les aides-soignantes manifestaient une attitude de care, prenaient le temps et étaient à l’affût des signaux faibles, tandis que leurs homologues masculins étaient nettement moins attentifs, au point de se contenter, parfois, de distribuer les plateaux-repas.

Int. : Le service opérait-il une sélection des aides-soignants au regard de leur attachement à la qualité du soin et mettait-il à l’écart les autres ?

D. C. : L’enjeu n’est pas d’écarter les individus perçus comme maltraitants, mais d’ouvrir des espaces de discussion sur les actes problématiques, pour ramener les aides-soignants les moins attentifs vers une meilleure qualité des soins. En l’occurrence, l’équipe ne discutait pas de l’accompagnement des personnes en perte d’autonomie au moment des repas. C’était un tort. La dynamique collective en place l’aurait pourtant permis. La qualité des soins d’hygiène et de confort n’était pas non plus discutée. Sur de tels sujets, le cadre de santé doit être moteur et ouvrir la parole. C’est une responsabilité managériale.

Int. : Une fonction essentielle a été supprimée de l’encadrement hospitalier, le surveillant général, qui encadrait les infirmiers et faisait la jonction avec le médecin chef du service. Il a été remplacé par un cadre de santé souvent éloigné du terrain. Cette absence de management intermédiaire ne participe-t-elle d’une certaine désorganisation ou de tensions dans les équipes ?

D. C. : Les cadres de santé sont souvent d’anciens infirmiers ou personnels paramédicaux – des orthophonistes, par exemple – qui ont réussi un concours après plusieurs années d’exercice professionnel. Ils ont pour mission essentielle de gérer les plannings, d’alimenter des systèmes de reporting, de mener les entretiens annuels et de rendre compte de l’activité du service auprès des échelons supérieurs. Ces tâches occupent les trois quarts de leur temps ; le management de l’équipe ne vient qu’après, ce dont ils se plaignent, d’ailleurs. Comme le groupe Orpea, l’AP-HP est très centralisée ; c’est un “dragon administratif”, m’a confié un médecin. Les soignants sont critiques à l’égard de la formation et du rôle des cadres de santé, qu’ils jugent déconnectés des enjeux de l’équipe. Dans le service que j’ai observé, la cadre de santé pratiquait malgré tout un management participatif. Son bureau était toujours ouvert. Quant au cadre supérieur de santé, je ne l’ai jamais vu : il évolue dans les hautes strates et est chargé d’évaluer les situations locales à l’aune de tableaux de bord – ce qui est évidemment problématique.

J’ai été surpris par l’immense marge de manœuvre dont disposent les aides-soignants et les infirmiers sur le terrain. Ils sont seuls. La cadre de santé intervient très peu dans les chambres des malades. Cela étant, le management approprié à cette équipe est relativement indirect ; il a pour principal objet de créer les conditions d’une discussion sur le travail. J’imagine que la situation est similaire dans les EHPAD : je doute qu’une hiérarchie tatillonne vienne surveiller sans cesse les soignants au chevet de chaque résident. Le problème des EHPAD est leur sous-effectif. Deux aides-soignants peuvent avoir à gérer, seuls, un étage de 56 lits. C’est démentiel ! Il faut enchaîner les toilettes, les repas, etc., au point que cela devient du travail à la chaîne. Dans ces conditions, les espaces de discussion se réduisent comme peau de chagrin. La qualité de la prise en charge des résidents s’en ressent inévitablement. Dans l’unité hospitalière publique que j’ai observée, je n’ai pas constaté les situations de maltraitance décrites par Victor Castanet. L’équipe était suffisamment dimensionnée pour que puissent intervenir ces moments d’échange cruciaux.

Int. : Quel intérêt avait Orpea à ne pas renouveler tous les personnels payés par l’État ?

D. C. : Les EHPAD reçoivent une dotation correspondant à un budget de soins, qu’ils sont tenus d’utiliser à bon escient. Il semble qu’Orpea l’ait en partie utilisée à d’autres fins. L’objectif aurait été, ni plus ni moins, de faire des économies sur de l’argent public. Korian est allé jusqu’à fixer un indicateur de non-remplacement des soignants : certains directeurs d’EHPAD avaient pour consigne de ne remplacer qu’à 50 % les aides-soignantes et infirmières absentes durant les congés d’été !5

Int. : Lors d’une précédente séance6, Ségolène Lebreton, directrice d’EHPAD, a insisté sur la nécessité pour l’encadrement de se sentir soutenu et valorisé, pour qu’il puisse à son tour soutenir le personnel soignant.

