Contrôler ou inciter : quel chemin pour le financement de la transition des pays en développement ?

Tandis que les appels à accroître les financements extérieurs en faveur de l’action climatique des pays du Sud se multiplient, une question demeure : quel chemin emprunter pour maximiser l’impact de ces ressources rares, entre financement direct de projet et incitation financière au résultat ?

Volonté abondante, ressources rares

Dans le déploiement de financements verts à destination du Sud global, un point fait consensus : « an urgent need to deploy more ressources », selon les mots prononcés lors de la COP28 par Ajay Banga, nouveau président de la Banque mondiale.

En effet, selon l’ONU, les pays en développement concentreront, en 2050, 86 % de la population mondiale, et pourtant, ils ne captent à ce stade qu’une partie infime des fonds fléchés vers la finance climat – constituant ainsi la principale bombe à retardement climatique. Dans son dernier rapport, paru en novembre 2023, le High-Level Expert Group on Climate Finance, co-présidé par Vera Songwe et Nicholas Stern, chiffre à 800 milliards de dollars le besoin annuel additionnel de financements extérieurs pour permettre à ces pays d’être au rendez-vous tout à la fois du climat et du développement.

Bien qu’encore loin de ces montants, les flux financiers sont en forte hausse et ont dépassé, en 2022, le seuil symbolique des 100 milliards de dollars annuels, selon les chiffres publiés par l’OCDE.

Les banques multilatérales de développement et les institutions financières internationales ont donné suite à l’initiative de Bridgetown1  (2023) qui les exhortait en ce sens. Notons, par exemple, l’augmentation significative du volume de prêts consentis par la Banque africaine de développement (BAD) et sa consœur asiatique (ADB), notamment grâce à la levée de capitaux hybrides, ainsi que le lancement du fonds pour la résilience et la durabilité du FMI.

Un deuxième point fait consensus : les financements privés sont amenés à jouer un rôle majeur dans cet accroissement des moyens.

À cet égard, le rôle des capitaux privés a été érigé comme l’un des quatre piliers fondamentaux du Pacte de Paris pour les peuples et la planète (4P), promu par le président Macron lors du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial de juin 2023.

L’innovation financière : une réponse… à quel problème ?

Enfin, le troisième point qui fait consensus est que ce choc de financements doit s’accompagner d’un choc d’innovations financières – et, en la matière, les idées ne manquent pas : clauses contingentes, green et blue bonds, payment-for-ecosystem services, debt-for-nature swap, etc.

Ces nouvelles classes d’actifs obligataires (puisque, pour l’essentiel, c’est bien de prêts dont il s’agit) peuvent être scindées analytiquement en deux catégories : d’une part, des financements associés à des projets et, d’autre part, des financements budgétaires dont l’obtention ou le coût dépendent de l’atteinte de cibles climatiques.

Bien qu’ils soient complémentaires, jusqu’à un certain point, hiérarchiser ces deux modes d’action constitue un élément central pour optimiser l’impact de ces ressources financières additionnelles, qui demeurent rares en proportion des besoins.

Big is beautiful

Si le financement de projets permet de rendre tangible la réalisation des projets concernés et donne une impression de contrôle plus grand au financeur, ce sentiment est partiellement illusoire.

En effet, la fongibilité des dépenses et l’impossibilité d’observer le montant additionnel réellement affecté par rapport à ce qu’aurait été le financement apporté au projet sans soutien extérieur conduisent à une estimation excessive de l’impact. Au surplus, le contrôle de l’usage des fonds demeure un défi.

L’opération de debt-for-nature swap, réalisée par l’Équateur en 2023, est archétypale en la matière. Fruit de plus d’un an de négociations, notamment sur le cahier des charges technique des opérations de conservation des îles Galapagos ainsi financées, l’opération donne lieu à des audits fins et réguliers (donc coûteux), sans que la menace de remettre en cause le montage financier de l’échange ne soit réellement crédible2.

