Introduction par Thierry Weil

Au fil des séances de l’observatoire des Territoires d’industrie, nous avons souvent évoqué la difficulté persistante des industriels à recruter. Il y a trois ans, je visitais le chantier de rétrofit des sous-marins nucléaires à Brest, pour lequel, malgré tous ses efforts, l’entreprise n’avait pas réussi à trouver de soudeurs suffisamment qualifiés. Elle avait dû faire venir des soudeurs de Roumanie et de Bulgarie et, comme ce chantier était couvert par le secret-défense, chaque soudeur était accompagné d’un gendarme qui surveillait son travail et l’accompagnait lorsqu’il se rendait aux toilettes… Même pour une production aussi stratégique que celle-ci, il est désormais difficile de trouver de la main-d’œuvre en France. Un industriel nous a d’ailleurs confié qu’il avait dû délocaliser son unité de production en Slovaquie, non pour des raisons de coût de main-d’œuvre, mais parce qu’il ne trouvait pas suffisamment de personnes qualifiées à embaucher en France pour accroître sa production.

Il s’agit donc d’une question cruciale : comment mettre en œuvre des formations permettant aux industriels de réunir, en France, les ressources humaines dont ils ont besoin ? Nos trois invités vont nous expliquer de quelle façon les dispositifs qu’ils ont mis en œuvre y contribuent.

Exposé d’Yves Monteillet

Je suis ingénieur agronome et économiste, et j’ai longtemps travaillé au sein d’un fonds d’assurance formation, nommé aujourd’hui OPCO (opérateur de compétences). Ceci m’a conduit à m’intéresser aux questions de gestion locale de l’emploi et de formation, ainsi qu’à créer une fonction de recherche et développement au sein de cet OPCO. Dans ce cadre, j’ai travaillé sur les premiers groupements d’employeurs qui ont été intégrés au droit du travail en juillet 1985. Développés, à l’origine, dans le monde agricole, ils permettent à des employeurs de se constituer en association loi 1901 afin de recruter ensemble des salariés qu’ils se partagent en fonction de leurs besoins au fil de l’année. J’ai poursuivi mes recherches sur l’appariement entre offres et demandes d’emploi, et je dirige, depuis six ans, un laboratoire qui mène différentes recherches-actions dans ce domaine, dont celle concernant le Pass Industries, dont je vais vous raconter la genèse.

La création des premiers GEIQ

En 1981, Bertrand Schwartz, dans son rapport intitulé « Linsertion professionnelle et sociale des jeunes », à l’origine notamment des Missions locales, proposait la création d’associations de main-d’œuvre et de formation (AMOF) dont l’objectif serait de consolider le parcours de jeunes qui enchaînaient les petits boulots sans réussir à apprendre un vrai métier ni à s’insérer. Bertrand Schwartz proposait d’organiser des parcours alternant périodes de travail, formations et suivi, de sorte que toute immersion en situation de travail, sous forme de stage ou d’emploi rémunéré, contribue à la qualification de ces jeunes.

Ce dispositif n’a pas fonctionné, mais il m’a inspiré l’idée de construire des parcours d’insertion au sein des groupements d’employeurs. C’est ce qui a donné les GEIQ (groupements d’employeurs pour l’insertion et la qualification), aujourd’hui également reconnus par la loi.

L’expérience des agences de transition

Dans les années 2008-2012, avec l’appui de Martin Hirsch, j’ai lancé un nouveau concept, celui des agences de transition. Il s’agissait de créer, à l’échelle d’un territoire, un employeur qui pourrait embaucher les personnes les plus éloignées de l’emploi, celles qui ne parviennent pas à trouver du travail avec les systèmes d’accompagnement classiques. Chaque trimestre, l’agence recrutait en CDI à temps plein 12 personnes relevant de ce profil et les rémunérait à 100 % du SMIC pour chercher un emploi avec l’aide de l’équipe d’accompagnement. Le financement venait pour partie de l’État et pour partie des OPCO. Nous avons créé ce type d’agence sur quatre territoires pilotes (Nantes, Saint-Nazaire, Avignon, Mulhouse). L’expérience a duré quatre ans et a touché 120 personnes.