D. C. : C’est fondamental. Dans l’unité de gériatrie que j’ai étudiée, la cadre de santé, qui avait su mettre en œuvre un management participatif et adapté à l’équipe, a fait un burn-out et a démissionné au bout de quelques mois. Elle était en porte-à-faux vis-à-vis de sa direction, qui estimait qu’elle accordait trop de faveurs aux soignants dans sa gestion des plannings. Il me paraît au contraire essentiel de décentraliser la prise de décision, de sorte que les responsables d’unités hospitalières ou les directeurs d’EHPAD aient leur mot à dire et puissent décliner une politique locale.

Int. : Si un journaliste soupçonnant des maltraitances avait assisté aux scènes carnavalesques que vous décrivez, il aurait été outré. Ces pratiques demandent une large part d’informel, voire de clandestinité : elles sont vitales pour le personnel, mais inacceptables du point de vue des familles et des observateurs non informés.

D. C. : C’est une des raisons pour lesquelles je suis sceptique quant au recours aux contrôles pour améliorer la qualité de la prise en charge. Un contrôleur obnubilé par les normes et les standards aurait probablement donné une mauvaise évaluation à cette équipe, qui est parfois prise d’un vent de folie salutaire et propice à la qualité des soins. Ces interstices doivent être préservés par le management local dans une relative confidentialité, tant il est compliqué d’expliquer leur utilité au grand public et aux familles. Comment faire comprendre que les moqueries et le fait de mimer les patients ne sont pas insultants, mais font partie de la culture du groupe et permettent de conjurer la souffrance au travail ? Pour avoir assisté à des interactions avec des familles, j’ai pu cependant constater que le personnel arrivait parfois à les embarquer dans cette culture de la convivialité.

Int. : Pour nourrir la discussion sur la qualité des soins, les équipes soignantes n’auraient-elles pas intérêt à entretenir un dialogue avec les familles des patients ?

D. C. : De ce point de vue, il convient de distinguer les EHPAD et les services de gériatrie. Les EHPAD étant des lieux de vie, il est pertinent d’y concevoir des liens plus étroits entre les familles et les soignants. En revanche, les services de gériatrie hospitaliers sont très cloisonnés : les familles ne peuvent rendre visite à leur proche que l’après-midi, les matinées étant exclusivement consacrées aux soins. Les soignants acceptent très difficilement que les familles enfreignent cette règle et souhaitent assister aux soins. Ce serait pourtant un moment intéressant à observer.

Int. : Yves Clot insiste, comme vous, sur l’utilité des échanges entre collègues et la mise en discussion des pratiques. Cela ne peut-il pas faire l’objet de recommandations un tant soit peu formalisées ?

D. C. : Yves Clot explique que les critères de la qualité du travail sont discutables7 : les gestionnaires et les managers ont les leurs, souvent assez normés, tandis que les soignants suivent des critères qualitatifs dont ils peuvent rendre compte. Ces dimensions entrent en tension. Il ne faut pas gommer ces conflits de valeurs, mais s’en servir pour alimenter les controverses et questionner collectivement les pratiques.

Renforcer les normes, une fausse bonne idée

Int. : L’unité gériatrique que vous avez observée a-t-elle formalisé un objectif de qualité ? Fait-elle de la qualité des soins sa raison d’être ?

D. C. : L’unité n’affiche, malheureusement, ni stratégie ni raison d’être. En revanche, les procédures et recommandations s’accumulent. Les soignants doivent composer avec toutes ces normes. Si la qualité des soins est jugée insuffisante, plutôt que de travailler sur une raison d’être, on édicte une charte de la bientraitance ! Ce faisant, on ne traite pas le problème. L’AP-HP est une organisation centralisée et verticale, où les réponses prennent la forme de normes, check-lists, chartes et procédures. Cela ne permet pas de prendre à bras-le-corps le réel, qui résiste nécessairement.

Int. : Le dirigeant d’Orpea en France a affirmé récemment qu’il respectait les standards de la Haute Autorité de santé en matière d’alimentation et de nutrition. Les repas de ses EHPAD comportent peut-être les calories et les nutriments recommandés, le problème est que les résidents ne les mangent pas ! Ne serait-il pas utile de mesurer le taux de dénutrition des patients, voire d’imposer des normes en la matière ?

D. C. : Les normes ne sauraient répondre à la complexité des situations, y compris en matière d’alimentation. J’ai déjà souligné combien l’accompagnement des patients dépendants lors des repas, mission prenante et éprouvante, était essentiel. En la matière, la qualité de la prise en charge tient aux compétences relationnelles des soignants et non à l’application de procédures. Le levier à actionner est donc plutôt la formation et le développement des compétences du personnel.

Certaines personnes en fin de vie refusent de s’alimenter. Comment faut-il réagir ? C’est un cas de conscience. Doit-on leur poser une sonde gastrique, acte invasif ? Faut-il plutôt les accompagner dans leur choix, auquel cas on bascule vers des soins palliatifs et de confort, dans lesquels sont privilégiées la relation et la gestion de la souffrance ? La réponse est propre à chaque situation et échappe aux normes. Quand l’équipe prend ce type de décision, elle intègre la famille dans sa réflexion, lui explique les différentes options et prend son avis en considération. Nous sommes loin de l’application d’une procédure ! Si la famille refuse l’acharnement, il peut être décidé de ne pas poser de sonde au malade pour le réalimenter ; néanmoins, le médecin peut malgré tout choisir de lui en poser une avec un faible dosage, pour lui éviter les souffrances d’une mort par dénutrition. Ces débats éthiques ne peuvent être tranchés par des normes.

J’ai le souvenir d’un patient qui, lorsqu’il a intégré le service de gériatrie, marchait avec difficulté. Il avait besoin de soins de réadaptation, mais l’unité manquait de kinésithérapeutes. Il a donc perdu en autonomie. Son seul plaisir était de se lever de son fauteuil pour se rendre à sa fenêtre et regarder un arbre. Ce faisant, il lui arrivait de chuter – d’où un risque de plainte de la famille et de mise en cause de la responsabilité de l’hôpital. C’était, là encore, un cas de conscience pour l’équipe, qui en a discuté. Le médecin a opté pour la sécurité juridique et a décidé que le patient serait placé sous contention. Un aide-soignant s’en est ému auprès de moi : pouvait-on priver cet homme de son seul plaisir ? Le personnel n’était-il pas là pour le relever quand il chutait ? Il n’y avait pas de bonne solution.

Int. : Orpea était salué pour sa politique sociale et environnementale. Comment faire évoluer l’évaluation de la RSE dans le domaine du soin pour qu’il prenne en considération l’humanité et la qualité du service ?

D. C. : C’est une vraie question. Je n’en connais pas la réponse, mais cette dernière ne devra en aucun cas passer par des standards et des normes. Pour peu que les audits de conformité décèlent des pratiques informelles inusitées, aussi utiles soient-elles, ils sanctionneront les établissements. L’exercice n’accepte guère la nuance !

Int. : Le problème des contrôles ne réside-t-il pas dans le fait qu’ils sont effectués par des professionnels du milieu, conditionnés par des modes de fonctionnement et des styles de management ? Ne faudrait-il pas les confier à des tiers extérieurs, pour porter un regard neuf sur les situations et trouver des solutions innovantes ?

D. C. : Les groupes comme Orpea et Korian reprochent à l’État ses contrôles défaillants et lui proposent de l’aider à réfléchir à des normes de qualité, ainsi qu’à des standards. Par définition, ces derniers seraient à l’avantage de ces grands acteurs privés et auraient pour effet d’exclure les EHPAD privés non lucratifs, voire publics, qui ne sauraient s’y conformer. Imaginez que des standards soient adoptés en matière de qualité environnementale des bâtiments ! J’espère que le gouvernement ne sera pas dupe de cette volonté des grands groupes d’imposer leurs normes. Jusqu’ici, il a renforcé les contrôles pour éteindre l’incendie du scandale Orpea : les ARS auscultent les établissements du Groupe, les inspecteurs des finances vérifient les comptes, les inspecteurs généraux des affaires sociales rendent des rapports... C’est la réponse politique la plus facile, mais certainement pas la plus efficace.

Int. : Quelles solutions sont adoptées à l’étranger ?

D. C. : La manière de gérer la dépendance varie grandement selon les pays. Certains, comme l’Italie, valorisent l’accompagnement à domicile, dont le coût reste raisonnable grâce au recours à de la main-d’œuvre étrangère – ce qui interroge quant aux rapports de domination en jeu. D’autres, en Europe du Nord, ne comptent que des EHPAD publics, où le ratio soignants-résidents est très élevé. Ce sont de petits pays, qui ont su débloquer les financements afférents. Quant à la Grande-Bretagne, elle a privatisé les maisons de retraite à tout-va, et rencontre de nombreux problèmes.

1. Victor Castanet, Les Fossoyeurs – Révélations sur le système qui maltraite nos aînés, Fayard, 2022.

2. « La prise en charge médicale des personnes âgées en EHPAD – Un nouveau modèle à construire », février 2022, disponible en ligne : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2022-02/20220228-prise-en-charge-medicale-Ehpad.pdf.

3. Voir les travaux de la psychologue Pascale Molinier.

4. Voir les travaux du psychologue Yves Clot.

5. Selon certains documents internes de Korian collectés par les journalistes de l’émission Cash investigation – https://www.france.tv/france-2/cash-investigation/3103799-ehpad-l-heure-des-comptes.html

6. Ségolène Lebreton, « Faire d’un EHPAD un lieu de vie et d’humanité, la passion d’une jeune directrice », séminaire Économie et sens, séance du 7 février 2018.

7. Yves Clot, « Réhabiliter la dispute professionnelle », séminaire Économie et sens, séance du 5 juin 2013.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN