Dé-coder – Une contre-histoire du numérique

Charleyne Biondi, docteure en science politique, diplômée de l'université de Columbia et de Sciences Po, a publié en septembre 2022 un fort intéressant ouvrage sur le numérique, sa rationalité et son impact sur les structures politiques et sociales contemporaines. Ce livre est organisé en quatre grandes parties et onze chapitres. Dans les deux premières parties l’auteure effectue un bref retour sur l’histoire d’Internet, analyse les bouleversements technologiques et économiques les plus récents, analyse le pouvoir des GAFAM, les effets néfastes des réseaux sociaux, etc. Tout ceci n’a rien de vraiment neuf, mais reste nécessaire pour introduire le point de vue original de l’auteure, développé dans les deux dernières parties.

« Je propose d’aborder la transformation numérique comme ce qui vient façonner de l’intérieur notre rapport au monde et modifie, subrepticement mais inéluctablement, la valeur et la signification que l’on donne aux choses, produisant ainsi […] un véritable bouleversement dans la conscience collective. » (pp. 17 et 18.)

Présentation

L’argumentation de l’auteure est basée sur le constat que les sciences et les technologies, par le pouvoir qu’elles ont de renverser notre vision du monde, sont à l’origine de grandes mutations civilisationnelles. Ainsi, les découvertes de Newton ont-elles précédé la philosophie des Lumières et ont consacré le règne de la Raison avec comme traduction politique la Révolution française et l’avènement des démocraties libérales.

Dans la mesure où la traduction du monde en données symboliques est le fondement premier de l’attitude rationaliste et participe d’une vision du monde où rien n’échappe à l’observation et à la quantification, le numérique prolonge cette tendance à la quantification généralisée. Il la prolonge… mais la déforme radicalement.

Là encore, la pensée scientifique joue un rôle central dans cette évolution. Si la physique newtonienne a été le substrat scientifique de l’ère précédente, la physique quantique, élaborée au début du XXe siècle et qui permet de formaliser le rôle du hasard, est celle qui façonne l’époque actuelle.

En témoigne la nature des algorithmes utilisés aujourd’hui pour la technologie la plus structurante du numérique, l’intelligence artificielle et ses méthodes de machine learning. Basée sur une collecte massive de données (le big data), son approche est statistique, et non basée sur la recherche de causalités comme le ferait une approche rationnelle. Elle s’appuie sur la pure reconnaissance de formes. Ce faisant, on ne recherche plus la cause d’un événement, mais sa probabilité d’occurrence, et ceci, in fine, permet de construire une cartographie du monde.

La logique de “datafication” du monde repose aussi sur une autre hypothèse, développée par Charleyne Biondi : l’homme en réseau. Les technologies tissent autour de nous un tissu réticulaire fait de réseaux de plus en plus interpénétrés. L’homme en réseau n’est plus un individu isolé, mais une entité dépendante et multiple, aux contours instables.

Charleyne Biondi termine son ouvrage par une interrogation sur le libre arbitre et la démocratie.

« La démocratie libérale est un régime qui reconnaît la primauté des droits individuels en protégeant la sphère privée » (p. 238). La démocratie libérale ne peut fonctionner que si l’on accepte que les êtres humains soient libres, indépendants et indéterminés (et donc égaux entre eux). La liberté est également fondée sur la séparation de la sphère publique et de la sphère privée.

Ceci n’est qu’une pure fiction : « Le comportement de l’humain, comme celui du pigeon, est strictement déterminé par son environnement. » (p. 241.) Il y a donc un décalage énorme entre les principes qui fondent notre régime politique et la façon dont fonctionne notre société. En ce qui concerne la vie privée : « La technologie numérique ne nie pas l’individu, elle est seulement indifférente à son existence. »

Charleyne Biondi conclut ainsi : « Je constate simplement que la liberté de l’individu (au sens philosophique et politique libéral du terme) ne constitue plus un point d’ancrage fondamental, qu’elle n’est plus, au regard de la rationalité numérique, un postulat théorique et encore moins une valeur morale essentielle. » (p. 249.) D’où l’interrogation finale : quels pourraient être les contours d’une démocratie numérique ?

Discussion

Ce livre est dense et riche, et pose de nombreuses questions pertinentes. Le lien entre pensée scientifique et système économique et politique a certes été exploré par de nombreux auteurs. L’originalité vient davantage de l’analyse de l’interpénétration croissante et presque imperceptible entre monde virtuel (numérique) et monde réel.

Cependant, la désorganisation des sociétés occidentales actuelles a d’autres causes que l’avènement du principe d’incertitude et la gouvernance algorithmique. La science a fourni les outils pour les massacres à grande échelle (deux guerres mondiales et la Shoah). De même, et l’auteure n’y fait jamais référence, la science a permis le développement de la civilisation industrielle qui, si elle a amélioré de manière spectaculaire le sort des populations, a des effets très délétères sur la planète et le climat. Aujourd’hui, les faits, la science et la raison ne sont plus considérés être uniquement des opinions parmi d’autres (concept de post-vérité).

Enfin, la remise en question des élites (et de la pensée rationnelle qu’elles véhiculent) a été favorisée par un mécanisme d’horizontalisation de la société et de « désintermédiation généralisée », comme l’a bien montré Alessandro Baricco. De quoi saper les bases des modèles politiques tels que nous les connaissons.