La première leçon que nous en avons tirée est que nul n’est inemployable : 75 % des personnes en question ont trouvé un emploi en CDI en moins de neuf mois. La deuxième leçon est qu’apparier une offre et une demande d’emploi demande une médiation active, car ni les CV des candidats ni le contenu des offres d’emploi n’apportent suffisamment d’informations. En revanche, lorsqu’une personne en recherche d’emploi effectue des passages en entreprise qui lui font découvrir des activités qu’elle ne connaissait pas et des métiers auxquels elle n’aurait jamais pensé, il se produit tôt ou tard un déclic qui fait que la personne se sent “au bon endroit” et peut se projeter dans cette entreprise. De même, près de la moitié des salariés qui sont passés par ces agences ont été embauchés par des entreprises qui n’avaient pas déposé d’offres d’emploi, mais qui, ayant vu la personne travailler, souhaitaient la recruter et créaient un emploi pour elle.

L’invention du Pass’Industrie

En 2017, le GIPS (groupement d’employeurs du sud de l’Aisne) souhaitait s’étendre en créant un GEIQ à Château-Thierry, dans un bassin industriel et logistique très dense. Nous l’avons accompagné, ce qui nous a permis de constater que les entreprises de ce territoire étaient confrontées à une grave pénurie de main-d’œuvre. Ainsi, une PMI qui venait d’investir dans de nouvelles machines était obligée de les laisser à l’arrêt, faute de trouver des salariés pour les faire fonctionner. La création d’un GEIQ ne paraissait pas suffisante pour répondre à une telle situation. C’est ce qui nous a conduits à imaginer le dispositif du Pass’Industrie.

Nous avons fait l’hypothèse que parmi les 3 000 chômeurs recensés à Château-Thierry, certains n’avaient jamais vu une usine, mais auraient peut-être envie de travailler dans l’industrie si on leur donnait l’occasion de découvrir cet univers, comme nous l’avions fait dans le cadre les agences de transition.

Le nouveau GEIQ comprenait 10 entreprises, qui avaient formulé 18 offres d’emplois. Nous avons réécrit ces offres en évitant d’utiliser des mots évoquant une expérience antérieure dans l’industrie ou une qualification précise, et en mettant l’accent sur les compétences personnelles : être minutieux, débrouillard, etc.

Par ailleurs, pour chaque offre, nous avons identifié un ambassadeur, c’est-à-dire un salarié de l’entreprise exerçant le métier ciblé depuis longtemps et capable d’en parler de façon positive et valorisante.

Puis le GEIQ a présenté les offres reformulées à Pôle emploi, aux Missions locales et aux structures d’insertion par l’activité économique. Quelques dizaines de candidats ont été identifiés et la plupart ne connaissaient pas du tout le secteur industriel. Nous avons alors organisé un Pass Dating pour leur faire rencontrer les ambassadeurs métiers sélectionnés dans les entreprises partenaires.

Le GEIQ a ensuite négocié une POE (préparation opérationnelle à l’emploi) collective. Les entreprises ne recrutaient pas immédiatement les candidats, mais s’organisaient pour proposer à une vingtaine d’entre eux un stage de cinq à sept semaines. L’objectif n’était pas de les former tout de suite à un métier, mais de les aider à mieux se connaître eux-mêmes, à apprendre à apprendre, à donner un sens à leur orientation, à envisager un éventuel choix professionnel dans l’industrie et, le cas échéant, à préparer leur parcours de professionnalisation.

La dernière étape était le recrutement en contrat de professionnalisation, par le GEIQ, des candidats qui étaient allés jusqu’au bout du stage et avaient choisi de répondre à l’une des offres d’emploi. Les contrats étaient d’une durée d’un an à un an et demi. À l’issue de cette période, soit la personne était embauchée par l’entreprise, soit elle restait dans le groupement pour travailler dans une ou plusieurs entreprises adhérentes.

La spécificité du Pass’Industrie

Lorsque l’on cherche à faire recruter par l’industrie des personnes éloignées de l’emploi, il faut mener trois grands types d’action. Le premier consiste à conseiller ces personnes pour les aider à résoudre des problèmes qui ne sont pas directement liés à l’emploi et concernent, par exemple, la mobilité, le logement ou la santé. C’est le rôle des opérateurs tels que les Missions locales, Pôle emploi, les SIAE (structures d’insertion par l’activité économique), etc. Le deuxième type d’action consiste à les faire monter en compétence, qu’il s’agisse de révéler des compétences préexistantes ou de leur apprendre des savoirs techniques, ce qui est le rôle des organismes de formation. Le troisième est la mise en situation de travail sous différentes formes : immersions, stages, contrats courts, etc.

Lorsqu’on analyse la plupart des dispositifs mis en œuvre dans les territoires, on s’aperçoit que ces trois types d’action sont effectuées par des structures très cloisonnées. Même si les formateurs ont quelques relations avec les entreprises, l’acte de formation est souvent isolé. Quant à l’acte de conseil, il est complètement séparé des deux autres, et les mises en situation de travail sont mal préparées, mal valorisées et insuffisamment évaluées. Chacun travaille dans son registre et les informations circulent peu. Pourtant, ce sont bien les articulations et les interactions entre ces trois types d’action qui permettent une progression vers un emploi durable.

C’est à cette fragmentation que le Pass’Industrie cherche à répondre, en travaillant simultanément avec les opérateurs tels que Pôle emploi, les Missions locales ou les structures d’insertion – qui assurent à la fois le repérage des candidats et le suivi de leur parcours – et avec les centres de formation pour qu’ils ajustent leurs programmes aux attentes des entreprises. Ils mettent également en œuvre les AFEST (actions de formation en situation de travail), qui peuvent aussi être un moyen d’établir des ponts, en continu, entre formation et entreprises. Au lieu de rester à l’écart, les entreprises sont ainsi vraiment parties prenantes d’un écosystème territorial qui leur permet de rencontrer régulièrement ceux qui conseillent et ceux qui forment.

Les suites de l’expérimentation 

Après l’expérimentation du prototype à Château-Thierry, le Pass’Industrie a été intégré au fonctionnement du GEIQ du sud de l’Aisne. Il a été renommé Pass’Recrutement, car il s’est ouvert à d’autres secteurs.

Ses grands principes ont été repris dans une action beaucoup plus large, portée notamment par certains OPCO. Le Pass’Industrie est devenu Pass Industries. Il s’est développé dans plus de 100 entreprises réparties sur 4 régions pilotes (Hauts-de-France, Grand Est, Bretagne, Auvergne-Rhône-Alpes) et 10 bassins d’emploi. En 2021, la démarche s’est étendue à 3 autres régions : Normandie, Bourgogne-Franche-Comté et Nouvelle-Aquitaine.

Les GEIQ peuvent être des supports privilégiés et efficaces de cet essaimage. Il en existe actuellement 191. En 2020, ils comptaient près de 15 000 salariés en parcours, dont 82 % relevaient de publics prioritaires. À l’issue des formations qui leur sont proposées, 94 % de ces personnes obtiennent leur diplôme, 65 % des sorties se font vers l’emploi, et 52 % vers l’emploi durable.

Placer le centre de gravité de la formation dans les entreprises

Les principes du Pass Industries peuvent être mis en œuvre par un centre de formation, par Pôle emploi ou par une autre structure d’insertion par l’emploi, mais je suis convaincu que ce sont les groupements d’employeurs qui disposent du positionnement, de l’expérience et de la légitimité leur permettant d’assurer de la façon la plus efficace la mise en relation des différents acteurs. Malheureusement, beaucoup d’opérateurs restent prisonniers de logiques institutionnelles selon lesquelles chacun défend son label et sa chapelle. De façon paradoxale, les entreprises sont l’acteur le moins impliqué en continu dans le dispositif de formation.

Personnellement, je milite pour que le centre de gravité de la formation, son point d’impulsion et de coordination, soit du côté des entreprises. Si on leur donne cette place centrale, ces dernières sauront adapter les formations à l’évolution de leurs besoins, avec l’agilité dont elles font preuve dans d’autres domaines. La clé du succès du Pass Industries, là où il est mis en œuvre, est précisément que les entreprises sont le moteur de ce dispositif et qu’elles interviennent aussi bien sur le calendrier, les méthodes ou le contenu des formations que sur la prise en compte des problématiques sociales, afin de maximiser les chances d’atteindre les résultats espérés.

Pour impliquer les entreprises et assurer le pilotage et l’animation d’un dispositif d’appariement, j’ai la conviction que le groupement d’employeurs peut être un dispositif très efficace. En effet, lorsqu’un groupement d’employeurs met au point un dispositif de type Pass Industries et le présente aux élus, ceux-ci lui apportent généralement un soutien rapide et actif. C’est le cas, par exemple, dans le secteur agricole des Hauts-de-France, où la région finance la recherche-action et les investissements d’un groupement d’employeurs en considérant qu’il est l’acteur le plus légitime aujourd’hui pour porter la rénovation complète des processus de recrutement du secteur. Malheureusement, la capacité d’innovation et la puissance du dispositif des groupements d’employeurs restent encore largement méconnues et inexplorées.

Exposé de Thibault Duchêne

Adjoint de l’administrateur général du Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), je suis chargé de la stratégie de développement de cet établissement, des questions numériques, de la communication, de la Fondation du Cnam, et enfin, de la direction de l’action régionale. Par ailleurs, je suis conseiller régional du Grand Est, en charge de l’artisanat, et j’ai été élu à Vitry-le-François, un territoire labellisé Territoires d’industrie.

Le Cnam relève de l’enseignement supérieur, mais il est également impliqué dans la formation tout au long de la vie, qu’il s’agisse de formation initiale ou continue. Par exemple, nous travaillons beaucoup sur la question du décrochage scolaire et nous avons créé le diplôme d’établissement Bac+1, fondé sur l’acquisition de compétences clés, permettant une insertion professionnelle directe ou préparée par une formation en entreprise, et ouvrant également à la poursuite éventuelle d’études. Le Cnam est présent dans tous les départements français, à l’exception de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Se mettre d’accord sur les référentiels des formations

Dans de nombreux territoires, on observe des niveaux de chômage tout aussi importants que ceux des demandes de recrutement non pourvues. C’est particulièrement vrai dans les bassins de 15 000 à 100 000 habitants, qui ont une activité économique stable et ne connaissent pas le même brassage que les métropoles. Devant cette situation, la puissance publique se tourne vers les opérateurs de formation, dont nous faisons partie, et nous demande si nous remplissons bien notre mission…

La question cruciale est celle du référentiel des formations à mettre en œuvre. Souvent, sur ces territoires médians, on trouve des industries relativement spécialisées, requérant des compétences liées à des modes opératoires précis et correspondant à des niveaux de formation technique hétérogènes. Dans ces conditions, la solution, comme l’a suggéré Yves Monteillet, consiste à proposer des formations reposant sur des compétences transversales, et notamment sur la capacité d’apprendre à apprendre. Ces formations sont destinées à rendre employables un grand nombre d’individus plutôt qu’à leur délivrer un enseignement réellement professionnalisant. Encore faut-il que les industriels prennent leur part de responsabilité, en admettant que certaines compétences ne seront assimilées que dans le cadre de l’entreprise et en signant des contrats de formation en alternance.

La question du référentiel met également en évidence le manque de concertation entre le monde académique et le secteur privé. Au sein du Cnam, nous nous efforçons d’être à l’écoute des entreprises pour déterminer les “colorations” des formations et des certifications que nous créons. En Allemagne, la coopération va encore plus loin puisque non seulement les référentiels sont établis en commun, mais ce sont les entreprises qui assurent la validation des diplômes. En France, on observe une séparation structurelle des compétences dans la prise en charge de la formation. Il serait temps d’entrer dans un dialogue qui puisse faire converger l’approche de l’enseignement supérieur et la culture de l’entreprise.

Pour une plus grande agilité dans l’ouverture des formations

Une autre question cruciale est celle de l’agilité dans le déploiement des formations. Dans l’ouvrage que j’ai écrit avec Olivier Faron, Former (Éditions de l’Aube, 2019), nous citions le cas d’un territoire pour lequel une demande de BTS de tourisme avait été adressée au rectorat. Celui-ci a mis trois ans à mettre en œuvre la formation et, dans l’intervalle, le secteur privé s’était emparé du sujet. Quand la formation publique a enfin ouvert, le secteur était déjà presque saturé, car, dans les territoires dont nous parlons, la circulation des compétences est moindre que dans les métropoles.

La politique d’agréments des certificats et diplômes nationaux du Cnam nous permet d’implémenter une nouvelle formation en six mois, ce que nous avons fait, par exemple, à Saint-Omer, dans le cadre de Territoires d’industrie. Cette agilité est très importante pour répondre aux besoins des chefs d’entreprises, qui n’ont qu’une visibilité à court et moyen terme sur leurs carnets de commande.

Exposé d’Antoine Beaussant

Je suis un amiral en retraite et, au cours de ma carrière, j’ai établi des liens étroits avec le monde industriel, car j’ai notamment dirigé l’établissement de maintenance des bâtiments de la marine et j’ai pu mesurer l’ampleur des besoins de l’industrie en matière de formation initiale. C’est ce qui m’a donné l’idée, lorsque j’ai quitté la Marine nationale, il y a trois ans, de monter une école de production dans ma région, à Cholet, avec l’objectif de former des chaudronniers.

Apprendre en faisant

Une école de production est un centre de formation accueillant des jeunes sortant de classe de troisième – donc âgés de 15 ou 16 ans – pour les préparer au CAP, voire à un bac professionnel. C’est aussi un centre de production qui joue le rôle de sous-traitant pour des industriels, ce qui permet aux élèves d’apprendre leur métier en fabriquant des produits pour un client. Dans une école de production, on n’a pas des notes de 4/20 ou de 15/20. On a 20/20 ou 0, selon que le produit est conforme ou non au cahier des charges. L’élève s’inscrit d’emblée dans une démarche industrielle, ce qui transforme complètement la façon dont il apprend.

Le fait que l’école de production travaille pour des industriels lui permet également de s’autofinancer partiellement. L’objectif est de couvrir environ un tiers du budget, le reste étant financé par des subventions ou du mécénat.

Une formation globale

Une autre spécificité des écoles de production est d’essayer de former leurs élèves non seulement dans le domaine technique, mais également sur le plan humain, académique, culturel ou sportif. Elles s’efforcent de leur procurer un cadre solide, dans lequel ils vont pouvoir développer leurs capacités et leurs compétences. 

En effet, ce que cherchent, avant tout, les industriels, ce sont des jeunes dotés d’une personnalité équilibrée, dynamiques, enthousiastes, sachant travailler en équipe et ouverts sur le monde. Si nous leur présentons ce genre de profils, ils se chargeront de leur inculquer le reste, c’est-à-dire les savoir-faire pointus correspondant à chaque métier.

Le choix de l’internat et d’un accompagnement personnalisé

Comme il paraissait difficile de dispenser une formation correspondant à nos ambitions dans le cadre de journées démarrant à 8 heures et se terminant à 16 heures 30, nous avons fait le choix d’organiser notre école de production sous la forme d’un internat. Ceci ouvre de multiples possibilités, comme le fait de proposer des activités sportives tous les soirs, ainsi qu’un atelier de théâtre hebdomadaire. Tout cela nous permet de voir nos élèves s’épanouir d’une façon vraiment merveilleuse.

La formation que nous dispensons demande un investissement pédagogique important. Les effectifs sont réduits (8 à 12 élèves), ce qui donne du temps aux formateurs pour un accompagnement personnalisé. Nous avons constitué des équipes pluridisciplinaires dont les membres travaillent vraiment main dans la main. Outre le débriefing hebdomadaire de l’équipe pédagogique, le maître professionnel procède également à un bilan avec chaque élève sur ce qu’il a fait au cours de la semaine et sur ses objectifs pour la semaine suivante. De plus, il communique matin et soir avec le responsable de l’internat. Cet investissement très important a un coût, mais, quand on veut remettre le pied à l’étrier à des jeunes en échec scolaire, on n’a pas vraiment le choix.

Débat

La labellisation des GEIQ

Un intervenant : Qui labellise les GEIQ et quels sont les bénéfices de l’obtention du label ?

Yves Monteillet : Le label est accordé à la fois par la direction du travail locale et par la Fédération française des GEIQ. Il donne droit à une prime de 800 euros environ par contrat de professionnalisation ou d’apprentissage signé et, dans certaines branches qui ont conclu des accords avec leurs OPCO, à des bonifications de la prise en charge des coûts de formation, qui peut aller jusqu’à 20 euros de l’heure.

Cela dit, des groupements d’employeurs peuvent parfaitement mettre en place le même type de formation, sans recourir aux aides de l’État. C’est ce que fait, par exemple, un groupement d’employeurs du secteur agricole de la Somme, en considérant que c’est le statut de groupement qui lui donne le pouvoir d’agir, et pas forcément les subventions.

Valoriser ceux qui veulent travailler avec leur cerveau et leurs mains

Int. : Antoine Beaussant, comment réussissez-vous à motiver des jeunes pour aller travailler dans l’industrie, alors que celle-ci n’a pas vraiment bonne presse actuellement ?

Antoine Beaussant : Les écoles de production s’adressent à des jeunes qui ont l’intelligence de vouloir faire fonctionner leur cerveau et leurs mains en même temps, démarche qui n’est pas très reconnue aujourd’hui et qui, pourtant, devrait être favorisée, car nous avons un vrai besoin de ce genre de profils. J’ai la chance d’avoir implanté l’école que je dirige dans la région de Cholet, où les formations techniques ne sont pas considérées de façon négative. Sachant que, de plus, nous proposons à nos élèves un programme qui va bien au-delà de la formation technique, nous rencontrons beaucoup de succès.

Le double intérêt de l’internat

Int. : Le choix d’une formule avec internat vous permet-il d’accueillir également des jeunes venus d’autres territoires ?

A. B. : Dans la promotion en cours, nous accueillons un élève venu de Normandie, mais c’est une exception. Les jeunes sont d’autant plus mobiles que le niveau de la formation qu’ils envisagent est élevé. Quand on veut devenir ingénieur, on n’hésite pas à partir à l’autre bout de la France. En revanche, un jeune de 15 ans qui souhaite entreprendre une formation technique n’est généralement pas très mobile. Il commence par regarder quels sont les CAP proposés à proximité. S’il n’en trouve pas qui lui plaisent, il en choisit un au hasard. Bien souvent, c’est un échec et il abandonne. C’est pourquoi il est primordial de multiplier les structures de proximité.

Lorsque j’ai commencé à préparer mon projet d’école de production, je suis allé voir ce qui se passait ailleurs et j’ai, notamment, rencontré l’UIMM de Bretagne. Dans un premier temps, elle avait créé une formation en chaudronnerie dans un seul centre pour toute la Bretagne, et elle ne parvenait pas à la remplir. Puis elle a pris le parti de délocaliser cette formation à Lorient, Saint-Malo, Brest et Rennes, et les élèves ont afflué.

C’est aussi pour répondre aux besoins des industriels qui nous soutiennent et nous passent des commandes que nous privilégions une logique de territoire. Ces partenaires sont motivés par le fait que, demain, nous leur fournirons des collaborateurs bien formés et que ceux-ci, au moins dans un premier temps, resteront sur ce territoire.

Le fait de proposer un internat permet d’élargir légèrement le périmètre de recrutement en attirant des jeunes qui résident jusqu’à une trentaine de kilomètres. Même si ce dispositif a été adopté surtout pour des raisons pédagogiques, il leur apporte aussi une vraie solution en matière de mobilité.

Malheureusement, c’est une solution très peu mise en œuvre. Tout le territoire national a été maillé de cars de ramassage qui permettent d’acheminer les élèves sur les lieux de formation, mais un jeune de 15 ansa mieux à faire que de passer une heure le matin et une heure le soir coincé dans un car. Il vaudrait mieux qu’il consacre ce temps à pratiquer l’aviron ou à s’initier au théâtre…

Nous devrions vraiment réfléchir en profondeur à l’organisation de la formation technique initiale, pour qu’elle réponde mieux aux besoins des jeunes, que l’offre soit mieux répartie et que l’encadrement soit suffisant.

Int. : Yves Malier, l’ancien directeur de l’ENS Cachan, déplorait que les quelques internats disponibles soient généralement mal utilisés parce que les principaux de collèges ou les proviseurs de lycées avaient tendance à donner la priorité aux élèves des filières générales, souvent moins turbulents que ceux des filières techniques. Or, on trouve des filières générales partout, alors que les lycées professionnels spécialisés sont une ressource rare. On réserve donc souvent les internats à ceux qui en ont le moins besoin…

Thibault Duchêne : Le Cnam est très sensible à la question de la proximité, que ce soit pour la formation initiale ou la formation continue. Selon une étude réalisée par un grand cabinet de sondage, au-delà d’un trajet de trente minutes pour aller se former, les adultes renoncent à la formation. Il faut donc être présent là où les gens habitent.

C’est pourquoi, alors que nous avions 150 projets d’implantations prévus d’ici 2023, nous avons validé une centaine de projets supplémentaires, dans le cadre du programme Action cœur de ville. Ces projets concernent en particulier les villes moyennes, où l’implantation d’une nouvelle formation représente à la fois une opportunité pour les individus et un vecteur de développement pour le territoire.

Les relations avec l’Éducation nationale

A. B. : Je rejoins ce qu’a dit Yves Monteillet sur la nécessité d’accorder une place centrale aux entreprises dans la formation initiale technique. C’est ce que nous faisons dans notre école de production, où les entreprises sont omniprésentes. Malheureusement, dans la formation technique en général, l’acteur prépondérant, et même l’acteur unique, s’agissant de jeunes de 15 ans, est l’Éducation nationale, qui méconnaît complètement le monde industriel. Autant nous avons des relations positives avec certains enseignants, autant elles sont difficiles avec l’institution elle-même.

Int. : J’imagine que les conseillers d’orientation ne vous adressent que les élèves les plus difficiles, ceux dont ils ne savent plus quoi faire ?

A. B. : Si tel était le cas, ce serait merveilleux, car cela signifierait que les conseillers d’orientation nous connaissent. En réalité, nous devons aller chercher nos élèves nous-mêmes, en nous appuyant sur le bouche à oreille, en poussant parfois la porte des collèges (lorsqu’on nous y autorise), ou encore en passant par la Maison de l’orientation qui a été créée par la ville de Cholet afin de suppléer le mauvais fonctionnement d’autres structures…

T. D. : Le Cnam ne dépend pas de l’Éducation nationale, mais de l’Enseignement supérieur et, par ailleurs, notre taille nous permet de disposer d’une certaine latitude dans nos actions. Nous travaillons beaucoup avec les lycées professionnels, moins avec les lycées techniques et pratiquement pas avec les lycées généraux. Dans les lycées professionnels, nous avons souvent affaire à des enseignants formés à l’ENS Cachan, qui connaissent bien l’industrie, les métiers manuels et les outils de production. Nous recevons un bon accueil lorsque nous déployons une nouvelle formation dans ces établissements, aussi bien du point de vue du recrutement des élèves que de la mobilisation d’enseignants susceptibles d’intervenir dans ces formations, d’autant plus que nous leur apportons généralement des certifications dont ils ne disposaient pas auparavant.