De l’autre côté du spectre, on trouve les sustainability linked-bonds (SLBs), obligations contingentes dont l’usage des fonds est libre, mais dont le taux d’intérêts dépend de la réalisation de cibles environnementales.

Ainsi, lors de l’émission pionnière par le Chili d’un montant de 2 milliards de dollars, en mars 2022, deux cibles très claires, ne nécessitant pas d’audit spécifique, furent fixées (en matière d’émissions de gaz à effet de serre et de part des énergies renouvelables dans le mix électrique). L’atteinte de ces dernières, avant 2030, impliquerait alors une économie pour le pays émetteur correspondant à 0,25 % du montant émis par an (soit 50 millions de dollars annuels).

Ce type de montages incitatifs rencontre toutefois la même difficulté de chiffrage de l’impact réel, à laquelle s’ajoute l’absence de réalisation tangible sur laquelle peuvent communiquer les apporteurs de fonds.

Néanmoins, c’est précisément ce caractère global qui permet de considérer des montants plus importants3  et d’aligner les intérêts entre l’État souverain et ses créanciers soucieux de leur impact, autour d’objectifs plus structurants, à l’instar de la diminution des émissions de gaz à effet de serre.

De telles modalités permettent donc d’envisager un vrai nouveau modèle, par-delà une kyrielle de financements de projets, à dose homéopathique, se greffant sur un financement agrégé qui demeurerait essentiellement business as usual.

Ainsi, qu’ils soient conditionnés à des cibles (SLB chilien) ou à un mix de cibles et de mesures – à l’instar des accords JET-P4  et des facilités pour la résilience et la durabilité déployées par le FMI – ce type de financements conditionnés, mais sans lien direct entre les objectifs et l’usage des fonds, permettent d’inciter les pays à l’atteinte d’objectifs beaucoup plus transformatifs.

De la souveraineté des États souverains

Une question d’importance demeure : laquelle des deux options est la plus respectueuse de la souveraineté des États dans le déploiement de leurs politiques environnementales, principe devenu cardinal pour les pays concernés.

Dans une intervention récente5, Jean-Michel Severino, ancien directeur général de l’Agence française de développement, souscrivait à l’idée que le financement de projet était plus respectueux de la souveraineté. En effet, cette modalité restreint la capacité prescriptive du bailleur à l’objet financé, au contraire de programmes du FMI conditionnés à des actions normatives d’ensemble.

De notre point de vue, la question demeure ouverte et l’on peut défendre qu’au contraire, les financements conditionnés sont plus respectueux de la souveraineté. En effet, s’accorder sur des objectifs structurants auxquels le pays est financièrement incité permet d’ancrer un impératif de résultat tout en maintenant un haut niveau de liberté quant aux moyens employés.

En somme, aucune solution n’est parfaitement satisfaisante, mais la capacité à fixer des objectifs plus ambitieux et à attirer, à cette fin, des montants plus importants devraient sans doute nous amener à privilégier les financements incitatifs… si les financeurs sont prêts à renoncer à l’illusion de contrôle que fournit le fléchage des fonds reçus.


1. Initiative lancée en juillet 2022 par Mia Mottley, Première ministre de la Barbade, en vue de la COP27, et actualisée depuis à deux reprises, respectivement en avril 2023 et mai 2024.

2. Pour une présentation plus détaillée du debt-for-nature swap équatorien, se référer à l’article « Bond to be Wild », Institut Avant-garde, T. François-Poncet, W. Jouini et R. Schweizer, 2024.

3. Plus de 8 milliards de dollars ont ainsi été émis sur ce type de structure seulement par le Chili, en moins de deux ans (2022-2023).

4. Just Energy Transition Partnerships : financement de pays en développement en contrepartie du déploiement de politiques de transition énergétique (sortie du charbon, par exemple), lancés à l’occasion de la COP26 et conclus notamment avec l’Afrique du Sud ou l’Indonésie.

5. Podcast Take Off, « S3E2 - Aide & investissement - avec Jean-Michel Severino », 2024.