Voir tourbillonner les galaxies
Fascinant projet que celui consistant à faire visiter, dans sa nudité, la modeste chambre d’hôtel de 7 mètres carrés que Vincent Van Gogh occupa à Auvers-sur-Oise, et dans laquelle il se suicida. Je me suis rendue à l’auberge Ravoux, il y a quelques années, et j’ai vu cette fameuse chambre, mais j’avoue avoir été davantage émue en m’approchant de la tombe qui réunit les dépouilles de l’artiste et de son frère chéri. Pourtant, selon le propriétaire de la Maison de Van Gogh, Dominique-Charles Janssens : « Des amoureux de Van Gogh se pressent du monde entier pour emplir cette chambre nue de leurs propres émotions. Ils ont été 1,6 million depuis l’ouverture. » Il est vrai qu’aller voir cette chambre ou le tombeau de l’artiste, c’est un peu la même chose, à savoir effectuer un pèlerinage.
Je suis née à proximité de Lourdes et mes parents m’y emmenaient souvent. En voyant les pèlerins toucher de leurs mains la paroi de la Grotte, je me demandais s’ils cherchaient à en emporter un fragment avec eux ou, au contraire, à y laisser leur trace. Nul graffiti sur les murs de la chambre de Van Gogh. En revanche, la trouvaille consistant à reproduire, par milliers, la clé qui permet d’accéder jour et nuit à l’auberge vise sans doute à donner à ses heureux possesseurs l’illusion de s’approprier un objet que l’artiste a tenu en main – cette même main qui maniait le pinceau – et, ainsi, de devenir un peu Van Gogh eux-mêmes.
Il semble que cette transsubstantiation ne puisse s’opérer qu’à travers un contact physique, que ce soit à distance, grâce à la clé, ou, encore plus efficacement, sur place. Se rendre à Auvers-sur-Oise, se promener à travers les rues et les champs que l’artiste a peints, pénétrer dans l’auberge où il prenait ses repas, gravir les mêmes marches que lui, entendre les mêmes craquements du plancher, sentir sur sa peau la chaleur du soleil qui l’éclairait à travers la lucarne, tout cela crée un contact charnel, plus étroit que la relation aseptisée que l’on peut tenter de nouer avec l’artiste à travers la contemplation de ses œuvres exposées au musée d’Amsterdam, avec interdiction de s’approcher sous peine de déclencher une alarme.
Le pèlerinage sur les lieux de vie et de création d’un artiste exerce, d’une certaine façon, un effet bien plus puissant que la visite d’un musée. En se rendant dans cette modeste chambre, on se replace à l’endroit précis où Van Gogh a connu la période la plus prolifique de sa vie. Cet espace minuscule de 7 mètres carrés nous donne l’impression de nous retrouver à l’instant zéro du big bang, au point vertigineux de la compression qui a donné naissance aux galaxies – celles que l’on voit tourbillonner dans La nuit étoilée de Van Gogh.
D’un autre côté, qu’est-ce que cette chambre, parfaitement ordinaire et semblable à mille autres, sans les œuvres qui y ont vu le jour ? Il y a des années, une exposition sur Madame de Sévigné montrait ses portraits, son bureau et divers objets de sa vie quotidienne, en reléguant dans un coin quelques photocopies de ses lettres, au lieu de placer au cœur de l’exposition les textes qui avaient rendue l’épistolière célèbre, ce qui m’avait paru absurde. C’est sans doute la raison pour laquelle l’objectif ultime de Dominique-Charles Janssens est d’exposer dans la chambre de Van Gogh une des œuvres qui y ont été peintes. Ne peut-on craindre, toutefois, que les deux concepts d’un musée, réduit à une seule œuvre faute de place, et d’un émouvant lieu de mémoire, tentant de s’élever au prestige d’un musée, ne se détruisent mutuellement ? L’infinité magique du vide ne risque-t-elle pas de se fracasser sur la vitre blindée du tableau ? Vu le succès de la Maison de Van Gogh, j’imagine que son propriétaire sait ce qu’il fait.
Cela me rappelle une blague sur deux mendiants installés à l’entrée d’une église, l’un portant une croix en pendentif, l’autre une kippa. À la sortie de la messe, la sébile du mendiant catholique se remplit et celle du mendiant juif reste presque vide. Le curé, désolé, suggère à ce dernier de ne pas s’afficher de façon aussi ostentatoire en tant que juif. Celui-ci se penche alors vers son compère et lui dit : « T’entends ça, Moshé ? Le curé veut nous apprendre comment faire du business ! »