Lorsque nous avons créé le diplôme Bac+1, nous l’avons décliné en douze spécialités pour lesquelles nous avons travaillé en lien étroit avec les branches professionnelles correspondantes. Au bout du compte, nous nous sommes écartés du référentiel de l’Éducation nationale pour décider que, dans ces formations, 40 % des enseignements porteraient sur les soft skills, 40 % sur l’enseignement technique spécialisé et 20 % sur l’expérience professionnelle. Les branches professionnelles nous ont en effet demandé de mettre l’accent sur les dimensions de savoir-être, ou encore de capacité à apprendre, plutôt que sur les compétences techniques que, de toute façon, les jeunes pourront acquérir dans l’entreprise. Nous avons également privilégié la pédagogie par projet, qui a deux grands mérites : le travail en équipe est un puissant facteur anti-décrochage (« Dis donc, tu n’as pas le droit de nous laisser tomber, parce que si tu arrêtes, tu nous plantes aussi ! ») et, par ailleurs, il contribue à la formation de personnes qui, tôt ou tard, seront appelées à devenir des managers.

Mettre les entreprises au centre du dispositif de formation

T. D. : Je partage l’idée selon laquelle il faudrait donner une place centrale aux entreprises dans les dispositifs de formation, mais, à mon sens, ce ne sera possible que lorsqu’elles pourront financer directement la formation et la faire apparaître dans leur comptabilité en tant qu’investissement dans leur capital humain, au même titre que leurs investissements dans leur capital matériel.

Y. M. : C’est un peu ce que fait le groupement d’employeurs de la Somme que j’ai évoqué et qui a décidé de prendre entièrement à sa charge les contrats de professionnalisation. Il intervient dans le secteur agricole, mais la même démarche pourrait se concevoir pour des PMI. Les groupements d’employeurs se transformeraient alors en véritables outils de GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences) territoriale, en complément des GPEC sectorielles. Ils deviendraient ainsi des outils de gestion à la fois des carrières des salariés et des besoins de compétences de leurs entreprises adhérentes. Ce modèle d’intermédiation serait très intéressant à outiller et à expérimenter, compte tenu des difficultés des entreprises industrielles à gérer les carrières de leurs salariés et à recruter de nouvelles compétences.

La contribution du programme Territoires d’industrie

Int. : Le programme Territoires d’industrie a-t-il créé de nouvelles opportunités pour développer une offre de formation correspondant aux besoins des industriels ?

T. D. : C’est un des rares programmes nationaux liés à l’industrie à avoir donné une place centrale au thème de la formation, à travers le deuxième axe du programme, « faciliter la formation, le recrutement et la mobilité des salariés afin de répondre aux besoins en main-d’œuvre des entreprises ». Jusqu’alors, la question du renouvellement industriel était systématiquement vue sous le prisme de l’investissement en capital matériel, parfois en capital immatériel, à travers les questions de brevets, par exemple, mais rarement en capital humain. Le programme Territoires d’industrie conduit ceux qui y participent à se demander comment former les compétences dont ils ont besoin pour monter leurs projets, alors qu’il y a cinq ans, ils se seraient juste demandé où s’implanter à l’étranger pour trouver ces compétences.

Un autre grand mérite de ce programme est d’avoir prévu une gouvernance en binôme, avec un représentant de l’industrie et un représentant de la collectivité. On s’aperçoit aujourd’hui que le principal potentiel d’emploi sur de nombreux territoires est celui des publics fragiles ou assignés, c’est-à-dire des personnes qui, soit pour des raisons matérielles, soit pour des raisons de parcours scolaires, ne peuvent ou ne veulent pas entreprendre des études ailleurs. Face à cette situation, une bonne gouvernance est celle qui associe l’inclusion sociale en amont, souvent représentée par le maire, qui est généralement aussi le président de la Mission locale et fait le lien avec Pôle emploi et la Caisse des allocations familiales, et le développement économique en aval, représenté par les chefs d’entreprises et par les présidents d’agglomération, à qui incombe la responsabilité du développement économique.

Enfin, la grande force du programme Territoires d’industrie est de permettre le développement de dispositifs de formation adaptés à ces publics, en privilégiant une pédagogie alternative, reposant sur l’alternance et sur la réalisation de projets.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT