Le management selon L'Oréal
Ce numéro spécial du Journal de l’École de Paris du management rassemble des témoignages qui ont pour caractéristique commune de documenter des pratiques de gestion spécifiques du groupe L’Oréal1. Approcher les entreprises de l’intérieur (accès au terrain) étant une difficulté particulière des sciences de gestion et du management2, ce numéro spécial offre ainsi une opportunité peu fréquente.
Cette entreprise mondialement connue s’est prêtée, depuis 2019, à un exercice de transparence assez inhabituel pour une grande entreprise cotée, puisqu’elle a laissé une dizaine de ses managers de haut niveau discuter, dans le cadre des débats de l’École de Paris du management, des pratiques managériales dont ils assument la responsabilité pour le Groupe, sans le filtre des services de la communication.
On connaît le succès international de ses marques et de ses produits, la stabilité de son capital et de son management (six patrons en cent-quinze ans), la solidité de sa croissance continue et de sa profitabilité, son leadership reconnu par des distinctions décernées par divers organismes internationaux sur de nombreux sujets sociétaux comme l’égalité femmes-hommes, l’action environnementale, le développement durable, l’éthique, la gouvernance d’entreprise, la transparence financière, l’attractivité, l’innovation… Mais ce numéro spécial offre une opportunité unique de dépasser les brillants résultats financiers et extrafinanciers de L’Oréal pour s’intéresser à la singularité de son management, dans toute son épaisseur.
Si sa vision stratégique initiale, qui repose sur l’association de la science et du marketing au service de la beauté, a montré sa puissance, le Groupe doit aussi son succès à une forme de double projet, construit sur la performance économique durable et sur une attention permanente à l’humain, ce qui conduit l’entreprise à exprimer de très fortes exigences managériales, environnementales et sociétales. En ce sens, le management de L’Oréal prend quelques distances avec un modèle trop exclusivement financier. Il développe ainsi une sensibilité humaniste et sociétale que l’on pourrait peut-être qualifier d’européenne et qui mériterait d’être davantage connue.
La croissance et l’humain
Toute entreprise ambitieuse cherche à faire croître son activité, ce qui éprouve généralement les personnes, les organisations et l’environnement. Comment peut-on rester ambitieux et conserver la croissance de l’activité comme indicateur de performance sans sacrifier l’essentiel ?
Transformer la culture L’Oréal et son style managérial
La culture managériale historique de L’Oréal glorifiait jusqu’à récemment la performance et l’esprit de compétition, au point d’organiser des confrontations internes dans une salle dédiée à cet exercice “maison”. Cependant, en 2015, L’Oréal a décidé de transformer cette culture. Devant ses troupes, le Président a pris le soin d’expliquer que, « malgré les excellents résultats financiers, il devenait de plus en plus clair que les managers de l’entreprise étaient atteints d’une même maladie, lui comme les autres, et qu’il allait falloir en guérir ». Passionnante catharsis collective qui nous est relatée de l’intérieur par David Arnéra, sociologue embarqué. Il décrit dans le détail l’élaboration et la mise en œuvre du programme Simplicity, qui a soutenu cette transformation de la culture managériale jusque dans la manière de structurer les réunions de travail.
Manager la croissance externe
Maintenir une croissance élevée suppose notamment de savoir absorber celle des autres. Or, les opérations de fusion-acquisition se terminent majoritairement par des échecs. Pour ne pas connaître un tel taux d’échec alors qu’il acquiert plusieurs sociétés à haut potentiel chaque année, L’Oréal a mis en place un dispositif original pour garantir le succès de l’intégration post fusion-acquisition. Ce dispositif est porté par Cyrille Carillon, premier Chief Integration Officer du Groupe qui, à ce titre, se porte garant devant la direction générale de la bonne intégration des entreprises acquises. Grâce à son témoignage, on plonge dans les rouages d’une véritable méthodologie d’une intégration subtile des acquisitions. Le fil conducteur repose sur des moyens spécifiques dédiés à l’intégration (un budget), des règles souples pour s’adapter aux spécificités, mais aussi, et peut-être surtout, sur des propositions personnalisées et enthousiasmantes pour les anciens fondateurs des sociétés rachetées pour poursuivre une carrière chez L’Oréal. Quatre grands types de parcours ont été imaginés pour satisfaire les quatre profils types que l’entreprise a identifiés chez ces patrons fondateurs (l’évangéliste, le general manager, le beauty junkie, le business disruptor). Cette attention à la singularité personnelle du fondateur est non seulement un gage de réussite de l’intégration (par son effet positif sur les anciennes équipes), mais aussi un atout réputationnel de premier ordre auprès des futures cibles, dans un marché de la fusion-acquisition hautement concurrentiel.
Assurer le renouvellement stratégique
Caracoler en tête des palmarès et accumuler les succès années après années suppose de se réinventer en permanence avant qu’il ne soit trop tard. La capacité de L’Oréal à assurer un tel renouvellement stratégique est sans doute dû à une autre de ses caractéristiques, que François Dalle, l’un de ses emblématiques patrons, appelait « la saine inquiétude » lorsqu’il faisait « l’éloge de la frousse ». C’est Rémy Simon, conseiller du Président, qui nous explique la méthode L’Oréal pour changer de cap, mobiliser les équipes et donner vie à la stratégie : le cri de ralliement ! Cette méthode presque moyenâgeuse qui consiste à sonner le tocsin devant un danger perçu alors qu’il n’est pas encore bien formé et à en appeler à la mobilisation générale, sans pour autant préciser les actions à engager, explique les cinq dernières grandes transformations du Groupe, comme le montre Rémy Simon. Une pratique étonnante qui suppose une tolérance au chaos, créé par la libération des énergies individuelles et collectives sans consignes strictes. Ce n’est qu’après un certain temps, et a posteriori, que la direction reprend les rennes, siffle la fin du branle-bas de combat, dans le soulagement général d’un nouveau cap clairement affiché et partagé.
L’humain et la technologie
Les entreprises ambitieuses cherchent toutes à mobiliser les technologies numériques comme levier de compétitivité. L’exercice n’est cependant pas aussi simple qu’il n’y paraît, surtout pour des entreprises avec une longue histoire. La précipitation sur les dernières technologies bute souvent sur des considérations humaines mal ou tardivement prises en compte.
Transformer L’Oréal en entreprise de la tech
Dans l’un de ses cris de ralliement devant des équipes dans un premier temps sidérées, Jean-Paul Agon a déclaré que 2010 serait l’année du digital pour L’Oréal. Quel rapport entre des produits de beauté à appliquer avec soin sur la peau et le numérique ? Treize ans plus tard, L’Oréal est un champion du e-commerce et un leader de la Beauty Tech. C’est Stéphane Lannuzel, le directeur du programme Beauty Tech, qui nous fait découvrir les arcanes de la stratégie digitale de la maison et la manière avec laquelle l’entreprise développe les compétences nécessaires, les mobilise et les entretient. Dans le monde de la tech où les compétences s’arrachent à prix d’or, offrir des projets enthousiasmants gérés dans des logiques entrepreneuriales est devenu un facteur clé de succès. Ce témoignage souligne aussi le rôle crucial joué par le marché chinois, qui est le plus mature en matière de transformation numérique, dans les succès du Groupe en ce domaine.
Piloter l’entreprise par les données
Si l’invention du microscope n’a pas changé le monde, elle a complètement transformé la perception que nous avions de celui-ci et nous a permis d’agir sur lui à un autre niveau (l’infiniment petit). On sait le bond en avant que cette invention a apporté à la médecine. C’est un saut de même nature qui se produit avec la numérisation du monde et l’exploitation des données massives. La compréhension des comportements des consommateurs atteint un degré de finesse tel qu’il devient possible de personnaliser son offre à l’extrême et de la proposer au client au moment le plus opportun. Isabel Gomez Garcia de Soria, Group Chief Data & Analytics Officer, nous fait toucher du doigt l’ampleur d’une telle transformation pour un groupe comme L’Oréal. La première chose à faire est de rendre visible le travail effectué sur les données par les collaborateurs, ce qui nécessite de revoir les classifications RH. Le chiffre tombe rapidement et surprend dans une entreprise qui n’avait finalement pas conscience de ce qu’elle faisait déjà dans le domaine. Cela représente en effet quelque 1 000 personnes dont le travail est directement lié aux données. Il devient évident qu’elles doivent désormais être accompagnées en tant que telles, que chaque entité du Groupe doit afficher et gérer un budget consacré aux travaux sur les données, et que les différents types de métiers liés aux données doivent être identifiés et valorisés. Bien entendu, les progrès apportés par l’analyse des données massives doivent être davantage connus et mis en avant. C’est à ces conditions que le pilotage de l’entreprise devient de plus en plus guidé par les données, un sujet sur lequel L’Oréal n’était pas le plus en avance, mais a rapidement comblé son retard.
Canaliser la puissance de l’intelligence artificielle dans la gestion du recrutement
Chez L’Oréal aussi, l’attractivité est un sujet important, mais pas dans le même sens que dans beaucoup d’entreprises, puisqu’avec 1 million de curriculum vitae reçus par an, l’entreprise croule sous les candidatures. Comment répondre rapidement, de manière personnalisée et en respectant les critères de diversité chers au Groupe, sans augmenter de manière significative le nombre de spécialistes du recrutement ? Le recours à l’intelligence artificielle (IA) est bien entendu tentant, mais le sujet est hautement sensible. Eva Azoulay, directrice du Talent Acquisition Groupe, nous fait vivre les nombreuses précautions prises et, en réalité, les limitations mises en place pour canaliser la puissance de l’IA et s’assurer qu’elle reste au service des candidats et des recruteurs, et non l’inverse. On verra que, malgré ces précautions rarement mises en avant par les vendeurs de technologie ou les consultants, il arrive que des situations ou des systèmes à base d’IA discriminent des candidats, à l’insu de la volonté des commanditaires. On découvrira également qu’être obsédé par ce type de risque est probablement la seule manière d’être à l’écoute et de réagir sans délai quand arrive l’improbable.
L’entreprise sociétale
Ces dernières années, les entreprises ont pris de plus en plus d’engagements en matière de responsabilité sociale, environnementale et de gouvernance. Elles ont répondu à des attentes de plus en plus fortes de la société et s’engagent désormais sur l’impact de leurs activités au-delà de leur strict périmètre juridique. Cette nouvelle tendance est appelée par le chercheur en management Pierre-Yves Gomez la sociétalisation des entreprises. En la matière, L’Oréal accumule les reconnaissances internationales. Toutefois, cette apparente facilité cache en réalité bien des difficultés.
La RSE : une transformation en profondeur
Pour une entreprise qui entend, depuis ses origines, baser ses activités sur la science, il est crucial que chaque option soit sérieusement étudiée et mise en œuvre, car de nombreux exemples montrent que les solutions soutenables sont parfois contre-intuitives. Dans tous les cas, il est important de pouvoir avoir les preuves de ce que l’on avance avant de communiquer. C’est un point essentiel sur lequel insiste Joël Tronchon, directeur Développement durable Europe, qui nous explique les mille et un détails de cette transformation qui doit permettre à l’entreprise de devenir neutre en carbone, en commençant dès 2025 par certaines usines. Il nous explique également à quel point cette détermination de l’entreprise est un facteur de mobilisation et d’engagement pour les collaborateurs du Groupe, mais aussi pour les sous-traitants, et plus généralement pour l’écosystème de l’entreprise, y compris les clients – un cercle vertueux en quelque sorte. Chez L’Oréal, la RSE est désormais davantage une bonne affaire pour le business qu’une contrainte.
Gérer la diversité pour transformer l’entreprise
Les entreprises ont naturellement tendance à aimer l’homogénéité et la standardisation, car c’est plus facile à gérer. Pour autant, si l’uniformité est source d’économies, la diversité est source de valeur. Pour une entreprise qui vend ses produits sur tous les continents à toutes sortes de clients, avec une obsession de la valeur ajoutée, la diversité est une source de richesse, pas une contrainte. Anne-Laure Thomas-Briand, directrice Équité et Inclusion, nous explique comment, en se souciant des difficultés et des aspirations de ses collaborateurs, et plus généralement des citoyens, L’Oréal s’offre un supplément d’âme qui fait la différence, aussi bien en interne qu’en externe, notamment auprès des plus jeunes. C’est ainsi que chez L’Oréal, la gestion de la diversité est un important vecteur de performance et de transformation.
Éthique et management
L’une des attentes les plus répandues parmi nos concitoyens est probablement l’authenticité des discours. Les gens supportent de moins en moins l’écart entre les paroles et les actes. Jean-Christophe Sautory, directeur de l’éthique, des risques et de la conformité, nous explique pourquoi la charte éthique du Groupe a été renommée The Way We Act. Cette obsession de la sincérité de l’engagement ne doit pas masquer la difficulté de la tâche alors que les conceptions en matière de respect de la vie privée sont très différentes d’un pays à l’autre. Comment développer des approches marketing éthiques, mobiliser autrement les médias sociaux et traiter de manière responsable les données massives tout en suivant scrupuleusement des principes fédérateurs qui parlent à tout le monde ?
Ce numéro spécial peut s’apprécier indifféremment article par article ou dans son ensemble. Nous sommes convaincus que vous saurez apprécier le caractère exceptionnel de cette plongée dans les pratiques managériales d’un grand groupe international qui cultive une sensibilité européenne de l’excellence et qui ne sacrifie en rien l’humain à la performance financière, les préoccupations de long terme sur un périmètre dépassant la seule entreprise à l’optimisation de court terme, l’indispensable remise en question aux légitimes célébrations des succès obtenus, la nécessaire maîtrise technologique à la dernière technologie à la mode… Bonne lecture.
1. Certains de ces témoignages ont déjà été publiés dans des numéros précédents du Journal de l’École de Paris.
2. Michel Berry, « Diriger des thèses de terrain », Gérer & Comprendre, décembre 2000, pp. 88-97.